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DOSSIER : SCT-5010-19

RÉFÉRENCE : 2021 TRPC 3

DATE : 20211110

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

NATION CRIE DE RED PHEASANT

Revendicatrice

 

Me Steven Carey, Me Amy Barrington et Me Susannah Walton, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

 

Me Patricia Warwick, pour l’intimée

 

 

ENTENDUE : Le 14 octobre 2021

MOTIFS SUR LES DEMANDES

L’honorable Victoria Chiappetta, présidente


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Elcano Acceptance Ltd v Richmond, Richmond, Stambler & Mills, 1986 CarswellOnt 618, 55 OR (2d) 56 (CA); Slate Falls Nation v Canada (AG), 2007 CanLII 1928 (CS Ont.), [2007] OJ no 348; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien), 2018 CSC 4; Gallant v Farries, 2012 ABCA 98, 348 DLR (4th) 134; Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5; Première Nation de Keeseekoose c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3; Merck & Cie Inc c Brantford Chemicals Inc, 2004 CF 1400, [2004] ACF no 1704; H-D Michigan Inc c Berrada, 2007 CF 995; South Yukon Forest Corp c Canada, 2005 CF 670; Garford Pty Ltd c Dywidag Systems International, Canada, Ltd, 2010 CF 581; Realsearch Inc c Valon Kone Brunette Ltd, 2004 CAF 5, [2004] 2 RCF 514; Apotex Inc c Bristol-Myers Squibb Co, 2003 CAF 263, [2003] ACF no 950); Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 SCC 37, [2013] 2 RCS 623.

Loi et règlement cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, para 13(1) et préambule.

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, règle 10.

Documents gouvernementaux cités :

Affaires autochtones et du Nord Canada, Renouveler l’engagement : examen quinquennal de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, par Benoît Pelletier, représentant spécial du Ministre (Ottawa, Affaires autochtones et du Nord Canada, septembre 2015).

L’Association du Barreau canadien, Specific Claims Tribunal Act Five Year Review, mémoire de la Section nationale du droit autochtone (Ottawa, L’Association du Barreau canadien, avril 2015).

Sommaire :

Scission — Scission de l’instance — Éléments de preuve précis et convaincants — Mandat du Tribunal — Raison d’être du Tribunal — Réconciliation — Première Nation — Privilège relatif aux règlements — Exception au privilège relatif aux règlements — Rapport d’expert — Rapport préparé en vue d’un règlement — Intérêt public — Règlement juste, rapide et économique

Les parties se sont présentées devant le Tribunal des revendications particulières (le « Tribunal ») pour débattre de deux demandes. La première était présentée par l’intimée dans le but de scinder la revendication en deux étapes distinctes : celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation. La revendicatrice, la Nation crie de Red Pheasant, s’est opposée à cette demande. Elle a fait valoir qu’une partie a le droit fondamental de voir toutes les questions en litige résolues dans le cadre d’un seul procès, et que la scission de l’instance n’entraînerait pas un règlement plus rapide, plus économique et plus juste de la présente revendication. La seconde était une demande présentée par la revendicatrice dans le but de faire admettre en preuve un rapport d’évaluation professionnelle préparé par Thompson Agricultural Consulting Ltd, intitulé « A Valuation of Agricultural Benefits in Treaty 6: Final Report » et daté d’avril 2019, afin qu’il soit examiné dans le cadre de la présente revendication. L’intimée s’est opposée à cette demande et a fait valoir que le rapport était assujetti au privilège relatif aux règlements et qu’il était donc irrecevable.

Le Tribunal a rappelé qu’il doit examiner les questions dont il est saisi en tenant compte de son origine et de sa raison d’être. Étant donné la nature particulière des revendications des Premières Nations, le Tribunal a été constitué dans le but de les trancher de façon équitable et dans les meilleurs délais afin de contribuer au rapprochement entre les Premières nations et Sa Majesté et au développement et à l’autosuffisance des Premières Nations.

Le Tribunal s’est engagé à revoir le critère établi dans la décision Première nation Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5. Il a conclu que, quand les parties n’arrivent pas à s’entendre sur la question de la scission de l’instance, une telle scission ne devrait être accordée que dans des cas exceptionnels où il existe des éléments de preuve précis et convaincants établissant que la scission permettra au Tribunal de remplir son mandat. Le Tribunal a conclu que l’intimée ne s’était pas acquittée de ce fardeau et il a donc rejeté la demande de scission.

Il a en outre accueilli la demande visant à faire admettre en preuve le rapport d’évaluation professionnelle, puisque, en l’espèce, l’intérêt public consistant à promouvoir la réconciliation et l’autosuffisance des Premières Nations en réglant les revendications particulières de manière juste et rapide l’emportait sur l’intérêt public consistant à favoriser un règlement amiable, de telle sorte que les considérations de justice de la présente revendication requéraient que l’on fasse exception au privilège relatif aux règlements. La revendicatrice a déjà attendu huit ans pour que soit réglée sa revendication particulière et a dépensé plus de 50 000 $ pour le rapport uniquement. Le Tribunal ne voyait pas en quoi rendre une ordonnance contraignant la revendicatrice à attendre une autre année et à dépenser 100 000 $ de plus pour produire un rapport quasi identique pourrait servir les objectifs d’un règlement juste, rapide et économique de la revendication, et promouvoir l’intérêt de la réconciliation qui est au cœur même du mandat du Tribunal. Il a donc jugé que le rapport serait admissible devant un tribunal judiciaire en vertu du droit de la preuve et qu’il remplissait ainsi les exigences relatives à l’alinéa 13(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22. Une version caviardée du rapport d’évaluation professionnelle sera admise en preuve, conformément aux lignes directrices fournies par le Tribunal.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. Introduction 6

II. CONTEXTE 7

III. Scission 8

IV. Privilège relatif aux règlements 13

V. CONCLUSION 21


 

I. Introduction

[1] Le Tribunal des revendications particulières (le « Tribunal ») est saisi de deux demandes. Premièrement, l’intimée, Sa Majesté la Reine du chef du Canada, représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones, a déposé une demande de scission en vertu de la règle 10 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 (les « Règles »), afin que l’audition de la revendication se déroule en deux étapes distinctes : celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation. La revendicatrice, la Nation crie de Red Pheasant, s’oppose à la demande et soutient que la revendication ne doit pas être scindée. Deuxièmement, la revendicatrice a présenté une demande visant à faire admettre en preuve un rapport d’évaluation professionnelle préparé par Thompson Agricultural Consulting Ltd, intitulé « A Valuation of Agricultural Benefits in Treaty 6: Final Report » ([traduction] : évaluation des avantages agricoles découlant du Traité no 6 : rapport final) et daté d’avril 2019 (le « rapport d’évaluation professionnelle » ou le « rapport »), afin qu’il soit examiné dans le cadre de la présente revendication. L’intimée s’oppose à cette demande et fait valoir que le rapport est assujetti au privilège relatif aux règlements et qu’il est donc irrecevable.

[2] Les questions soulevées dans les deux demandes ont dûment été examinées en tenant compte de l’origine et de la raison d’être du Tribunal. Le Tribunal a été constitué le 16 octobre 2008 dans le cadre de la politique intitulée La justice, enfin, une initiative conjointe du gouvernement fédéral et de l’Assemblée des Premières Nations. Le Tribunal a pour seule raison d’être de faire progresser le règlement des revendications particulières de manière juste, rapide et économique. Ce mandat du Tribunal — soit d’assurer le règlement juste, rapide et économique des revendications particulières — est d’ailleurs répété tout au long des Règles. Il est précisé dans le préambule de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 (la « LTRP »), que compte tenu de la nature particulière des revendications, le Tribunal a été constitué dans le but de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais afin de contribuer au rapprochement entre les Premières nations et Sa Majesté de même qu’au développement et à l’autosuffisance des Premières Nations.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la demande de scission de l’instance doit être rejetée, car l’intimée n’a pas établi qu’une telle scission serait un moyen plus juste, plus rapide et plus économique de statuer sur le bien-fondé de la revendication. J’ai en outre conclu que la demande visant à faire admettre en preuve le rapport d’évaluation professionnelle est accueillie, puisque l’intérêt public consistant à promouvoir la réconciliation et l’autosuffisance des Premières Nations en réglant les revendications particulières de manière juste et rapide l’emporte sur l’intérêt public consistant à favoriser le règlement amiable, de telle sorte que les considérations de justice de la présente revendication requièrent que l’on fasse exception au privilège relatif aux règlements.

II. CONTEXTE

[4] En octobre 2013, la revendicatrice a déposé auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (ainsi que s’appelait alors le ministre des Relations Couronne-Autochtones) une revendication dans laquelle elle alléguait que l’intimée avait manqué aux obligations qu’elle avait à son égard, à savoir des obligations issues de traités, des obligations de fiduciaire et l’obligation d’agir conformément au principe de l’honneur de la Couronne, en omettant de lui fournir des avantages agricoles et d’autres avantages prévus dans le Traité no 6, ce qui avait freiné son passage à une économie agricole. Le 12 mars 2014, la demande a été réputée déposée auprès du ministre. Le 9 mars 2017, l’intimée a avisé la revendicatrice qu’elle accepterait de négocier la partie de la revendication se rapportant à son défaut de lui fournir des avantages agricoles et une instruction (la « revendication relative aux avantages agricoles » ou la « revendication »). Le 15 mars 2017, la revendicatrice a accepté l’offre de l’intimée de négocier la revendication relative aux avantages agricoles. Les deux parties ont ainsi négocié activement entre mars 2017 et décembre 2019. Au cours de ces négociations, elles ont conjointement commandé le rapport d’évaluation professionnelle.

[5] Or, les négociations ont fini par stagner. Par conséquent, le 18 octobre 2019 et le 28 novembre 2019, la revendicatrice a demandé le consentement écrit de l’intimée pour déposer la revendication auprès du Tribunal. La Couronne n’a pas répondu. Le 2 décembre 2019, la revendicatrice a déposé sa déclaration de revendication auprès du Tribunal. Le 4 décembre 2019, la déclaration de revendication a été signifiée à l’intimée. Celle-ci a informé la revendicatrice qu’elle se retirait des négociations et a informé le Tribunal qu’elle s’opposait au dépôt de la revendication du fait qu’elle n’y avait pas donné le consentement visé à l’alinéa 16(1)c) de la LTRP. Mais après avoir formulé sa première objection à ce qu’elle considérait être un dépôt prématuré de la revendication, l’intimée a révisé sa position et, le 7 février 2020, a consenti par écrit à ce que la revendicatrice dépose la revendication auprès du Tribunal. Le 14 février 2020, la revendicatrice a déposé une déclaration de revendication amendée qui indiquait que la condition préalable prévue à l’alinéa 16(1)c) de la LTRP était désormais remplie. L’intimée a déposé sa réponse à la déclaration de revendication le 19 mars 2020. En ce qui a trait au bien-fondé, l’intimée admet que la revendicatrice n’a pas reçu tous les instruments et animaux d’élevage qui lui avaient été promis, mais elle ne partage pas l’avis de cette dernière quant à la nature et à la portée des avantages agricoles promis dans le Traité no 6 et quant à la question de savoir si d’autres promesses ont été faites en marge du Traité.

III. Scission

[6] L’intimée soutient que l’audition de la revendication devrait se dérouler en deux étapes. Premièrement, l’étape du bien-fondé vise à statuer sur les questions d’interprétation des clauses du Traité no 6 relatives aux avantages agricoles, sur le droit à ces avantages et sur la mesure dans laquelle l’intimée a manqué à ses obligations à cet égard. Deuxièmement, l’étape de l’indemnisation vise à déterminer la valeur de tout manque à gagner associé aux avantages agricoles qui aura été constaté à l’étape du bien-fondé. La revendicatrice soutient que la nature de la revendication ne justifie pas l’octroi de la mesure procédurale exceptionnelle qu’est la scission. L’intimée a, en partie, reconnu le bien-fondé de la revendication. Les questions qui restent à trancher, et qui ont trait à la nature et à la portée des promesses faites ainsi qu’au manque à gagner correspondant, ont une incidence directe sur l’indemnité qu’il convient de verser à la revendicatrice.

[7] La scission de l’instance est une mesure procédurale exceptionnelle, car toutes les questions en litige doivent généralement être résolues en une seule action principale (Elcano Acceptance Ltd v Richmond, Richmond, Stambler & Mills, 1986 CarswellOnt 618, au para 11, 55 OR (2d) 56 (CA); Slate Falls Nation v Canada (AG), 2007 CanLII 1928 (ON SC), [2007] OJ no 348). Malgré cela, les parties qui comparaissent devant le Tribunal acceptent habituellement de scinder la revendication en deux étapes, celle du bien-fondé et celle de l’indemnisation, afin de « simplifier le processus et [de] concentrer l’attention sur une question » (Affaires autochtones et du Nord Canada, Renouveler l’engagement : Examen quinquennal de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, par Benoît Pelletier, représentant spécial du ministre (Ottawa, Affaires autochtones et du Nord Canada, septembre 2015, thème 5). Il a été reconnu que les Premières Nations n’avaient pas toujours les moyens financiers de plaider à la fois la question de la responsabilité et celle de l’indemnité (L’Association du Barreau canadien, Specific Claims Tribunal Act Five Year Review, mémoire de la Section nationale du droit autochtone (Ottawa, l’Association du Barreau canadien, avril 2015), aux pp 13-14 [anglais seulement]). Les cycles de financement ont permis aux Premières Nations de diviser plus facilement les revendications en étapes. Ils ont aussi permis aux parties d’économiser des ressources et d’éviter d’en consacrer à des rapports qu’elles n’utiliseraient pas en fin de compte. L’intimée a également fait valoir que la scission créait des conditions propices à la négociation de la revendication.

[8] Si les parties n’ont pas à préparer leurs arguments relatifs à l’indemnité avant que soit rendue une décision sur le bien-fondé de la revendication, il serait logique que les coûts et les délais soient nettement moindres, ce qui cadre avec le mandat du Tribunal. Toutefois, cette logique ne s’applique pas nécessairement, à moins que la revendication ne soit jugée mal fondée. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2018 CSC 4, citant le paragraphe 197 de la décision Bande Lac La Ronge c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2014 TRPC 8, « [c]e cloisonnement vise à supprimer les délais et les frais associés à l’étape de l’indemnisation lorsque celle-ci n’est plus nécessaire ». Si une revendication est jugée fondée, les parties doivent recommencer depuis le début et recueillir des preuves, engager des experts et échanger des rapports d’expertise, cette fois sur la question de l’indemnisation. Il n’y a alors aucune économie de coûts, et la résolution définitive de la revendication, que ce soit par un règlement ou par une décision, est nettement repoussée au-delà de la fin de l’étape du bien-fondé. Le processus judiciaire se prolonge, ce qui a des répercussions disproportionnées sur les Premières Nations, puisqu’elles sont la partie la moins bien financée. Tout comme il ressort de l’expérience des cours provinciales, celle du Tribunal a démontré que la scission permettait rarement de réaliser les économies de temps et d’argent initialement prévues (voir, entre autres, Gallant v Farries, 2012 ABCA 98, au para 15).

[9] Quand les parties consentent à la scission et croient pouvoir en tirer le meilleur parti, le Tribunal respecte habituellement leur volonté. Toutefois, lorsque les parties ne sont pas d’accord sur le sujet, le Tribunal doit faire un examen plus approfondi.

[10] La jurisprudence du Tribunal présente une liste non exhaustive de facteurs à prendre en considération lorsqu’une requête en scission d’instance est présentée de consentement :

i) la nature de l’action, la complexité des questions en litige et la nature des réparations demandées;

ii) la question de savoir si les questions à juger dans le premier procès sont étroitement liées à celles qui seraient soulevées dans le second procès;

iii) la question de savoir si la décision qui sera rendue à l’issue de la première audience est susceptible de mettre fin à l’action en son entier, de limiter la portée des questions en litige dans le second ou d’augmenter sensiblement les chances d’en arriver à un règlement;

iv) la mesure dans laquelle les parties ont déjà consacré des ressources à l’ensemble des questions en litige;

v) la question de savoir si la scission d’instance permettra de gagner du temps ou entraînera des délais inutiles;

vi) tout avantage que la scission d’instance est susceptible de procurer aux parties ou tout préjudice qu’elles risquent de subir;

vii) la question de savoir si la requête en scission d’instance est présentée de consentement ou si elle est contestée par l’autre partie. [Première Nation de Kahkewistahaw c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 5, au para 22, citant South Yukon Forest Corp c R, 2005 CF 670, au para 4; Première Nation de Keeseekoose c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2017 TRPC 3, au para 3.]

[11] Cette liste a été adoptée en s’inspirant des principes établis par la Cour fédérale dans un certain nombre de décisions (telles que Merck & Co c Brantford Chemicals Inc, 2004 CF 1400, [2004] ACF no 1704; H-D Michigan Inc c Berrada, 2007 CF 995; South Yukon Forest Corp c Canada, 2005 CF 670; et Garford Pty Ltd c Dywidag Systems International, Canada, Ltd, 2010 CF 581) rendues dans le contexte d’affaires de propriété intellectuelle, de délits, de négligence ou de responsabilité de la Couronne où des ordonnances de scission étaient contestées. Ces principes peuvent être utiles pour déterminer la pertinence prima facie d’une ordonnance de scission lorsque les parties ne sont pas d’accord sur la question de savoir si la revendication doit être scindée. Or, le problème que pose cette approche est que la volonté de scinder l’instance tôt dans le processus compromet la capacité d’une partie de bien mesurer la complexité de la revendication. En l’espèce, l’intimée n’a pas commencé à préparer sa thèse sur l’indemnisation et n’a pas encore déposé de rapport d’expert sur le bien-fondé. Elle se contente donc de formuler de vastes généralisations en ce qui a trait aux difficultés potentielles, faute de preuves convaincantes pour expliquer en quoi la scission de l’instance permettrait de réaliser des économies de temps et d’argent. Si, après les plaidoiries, les parties privilégiaient la remise en temps opportun des rapports d’experts sur le bien-fondé et l’indemnisation, plutôt qu’une demande de scission, elles circonscriraient plus rapidement les questions dont est saisi le Tribunal et procéderaient plus efficacement à une audience dans le cadre de laquelle les rapports d’experts ne traiteraient que des principales questions en litige.

[12] La scission ne devrait pas être ordonnée simplement parce qu’une partie préfère que l’audition se déroule en plusieurs étapes. Aux termes des Règles, si le bien-fondé d’une revendication particulière et l’indemnité afférente sont en litige, le président peut ordonner que l’audition de ces questions se déroule en étapes distinctes (règle 10). Quand les parties n’arrivent pas à s’entendre sur la question de la scission de l’instance, le président du Tribunal ne rend l’ordonnance que s’il est convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que cette mesure favorisera un règlement juste, économique et rapide de la revendication. La scission est une mesure procédurale extraordinaire qui ne devrait être ordonnée que dans des cas exceptionnels où il existe des éléments de preuve précis et convaincants établissant que la scission permettra au Tribunal de remplir son mandat. Il incombe à la partie qui sollicite l’ordonnance de scission de l’instance de prouver que l’ordonnance doit être accordée (Realsearch Inc c Valon Kone Brunette Ltd, 2004 CAF 5, au para 15, [2004] 2 RCF 514; Apotex Inc c Bristol-Myers Squibb Co, 2003 CAF 263, au para 10, [2003] ACF no 950).

[13] J’ai conclu que l’intimée n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la scission de l’instance favorisera un règlement juste, économique et rapide de la revendication. Je tire cette conclusion pour l’ensemble des raisons suivantes :

  1. La présente revendication concerne les avantages agricoles prévus par le Traité no 6. Outre des conclusions générales, il n’existe aucune preuve que les questions liées au bien-fondé et à l’indemnisation sont suffisamment complexes pour justifier deux procédures.

  2. L’intimée a, en partie, reconnu le bien-fondé de la revendication, ce qui nécessite, en tout état de cause, une évaluation de l’indemnité à accorder.

  3. Il n’y a pas suffisamment de preuves pour démontrer que l’évaluation de la responsabilité réalisée par le Tribunal aura des effets importants sur son calcul de l’indemnité — des effets qui iront au-delà de ceux découlant naturellement des principes d’indemnisation en equity —, et que, pour s’acquitter de cette tâche, il ne lui suffira pas de demander aux experts en indemnisation de donner leur avis sur une gamme de résultats possibles.

  4. Les éléments de preuve nécessaires pour établir le bien-fondé sont assez semblables à ceux requis pour calculer l’indemnité, dans la mesure où ils se rapportent à un compte rendu historique de ce que prévoyait le Traité no 6, d’autant plus que l’intimée cherche à obtenir la déduction de tout instrument qui pourrait avoir été fourni.

  5. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la scission augmentera les chances d’en arriver à un règlement ou permettra d’y arriver plus rapidement. Depuis 2013, les parties tentent de régler la présente revendication en ce qui concerne surtout l’indemnisation, mais sans succès.

  6. Il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que l’intimée subira un préjudice si la revendication se déroule en une seule étape.

  7. Comme nous le verrons plus loin, des coûts importants ont été engagés pour le rapport d’évaluation professionnelle sur l’indemnisation conjointement commandé par les parties. La revendicatrice souhaite s’appuyer sur ce rapport à l’audience.

  8. L’intimée a reconnu ne pas avoir préparé ses arguments relatifs à l’indemnité et ne pas avoir l’intention de le faire tant qu’une décision ne sera pas rendue sur le bien-fondé. Elle a reconnu que la revendication était fondée dans la mesure où une évaluation de l’indemnité était nécessaire. Il y aura donc un délai entre la fin de l’étape du bien-fondé et le début de l’étape de l’indemnisation, le temps que l’intimée retienne les services d’un expert et que le rapport soit préparé. Le règlement définitif de la revendication sera ainsi retardé.

[14] La demande présentée par l’intimée dans le but de scinder la présente revendication est donc rejetée.

IV. Privilège relatif aux règlements

[15] La revendicatrice a présenté une demande visant à faire admettre en preuve le rapport d’évaluation professionnelle préparé par Thompson Agricultural Consulting Ltd et daté d’avril 2019. L’intimée s’oppose à cette demande en faisant valoir que le rapport est assujetti au privilège relatif aux règlements et qu’il n’est pas admissible en preuve.

[16] Au cours des négociations, les parties ont conjointement retenu les services de Thompson Agricultural Consulting Ltd pour préparer le rapport d’évaluation. Elles ont également partagé les coûts du rapport, qui s’élèvent à plus de 100 000 $. Le cadre de référence conjoint du rapport indique que [traduction] « [l]e rapport demandé est préparé dans l’optique d’un règlement et doit être déposé pendant les négociations en vue d’un règlement » (italiques ajoutés; recueil de documents de la revendicatrice, pièce F, annexe A, au para 1.2.2).

[17] La revendicatrice reconnaît que le rapport d’évaluation professionnelle est probablement assujetti au privilège relatif aux règlements. En effet, il l’est. Le rapport a été élaboré au cours des discussions menées en vue d’un règlement et devait être utilisé pendant les négociations (Sable Offshore Energy Inc c Ameron International Corp, 2013 CSC 37, [2013] 2 RCS 623 [Sable Offshore]).

[18] La revendicatrice fait valoir trois arguments à l’appui de son assertion selon laquelle le rapport est admissible en preuve.

[19] Premièrement, elle soutient que l’intimée a renoncé à son privilège à l’égard du rapport d’évaluation professionnelle. L’intimée a demandé à la revendicatrice de consentir à la communication du rapport à des tiers participant à des négociations dans le cadre de revendications similaires. La revendicatrice a donné son consentement, et l’intimée a ensuite transmis le rapport aux tiers en question. La revendicatrice soutient que l’intimée a, de ce fait, implicitement renoncé à son privilège à l’égard du rapport. Je ne suis pas de cet avis. Le cadre de référence du rapport confirme expressément que le rapport appartient conjointement à l’intimée et à la revendicatrice. Il reconnaît en outre que le rapport a, suivant l’intention des parties, pour but d’aider à éclairer les négociations de revendications similaires. Par conséquent, conformément à ce que les parties avaient prévu lorsqu’elles ont commandé le rapport, celui-ci a été communiqué à la demande de l’intimée et avec l’approbation de la revendicatrice, à titre de copropriétaire du bien. L’intimée a donc pris des mesures précises pour s’assurer qu’il n’y ait pas renonciation au privilège relatif aux règlements dont bénéficiait le rapport.

[20] Deuxièmement, la revendicatrice soutient que le Tribunal a compétence pour admettre le rapport en preuve, sous réserve de certaines conditions. Le paragraphe 13(1) et l’alinéa 13(1)a) de la LTRP confirment que le Tribunal a « pour toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives » et peut « trancher tout point de droit ou de fait dans les affaires relevant de sa compétence au titre de la présente loi » (italiques ajoutés). La revendicatrice avance que cette disposition permet au Tribunal d’établir un juste équilibre entre l’intérêt de l’intimée à maintenir le privilège et le mandat du Tribunal de statuer sur la revendication de façon équitable. Elle suggère qu’il soit ordonné de produire en preuve une version caviardée du rapport d’où serait supprimée toute mention du rôle de l’intimée dans la commande du rapport, ou qu’une ordonnance de confidentialité soit rendue afin que le rapport ne fasse pas partie du dossier public. Toutefois, l’alinéa 13(1)b) de la LTRP interdit expressément au Tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour admettre des éléments de preuve qui seraient inadmissibles devant un tribunal judiciaire parce que, selon le droit de la preuve, ils font l’objet d’une immunité. Sous réserve d’une exception au privilège relatif aux règlements, d’une renonciation conjointe ou d’un consensus sur les conditions, le rapport en cause ne serait pas admissible devant un tribunal judiciaire. L’intimée n’a pas accepté de renoncer au privilège et n’a pas consenti à ce que le rapport soit admis sous certaines conditions. Le Tribunal ne pourrait appliquer les conditions envisagées par la revendicatrice que s’il concluait à l’existence d’une exception au privilège relatif aux règlements.

[21] Troisièmement, la revendicatrice soutient que le rapport est admissible en raison d’une exception au privilège relatif aux règlements. Au paragraphe 12 de l’arrêt Sable Offshore, la Cour suprême du Canada a décrit le privilège relatif aux règlements comme un privilège générique, ce qui signifie qu’il existe une présomption prima facie d’inadmissibilité. Écrivant au nom de la Cour, la juge Abella a confirmé que le privilège souffre d’exceptions quand les considérations de justice que pose l’espèce le requièrent. Une partie qui souhaite bénéficier d’une exception doit démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, un intérêt public opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable (Sable Offshore, au para 19).

[22] La revendicatrice soutient que les considérations de justice que pose la revendication requièrent que le rapport soit admissible à titre d’exception au privilège relatif aux règlements. Le rapport fournit une estimation récente, fiable, indépendante et objective de la valeur équivalente actuelle du manquement à la promesse faite dans le Traité et qui se trouve au cœur de la revendication. Si le rapport n’est pas admissible, la revendicatrice se verra contrainte de consacrer du temps et des ressources à recréer le même rapport, ce qui entraînera des retards et des dépenses supplémentaires. La revendicatrice fait donc valoir que le rapport devrait être admis en preuve, au motif que l’intérêt public dans le règlement rapide, économique et juste de la revendication l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable des litiges. Elle ajoute que l’admission en preuve du rapport n’exposerait pas la Couronne à un préjudice indu, tandis que son exclusion causerait un préjudice important à la revendicatrice en raison des dépenses inutiles et des retards qu’elle subirait, en plus de créer des obstacles qui empêcheraient d’accéder à la justice au lieu de faciliter cet accès.

[23] L’intimée affirme que l’intérêt opposé doit être un intérêt public et qu’il doit l’emporter sur l’intérêt public à favoriser le règlement. Elle ajoute que les intérêts invoqués par la revendicatrice sont des intérêts privés, ce qui lui évite de perdre temps et argent dans la préparation de sa position sur l’indemnisation. Selon elle, il est important de protéger le privilège relatif aux règlements afin de promouvoir les objectifs du Tribunal, à savoir le règlement juste, rapide et économique des revendications particulières. Le privilège relatif aux règlements favorise le règlement rapide parce qu’il permet aux parties de faire admettre en preuve ou de communiquer certains éléments, et ce, sans aucun préjudice. Or permettre l’admission en preuve du rapport porterait préjudice à l’intimée puisqu’elle a accepté de commander le rapport pendant les négociations, alors que ses arguments et positions juridiques n’avaient pas tous été élaborés ou présentés. Le rapport expose une opinion sur la valeur équivalente actuelle des avantages agricoles prévus dans le Traité no 6, opinion qui était fondée une série d’hypothèses devant servir de base aux négociations des parties. Selon l’intimée, l’admission en preuve du rapport n’est pas justifiable en droit et n’est pas pertinente en ce qui concerne le droit que peut avoir la revendicatrice à une indemnisation en vertu du Traité.

[24] Je ne crois pas que la revendicatrice, en sollicitant une exception au privilège relatif aux règlements, fasse valoir un intérêt strictement privé. Il est vrai que, si le rapport est utilisé devant le Tribunal, les coûts et les retards occasionnés à la revendicatrice s’en trouveront réduits. Il a fallu environ un an à l’expert pour produire le rapport et il en a coûté plus de 100 000 $. Si le rapport est jugé inadmissible, la revendicatrice a l’intention de commander un rapport identique, ce qui nécessitera encore plus de temps et d’argent. L’analyse d’un intérêt public par rapport à un intérêt privé ne peut cependant pas être faite dans l’abstrait. Elle doit être réalisée par le Tribunal comme il se doit, en tenant compte de la nature de la revendication et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

[25] Il s’agit d’une revendication particulière historique, c’est-à-dire qu’elle n’est toujours pas réglée après plus de 140 ans. La revendication qui a été déposée auprès du Tribunal ne représente qu’une petite partie des mesures fédérales prises pour accélérer le règlement de revendications particulières afin que les Premières Nations obtiennent justice. Le règlement équitable de la présente revendication s’inscrit dans le cadre d’une initiative plus vaste visant à remplir enfin les obligations légales de l’intimée en ce qui a trait aux terres et aux biens des Premières Nations. Ainsi que le reconnaissent la politique La justice, enfin et le préambule de la LTRP, il est dans l’intérêt du gouvernement, du secteur privé et de tous les Canadiens que la présente revendication fasse l’objet d’un règlement rapide et économique dans le cadre des efforts que l’intimée continue de déployer pour favoriser la réconciliation et l’établissement d’une relation de respect réciproque entre les peuples autochtones et non autochtones.

[26] L’intérêt qui consiste à promouvoir la réconciliation et à contribuer à l’autosuffisance des Premières Nations en statuant sur les revendications particulières d’une manière juste, rapide et économique est un intérêt public opposé à celui qui consiste à favoriser le règlement. Pour les motifs exposés ci-dessous, j’ai conclu que la revendicatrice a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que dans les circonstances de la revendication, cet intérêt opposé l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable.

[27] Une revendication particulière ne peut pas être déposée directement auprès du Tribunal. Aux termes de la LTRP, avant de pouvoir déposer une revendication auprès du Tribunal, une Première Nation doit d’abord la déposer auprès du ministre des Relations Couronne-Autochtones. Selon le document du gouvernement fédéral intitulé « Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement », le ministre a trois ans et demi pour examiner le dossier de présentation de la revendication particulière. Une Première Nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si, à la suite de l’examen du ministre, la revendication n’est pas acceptée aux fins de négociation ou si le ministre ne répond pas dans les trois ans suivant la date à laquelle la revendication est réputée déposée. Si la revendication est acceptée aux fins de négociation, elle ne peut être déposée auprès du Tribunal que trois ans plus tard si aucun règlement n’a été conclu, ou encore dès le moment où le ministre consent à ce que le Tribunal soit saisi de la revendication. La Première Nation doit respecter les délais prescrits par la loi et ne peut négocier un règlement que si le ministre accepte la revendication aux fins de négociation. Les négociations ne cesseront qu’au bout d’un délai de trois ans, à moins que le ministre n’accepte le dépôt d’une revendication. Le Canada a pris la décision de politique générale d’interrompre automatiquement les négociations lorsqu’une Première Nation fait valoir son droit de saisir le Tribunal de sa revendication. Si la revendication est acceptée aux fins de négociation, le Canada contrôle, dans une large mesure, le long processus de négociation. Mais les Premières Nations disposent de ressources limitées pour faire valoir leurs revendications particulières. Elles représentent la partie la moins bien financée à la table des négociations.

[28] La revendicatrice a déposé sa revendication auprès du ministre pour la première fois en octobre 2013. La revendication a été réputée déposée auprès du ministre le 12 mars 2014. Ce n’est que le 9 mars 2017 que la revendicatrice a appris que l’intimée acceptait de négocier la partie de la revendication se rapportant à son défaut de lui fournir des avantages agricoles et une instruction. Quelques jours plus tard, le 15 mars 2017, la revendicatrice a accepté l’offre de l’intimée de négocier la revendication. Le rapport d’évaluation professionnelle a été commandé en tant qu’étude conjointe plus d’un an plus tard, en mai 2018. Une ébauche du rapport a été présentée aux parties en novembre 2018, et elle n’offrait pas une estimation complète de la valeur. Le 15 janvier 2019, une ébauche du rapport final, qui présentait toute l’estimation de ladite valeur, a été transmise aux parties à des fins d’examen. L’expert a remis le rapport final en avril 2019. Près de six ans après que la revendicatrice eut déposé sa revendication auprès du ministre, un modèle conjointement commandé a été adopté en vue d’évaluer l’indemnité qu’il conviendrait de verser à la revendicatrice, à supposer que le bien-fondé de la revendication soit établi et qu’une indemnité doive être accordée. Cependant, six mois plus tard, les négociations étaient au point mort. La seule option qui restait à la revendicatrice pour éviter de perdre du temps et de l’argent était de saisir le Tribunal de la revendication. L’intimée n’a pas donné son consentement écrit pour que la revendicatrice dépose la revendication auprès du Tribunal, bien que celle-ci le lui ait demandé maintes fois, et ce, jusqu’au 7 février 2020. À partir du moment où le Tribunal a été saisi de la revendication, l’intimée a refusé de poursuivre les négociations en vue d’un règlement.

[29] En tant que Première Nation, la revendicatrice a des ressources limitées. Elle tente de régler une revendication qui traîne depuis plus de 140 ans. Après avoir déposé la revendication, elle a attendu plus de trois ans avant que le ministre ne l’informe qu’il était disposé à négocier. L’intimée a admis que certains instruments agricoles et animaux d’élevage qui avaient été promis à la revendicatrice n’avaient pas été fournis, de sorte qu’une certaine indemnité doit être versée. La revendicatrice a travaillé avec l’intimée à la préparation du rapport, qui devait aider à la négociation d’un règlement concernant l’indemnisation. La revendicatrice a déboursé une part égale des coûts du rapport. Quant à elle, l’intimée a, dans une large mesure, contrôlé le processus de négociation. Elle a, avec le consentement de la revendicatrice, utilisé le rapport pour faciliter la négociation du règlement de revendications similaires, mais a malgré tout mis un terme à toutes les négociations avec la revendicatrice parce que celle-ci avait saisi le Tribunal de sa revendication. La revendicatrice approuve le modèle établi dans le rapport pour évaluer l’indemnité qu’elle devrait recevoir et a l’intention de commander un rapport quasi identique si elle ne peut pas invoquer le rapport d’évaluation professionnelle. Dans ces circonstances, les considérations de justice en l’espèce requièrent que la revendicatrice puisse se fonder sur le rapport soumis au Tribunal. Conclure autrement reviendrait à ignorer les coûts importants qui ont été engagés à ce jour par la revendicatrice pour faire valoir sa revendication, ainsi que les délais légaux excessifs qu’elle a subis.

[30] Selon l’intimée, protéger le privilège relatif aux règlements permet précisément d’atteindre l’objectif qui consiste à assurer un règlement juste, rapide et économique des revendications particulières en général. L’objet même de ce privilège est de favoriser un règlement rapide, du fait qu’il permet aux parties de faire admettre en preuve ou de communiquer certains éléments, et ce, sans aucun préjudice. D’après l’intimée, si le Tribunal devait ordonner que des documents visés par le privilège et issus des négociations relatives aux revendications particulières soient utilisés dans le cadre d’un litige opposant ces mêmes parties devant le Tribunal, le Canada et les Premières Nations ne pourraient plus compter sur le fait que les négociations sont protégées par le privilège, ce qui pourrait nuire aux efforts déployés pour régler les revendications dans le cadre du processus de règlement des revendications particulières.

[31] Il est préférable que les revendications particulières soient réglées au moyen de négociations entre le Canada et les Premières Nations. La présente décision ne vise pas à contrecarrer des efforts aussi importants. Elle vise à reconnaître la réalité selon laquelle les Premières Nations ont peu de contrôle sur le processus de négociation et disposent de ressources limitées pour faire valoir leur revendication jusqu’à l’obtention d’un règlement définitif. La revendication a été déposée auprès du ministre il y a huit ans. La revendicatrice a déjà dépensé plus de 50 000 $ pour le rapport uniquement. Il est difficile de comprendre comment l’objectif d’un règlement juste, rapide et économique des revendications pourrait être atteint quand la revendicatrice se voit obligée d’engager encore d’autres frais et de subir encore des retards afin de produire un rapport quasi identique, d’autant plus que le bien-fondé de la revendication a été établi en partie et que la revendication ne sera pas scindée en deux étapes distinctes.

[32] Les Premières Nations ne peuvent pas se permettre de consacrer d’importantes ressources à la fois au processus de négociation des revendications particulières et au processus devant le Tribunal. Les rapports d’experts sont toutefois nécessaires pour faciliter le règlement à la table de négociation des revendications particulières et pour faire valoir la revendication devant le Tribunal en cas d’échec des négociations. La situation est inextricable pour les Premières Nations. Devraient-elles employer leurs ressources limitées dans le cadre du processus de négociation, ou dans le cadre du processus du Tribunal? Si, comme en l’espèce, les Premières Nations utilisent leurs ressources pendant les négociations et que celles-ci avortent peu de temps après, elles disposeront alors de moins de ressources pour faire valoir leur revendication devant le Tribunal. Or, si elles n’utilisent pas leurs ressources à l’étape de la négociation de la revendication particulière, les Premières Nations, non seulement ne pourront pas négocier de manière éclairée, mais devront en plus subir un délai supplémentaire de trois ans, à moins que le Canada ne consente par écrit à ce que la revendication soit déposée auprès du Tribunal. C’est un dilemme difficile. Une solution serait de le résoudre dès l’élaboration de l’entente sur le protocole de négociation. Les parties sont invitées à reconnaître les ressources limitées dont disposent les Premières Nations ainsi que l’intérêt public à régler les revendications historiques de façon juste et efficiente en termes de coûts et de temps. Le Tribunal les encourage aussi à convenir, dans le cadre d’une entente sur le protocole de négociation, que tout rapport d’expert indépendant conjointement commandé est admissible devant le Tribunal, sous réserve de certaines conditions convenues, et sans préjudice pour toute partie qui souhaiterait dénoncer le rapport et s’appuyer sur un rapport en réponse.

[33] L’intimée soutient que le rapport d’évaluation professionnelle contient clairement des compromis qui lui sont défavorables. Il présente une approche en matière d’indemnisation que l’intimée était prête à prendre en considération uniquement dans le but de favoriser les discussions en vue d’un règlement. C’est une approche qui, selon l’intimée, n’est pas justifiable en droit et qui n’est pas pertinente en ce qui concerne le droit que peut avoir la revendicatrice à une indemnisation en vertu du Traité. Le rapport constitue une évaluation indépendante de la valeur équivalente actuelle du manquement à la promesse faite par traité. Devant le Tribunal, l’intimée sera libre de présenter son propre rapport d’expert sur l’indemnisation et d’adopter une approche différente si elle le souhaite. Elle pourra contester les hypothèses formulées dans le rapport ici en cause lors du contre-interrogatoire et des plaidoiries, et présenter au Tribunal sa position quant à la pertinence et à la soutenabilité du rapport. Elle n’en subira aucun préjudice. En outre, elle ne sera pas liée ni limitée par les hypothèses qu’elle était prête à formuler à seule fin d’augmenter les chances de parvenir à un règlement.

[34] Suivant les motifs de la juge Abella dans l’arrêt Sable Offshore, j’ai conclu que le rapport est admissible à titre d’exception au privilège relatif aux règlements, puisque, en l’espèce, l’intérêt public opposé qui consiste à promouvoir la réconciliation et l’autosuffisance des Premières Nations par le règlement juste, rapide et économique des revendications particulières l’emporte sur l’intérêt public à favoriser les règlements à l’amiable. Par conséquent, le rapport d’évaluation professionnelle serait jugé admissible devant un tribunal judiciaire malgré le fait qu’un privilège est invoqué en vertu du droit de la preuve. Les exigences relatives à l’alinéa 13(1)b) de la LTRP sont donc remplies. Le Tribunal acceptera le rapport comme preuve à l’appui de la revendication.

[35] Je reconnais toutefois que le dépôt du rapport dans sa forme originale pourrait être problématique pour l’intimée. Le rapport a été commandé conjointement. L’intimée a participé au processus et a, en partie, contribué à orienter l’approche qui y est proposée. Le rapport est donc correctement admis pour étayer la position de la revendicatrice sur l’indemnisation, et l’intimée aura le droit de le contester et de s’appuyer sur un rapport en réponse. Pour s’assurer que ce droit ne soit pas entravé, c’est une version caviardée du rapport d’évaluation professionnelle, d’où sera supprimée toute mention du rôle joué par l’intimée dans la commande ou la préparation du rapport, qui devra être admise en preuve. Le rapport doit être présenté simplement comme l’avis indépendant d’un expert sur la valeur équivalente actuelle des avantages agricoles promis dans le Traité no 6. Il ne doit être fait aucune mention de la contribution de l’intimée au rapport dans le dossier de preuve.

[36] La demande de la revendicatrice visant à faire admettre en preuve le rapport d’évaluation professionnelle afin qu’il soit pris en compte en l’espèce est donc accueillie.

V. CONCLUSION

[37] La raison d’être déclarée du Tribunal est d’accélérer le règlement des revendications particulières qui sont en suspens depuis longtemps afin que les Premières Nations revendicatrices obtiennent justice et que le gouvernement, le secteur privé et l’ensemble des Canadiens soient fixés. Le règlement juste, rapide et économique des revendications particulières est un engagement que prend le Tribunal envers tous les intervenants. En l’espèce, la demande de scission de l’instance est rejetée, car l’intimée n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la scission de la revendication appuyait cet engagement.

[38] La demande de la revendicatrice visant à faire admettre en preuve le rapport d’évaluation professionnelle afin qu’il soit pris en considération dans le cadre de la revendication est accueillie. En effet, le rapport fait l’objet d’une exception au privilège relatif aux règlements étant donné que, dans la présente revendication, l’intérêt public de promouvoir la réconciliation et l’autosuffisance des Premières Nations en réglant les revendications particulières de manière juste, rapide et économique l’emporte sur l’intérêt public à favoriser le règlement amiable. En l’espèce, maintenir le privilège relatif aux règlements irait à l’encontre de l’engagement du Tribunal puisqu’il retarderait encore le règlement de la revendication et obligerait la revendicatrice à utiliser ses ressources limitées pour commander un rapport quasi identique. Une version caviardée du rapport d’évaluation professionnelle sera admise en preuve, conformément aux directives fournies par le Tribunal au paragraphe 35 des présents motifs.

VICTORIA CHIAPPETTA

L’honorable Victoria Chiappetta, présidente

 

Traduction certifiée conforme
Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20211110

Dossier : SCT-5010-19

OTTAWA (ONTARIO), le 10 novembre 2021

En présence de l’honorable Victoria Chiappetta, présidente

ENTRE :

NATION CRIE DE RED PHEASANT

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Relations Couronne-Autochtones

Intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice NATION CRIE DE RED PHEASANT

Représentée par Me Steven Carey, Me Amy Barrington et Me Susannah Walton

Maurice Law, avocats

ET À :

Avocate de l’intimée

Représentée par Me Patricia Warwick

Ministère de la Justice

 

 

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