Motifs de la demande

Informations sur la décision

Contenu de la décision

DOSSIER: SCT- 4001-12 et SCT-4001-13

RÉFÉRENCE: 2015 TRPC 4

DATE: 20150629

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DE WAYWAYSEECAPPO

Revendicatrice (Défenderesse)

 

Earl C. Stevenson et Norman Boudreau, pour la revendicatrice (défenderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

 

Jeff Echols, pour l’intimée (demanderesse)

ET ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION GAMBLERS

Revendicatrice (Défenderesse)

 

 

Stephen Pillipow et Adam Touet, pour la revendicatrice (défenderesse)

 

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

 

Jeff Echols, pour l’intimée (demanderesse)

 

 

Audience tenue les 27 et 28 avril 2015

MOTIFS sur la demande

L’honorable W.L. Whalen

LE TRIBUNAL EST SAISI D’UNE DEMANDE DE SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA visant à faire interdire l’admission en preuve de certains documents lors de l’audience relative à l’étape de la validité de la revendication.

 


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, 114 DLR (4th) 419; R c Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 RCS 272; Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 6; R c Corbett, [1988] 1 RCS 670, 41 CCC (3d) 385; Bande de Sawridge c R, 2005 CF 1501, [2006] 1 CNLR 385.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22, art 13, 14.

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, art 30.

Acte relatif aux Sauvages, SC 1880, ch 28, art 37.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. Généralités  5

II. contexte de la revendication  5

III. documents visés par la demande d’admission  7

A. Le rapport Lockhart  7

1. Positions des parties  10

B. Le rapport Holmes  12

1. Positions des parties  13

IV. le droit  15

V. analyse juridique et conclusion  16

A. Le rapport Lockhart  16

B. Le rapport Holmes  20

VI. ordonnance  24


 

I.  Généralités

[1]  L’intimée dans les présentes revendications, Sa Majesté la Reine du chef du Canada (« Couronne ») dépose une demande, ainsi que la demande d’autorisation nécessaire, visant à faire interdire l’admission de deux rapports d’expert lors de l’audience relative à l’étape de la validité des revendications déposées par la Première Nation de Waywayseecappo et par la Première Nation Gamblers, respectivement (SCT-4001-12 et SCT-4001-13, ensemble, les « revendications »). La Couronne soutient que les rapports ne sont ni pertinents relativement aux questions en litige ni nécessaires pour aider le Tribunal à statuer sur les revendications. Les Premières Nations défenderesses dans la présente demande (« Waywayseecappo » et « Gamblers », ensemble, les « revendicatrices ») s’opposent à la demande au motif que les documents sont pertinents et nécessaires.

[2]  Le Tribunal rend une décision dans le présent litige conformément à l’alinéa 13(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22 [LTRP], et à l’article 30 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 [Règles], lesquels prévoient respectivement ce qui suit :

Aux termes de la LTRP :

  13. (1) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses décisions, ainsi que pour toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives; il peut :

[…]

b) recevoir des éléments de preuve — notamment l’histoire orale — ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire, à moins que, selon le droit de la preuve, ils ne fassent l’objet d’une immunité devant les tribunaux judiciaires; 

Aux termes des Règles :

  30.   À moins d’être prévue par la Loi, le paragraphe 60(2) ou la partie 11, toute demande fait l’objet d’une autorisation du Tribunal avant d’être présentée.

II.  contexte de la revendication

[3]  Les revendications concernent la cession d’une partie de la réserve indienne 62 (« RI 62 »), maintenant appelée réserve de Lizard Point nº 62, et la création subséquente de la réserve indienne 63 (« RI 63 ») dans les années 1880 dans l’Ouest du Manitoba, près de la ville actuelle de Russell.

[4]  La RI 62 était et est toujours constituée de terres de réserve appartenant à la Première Nation de Waywayseecappo. Elle a été mise de côté en 1877, après que Waywayseecappo eut adhéré au Traité nº 4, et elle comptait alors près de 72 milles carrés. Une partie de la RI 62 a été cédée à la Couronne en 1881 et la RI 63 a été créée en 1883. Un groupe de familles, qui résidaient à l’origine sur la RI 62, ont occupé la RI 63 pendant quelques années et étaient dirigées par le « Gambler ».

[5]  Les revendicatrices ont donné des versions différentes des événements. Dans sa revendication, Waywayseecappo soutient qu’en 1879, la Couronne a vendu, par erreur, une partie de la RI 62 à un homme nommé Joseph Sharman (« Sharman »). En 1880, Sharman s’est vu offrir la possibilité de choisir d’autres terres. Il a alors choisi des terres de grande valeur, ce qui a poussé la Couronne à demander, en 1881, la cession des terres de la RI 62 qu’elle avait vendues à Sharman. Waywayseecappo affirme que cette cession contrevenait aux dispositions de l’Acte relatif aux Sauvages, SC 1880, ch 28 [Acte relatif aux Sauvages de 1880], relatives aux cessions, plus particulièrement qu’elle ne respectait pas les exigences quant au quorum d’une assemblée de cession ni l’obligation d’obtenir le consentement de tous les membres admissibles de la bande. Waywayseecappo affirme que cette cession était donc illégale, en ce qu’elle contrevenait non seulement à l’Acte relatif aux Sauvages de 1880, mais aussi au Traité nº 4 et aux obligations fiduciaires de la Couronne qui en résultent, et fonde ainsi la revendication sur les alinéas 14(1)b) et d) de la LTRP.

[6]  Dans sa revendication, Gamblers soutient que la cession faisait suite aux demandes formulées par le « Gambler » et à une entente conclue entre ce dernier, Waywayseecappo et la Couronne dans le but d’échanger une partie de la RI 62, dont le « Gambler » n’était pas satisfait, contre une nouvelle réserve pour lui et ses partisans. Selon cette version, la responsabilité de la Couronne découle de la création de la RI 63. Gamblers affirme que la Couronne a manqué à son obligation fiduciaire et a contrevenu à l’entente conclue avec elle en mettant de côté des terres qui étaient insuffisantes, tant sur le plan de la qualité que de la quantité — c. à d. que la superficie des terres constituant la RI 63 était moindre que celle des terres de la RI 62 qui avaient été cédées, et que la qualité des terres ne permettait pas de subvenir aux besoins de la collectivité. Sa revendication est fondée sur les alinéas 14(1)a) et c) de la LTRP.

[7]  Waywayseecappo conteste l’argument selon lequel Gamblers était une bande distincte au moment de la création de la RI 63. Elle soutient que la RI 62 et la RI 63 ont été établies à l’usage et au profit de Waywayseecappo. Gamblers est d’avis que la RI 63 a été créée pour elle, en tant que bande distincte. Le Canada estime que la cession a eu lieu au profit de Waywayseecappo, dont l’intérêt dans la RI 62 était reconnu, et que la bande du « Gambler » n’était pas une bande distincte à l’époque.

[8]  Pour sa part, la Couronne nie les allégations de responsabilité, soutenant que la cession de la RI 62 était légale et valide, qu’elle n’avait conclu aucune entente avec Gamblers et qu’elle n’avait aucune obligation envers elle en ce qui concerne la RI 63.

[9]  Par une ordonnance sur consentement datée du 4 décembre 2013, le Tribunal a ordonné que ces deux revendications soient entendues ensemble et [traduction] « tranchées en même temps dans une seule décision ou dans des décisions concurrentes du Tribunal ».

III.  documents visés par la demande d’admission

[10]  La Couronne s’oppose à l’admission d’un rapport et d’un témoignage d’expert présentés par chacune des revendicatrices : Dorothy A. Lockhart, de Lockhart & Associates, pour Waywayseecappo, et Tara J. Smock, de Joan Holmes & Associates Inc., pour Gamblers. La Couronne soutient que ni l’un ni l’autre de ces rapports n’est pertinent ou nécessaire. Aucune des revendicatrices ne s’oppose à l’admission du rapport d’expert de l’autre.

A.  Le rapport Lockhart

[11]  Le rapport de Dorothy A. Lockhart est intitulé [traduction] « Étude axée sur la population de la bande de Waywayseecappo en 1880 et en 1881 » (1880 and 1881 Waywayseecappo Band Population Study) (« rapport Lockhart »). Son objectif consiste à [traduction] « identifier les membres de la bande de Waywayseecappo au moment de [la cession de 1881] et ceux qui étaient alors en âge de voter ». Pour ce faire et après avoir exposé son objectif et sa méthode, Dorothy A. Lockhart s’intéresse, à la section C, aux caractéristiques des membres inscrits sur les listes des bénéficiaires d’annuités établies par Waywayseecappo pour les années 1880 et 1881, des membres inscrits sur la liste des membres ayant voté à ladite assemblée de cession et des absents. Elle y présente des données concernant l’âge de ces personnes, les membres de leur famille et l’endroit où elles ont reçu leurs paiements d’annuités prévues par traité jusqu’en 1893. Les renseignements sont tirés directement des listes de paye, des données de recensement et des « fiches généalogiques ».

[12]  L’article 37 de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880 exigeait entre autres, comme conditions à une cession, qu’une assemblée ou un conseil soit convoqué précisément dans le but de voter sur la cession, et que la majorité des hommes ayant atteint l’âge de 21 ans qui résident « sur la réserve en question ou près de cette réserve » et qui ont un « intérêt » consentent à la cession. Voici le libellé de cet article :

  37.  Nulle cession ou abandon d’une réserve ou d’une partie de réserve à l’usage d’une bande, ou de tout Sauvage individuel ne sera valide ou obligatoire s’il n’est fait aux conditions suivantes : –

  1. La cession ou abandon sera ratifié par la majorité des hommes de la bande qui auront atteint l’âge de vingt et un ans révolus, à une assemblée ou conseil convoqué à cette fin conformément aux usages de la bande, et tenu en présence du Surintendant-Général, ou d’un officier régulièrement autorisé par le Gouverneur en conseil ou le Surintendant-Général à y assister; mais nul Sauvage ne pourra voter ou assister à ce conseil s’il ne réside habituellement sur la réserve en question ou près de cette réserve, et s’il n’y a un intérêt :

  2. Le fait que la cession ou abandon a été consenti par la bande à ce conseil ou assemblée devra être attesté sous serment devant un juge d’une cour supérieure, cour de comté ou de district, ou devant un magistrat stipendiaire, par le Surintendant-Général ou par l’officier autorisé par lui à assister à ce conseil ou assemblée, et par l’un des chefs ou principaux ayants-droit de vote qui y aura assisté; et après que le dit fait aura été ainsi certifié, le consentement sera soumis au Gouverneur en conseil, pour qu’il l’accepte ou le refuse.

[13]  Dans la section D de son rapport, Dorothy A. Lockhart constate qu’au moins 72 hommes avaient atteint l’âge de voter sur la cession de la RI 62 en 1881 (à la page 23). Elle indique la bande d’appartenance des membres inscrits sur la liste des votants, ce qui permet de savoir qu’il y avait sept hommes de Waywayseecappo, cinq hommes et deux garçons de Gamblers et que les autres étaient des partisans des bandes de Rattlesnake et de Rolling River. Dans certains cas, elle établit l’âge des individus en 1881 à partir de recensements, de renseignements généalogiques ou d’autres renseignements tirés de documents postérieurs. À la page 25 du rapport, elle indique clairement qu’elle ne traite pas de la question de savoir qui résidait « sur la réserve en question ou près de cette réserve » ou qui avait « un intérêt », bien qu’elle fasse certaines remarques au sujet de l’endroit où un fort pourcentage de membres des bandes de Waywayseecappo et Gamblers était établi à la fin de décembre 1881 (à la page 26) :

[traduction]

Il convient également de noter que cette bande comptait encore principalement sur la chasse pour assurer sa survie durant les années en question. Bien qu’il n’ait pas été possible de trouver des statistiques pour 1880 (ou avant), les rapports parlementaires pour l’année se terminant le 31 décembre 1881 indiquent que, parmi les deux cent vingt personnes inscrites comme membres de la bande de Waywayseecappo cette année-là, le 31 décembre 1881, cent quatre-vingt-dix chassaient au mont Riding (90,5 %), que la bande Gambler avait une population de cent quarante membres et que quatre-vingt-dix d’entre eux chassaient au mont Riding (64,3 %), et que la bande Mosquito (Sakimay) comptait cent trente membres et que cinquante-cinq d’entre eux chassaient dans la région de Fort Walsh (43,3 %). Les statistiques pour les années suivantes révèlent que le nombre de membres partis chasser en date du 31 décembre était légèrement en baisse, mais qu’un fort pourcentage de la population était encore absent à ce moment-là.

  Si ces hommes chassaient surtout l’hiver, il faut se demander pendant combien de temps ils avaient l’habitude de partir chasser. Si une assemblée a été convoquée en 1881 pour discuter des rumeurs entendues sur la réserve, y a-t-il des absents qui se seraient présentés s’ils avaient su qu’un vote sur la cession d’une partie de la réserve devait avoir lieu? [Renvois omis]

[14]  Le rapport résume également des documents historiques portant sur les circonstances ayant donné lieu à l’assemblée et sur ce qui s’est passé lors de cette assemblée. Il ne présente aucune analyse de ces documents ni aucun renseignement additionnel à leur propos.

[15]  Comme seulement 23 hommes étaient inscrits sur la liste des présences à l’assemblée de cession, le rapport Lockhart conclut, à la section E, que la liste des membres présents à l’assemblée de cession de 1881 [traduction] « ne sembl[ait] pas être une liste complète des membres ayant le droit de voter ».

[16]  La dernière section, la section F, est intitulée [traduction] « Aperçus des listes de paye » et indique, sous forme de tableaux, les diverses bandes d’appartenance pour les années de 1880 et 1881. On y présente d’abord la liste de paye des membres de Waywayseecappo pour 1880, puis on fait état de documents où ces individus étaient mentionnés en 1881. Les tableaux montrent qu’en 1881, les membres de Waywayseecappo étaient beaucoup moins nombreux du fait qu’ils étaient alors répartis entre les bandes suivantes : Waywayseecappo, Gamblers, Mosquito, Sakimay et South Quill/Rolling River.

1.  Positions des parties

[17]  La Couronne soutient que le rapport Lockhart n’est pertinent que pour déterminer si l’assemblée de cession de la RI 62 respectait les exigences de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880 quant au quorum. La Couronne affirme que cette question n’est plus en litige puisqu’elle a récemment déclaré ce qui suit :

[traduction] La preuve disponible ne démontre pas que la cession de 1881 de la réserve indienne 62 respectait toutes les exigences du paragraphe 37(1) de l’Acte relatif aux Sauvages, S.C. 1880, plus précisément celles relatives à la présence d’une majorité d’hommes de la bande ayant atteint l’âge de vingt et un ans révolus à l’assemblée de cession et au vote tenu en présence du Surintendant-Général ou d’un officier dûment autorisé. [Mémoire des faits et du droit de la Couronne (« mémoire de la Couronne »), au paragraphe 20]

[18]  Lors de sa plaidoirie, la Couronne a précisé que, malgré sa déclaration, elle ne reconnaît pas la validité de la revendication de Waywayseecappo et qu’elle continuera de prétendre que la cession était légale et valide. Cependant, comme elle a déclaré qu’il n’existe aucune preuve selon laquelle le quorum a été atteint, les faits étayant la présence ou l’absence de quorum (c. à d. les données présentées dans le rapport Lockhart) ne sont plus pertinents ni nécessaires. Par conséquent, le Tribunal n’a plus à se prononcer sur ce point; il n’aurait de toute façon pas besoin d’un rapport d’expert puisqu’il n’est pas nécessaire que les documents historiques soient analysés ou présentés par un expert. Les avocats devraient être en mesure de dresser un portrait de la situation, au besoin, en renvoyant aux documents mentionnés dans le rapport Lockhart. De plus, selon la Couronne, le rapport Lockhart ne tire aucune inférence, sauf peut-être en ce qui concerne le quorum (ce qui n’est pas pertinent compte tenu de la déclaration) et n’aidera pas le Tribunal à trancher les questions dont il est saisi. À l’appui de son argument, la Couronne cite la dernière phrase de la section du rapport intitulée Résumé, à la page 28 :

[traduction] Il revient aux avocats de déterminer combien de membres étaient tenus d’assister à l’assemblée pour que la cession soit légale, et si la majorité d’entre eux ont voté en faveur de cette proposition.

[19]  La Couronne soutient que le rapport Lockhart ne peut être admis en preuve si l’on applique l’analyse du coût et des bénéfices élaborée dans l’arrêt R c Mohan, [1994] 2 RCS 9, 114 DLR (4th) 419 [Mohan]. L’utilisation en preuve de ce rapport aurait pour effet d’élargir considérablement la portée de l’analyse, des observations et du traitement des questions par les parties et le Tribunal. Le Canada devrait alors retenir les services d’un expert pour examiner le rapport et possiblement rédiger un rapport en réponse. D’autres questions risquent aussi de se poser en ce qui concerne les compétences de l’expert et la nécessité d’un contre-interrogatoire. Cette perte d’énergie, de temps et d’argent pourrait être évitée par la constitution et l’utilisation judicieuses d’un recueil conjoint de documents, d’un exposé conjoint des faits et des observations des avocats avec renvois à la preuve historique maintenant disponible. Les coûts associés à l’admission du rapport en preuve seraient donc élevés, puisque les parties devaient examiner l’intégralité du rapport, ce qui représente des frais et des délais.

[20]  La revendicatrice Waywayseecappo reconnaît que le rapport a été [traduction] « principalement commandé » dans le but de déterminer si les exigences de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880 ont été respectées lors de la cession de la RI 62 (mémoire des faits et du droit de Waywayseecappo (« mémoire de Waywayseecappo »), au paragraphe 2). Cependant, même si l’objet principal du rapport n’est plus en litige, Waywayseecappo soutient que les renseignements qu’il contient sont pertinents et nécessaires puisqu’ils établissent le contexte de la relation entre les collectivités de Waywayseecappo, de Gamblers et d’autres et servent de fondement à l’analyse de cette relation. Waywayseecappo affirme que, comme la Couronne n’a pas encore présenté son argumentation sur la légalité de la cession, elle devrait pouvoir utiliser les renseignements contenus dans le rapport au moment où cette argumentation sera présentée. Enfin, Waywayseecappo soutient que les documents cités dans le rapport — lesquels ne sont pas discursifs, mais plutôt composés de listes et de tableaux — ne sont pas explicites et nécessitent l’interprétation d’un expert. Waywayseecappo décrit aussi le rapport comme [traduction] « une opinion sur les membres historiques pertinents de [Waywayseecappo] et de ses collectivités sœurs, y compris la bande Gamblers » et soutient qu’il « contient des renseignements sur la façon dont le statut de membre était utilisé par » le Canada en ce qui concerne ces collectivités (mémoire de Waywayseecappo, aux paragraphes 13, 23). Autrement dit, il contient des renseignements utiles sur la relation entre les revendicatrices à l’époque, bien que Mme Lockhart n’ait encore donné aucune interprétation ou opinion en ce qui concerne cette relation.

[21]  Bien que Gamblers ne se soit pas opposée à l’admission du rapport Lockhart, elle a fait une observation intéressante. Si le Tribunal arrive à la conclusion que Gamblers n’était pas une bande distincte de Waywayseecappo, la question de l’inclusion des membres votants admissibles de Gamblers sera nécessairement soulevée dans le cadre de celle du quorum nécessaire à la cession. Les deux rapports d’expert traitent des histoires distinctes des deux bandes, quoiqu’ils les abordent sous un angle différent et qu’ils soient fondés sur des sources différentes. Il faut aussi établir une distinction entre les données relatives aux collectivités sœurs, y compris les bandes Sakimay, South Quill/Rolling River et Rattlesnake, et celles relatives à Waywayseecappo et Gamblers pour se concentrer sur ces deux dernières. Cela requiert l’aide d’un expert qui présentera et interprétera les données sous-jacentes.

B.  Le rapport Holmes

[22]  Le rapport de Joan Holmes est intitulé [traduction] « Rapport sur les cessions de terres faites en 1892 et en 1898 dans la réserve indienne Gambler nº 63 » (Report on the 1892 and 1898 Surrenders of Land in Gambler Indian Reserve No. 63) (« rapport Holmes »). Malgré son titre, le rapport donne un exposé détaillé des interactions du gouvernement avec le « Gambler », ses partisans et leurs descendants, ainsi que des déplacements de ces derniers, le tout sur plus d’un siècle, de la négociation du Traité nº 4 en 1874 jusqu’à la création des RI 62 et 63 dans les années 1880, en passant par les diverses cessions de la RI 63, y compris l’administration de ces terres et des fonds des Indiens. Il offre aussi un exposé détaillé des circonstances ayant mené à la création et à la cession de la RI 63, montre comment le gouvernement considérait et administrait Gamblers et, dans une certaine mesure, Waywayseecappo, et retrace indirectement les déplacements du « Gambler » et de ses premiers partisans. Pour ce faire, l’auteure du rapport a regroupé des documents écrits provenant surtout des archives gouvernementales de manière à présenter un exposé clair où les documents relatent les faits.

[23]  Le rapport Holmes porte aussi sur la cession en litige en l’espèce, reproduisant le texte de l’acte de cession où il est indiqué que dix [traduction] « […] conseillers de la bande indienne de Silver Creek, résidents de notre réserve située à Silver Creek, dans la province du Manitoba, dans le Dominion du Canada, agissant au nom de tous les membres de notre bande en conseil plénier » avaient signé le document. À ce rapport étaient joints environ 500 documents et environ 30 cartes.

1.  Positions des parties

[24]  La Couronne soutient que, dans la mesure où il porte sur des événements étrangers à la cession de la RI 62 et à la création de la RI 63, le rapport est très peu pertinent. Selon elle, la question à trancher à l’étape de la validité est celle de savoir ce qui s’est passé, au sens juridique, relativement à la bande de Waywayseecappo et à la bande Gamblers au moment où la RI 62 a été cédée et la RI 63, créée. La Couronne soutient donc que la période suivant la création de la RI 63 ne saurait être déterminante dans le cadre de l’analyse juridique requise pour statuer ses revendications et ne saurait non plus influer sur cette analyse. Puisqu’il porte essentiellement sur des événements survenus longtemps après cette période, le rapport Holmes est en grande partie sans pertinence au regard des questions dont le Tribunal est saisi ou de la réparation sollicitée. Pour la même raison, ce qui s’est passé avec la RI 63 dans les années qui ont suivi sa création ne permet pas de déterminer s’il y avait une bande au moment de la cession et si c’est à cette bande que la réserve devait être attribuée.

[25]  La Couronne soutient également que le rapport Holmes n’est pas nécessaire puisqu’il ne fait que reprendre le dossier historique sans fournir de précisions ni de contexte. Dans sa plaidoirie, la Couronne le décrit comme une représentation intentionnellement non analytique des documents historiques d’archives. Elle affirme que c’est ce que reconnaît l’affidavit joint au rapport lorsqu’il décrit ce dernier comme une présentation de renseignements factuels, [traduction] « rédigé dans un langage neutre et composé de nombreuses citations tirées des documents historiques, laissant ainsi les documents parler d’eux-mêmes » (italiques ajoutés). La Couronne affirme que l’auteure n’émet aucune opinion et ne tire aucune inférence dans son rapport et que, par conséquent, elle ne fournit aucune précision ni aucun contexte pour aider le Tribunal à comprendre les documents d’archives auxquels elle renvoie. Ces documents sont toujours à la disposition des parties et du Tribunal. Ils peuvent être versés au recueil conjoint des documents afin que les avocats puissent les utiliser pour relater la version de leur client et aider le Tribunal. Les avocats peuvent exposer les faits tout aussi bien que l’auteure du rapport.

[26]  Enfin, la Couronne fait valoir que l’incidence qu’a sur le déroulement du procès le fait d’avoir à examiner un rapport de 166 pages l’emporte sur la valeur probante du rapport. Elle soutient que l’admission du rapport Holmes aurait pour effet d’élargir considérablement la portée de l’analyse, des observations et du traitement des questions par les parties et le Tribunal. Le Canada devrait alors probablement retenir les services d’un expert pour effectuer d’autres recherches et rédiger un rapport en réponse. Waywayseecappo pourrait aussi avoir besoin de retenir les services d’un expert pour produire une réplique. Les compétences des experts pourraient être contestées. Il serait alors nécessaire d’interroger et de contre-interroger les témoins experts, ce qui aurait pour effet de rallonger et de compliquer le processus d’audience en plus d’entraîner des dépenses additionnelles. En revanche, les documents sous-jacents au rapport Holmes sont disponibles et il n’est pas nécessaire qu’un expert les présente ou les interprète. Ils peuvent être versés au recueil conjoint des documents. Le Tribunal n’a pas besoin de l’aide d’un expert pour comprendre les faits qui sont clairement exposés dans ces documents.

[27]  Gamblers soutient que l’existence, à l’époque et depuis lors, de la Première Nation Gamblers en tant que bande et la création de la RI 63 au profit de cette bande font l’objet du présent litige, et que le rapport portant sur l’historique de Gamblers en tant que bande, ainsi que sur son passé et sa relation avec Waywayseecappo est clairement pertinent en l’espèce. Gamblers cite certains passages de la déclaration de revendication de Waywayseecappo selon lesquels Gamblers faisait partie de la bande de Waywayseecappo et que la RI 63 appartient à Waywayseecappo, et attire notre attention sur la question nº 4 de l’exposé conjoint des questions en litige — Étape de la validité —, à savoir pour quelle bande [traduction] « la [RI 63] a-t-elle était arpentée et mise de côté? ».

[28]  En ce qui concerne la nécessité du rapport, Gamblers soutient que le rapport est le fruit d’une recherche et d’une analyse, ainsi que d’une interprétation et d’une évaluation de documents d’archives, le tout fait par une personne ayant une vaste expérience et une grande connaissance des méthodes de recherche et des pratiques exemplaires applicables à la recherche sur les revendications, ainsi qu’une certaine connaissance des politiques gouvernementales relatives au respect de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880 dans les cas de cession. Il est nécessaire qu’un expert puisse analyser les documents historiques afin d’en relever les incohérences et établir un cadre contextuel. C’est grâce à son expérience et à son expertise que l’experte a pu présenter le dossier historique d’une manière qui laisse les documents « parler d’eux-mêmes ».

[29]  Gamblers a aussi souligné la façon dont l’experte a assemblé des documents apparemment incohérents pour éviter toute confusion et concilier ces différences apparentes. Il fallait pour cela les connaissances et la compétence d’un expert bien au fait des processus, des politiques et de l’histoire du gouvernement fédéral. En fait, l’experte exprime ce faisant une opinion.

[30]  Enfin, Gamblers fait valoir qu’au lieu de rallonger le processus décisionnel, l’admission en preuve du rapport Holmes le raccourcirait probablement, vu que les documents sous-jacents et la preuve seraient introduits de manière organisée et holistique. S’il revenait aux avocats de présenter la preuve, le processus consistant à produire des documents en vue de leur admission, à établir leur pertinence et à évaluer leur importance, un document à la fois, prolongerait considérablement la durée de l’audience sur la validité et en accroîtrait la complexité.

IV.  le droit

[31]  Les parties ne contestent pas les principes et critères juridiques à appliquer. Pour cette raison, ceux-ci seront exposés de façon sommaire.

[32]  Le critère applicable à l’admissibilité d’une preuve d’expert est énoncé dans les arrêts Mohan et R c Sekhon, 2014 CSC 15, [2014] 1 RCS 272 : la preuve doit être pertinente et nécessaire, elle ne doit pas être sujette à une règle d’exclusion et elle doit être présentée par un expert suffisamment qualifié. La Couronne a limité son argument aux éléments du critère que sont la pertinence et la nécessité, se réservant le droit de contester les qualifications des deux expertes si leurs rapports sont admis. Ni l’une ni l’autre des parties n’a indiqué qu’il existait une règle d’exclusion en l’espèce et je suis aussi de cet avis.

[33]  La pertinence est une condition préalable à l’admission d’une preuve d’expert. La pertinence logique (si la preuve est « à ce point liée au fait concerné qu’elle tend à l’établir ») rend la preuve admissible à première vue. Il faut ensuite procéder à une analyse du coût et des bénéfices de l’admission (Mohan, aux pages 20 et 21).

[34]  En ce qui concerne la nécessité, le rapport d’expert doit fournir « des renseignements qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury » (Mohan, à la page 23, citant le juge Dickson, plus tard Juge en chef, dans R c Abbey, [1982] 2 RCS 24 [Abbey], à la page 42); Bande Beardy’s et Okemasis nos 96 et 97 c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 6 [Beardy’s], au paragraphe 24). L’objet de la preuve d’expert est généralement de nature technique et il est « tel qu’il est peu probable que des personnes ordinaires puissent former un jugement juste à cet égard sans l’assistance de personnes possédant des connaissances spéciales » (Mohan, à la page 23, citant Kelliher (Village of) c Smith, [1931] RCS 672, à la page 684). Le rôle d’un expert est de fournir « au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler » (Mohan, à la page 23, citant Abbey, à la page 42) (italiques ajoutés). Dans l’affaire Beardy’s, le Tribunal a conclu qu’un « exposé de l’histoire politique et législative » qui offre un contexte historique dépassait son expérience en tant que juge des faits, et il a admis certains passages d’un rapport pour cette raison (au paragraphe 25).

[35]  Gamblers demande au Tribunal d’appliquer l’arrêt Mohan, mais aussi d’appliquer le principe énoncé par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l’arrêt R c Corbett, [1988] 1 RCS 670, 41 CCC (3d) 385, à la page 797, cité par la Cour fédérale du Canada dans le jugement Bande de Sawridge c R, 2005 CF 1501, [2006] 1 CNLR 385, au paragraphe 48, selon lequel lorsqu’il est question d’apprécier la preuve, il vaut mieux pécher par inclusion et admissibilité que par exclusion, à moins qu’il n’existe une raison très claire de politique générale ou de droit qui commande l’exclusion. Gamblers soutient qu’il n’y a aucune raison claire de politique ou de droit en l’espèce.

V.  analyse juridique et conclusion

A.  Le rapport Lockhart

[36]  En ce qui concerne l’inadmissibilité du rapport Lockhart, l’argument principal de la Couronne se rattache à sa déclaration récente sur l’exigence relative au quorum en cas de cession. La déclaration est très soigneusement formulée, à tel point qu’il est difficile de comprendre exactement ce sur quoi elle porte et quelle en est la conséquence. On a longuement débattu cette question à l’audience de la demande. En fin de compte, la Couronne a affirmé qu’elle voulait que le litige ne porte plus sur la question de savoir si la cession respectait les dispositions de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880. Cependant, il ressort du libellé même de la déclaration que la Couronne reconnaît simplement qu’il n’y a aucune preuve selon laquelle la cession respectait ces dispositions. La Couronne est aussi d’avis que l’absence d’une telle preuve n’a pas pour effet d’invalider la cession. En fait, toujours selon le libellé de la déclaration, la Couronne concède qu’elle ne peut pas confirmer que les exigences techniques du quorum nécessaire en matière de cession ont été respectées. Il n’y a aucun élément de preuve, dans un sens comme dans l’autre, mais cela ne signifie pas nécessairement que la cession était invalide, illégale ou irrégulière.

[37]  Cependant, il semble évident que Waywayseecappo est d’avis qu’il existe une preuve selon laquelle le processus de quorum n’était pas approprié et que cette preuve peut prendre la forme du rapport Lockhart, qui permet d’établir que c’est loin d’être la majorité des hommes de la bande ayant atteint l’âge de 21 ans qui étaient présents à l’assemblée de cession pour participer au vote. Il y a une grande différence entre une absence de preuve et une preuve positive qui, si elle est admise, peut prouver ce qu’elle tend à prouver. En l’absence de preuve, les faits en cause peuvent s’être produits, ou pas. Cependant, avec le rapport Lockhart, Waywayseecappo espère établir de façon positive que les exigences n’ont pas été respectées.

[38]  C’est à la partie qui avance que la cession était fondamentalement invalide en raison des lacunes soulevées qu’incombe le fardeau de la preuve. Par conséquent, Waywayseecappo doit faire la preuve de ce qu’elle avance. Selon moi, affirmer qu’il existe une preuve des lacunes est bien différent d’affirmer qu’il n’y a aucune preuve, dans un sens comme dans l’autre. C’est là le fondement même du litige. Je ne vois aucune raison pour laquelle Waywayseecappo ne devrait pas pouvoir présenter la preuve à l’appui de sa position. Elle a formulé une allégation pertinente au regard de la question en litige. Elle a le droit de prouver ce qu’elle avance si elle le peut. Le rapport Lockhart semble présenter des renseignements directement liés à la question de savoir s’il y avait quorum ou s’il y a pu avoir quorum et, par conséquent, il est pertinent.

[39]  L’experte n’exprime pas une opinion ni ne fait d’autres remarques directes à propos du respect des exigences de l’article 37 de l’Acte relatif aux Sauvages de 1880. La Couronne soutient que le rapport comporte des lacunes et que les renseignements qu’il contient pourraient être présentés par les avocats, de sorte qu’il revêt peu d’intérêt pour le Tribunal. Je ne suis pas de cet avis.

[40]  Tout d’abord, la question de l’effet d’une absence de quorum à une assemblée de cession est une question juridique sur laquelle je ne m’attendrais pas à ce qu’un archiviste se prononce. En affirmant qu’il revenait aux avocats de vérifier quel était le quorum et s’il avait été atteint, Mme Lockhart semblait consciente de la distinction. Le rôle de cette experte consistait à présenter des renseignements fondés sur des recherches afin que les avocats puissent établir le lien nécessaire entre ces renseignements et l’exigence légale. Cette approche est tout à fait appropriée.

[41]  Après avoir examiné le rapport, je conclus également qu’il est fondé sur des sources d’information qui dépassent largement l’expérience d’un juge du Tribunal. Le Tribunal aura besoin d’aide pour comprendre les diverses sources consultées, leur fiabilité, la nature des renseignements tirés de ces sources et leur capacité à corroborer ou à rassembler suffisamment de données fiables. Le rapport traite des différences dans l’épellation des noms et des différentes dates de naissance. Il en ressort aussi clairement que l’interprétation des diverses sources présente certaines difficultés et qu’elle peut nécessiter l’aide d’une personne d’expérience ayant des connaissances sur ces sources et sur la façon dont elles ont été assemblées et utilisées.

[42]  Je ne vois pas comment les avocats pourraient présenter les renseignements contenus dans ce rapport. Dans de nombreux cas, les renseignements ont été compilés à partir de divers tableaux, rapports, listes et autres documents. Si les avocats devaient présenter chacun de ces documents pour ensuite en tirer des renseignements, je ne vois pas comment ils pourraient être plus efficaces qu’un expert qui a une bonne compréhension pratique des sources en question et qui est habitué de s’en servir. En outre, si les avocats présentaient ces renseignements, ils offriraient en fait un témoignage, car la Couronne ne reconnaît pas l’exactitude ou la fiabilité des renseignements et s’oppose à ce qu’ils soient présentés sous forme de rapport. Les avocats ne sont pas autorisés à témoigner et à plaider leur cause en même temps. Je ne vois pas non plus comment les avocats pourraient répondre aux questions que pourrait avoir le Tribunal à propos des diverses sources, le cas échéant. On ne peut s’attendre à ce que les avocats possèdent l’expertise nécessaire pour ce faire et les avocats de la partie adverse pourraient alors très bien s’opposer à ce qu’ils le fassent.

[43]  Pour ces raisons, j’estime que Waywayseecappo peut prétendre qu’il existe une preuve fiable selon laquelle les exigences relatives au quorum n’ont pas été respectées (au lieu d’accepter qu’il n’existe aucune preuve dans un sens comme dans l’autre). À première vue, il semble raisonnable de le faire en établissant la composition de la bande au moment pertinent et en comparant cette liste avec la liste des présences à l’assemblée de cession. De ce point de vue, j’arrive à la conclusion que le rapport est pertinent et nécessaire.

[44]  Il ne fait aucun doute que si le rapport Lockhart est admis en preuve à l’audience relative à l’étape de la validité, il faudra du temps pour établir les compétences de l’experte et définir son domaine d’expertise. Si elle est qualifiée, l’experte aura besoin de temps pour expliquer le fondement, l’importance et la fiabilité de sa recherche. L’experte tire clairement certaines conclusions (c. à d. des opinions) sur le nombre de membres qui composait la bande de Waywayseecappo au moment de la cession, et sur leur âge. Elle s’est même prononcée sur l’emplacement géographique d’une grande partie de la bande à ce moment-là. Les avocats utiliseront de toute évidence ces renseignements pour présenter des observations sur la question de savoir si une majorité de la bande était présente compte tenu des autres renseignements provenant de l’assemblée de cession. Le contre-interrogatoire nécessitera du temps et la Couronne et Gamblers devront peut-être même effectuer leurs propres recherches pour s’assurer de l’exactitude du rapport Lockhart, ou y répondre. Cela participe toutefois de la nature du litige, surtout lorsqu’il met en jeu une indemnité importante pour la revendicatrice. Nul n’a affirmé que l’allégation selon laquelle le quorum n’a pas été atteint était inappropriée, que le rapport était frivole ou que les renseignements sur lesquels il repose étaient en quelque sorte inappropriés ou insuffisants compte tenu de l’objectif recherché par son auteure.

[45]  Du point de vue du coût et des bénéfices, je ne suis pas convaincu qu’il existe une meilleure façon de présenter et d’interpréter les documents sous-jacents au rapport. J’estime qu’il s’agit de renseignements spécialisés tirés de sources inconnues du Tribunal. Trouver, analyser et présenter ces documents nécessitaient une grande expertise. Il ne suffit pas de désigner les tableaux, les listes, les rapports et les autres sources pour que les avocats puissent facilement présenter et analyser le rapport, même si ces derniers sont en mesure de le faire, ce qui, selon moi, n’est ni avantageux ni approprié.

[46]  Le rapport présente une analyse non seulement de la bande de Waywayseecappo, mais aussi des autres bandes mentionnées, y compris Gamblers. Il est possible que les données brutes sous-jacentes au rapport permettent aussi de recueillir des renseignements sur la relation entre ces groupes. À ce stade-ci, le rapport n’offre aucune opinion à cet égard. Quoi qu’il en soit, Waywayseecappo ou les autres parties auraient à élaborer, à produire et à présenter une opinion explicite si elles voulaient aller dans cette direction. Nous n’en sommes pas là; par conséquent, je ne tire aucune conclusion à cet égard.

B.  Le rapport Holmes

[47]  Compte tenu du point de vue de la Couronne dans la présente procédure, sa position sur l’admissibilité du rapport Holmes est, à bien des égards, compréhensible et raisonnable. Habituellement, lorsque le litige est entre une Première Nation revendicatrice et la Couronne, les « faits » sont tirés des documents d’archives versés au recueil conjoint des documents et sont résumés, dans la mesure du possible, dans un exposé conjoint des faits. Bien que les documents soient généralement rassemblés et produits par un archiviste expert, qui donne parfois des conseils concernant leur interprétation à leur destinataire, il n’est habituellement pas nécessaire que l’expert présente ou commente les documents. Les avocats sont en mesure de cerner les points de désaccord et d’extrapoler des observations à partir du tronc commun de documents qui appuient leur position. Autrement, ils peuvent s’entendre sur une version des faits étayée dans l’ensemble par tous les documents produits et la présenter dans un exposé conjoint des faits.

[48]  Cependant, ce n’est pas ce qui se passe en l’espèce. La situation se complique du fait qu’il y a deux Premières Nations revendicatrices et que leurs positions sont diamétralement opposées. En fait, chacune des trois parties est en désaccord important avec les autres, comme je l’ai déjà décrit. Fait plus important, les deux Premières Nations sont fondamentalement en désaccord en ce qui concerne l’objet sous-jacent et la nature de la cession. Waywayseecappo affirme que la Couronne avait une intention cachée en procédant à la cession, alors que Gamblers faisait partie de la bande de Waywayseecappo et qu’elle n’était pas une bande distincte. La Couronne semble être d’accord avec elle. En revanche, Gamblers soutient que la cession était, aux termes d’une entente conclue avec Waywayseecappo et la Couronne, un moyen d’obtenir une réserve pour sa propre bande et qu’elle était une bande distincte à l’époque.

[49]  Gamblers a commandé le rapport Holmes et elle entend le déposer à l’appui de sa position. Comme Gamblers affirme qu’elle avait un statut de bande distincte au moment où la RI 63 a été créée et que la cession de la RI 62 visait un objectif contraire à celui invoqué par Waywayseecappo et la Couronne, elle a le fardeau de prouver ses affirmations selon une norme de preuve civile. Il ne fait aucun doute que la RI 62 était détenue au profit de Waywayseecappo au moment de la cession. Cependant, Gamblers soutient que la cession visait, aux termes d’une entente, à établir une réserve pour sa propre bande.

[50]  Il est vrai que les avocats de Gamblers peuvent organiser, présenter et interpréter les documents sous-jacents au rapport en utilisant le rapport Holmes comme feuille de route, mais je conviens que ce n’est pas aussi simple. En effectuant sa recherche, l’experte a choisi, classé, analysé et interprété 500 documents et 30 cartes afin de raconter l’histoire de la collectivité Gamblers et de tracer l’historique des RI 62 et 63. C’est tout un exploit et c’est un exploit qui, j’en suis sûr, dépasse largement l’expérience du Tribunal ou des avocats. Le classement des documents et la mise en évidence de certaines parties requièrent de l’auteur une expertise particulière. Dans l’affaire Beardy’s (à la page 10), le Tribunal a conclu que les renseignements contenus dans un rapport d’expert, sous la forme d’un exposé de l’histoire politique et législative, dépassaient l’expérience et les connaissances d’un juge et étaient, par conséquent, admissibles comme preuve d’expert. À première vue, le rapport Holmes semble entrer dans cette catégorie.

[51]  La Couronne soutient principalement que le rapport traite d’événements survenus bien avant les événements entourant l’assemblée de cession de février 1881 et l’adoption des décrets subséquents qui ont approuvé la cession et créé la RI 63. En effet, la Couronne a estimé que 89 % du rapport porte sur des périodes et des dossiers documentaires historiques qui ne concernent pas les interactions entre Waywayseecappo, Gamblers et la Couronne au moment de la cession en cause. Comme 89 % du rapport ne porte pas sur la période critique et les événements entourant la cession, il n’est donc pas, à cet égard, pertinent pour les événements en cause et il n’est donc pas nécessaire pour l’examen du Tribunal. Les interactions survenues entre les revendicatrices dans les années qui ont précédé et suivi la période critique de la cession ne sont pas pertinentes.

[52]  Le litige tourne effectivement autour des événements et des interactions liés à la cession, mais il ne suffit pas de se demander si les exigences techniques et équitables de la cession ont été respectées. Comme je l’ai déjà indiqué, la question de savoir quel est l’objet de la cession est largement débattue, à savoir si elle a été faite au profit de Gamblers, si Gamblers était une bande distincte ou si elle faisait partie de Waywayseecappo. Je suis convaincu qu’un examen des collectivités revendicatrices et de l’administration de ces collectivités par le gouvernement fédéral au fil des années permettrait d’évaluer la compréhension qu’avait le gouvernement fédéral des terres en cause et de connaître ses intentions, en plus de savoir si les collectivités étaient des entités distinctes ou non.

[53]  Il serait aussi pertinent en l’espèce d’examiner les déplacements de Gamblers, ainsi que ses rapports avec la RI 63. Il est raisonnable d’examiner les déplacements effectués par Gamblers avant et après la cession afin de saisir le lien qui l’unissait à Waywayseecappo, et plus particulièrement, pour savoir si elle agissait comme une collectivité distincte reconnue par Waywayseecappo. Il pourrait être utile de s’intéresser à la nature et à la constance de ce lien dans les années précédant et suivant la cession pour en saisir les particularités, comprendre la façon dont les bandes se percevaient et résoudre ainsi la question du statut distinct. Ont-elles toujours agi comme si elles étaient des bandes distinctes ou ont-elles agi ainsi à partir d’un certain moment? De même, un regard sur la façon dont le gouvernement a administré les deux collectivités et les réserves, y compris ceux qui y résidaient, ceux qui étaient touchés par les cessions de certaines parties de la RI 63 et ceux qui recevaient le produit de la vente des parties de la RI 63, peut nous éclairer quant au statut de chacun des groupes et à l’objet de la cession de 1881 qui a donné lieu à la création de la RI 63.

[54]  Pour ces raisons, je conclus que le rapport Holmes, de par sa nature et son étendue, est pertinent afin de déterminer pourquoi la RI 63 a été créée. Le rapport peut revêtir une importance primordiale pour Gamblers qui doit s’acquitter du fardeau de la preuve sur les questions relatives au statut de la bande et à l’objet de la cession. Aucune autre méthode n’a été proposée et, comme l’a reconnu la Couronne dans sa déclaration susmentionnée, il y a des lacunes dans la preuve relative au processus de cession. Je suis donc convaincu que le rapport Holmes possède le degré de pertinence et de nécessité requis pour être admis en preuve à l’audience relative à l’étape de la validité des revendications.

[55]  La Couronne a aussi affirmé que le rapport ne satisfaisait pas à l’analyse du coût et des bénéfices élaborée dans l’arrêt Mohan, soutenant que l’experte elle-même a admis que le rapport était rédigé [traduction] « dans un langage neutre » et que les « documents […] parlaient d’eux-mêmes » et ne nécessitaient pas une analyse d’expert. Permettre à un expert de témoigner au sujet du rapport compliquerait la procédure, comme dans le cas du rapport Lockhart, et en accroîtrait le coût puisque les autres parties devraient alors retenir les services d’experts afin d’effectuer d’autres recherches et de préparer une réponse. Il serait suffisant, et plus efficace, de permettre aux avocats de présenter les documents mentionnés par l’experte et de s’y reporter pour appuyer la position de la revendicatrice.

[56]  Comme dans le cas du rapport Lockhart, je ne crois pas que les avocats pourraient présenter les faits exposés dans les documents sur lesquels est fondé le rapport Holmes de manière aussi efficace que l’auteure du rapport, qui connaît aussi davantage les politiques et les pratiques de conservation des documents que le gouvernement appliquait au cours de la période pertinente. Le fait que les avocats pourraient eux-mêmes se trouver dans une situation où ils devraient témoigner et se prononcer sur le rapport pose également problème.

[57]  Enfin, aucune des autres parties n’a accepté le « récit des faits » supposément raconté par le rapport Holmes et ses documents sous-jacents ni le fait que les documents choisis et l’ordre qui leur a été donné sont déterminants. À mon avis, le fait que l’auteure ait dit que le rapport était rédigé [traduction] « dans un langage neutre » confirme que le rôle de l’expert ne consiste pas à défendre une position. Dire qu’il faut permettre aux documents de [traduction] « parler d’eux-mêmes » est un renvoi à la façon dont l’auteure relate les faits. Après avoir lu le rapport, je conclus que la méthode de l’auteure consistait à relater des événements ou des circonstances et à renvoyer à une partie d’un document pour appuyer la proposition, la déclaration ou la conclusion qu’elle venait de formuler. L’auteure présente son propre point de vue sur le « récit des faits » et le justifie en renvoyant à un ou plusieurs documents. Elle ne fait pas que paraphraser les documents; elle présente une analyse approfondie qui, de par sa formulation, est une opinion.

[58]  Je crois donc que le rapport Holmes satisfait au critère du coût et des bénéfices. Il est possible que les autres parties aient à mener des recherches et à présenter des rapports en réplique (mais cela reste à voir). L’admission en preuve du rapport Holmes et la présentation de ce rapport par son auteure en tant que témoin expert à l’audience relative à l’étape de la validité (si elle est qualifiée) demanderont du temps. Cependant, c’est une façon juste de procéder si Gamblers se voit accorder le droit de prouver ses allégations relatives à l’objet de la cession et au statut de la bande. Je ne vois aucune autre solution.

[59]  Si, en fin de compte, le rapport et le témoignage de l’experte portent peu ou pas à conséquence, le Tribunal leur attribuera le poids approprié et pourra tenir compte de toute lacune importante au stade de l’adjudication des dépens. Pour ces motifs et à ce stade-ci de l’instance, je suis convaincu que le rapport Holmes satisfait aux critères de la pertinence, de la nécessité et du coût et des bénéfices.

VI.  ordonnance

[60]  En résumé, la Couronne est autorisée à présenter sa demande et les revendicatrices peuvent produire en preuve les rapports Lockhart et Holmes. La question de savoir si les auteures des rapports Lockhart et Holmes pourront témoigner devant le Tribunal, et sur quels sujets, dépendra de leurs compétences respectives en tant qu’expertes.

W.L. WHALEN

L’honorable W.L. Whalen

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20150629

Dossier : SCT-4001-12 et SCT-4001-13

OTTAWA (ONTARIO), le 29 juin 2015

En présence de l’honorable W.L. Whalen

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE WAYWAYSEECAPPO

Revendicatrice (Défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

ET ENTRE :  

PREMIÈRE NATION GAMBLERS

Revendicatrice (Défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX:

Avocats de la revendicatrice (défenderesse) PREMIÈRE NATION DE WAYWAYSEECAPPO

Représentée par Earl C. Stevenson et Norman Boudreau

Boudreau Law

ET AUX :

Avocats de la revendicatrice (défenderesse) PREMIÈRE NATION GAMBLERS

Représentée par Stephen Pillipow et Adam Touet

The W Law Group

ET À :

Avocat de l’intimée (demanderesse)

Représentée par Jeff Echols

Ministère de la Jusitce

 

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