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DOSSIER : SCT-7007-13

TRADUCTION OFFICIELLE

RÉFÉRENCE : 2018 TRPC 1

DATE : 20180109

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

ʔAQ’AM

Revendicatrice (Défenderesse)

 

Me Darwin Hanna et Me Caroline Roberts, pour la revendicatrice (défenderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

 

Me James M. Mackenzie, Me Whitney Watson et Me Richelle Rae, pour l’intimée (demanderesse)

 

 

INSTRUITE : à l’aide d’observations écrites

MOTIFS SUR LA DEMANDE

L’honorable Harry Slade, président


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, 114 DLR (4e) 419; R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852; Mazur c Lucas, 2010 BCCA 473, 325 DLR (4e) 385; R c Abbey, 2009 ONCA 624, 97 OR (3e) 330; R c Marquard, [1993] 4 RCS 223, 108 DLR (4e) 47; Ross River Dena Council c Canada (AG), 2011 YKSC 87; R c J.-L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 RCS 600.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, préambule, art 13.

Doctrine :

John Sopinka, Sidney N. Lederman et Alan W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (Toronto : Butterworths, 1992).

Sommaire :

Droit autochtone – Revendication particulière – Admissibilité de la preuve – Rapport

La Première Nation ʔaq̓am (revendicatrice), anciennement connue sous le nom de bande indienne de St. Mary, soutient que la Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire en ne réservant pas les terres adjacentes (connues sous le nom de terres agricoles de la Mission) à celles qui avaient été désignées comme des terres de réserve en vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens. Les réserves sont connues sous les noms de réserve indienne de Kootenay n° 1 et de réserve indienne de St Mary n° 1A.

L’intimée conteste le bien‑fondé de la revendication.

L’intimée sollicite une ordonnance portant que le rapport d’expert rédigé par Ryan Blaak ne peut être admis en preuve au motif qu’il est inutile parce qu’il contient des conclusions sur des questions de droit et qu’il n’est ni pertinent ni fiable compte tenu que son auteur s’est appuyé sur des sources secondaires. L’intimée affirme également que M. Blaak présente une analyse qui va au‑delà de son champ d’expertise comme historien.

Arrêt : La demande est accueillie en partie.

Le rapport Blaak est pertinent au regard de la revendication puisqu’il donne les explications dont le Tribunal a besoin pour comprendre le contexte historique de la préemption des terres agricoles de la Mission, du processus de préemption en Colombie‑Britannique et du processus de création des réserves.

À titre d’historien qualifié, M. Blaak peut formuler des commentaires sur les disciplines des sciences sociales qui se rapportent à la question historique soulevée en l’espèce.

Certains passages du rapport Blaak contiennent des interprétations, des arguments ou des conclusions juridiques et sont, dans cette mesure, inadmissibles.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. REVENDICATION  5

II. LA DEMANDE  6

A. La question en litige  6

B. Les positions des parties  7

III. ANALYSE  9

A. Les critères d’admissibilité  9

B. La qualification de l’expert  10

C. La pertinence  14

D. La nécessité  15

E. La règle d’exclusion applicable  18

F. L’analyse coûts‑avantages  22

IV. ORDONNANCE  23

ANNEXE A  26


 

I.  REVENDICATION

[1]  La revendicatrice soutient que la Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire en ne réservant pas les terres adjacentes à celles qui avaient été désignées comme des terres de réserve en vertu des dispositions de la Loi sur les Indiens. Les réserves en cause sont la réserve indienne de Kootenay n° 1 et la réserve indienne de St. Mary n° 1A.

[2]  Les terres adjacentes sont décrites comme suit :

[traduction] […] les lots 1, 2, 3 et 1063, d’une superficie de 627,75 acres, soit les terres agricoles du pensionnat de la Mission St. Eugene (« les terres agricoles de la Mission »). [Déclaration de revendication réamendée (troisième amendement), au para 3]

[3]  L’histoire des terres agricoles de la Mission, exposée ci‑après, est tirée des faits allégués dans la déclaration de revendication réamendée (troisième amendement). Comme certaines allégations de fait pourraient être contestées, elles ne sauraient constituer des conclusions de fait pour ce qui est de la décision sur la revendication.

[4]  Le lot 1, d’une superficie de 160 acres, a été préempté par un colon, John Shaw, en 1868. Le 19 mai 1875, Shaw a transféré son intérêt dans le lot au révérend Foquet, un missionnaire catholique. C’est là que s’est établie la « Mission St. Eugene ».

[5]  Entre 1877 et 1896, la Mission a acquis d’autres terres par préemption, le lot 2 (280 acres) et le lot 3 (72 acres), ou par concession de la Couronne en ce qui concerne le lot 1063 (208 acres). Ces terres ont été transférées à l’Ordre des Oblats de l’Église catholique en 1897.

[6]  La Mission occupait notamment les lots 494 et 1758, appartenant aux Sœurs de la Providence, et une autre terre, le lot 11558.

[7]  En 1898, le gouvernement fédéral a acquis une parcelle du lot 1 d’une superficie de 33 acres et 1/3, sur laquelle il a construit un pensionnat indien que les Oblats ont exploité jusqu’à sa fermeture en 1970.

[8]  Les terres agricoles de la Mission et le lot 11558 servaient à des fins agricoles et assuraient le fonctionnement de l’école. Les étudiants travaillaient à la ferme sous la direction des Oblats.

[9]  En 1925, le Canada a acheté une parcelle du lot 1 d’une superficie de 26,96 acres, où se trouvaient des « maisons indiennes », et en 1951, il y a créé une réserve pour la revendicatrice et cinq autres bandes de la région.

[10]  En 1974, le Canada a mis de côté plusieurs parcelles des terres décrites ci‑dessus, d’une superficie de 320,71 acres, à titre de réserve pour la revendicatrice et quatre autres bandes de la région.

[11]  En 1976, l’Ordre des Oblats de Marie Immaculée a vendu le reste des terres agricoles de la Mission à Ernest Pighin.

II.  LA DEMANDE

A.  La question en litige

[12]  Le Tribunal est saisi d’une demande présentée par l’intimée (demanderesse), qui conteste l’admissibilité d’un rapport d’expert que la revendicatrice, ʔaq̓am, cherche à faire admettre en preuve (défenderesse dans le cadre de la demande).

[13]  La revendicatrice a demandé à M. Ryan Blaak de témoigner en tant qu’expert en histoire afin d’aider le Tribunal à comprendre :

  • l’histoire de la préemption des terres agricoles de la Mission, lesquelles sont composées des lots de district 1, 2, 3, et 1063 (les terres agricoles de la Mission);

  • l’histoire de la réserve créée au XIXsiècle pour ʔaq̓am dans le contexte historique de la création des réserves en Colombie-Britannique;

  • si ʔaq̓am utilisait et occupait habituellement les terres agricoles de la Mission avant et pendant le processus de création de la réserve à son intention.

[14]  M. Blaak a produit un rapport intitulé « History of the St. Eugene Mission Farm Lands – September 22, 2016 » (le rapport Blaak).

[15]  L’intimée a soulevé des questions d’admissibilité relativement aux quatre critères énoncés dans l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, 114 DLR (4e) 419 [Mohan]. L’intimée sollicite :

  1. une ordonnance portant que le rapport Blaak n’est pas admissible à titre de preuve d’expert dans le cadre de la présente instance;

  2. subsidiairement, une ordonnance fondée sur l’alinéa 13(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [la LTRP], radiant ce qui suit du rapport Blaak :

  1. toute analyse et conclusion qui dépasse le champ d’expertise de M. Blaak, y compris toute opinion concernant l’archéologie, la jurisprudence ou le caractère adéquat du processus d’arpentage et de description des terres acquises par préemption;

  2. toute conclusion de fait ou de droit, ou les deux;

  3. toute conclusion portant sur les questions devant être tranchées par le Tribunal;

  4. toute conclusion fondée sur une preuve par ouï‑dire de source non experte et non fiable;

  5. toute conclusion fondée sur l’analyse et les conclusions d’une source secondaire dans la mesure où M. Blaak n’a fait aucune recherche indépendante concernant les documents historiques sous‑tendant ces conclusions, comme le montre la version du rapport Blaak jointe à l’annexe A de l’avis de demande, qui comprend les passages initialement expurgés – indiqués en rouge –, ainsi que ceux expurgés par le Tribunal.

B.  Les positions des parties

[16]  À l’appui de sa demande, l’intimée avance trois principaux arguments :

  1. M. Blaak présente une analyse qui dépasse son champ d’expertise en tant qu’historien. L’intimée soutient que la formation scolaire et l’expérience de M. Blaak ne lui permettent pas de formuler en tant qu’expert des opinions sur l’anthropologie, l’ethnographie, l’histoire orale, l’archéologie, l’arpentage, la cartographie ou la jurisprudence.

  2. Les sources secondaires citées à l’appui du rapport Blaak constituent une preuve par ouï-dire de source non experte, et comme le rapport reprend pour l’essentiel certaines de ces sources, ses effets préjudiciables l’emportent sur sa valeur probante. L’intimée reproche à M. Blaak d’avoir utilisé des sources secondaires sans avoir cité les sources primaires, notamment d’avoir recouru aux sites Web de la revendicatrice, au rapport de Wayne Choquette intitulé « The Heritage Resource Base of the St. Eugene Mission Site, Southeastern British Columbia » (le rapport Choquette) et à l’ouvrage publié en 2002 par Naomi Miller, « Fort Steele: Gold Rush to Boom Town » (l’ouvrage de Miller). La Couronne affirme que ces sources secondaires ne sont pas fiables.

  3. Le rapport Blaak n’est pas nécessaire parce qu’il empiète sur le rôle du Tribunal qui est de se prononcer sur les questions de droit. À l’appui de sa position, l’intimée a parlé en contre‑interrogatoire de l’utilisation faite par M. Blaak de deux concepts juridiques : « l’intérêt identifiable » et « l’utilisation et l’occupation habituelles » (transcription du voir-dire, le 26 mai 2017, aux pp 86–94).

[17]  La revendicatrice soutient quant à elle que l’expertise de M. Blaak lui permet d’exprimer toutes les opinions figurant dans le rapport. Elle affirme que l’analyse historique est de nature multidisciplinaire en ce qu’elle puise à même différents domaines d’étude pertinents, à savoir l’anthropologie, l’archéologie, la cartographie et l’ethnographie. Tous ces domaines recoupent celui de l’expert ou y sont connexes.

[18]  La revendicatrice soutient que les sources secondaires citées dans le rapport Blaak sont fiables. Elle s’appuie sur la décision Hartmann c McKerness, 2011 BCSC 927, pour affirmer que les experts n’ont pas à déposer en preuve la littérature sur laquelle ils se fondent. Elle déclare que l’ouvrage de Miller est fiable parce que l’auteure est une historienne de grande expérience. Elle ajoute que les sources secondaires qui constituent du ouï-dire sont admissibles, mais que les faits reconnus sur lesquels elles reposent touchent à la valeur probante (R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852 [Lavallee]; Mazur c Lucas, 2010 BCCA 473, 325 DLR (4e) 385). La revendicatrice soutient que le rapport Blaak ne se fonde que très peu sur des sources secondaires douteuses et que celles‑ci n’ont donc qu’une incidence minime sur la valeur probante globale des opinions de l’expert.

[19]  La revendicatrice admet que l’opinion d’un expert sur des questions de droit n’est pas admissible puisque c’est le juge qui doit se prononcer sur ces questions. Elle affirme toutefois que M. Blaak s’appuie sur des décisions judiciaires simplement pour restreindre l’étendue de sa recherche historique et établir les paramètres de « l’utilisation et de l’occupation habituelles » ou de « l’intérêt identifiable », ce qui explique pourquoi il les cite dans son analyse. La revendicatrice soutient que même si le Tribunal arrive à la conclusion que le rapport Blaak présente effectivement des opinions sur des questions de droit, cela ne veut pas dire qu’il ne satisfait pas au critère de la nécessité.

III.  ANALYSE

A.  Les critères d’admissibilité

[20]  La démarche qui permet de déterminer l’admissibilité du témoignage d’opinion de l’expert est scindée en deux et a d’abord été proposée dans l’arrêt R c Abbey, 2009 ONCA 624, 97 OR (3e) 330 [Abbey]. Dans cet arrêt, le juge Doherty explique cette démarche à deux volets de la façon suivante (au para 76) :

[traduction] Premièrement, la partie qui présente la preuve doit démontrer qu’un certain nombre de conditions préalables à l’admissibilité de la preuve d’expert sont réunies. Par exemple, cette partie doit démontrer que le témoin proposé possède les compétences nécessaires pour fournir l’opinion pertinente. Deuxièmement, le juge du procès doit décider si le témoignage d’expert qui satisfait aux conditions préalables à l’admissibilité est assez avantageux pour le procès pour justifier son admission malgré le préjudice potentiel, pour le procès, qui peut découler de son admission. Cette fonction de « gardien » se trouve au cœur du régime de preuve qui régit l’admissibilité du témoignage d’opinion de l’expert : voir Mohan; R. c. D. (D.), [2000] 2 R.C.S. 275, [2000] A.C.S. n° 44; J. (J.); R. c. Trochym, [2007] 1 R.C.S. 239, [2007] A.C.S. n° 6; K. (A.); Ranger; R. c. Osmar (2007), 84 O.R. (3e) 321, [2007] O.J. No. 244 (C.A.), autorisation de pourvoi à la CSC refusée (2007), 85 O.R. (3e) xviii, [2007] C.S.C.R. n° 157. 

[21]  Tout d’abord, la revendicatrice doit démontrer qu’elle satisfait aux critères d’admissibilité, soit les quatre critères énoncés à la page 20 de l’arrêt Mohan. La revendicatrice a le fardeau de satisfaire aux critères d’admissibilité établis dans l’arrêt Mohan et de démontrer que chaque critère est respecté.

[22]  Les deux parties conviennent que l’admission de la preuve d’expert repose sur l’application des critères suivants établis dans l’arrêt Mohan :

  1. la pertinence;

  2. la nécessité d’aider le juge des faits;

  3. l’absence de toute règle d’exclusion;

  4. la qualification suffisante de l’expert.

[23]  Tout témoignage qui ne satisfait pas à ces critères devrait être exclu. Dans un deuxième temps, le Tribunal qui joue le rôle de gardien exerce son pouvoir discrétionnaire en déterminant si la valeur probante du témoignage l’emporte sur ses effets préjudiciables. Cette analyse exige du Tribunal qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en tant que « gardien » (Abbey, au para 79).

B.  La qualification de l’expert

[24]  Le 26 mai 2017, M. Blaak a été interrogé et contre-interrogé sur l’affidavit accompagnant le rapport Blaak. Les deux parties ont convenu que cet interrogatoire et ce contre-interrogatoire devraient être considérés comme un voir-dire. Le Tribunal a abondé dans le même sens et a tenu compte de cet élément lorsqu’il a évalué les compétences de M. Blaak à titre de témoin expert. Par conséquent, l’analyse fondée sur l’arrêt Mohan commence par un examen visant à déterminer si M. Blaak est qualifié pour témoigner à titre d’expert et pour exprimer les opinions exposées dans son rapport. Si le Tribunal refuse à M. Blaak la qualité d’expert à cause du voir‑dire, alors les autres questions touchant l’admissibilité de la preuve sont théoriques.

[25]  Dans l’arrêt Mohan, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que la preuve doit être présentée par un témoin dont on démontre qu’il ou elle a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage (p. 25).

[26]  S’exprimant au nom de la majorité dans l’arrêt R c Marquard, [1993] 4 RCS 223 à la p 243, 108 DLR (4e) 47, la juge McLachlin, plus tard Juge en chef, a cité avec approbation l’extrait suivant tiré de l’ouvrage de John Sopinka, Sidney N. Lederman, et Alan W. Bryant, The Law of Evidence in Canada (Toronto : Butterworths, 1992), aux pages 536 et 537 :

[traduction] L’admissibilité du témoignage [d’expert] ne dépend pas des moyens grâce auxquels cette compétence a été acquise. Tant qu’elle est convaincue que le témoin possède une expérience suffisante dans le domaine en question, la cour ne se demandera pas si cette compétence a été acquise à l’aide d’études spécifiques ou d’une formation pratique, bien que cela puisse avoir un effet sur le poids à accorder au témoignage.

[27]  Dans son affidavit, M. Blaak se décrit comme un expert en histoire, spécialisé dans les questions liées aux terres autochtones, plus particulièrement dans la recherche concernant les revendications particulières ayant trait aux réserves indiennes de la Colombie‑Britannique. M. Blaak n’a jamais été reconnu par une cour ou un tribunal comme un expert pouvant témoigner sur des questions liées aux terres autochtones (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, aux pp 21–22).

[28]  Selon son curriculum vitae, M. Blaak a obtenu un baccalauréat ès arts avec une majeure en histoire de l’Université Trinity Western en 2002 et une maîtrise en histoire de l’Université de la Colombie-Britannique en 2003. En contre-interrogatoire, M. Blaak a admis qu’il n’avait suivi aucun cours en anthropologie, en ethnographie, en archéologie, en cartographie ou quelque formation que ce soit sur la politique de préemption en Colombie-Britannique; il a toutefois affirmé que ses cours de maîtrise lui avaient permis d’étudier en profondeur les questions autochtones (transcription du voir-dire, 26 mai 2017, à la p 21). Il a reconnu que sa thèse de maîtrise portait essentiellement sur le mouvement des femmes et l’identité canadienne de la fin du XXe siècle et n’avait aucun rapport avec les questions liées aux terres autochtones (transcription du voir-dire, 26 mai 2017, à la p 17). Il a également reconnu qu’il n’avait jamais rédigé de publications à comité de lecture ou participé à la rédaction de telles publications (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 48).

[29]  À elle seule, l’éducation de M. Blaak ne permet pas d’établir qu’il possède des connaissances spécialisées sur la préemption des terres agricoles de la Mission, sur le contexte historique de la création des réserves en Colombie-Britannique ou sur l’utilisation historique des terres agricoles de la Mission par ʔaq̓am. Elle ne fait pas de lui un universitaire spécialisé en sciences sociales qui aurait reçu une formation en recherche et en utilisation d’outils d’analyse liée aux multiples disciplines en cause.

[30]  L’affidavit de M. Blaak indique que ce dernier a plus de dix ans d’expérience dans les questions liées à l’histoire des pensionnats indiens et qu’il a participé à des projets de recherche sur les revendications particulières. Il a notamment travaillé à l’analyse de documents cartographiques et ethnographiques et à l’étude des traditions orales des Autochtones (curriculum vitae, aux pp 1–2). Pendant son contre-interrogatoire, il a répété qu’il avait plus de dix ans d’expérience à titre de spécialiste en recherche historique (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 38). Il a déclaré avoir participé à environ 80 à 100 rapports historiques sur les revendications particulières de plus de cinquante premières nations en Colombie-Britannique (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 31; affidavit n° 1 de Ryan Blaak, au para 11).

[31]  M. Blaak a travaillé sur de nombreux dossiers de revendications particulières portant sur le processus de préemption de la Colombie-Britannique (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, aux pp 34–35, affidavit n° 1 de Ryan Blaak, au para 12). Au paragraphe 13 de son affidavit, il décrit en détail son expérience de recherche concernant le processus de création de réserves en Colombie‑Britannique.

[32]  Au cours du réinterrogatoire, M. Blaak a expliqué que son travail consistait à examiner des documents ayant trait à la cartographie des pensionnats indiens (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 98). Il a précisé qu’il avait dû étudier des cartes et des plans d’arpentage dans le cadre de tous les dossiers de revendication particulière sur lesquels il avait travaillé pour en tirer ce qui pouvait concerner les questions à l’étude :

[traduction]

Q   Ok. Est-ce que l’un de ces rapports contenait des renseignements cartographiques que vous aviez examinés?

R   Je dirais presque tous les rapports sur des revendications particulières auxquels j’ai travaillé – j’examine des cartes, que ce soit des cartes, des croquis, depuis l’époque des rapports de décision auxquels peuvent être joints des croquis originaux, comme les rapports de décision de Peter O’Reilly, jusqu’aux plans d’arpentage faits plus tard à la demande de O’Reilly, en passant par les dossiers et les cartes officiels dont dispose Ressources naturelles Canada sur les réserves indiennes du Canada; et ça peut aller jusqu’à l’examen des plans d’arpentage de plus grande envergure qui pourraient ensuite avoir été faits par la colonie ou la province, par quelqu’un comme Joseph Trutch, par exemple. Voilà le genre de choses – il y a beaucoup d’exemples concernant les types de revendications sur lesquels j’ai travaillé : routes, lignes de transmission, constamment en train de regarder des plans d’arpentage/des cartes et ce genre de documents, et de les évaluer pour voir ce qu’on pouvait en tirer pour les questions à l’étude [Transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, aux pp 105–06].

[33]  S’agissant de la preuve archéologique, M. Blaak a affirmé posséder de l’expérience dans l’examen de ce type de preuve et a donné des exemples tirés d’autres rapports (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, aux pp 106–07). Il a admis n’avoir aucune expérience sur le terrain en archéologie (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 38).

[34]  Au cours du réinterrogatoire, M. Blaak a déclaré s’être fondé à plusieurs reprises sur des éléments de preuve ethnographiques et anthropologiques pour préparer ses rapports et comprendre les événements historiques :

[traduction]

Q  Oui. En ce qui concerne ces rapports, avez-vous déjà mentionné des sources anthropologiques?

A  Oui, j’ai effectivement mentionné des sources anthropologiques ou ethnographiques à plusieurs reprises. Il y a des cas où, alors que je m’intéressais aux droits concernant les territoires de piégeage, par exemple, j’ai dû consulter des sources ethnographiques et anthropologiques pour comprendre certains des groupes concernés, surtout dans le nord de la C.‑B. où les choses ne sont pas très claires. [Transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 106]

[35]  Il a en outre affirmé avoir déjà fait référence à l’histoire orale :

Q  D’accord. Ok. Et vous souvenez-vous s’il était question de preuve par histoire orale dans l’un ou l’autre des rapports que vous avez préparés?

A.  Oui, j’ai parfois reçu des témoignages par histoire orale, ou dû composer avec de tels témoignages, et j’en ai tenu compte lorsque j’ai rédigé mes rapports sur les revendications particulières. [Transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 104]

[36]  Pendant le contre-interrogatoire, M. Blaak a admis qu’il n’avait aucune formation officielle ou expérience pratique sur la façon de recevoir des témoignages par histoire orale (transcription du voir-dire, 26 mai 2017, à la p 36).

[37]  Les historiens doivent pouvoir utiliser des éléments de preuve par histoire orale ainsi que des éléments de preuve anthropologiques, archéologiques, ethnographiques et cartographiques afin de pouvoir mettre les événements historiques en contexte. Les historiens doivent donc procéder à une évaluation critique des sources provenant de disciplines connexes pour comprendre le passé. Je n’accepte pas l’argument de l’intimée qui s’oppose à l’utilisation de documents ou de sources provenant d’autres disciplines connexes des sciences sociales.

[38]  Je suis d’accord avec la revendicatrice lorsqu’elle affirme, au paragraphe 26 de son mémoire des faits et du droit, que [traduction] « [l]’allégation selon laquelle, à titre d’historien, M. Blaak n’est pas qualifié pour approuver ou interpréter des sources, dont des conclusions archéologiques, crée une fausse dichotomie entre les deux disciplines alors qu’en réalité, elles sont intimement liées ». J’estime que, vu son expérience, M. Blaak peut, à titre d’historien qualifié, se prononcer sur les disciplines des sciences sociales qui se rapportent au dossier historique dont nous sommes saisis.

[39]  Lors du voir‑dire, M. Blaak a témoigné de façon sincère et crédible, il a donné des réponses nuancées au besoin et il est resté en tout temps impartial. Il a déclaré qu’il possédait une vaste expérience pratique à titre de spécialiste de la recherche historique dans les domaines où il exprime son opinion en tant qu’expert. À titre d’historien, M. Blaak a décrit son expérience de l’interprétation des documents rédigés par des spécialistes de sciences sociales connexes. Compte tenu de sa grande expérience dans la recherche sur les revendications particulières, le Tribunal est prêt à l’accepter comme témoin expert en histoire. À ce titre, il peut exprimer des opinions dans les domaines abordés par la revendicatrice. Ce n’est pas parce que M. Blaak est reconnu comme expert que son rapport échappe à l’examen de l’admissibilité fondé sur l’autre critère de l’arrêt Mohan.

C.  La pertinence

[40]  L’intimée s’appuie sur l’arrêt Mohan pour définir le critère de la pertinence. Selon cet arrêt, le volet pertinence du critère d’admissibilité exige une pertinence logique (la preuve tend-elle à prouver la proposition qu’elle appuie?) et une pertinence juridique (la preuve d’opinion a-t-elle une valeur probante pour établir l’existence ou l’absence du fait substantiel en cause?).

[41]  La jurisprudence a évolué depuis l’arrêt Mohan. À l’étape initiale du critère de l’admissibilité, seule la pertinence logique est examinée. Celle-ci constitue un seuil peu exigeant aux fins de l’admissibilité et favorise donc l’inclusion de la preuve (Abbey, aux paras 82–84).

[42]  Dans son mémoire des faits et du droit, la Couronne ne conteste pas la pertinence logique du rapport Blaak. Ses arguments s’attachent plutôt à la pertinence juridique. La Couronne soutient que M. Blaak accorde trop d’importance à deux sources secondaires : l’ouvrage de Robert Cail, « Land, Man, and the Law : The Disposal of Crown Lands in British Columbia, 1871-1913 » (Cail) et l’ouvrage de Cole Harris, « Making Native Space » (Harris).

[43]  À cette étape préliminaire de l’analyse de l’admissibilité, j’estime que le rapport de M. Blaak est logiquement pertinent puisque les sujets qu’il aborde – l’histoire de la préemption des terres agricoles de la Mission, l’utilisation historique des terres agricoles de la Mission par ʔaq̓am, et l’histoire de la création des réserves en Colombie-Britannique – se rapportent aux faits allégués par la revendicatrice et respectent par conséquent les conditions préalables de l’admissibilité.

[44]  En ce qui concerne l’argument de la Couronne sur la pertinence juridique, le Tribunal a conclu qu’une grande partie du rapport Blaak est fondée sur des documents primaires qui seraient admissibles en preuve. Les références aux ouvrages de Cail et de Harris représentent moins du cinquième des 417 notes en bas de page du rapport. De plus, ces ouvrages sont largement reconnus comme faisant autorité. Comme M. Blaak s’appuie aussi beaucoup sur d’autres sources primaires et secondaires, l’objection de la Couronne fondée sur la pertinence juridique ne peut être retenue.

D.  La nécessité

[45]  Dans l’arrêt Mohan, le juge Sopinka a conclu que le témoignage d’opinion doit être nécessaire, c’est-à-dire qu’il doit fournir des renseignements qui dépassent la connaissance du juge des faits. Toutefois, la nécessité ne doit toutefois pas être jugée selon une norme trop stricte (p 23).

[46]  Le rapport Blaak donne les explications dont le Tribunal a besoin pour comprendre le contexte historique de la préemption des terres agricoles de la Mission, du processus de préemption en Colombie-Britannique et du processus de création des réserves. Dans Ross River Dena Council c Canada (AG), 2011 YKSC 87 [Ross River], la cour cite un extrait de la décision rendue par le juge Vickers dans Tsilhqot’in Nation c British Columbia, 2004 BCSC 1237, [2004] 4 CNLR 365, où il est question du fait que les litiges autochtones requièrent une expertise particulière en histoire (au para 37). De même, pour statuer sur les revendications particulières, le Tribunal a besoin de l’aide de professionnels pour interpréter le dossier historique qui n’est pas convaincant en lui‑même.

[47]  Le règlement des revendications particulières est, aux termes de la Loi, une tâche de « nature particulière » :

[…] il convient de constituer un tribunal indépendant capable, compte tenu de la nature particulière de ces revendications, de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais […] [LTRP, Préambule]

[48]  La tâche est de nature particulière parce qu’elle exige du Tribunal qu’il statue sur des revendications fondées sur des faits survenus il y a longtemps, et ce, dans le contexte d’une relation de fiduciaire qui existe entre le Canada et les peuples autochtones depuis la Proclamation royale de 1763. Les revendications fondées sur un manquement particulier à un traité ou un défaut d’établir une réserve sur une parcelle de terre exigent du Tribunal qu’il comprenne le contexte historique dans lequel les actes contestés ont été commis. C’est le contexte qui sous‑tend l’existence des obligations de la Couronne, notamment des obligations en cause dans la présente affaire.

[49]  Le contexte dans lequel s’inscrit l’interprétation des obligations de la Couronne en l’espèce est celui de l’occupation territoriale autochtone et des politiques et mesures gouvernementales qui touchent les intérêts des Autochtones. C’est ce qui ressort des décisions du Tribunal dans Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1, Bande Beardy’s & Okemasis Band n96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 3, Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3, et Première Nation d’Akisq’nuk c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2016 TRPC 3.

[50]  Les juges ont besoin des recherches historiques, des analyses et des opinions sur les questions de fait que peuvent leur fournir ceux qui ont étudié la culture autochtone, les systèmes juridiques, les territoires, les points de vue de la Couronne et les mesures prises par elle ainsi que les relations entre la Couronne et les Autochtones. Conjugués à l’histoire et au point de vue autochtones, ainsi qu’au dossier documentaire, ces renseignements sont ceux à partir desquels les faits peuvent être établis.

[51]  À cette fin, le rapport Blaak est surtout nécessaire parce qu’il permet au Tribunal de comprendre le contexte historique dans lequel la Couronne aurait manqué à ses obligations de fiduciaire.

[52]  Au sujet du critère de la nécessité, la Couronne soutient que M. Blaak présente des opinions juridiques qui empiètent sur les fonctions du Tribunal et qui ne sont, par conséquent, d’aucune utilité. Elle affirme que M. Blaak tire dans son rapport des conclusions de droit qui sont inadmissibles. Les deux parties conviennent que le juge doit décider des questions de droit et que la preuve d’expert portant sur des questions de droit est inadmissible (Syrek c R, 2009 CAF 53 aux para 28–29, 307 DLR (4e) 636; Bande indienne de Squamish c R (1998), 144 FTR 106 au para 9 (CF 1re inst.)).

[53]  Afin de distinguer la présente affaire de la jurisprudence applicable, la revendicatrice affirme que M. Blaak a eu recours à la jurisprudence simplement pour établir un cadre historique; les concepts juridiques tels que « l’utilisation et l’occupation » et « l’intérêt identifiable » ont permis de restreindre la portée de la recherche.

[54]  Pendant le contre-interrogatoire, la Couronne a longuement traité de la question alors que M. Blaak a fait valoir que les concepts juridiques (soit « l’intérêt identifiable » et « l’utilisation et l’occupation habituelles ») faisaient partie intégrante de l’histoire :

[traduction]

Q   Vous n’êtes donc pas qualifié pour donner votre opinion sur des concepts juridiques et la jurisprudence, est-ce exact?

R  C’est une question difficile. Ça fait tellement partie de l’histoire et de ce que je vois quotidiennement dans le cadre de mon travail que j’estime que mon expérience professionnelle est suffisante pour me permettre de présenter – d’avancer des idées sur des questions juridiques, certainement. Et ma simple compréhension des questions aussi. [Transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 84]

[55]  Pour étayer ce point de vue, la revendicatrice se fonde sur les principes juridiques établis dans la décision Ross River, qui cite un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, R c Graat (1980), 116 DLR (3e) 143 à la p 14, 30 OR (2e) 247 (C.A.Ont.), qui reconnaît aux tribunaux le pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur l’admissibilité d’un témoignage d’expert sur des « questions fondamentales » (aux para 49–50; Mémoire des faits et du droit d’ʔaq̓am, au para 71).

[56]  Dans la décision Ross River, la cour a conclu que, si un expert fait plusieurs énoncés de fait et de droit, c’est pour établir le contexte historique, juridique et politique de l’époque et ces exposés sont donc admissibles (au para 61). Les faits de l’affaire Ross River se distinguent de ceux de l’espèce puisque, dans cette affaire, l’expert possédait un doctorat en droit de l’Université de Cambridge, qu’il était membre de la Faculté de droit de Cambridge et qu’il avait été expressément appelé pour se prononcer, d’un point de vue juridique, sur une ordonnance de 1870 (aux para 4, 53).

[57]  Certaines parties du rapport Blaak présentent effectivement des arguments juridiques. Or, les opinions juridiques formulées par M. Blaak n’apportent aucune connaissance particulière qui aiderait le Tribunal à tirer des conclusions de fait. Selon la jurisprudence citée par les parties, les passages présentant des opinions juridiques sont inadmissibles. Le rapport joint en annexe montre, marqués d’un trait rouge, les passages à caviarder, à savoir les passages qui contiennent des arguments ou des conclusions juridiques inadmissibles. Ces extraits se trouvent aux pages suivantes : 5, 87, 89–92, 107, et 110.

E.  La règle d’exclusion applicable

[58]  Comme chaque opinion d’expert comporte un élément de ouï-dire acceptable, les opinions de M. Blaak proviennent peut-être de sources secondaires qui n’ont pas été présentées au Tribunal. Dans l’arrêt Lavallee, la Cour suprême du Canada a conclu qu’un expert pouvait se fonder sur des renseignements ou des données constituant du ouï-dire dans la mesure où d’autres éléments de preuve faisaient partie des prémisses factuelles de l’opinion (à la p 893). S’exprimant au nom de la majorité, la juge Wilson a déclaré ce qui suit à propos de la preuve par ouï-dire utilisée par les experts (à la p 897) :

Lorsque la base factuelle de l’opinion d’un expert consiste en un mélange d’éléments de preuve, tant admissibles qu’inadmissibles, le juge du procès est tenu de faire comprendre au jury que la valeur probante à accorder au témoignage de l’expert est directement reliée à la quantité et à la qualité des éléments de preuve admissibles sur lesquels il est fondé.

[59]  Dans les motifs dissidents de l’arrêt Lavallee, le juge Sopinka a convenu que lorsque la preuve est constituée d’un mélange d’éléments admissibles et inadmissibles, la question qui se pose est celle de la valeur probante (à la p 900).

[60]  Dans l’arrêt Mazur c Lucas, 2010 BCCA 473, 325 DLR (4e) 385, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a déclaré qu’un expert peut se fonder sur diverses sources, y compris le ouï‑dire, mais que la valeur probante de son opinion dépendra de la fiabilité du ouï-dire (au para 40). En ce qui concerne l’admissibilité de la preuve par ouï-dire, le juge Garson écrit ce qui suit :

[traduction] La réponse qu’il convient de donner à la question de l’admissibilité de la preuve par ouï-dire dans une opinion d’expert n’est pas de soustraire cette preuve à l’examen du juge des faits à moins, bien sûr, que d’autres facteurs entrent en jeu et que cela porte préjudice à la partie concernée, mais plutôt d’aborder la question de la valeur probante de l’opinion et de la fiabilité du ouï‑dire dans la mise en garde que le juge est tenu de se faire ou dans les instructions données au jury.

[61]  Le consensus qui se dégage de ces décisions est que le ouï‑dire est admissible, mais que sa valeur probante dépendra de sa fiabilité. S’agissant de la fiabilité, la Cour suprême du Canada a dit, dans l’arrêt R c J.-L.J., 2000 CSC 51, [2000] 2 RCS 600, que certaines précautions doivent être prises pour écarter la « science de pacotille » et préserver et protéger le rôle du juge des faits (au para 25).

[62]  Quatre principales sources secondaires sont citées dans le rapport Blaak : Cail, Harris, le rapport Choquette et l’ouvrage de Miller. L’affidavit et le voir-dire montrent que Cail et Harris sont des sources faisant autorité qui satisfont au critère du seuil de fiabilité. En outre, la Couronne ne conteste pas la crédibilité de Cail et de Harris, mais plutôt la mesure dans laquelle leurs ouvrages sont cités, c.‑à‑d. la pertinence.

[63]  Aux paragraphes 29 et 30 de son affidavit, M. Blaak explique en quoi Cail et Harris sont des sources fiables et, en contre-interrogatoire, la Couronne a reconnu que ces auteurs se sont largement inspirés de sources primaires vérifiables (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, aux pp 73, 79).

[64]  Pendant le contre-interrogatoire, la Couronne a questionné le témoin sur son utilisation de l’ouvrage de Miller et du rapport Choquette. Le Tribunal doit donc déterminer si ces deux sources satisfont au critère du seuil de fiabilité.

[65]  Lors du voir‑dire, M. Blaak a admis que le rapport archéologique de Choquette ne faisait aucune référence à des sources primaires et qu’il ne contenait aucune note en bas de page :

[traduction]

Q   Le rapport de M. Choquette ne contient aucune note en bas de page ni aucune référence, n’est-ce pas?

R   Non, il n’en contient aucune.

Q   Et vous conviendrez que sans note en bas de page, il est impossible de savoir quelles sont les sources primaires sur lesquelles M. Choquette s’est fondé pour formuler son opinion. Est-ce exact?

R   Non, il ne mentionne pas les sources sur lesquelles il s’est fondé. [Transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 58]

[66]  Pendant le contre-interrogatoire, il a aussi reconnu que l’ouvrage de Naomi Miller ne contient aucune note en bas de page et qu’il ne constitue pas une source historique faisant autorité :

[traduction]

Q  Vous conviendrez que l’ouvrage de Mme Miller ne contient aucune note en bas de page ni aucune référence, n’est-ce pas?

R   Non, il n’en contient aucune.

Q  Et vous conviendrez que sans note en bas de page, il est impossible de savoir quelles sont les sources primaires sur lesquelles Mme Miller s’est fondée pour formuler des opinions dans son livre. Est-ce exact?

R  En effet, on ne connaît pas les sources – puisqu’il n’y a aucune note en bas de page.

Q  L’ouvrage de Mme Miller n’est pas une publication à comité de lecture sur l’utilisation et l’occupation des terres agricoles de la Mission, n’est-ce pas?

R  Pas que je sache.

[…]

Q  Alors, pour que ce soit bien clair, croyez-vous que l’ouvrage de Mme Miller — lequel ne comporte aucune référence — soit une source historique faisant autorité sur l’utilisation et l’occupation des terres agricoles de la Mission?

R  Je ne crois pas avoir déjà dit que son ouvrage faisait autorité.

Q  Non. Je demande si vous êtes de cet avis.

R  Ok. Je ne considère pas nécessairement cet ouvrage comme faisant autorité, mais j’estime qu’il a été rédigé par une historienne ayant vraiment beaucoup d’expérience dans l’histoire locale. [Transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, aux pp 67, 71–72]

[67]  Les ouvrages de Choquette et de Miller semblent, au mieux, douteux. Ils n’ont pas été évalués par des pairs, ne comportent aucune note en bas de page et ne semblent pas avoir été reconnus de façon générale par la communauté scientifique. Le rapport Choquette a été commandé par les avocats de la revendicatrice et ne s’appuie sur aucune source indépendante (transcription du voir‑dire, 26 mai 2017, à la p 60). Quant à l’ouvrage de Miller, si M. Blaak ne le perçoit pas comme une source faisant autorité, on ne peut guère s’attendre à ce que le Tribunal s’y fie. De plus, l’ouvrage de Miller n’est mentionné qu’une seule fois à la page 103 du rapport Blaak, et ce, à des fins de corroboration. Il est donc non fiable et inutile. Le rapport Choquette et l’ouvrage de Miller ne satisfont pas au critère du seuil de la fiabilité.

[68]   Les mêmes considérations s’appliquent dans l’analyse de l’utilisation limitée que fait M. Blaak des sites Web non scientifiques de la revendicatrice. La fiabilité scientifique de ces sites ne satisfait pas au critère de seuil de fiabilité.

[69]  La Couronne soutient que l’effet préjudiciable des sources secondaires citées dans le rapport Blaak l’emporte sur leur valeur probante et que, par conséquent, tout le rapport devrait être inadmissible.

[70]  La revendicatrice affirme que l’utilisation des sources est une question de valeur probante. La jurisprudence citée dans la présente analyse étaye l’argument de la revendicatrice : le rapport Blaak est fondé, en petite partie, sur des renseignements douteux et, en grande partie, sur des faits reconnus ou sur des faits que l’on cherche à prouver, qu’il s’agit uniquement d’une question de valeur probante et que le rapport est donc admissible.

[71]  Les parties du rapport joint en annexe qui sont soulignées en vert reposent sur des sources dont la fiabilité est douteuse. Dans la mesure où les sources du ouï‑dire ne sont pas étayées par d’autres éléments de preuve admissibles, le Tribunal risque de leur attribuer une valeur probante limitée.

F.  L’analyse coûts‑avantages

[72]  Le législateur a voulu que le Tribunal dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’admission de renseignements pertinents. Tout renseignement peut être considéré comme un élément de preuve, indépendamment de son admissibilité devant un tribunal judiciaire :

13 (1) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses décisions, ainsi que toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives; il peut :

[…]

b) recevoir des éléments de preuve — notamment l’histoire orale — ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire, à moins que, selon le droit de la preuve, ils ne fassent l’objet d’une immunité devant les tribunaux judiciaires; […] [LTRP]

[73]  Le Tribunal dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour décider des renseignements qu’il prendra en considération dans l’examen du bien‑fondé d’une revendication et, si celle-ci est jugée fondée, des renseignements qui sont pertinents pour le calcul de l’indemnité. À moins qu’elles soient biaisées à première vue, qu’elles reposent sur des renseignements factuels insuffisants ou qu’elles contiennent des arguments juridiques, les opinions d’expert sont en général admissibles.

[74]  À la deuxième étape de l’analyse de l’admissibilité, celle où il joue son rôle de « gardien », le Tribunal doit avoir toute latitude pour exercer son pouvoir discrétionnaire de soupeser les effets préjudiciables et la valeur probante des renseignements.

[75]  Dans l’arrêt R c J.-L.J., 2000 CSC 51, [2002] 2 RCS 600, le juge Binnie arrive à la conclusion que « [l]’analyse de l’arrêt Mohan place nécessairement une grande confiance dans la capacité du juge du procès de s’acquitter de son rôle de gardien (Malbœuf, précité) » (au para 61). Dans son mémoire des faits et du droit, la revendicatrice cite la décision Ross River au sujet de la différence qui existe entre l’évaluation des effets préjudiciables dans un procès avec jury et dans un procès devant un juge seul (au para 47). Les revendications particulières sont entendues par un seul membre, un juge de juridiction supérieure. Les membres du Tribunal sont moins susceptibles que les membres d’un jury d’être influencés par les facteurs préjudiciables.

[76]  Dans sa demande, l’intimée déclare que les effets préjudiciables l’emportent sur la valeur probante pour les trois raisons suivantes :

  • le fait que M. Blaak se fonde sur les ouvrages de Cail et de Harris dans tout le rapport mine la pertinence juridique du rapport et est préjudiciable;

  • les opinions juridiques inutiles sont préjudiciables et l’emportent sur la valeur probante du rapport;

  • le recours à certaines sources secondaires constitue du ouï-dire non fiable dont les effets préjudiciables l’emportent sur la valeur probante.

[77]  La première objection est rejetée; le rapport Blaak s’appuie sur des sources primaires et secondaires. Les ouvrages de Cail et de Harris sont des sources faisant autorité. Les raisons avancées à l’appui de la deuxième objection n’établissent pas l’existence d’un préjudice qui rendrait tout le rapport Blaak inadmissible. Le Tribunal a expurgé (d’un trait rouge) les interprétations, arguments et conclusions juridiques. La troisième objection est fondée, mais la solution n’est pas d’écarter la preuve. Le Tribunal doit plutôt se prononcer sur la valeur probante à y accorder.

IV.  ORDONNANCE

[78]  La demande est accueillie en partie.

[79]  L’annexe A des présents motifs est une copie du rapport Blaak dont le contenu inadmissible est marqué d’un trait rouge. La revendicatrice peut produire en preuve une version révisée du rapport qui renferme les parties admissibles. Elle peut y ajouter du texte dans la mesure requise pour rendre le rapport, même expurgé, plus cohérent et lisible.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20180109

Dossier : SCT-7007-13

OTTAWA (ONTARIO), le 9 janvier 2018

En présence de l’honorable Harry Slade, président

ENTRE :

ʔAQ’AM

Revendicatrice (défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (demanderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice (défenderesse) ʔAQ’AM

Représentée par Me Darwin Hanna et Me Caroline Roberts

Callison & Hanna, Avocats

ET AUX :

Avocats de l’intimée (demanderesse)

Représentée par Me James M. Mackenzie, Me Whitney Watson et Me Richelle Rae

Ministère de la Justice

 

ANNEXE A

***L’annexe n’est pas disponible en français.***

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