Motifs de la demande

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Contenu de la décision

DOSSIER: SCT-7001-13

RÉFÉRENCE: 2014 TRPC 12

DATE: 20141212

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION HALALT

Revendicatrice (Demanderesse)

 

Jenny Biem, pour la revendicatrice (demanderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Défenderesse)

 

Naomi Wright et Deborah McIntosh, pour l’intimée (défenderesse)

 

 

ENTENDUE: Le 10 septembre 2014

MOTIFS sur la demande

L’honorable Harry Slade, président


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Arrêts mentionnés : Squamish Indian Band c Canadian Pacific Ltd, 2002 BCCA 478, 217 DLR (4th) 83; Squamish Indian Band c Canadian Pacific Ltd, 2003 BCCA 283, 226 DLR (4th) 681; Bande indienne d’Osoyoos c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2012 TRPC 3; Nation Tsleil-Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 11; Clarke c Clarke, [1990] 2 RCS 795, (1990) 73 DLR (4th) 1; Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29, 144 DLR (3d) 193; R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507; Manitoba Metis Federation c Canada, 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3; Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, 460 NR 185.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22, préambule, art 12, 13, 14, 16, 21, 34, 35.

Sommaire :

Droit autochtone – Revendications particulières – Loi sur le Tribunal des revendications particulières – Modification de la revendication – Compétence du Tribunal – Pouvoirs du Tribunal – Politique gouvernementale – Interprétation législative – Sens de « revendication » – Réconciliation – Rapidité – Caractère définitif

La présente revendication particulière découle de l’expropriation d’une partie des terres de réserve de la Première Nation Halalt à des fins ferroviaires. La Première Nation revendicatrice cherche à modifier sa déclaration de revendication afin d’ajouter l’allégation selon laquelle la Couronne intimée a manqué à son obligation de redonner le statut de terres de réserve à quelques-unes des terres expropriées après qu’elles aient été abandonnées par la compagnie ferroviaire. La Couronne s’oppose à cet ajout puisque le Tribunal serait alors saisi d’une revendication — modifiée — qui n’aurait pas été préalablement présentée au ministre des Affaires autochtones (le « ministre ») conformément à la Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement (la « Politique »). La revendication excède donc la compétence du Tribunal. 

La Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22 (la « LTRP ») est l’unique source des pouvoirs du Tribunal. En l’absence d’un pouvoir accordé par la loi, le gouvernement ne peut pas établir une politique qui limite la compétence du Tribunal ou l’exercice des pouvoirs que la loi confère au Tribunal. Aux termes de la LTRP, le Tribunal peut recevoir des éléments de preuve permettant de démontrer le fondement d’une allégation de fait. Ce pouvoir ne se limite pas à entendre seulement les allégations de fait initialement présentées au ministre en vertu de la Politique.

Selon les principes d’interprétation législative, les dispositions de la LTRP doivent être interprétées de façon holistique et harmonieuse. À titre de loi réparatrice intéressant les « les Indiens », la LTRP doit être interprétée de manière large et libérale, en gardant son objet à l’esprit et en y donnant effet. Les objectifs de la LTRP pertinents en l’espèce sont la rapidité et le caractère juste et définitif du règlement des revendications particulières dans le cadre de l’initiative de rapprochement. 

Compte tenu de ces principes, il faut donner au terme « revendication » un sens uniforme au paragraphe 16(1) et à l’alinéa 35a) de la LTRP, qui est celui de toutes les revendications qui découlent essentiellement des mêmes faits, que ceux sur lesquels repose la revendication présentée au ministre, en vertu de la Politique, et au Tribunal. La modification proposée s’attache à un aspect de l’allégation générale de manquement à l’obligation fiduciaire contenue dans la revendication et découle des mêmes faits. 

Arrêt : La modification proposée est acceptée.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. la revendication et le contexte de la demande  6

A. La demanderesse et la réparation sollicitée  6

B. Les motifs de la revendication  6

C. L’historique des procédures  7

II. position des parties  9

A. L’intimée (Couronne) sur la demande  9

B. L’intimée (Couronne) sur l’effet de l’aliéna 35a)  9

C. La demanderesse (Halalt) sur la demande  10

III. questions en litige  10

IV. question no 1 : la renvendication présentée à la dgrp en 1998 et les dispositions transitoires de la loi sur le tribunal des revendications particulières de 2008  11

A. La revendication présentée au ministre  11

B. La Politique sur les revendications particulières, 2009; transition conforme à la Loi sur le Tribunal des revendications particulières  13

V. analyse  14

A. La Politique : « aucun motif, aucune allégation ou preuve supplémentaire »  14

B. Les pouvoirs du ministre et le statut juridique de la Politique  16

C. Les pouvoirs du Tribunal  16

D. La conclusion sur la question no 1  18

E. Les allégations de fait : la compétence du Tribunal  18

VI. question no 2 : paragraphe 16(1), le mot « revendication »  18

A. Le mot « revendication » aux paragraphes 14(1) et 16(1)  18

B. Le mot « revendication » à l’alinéa 35a)  18

C. L’interprétation du mot « revendication »  19

D. La Loi sur le Tribunal des revendications particulières est réparatrice  20

E. Une interprétation large et libérale  21

F. Les objets de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières  21

1. Le rapprochement  21

2. Le rapprochement et les intérêts autochtones  21

3. Le rapprochement et le caractère définitif  23

G. L’analyse  23

H. La conclusion sur la question n° 2  24

VII. la revendication de halalt  24

A. Les motifs de la revendication telle qu’elle a été présentée au ministre  24

B. La nouvelle allégation de fait  25

VIII. décision  26

IX. nouvelle preuve  26


 

I.  la revendication et le contexte de la demande

A.  La demanderesse et la réparation sollicitée

[1]  La Première Nation Halalt (la « revendicatrice » ou la « demanderesse ») cherche à obtenir une ordonnance lui permettant de modifier la déclaration de revendication (la « déclaration »). Voici la modification proposée : 

[traduction] La présente revendication est également fondée sur le manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire d’obtenir les terres adjacentes à l’embranchement de Crofton et de les détenir en fiducie au nom de la Première Nation Halalt jusqu’à ce que l’embranchement de Crofton soit abandonné en 1987.

[2]  La Couronne (l’« intimée ») s’oppose à la demande puisque le Tribunal serait alors saisi d’une revendication — modifiée — qui n’aurait pas été préalablement présentée au ministre des Affaires autochtones (le « ministre ») en vertu de la Politique sur les revendications particulières et Guide sur le processus de règlement (la « Politique »). Elle prétend donc que le Tribunal n’a pas compétence pour statuer sur la revendication.

B.  Les motifs de la revendication

[3]  La revendication, telle qu’elle est énoncée dans la déclaration, est fondée sur des actions et des omissions commises par la Couronne relativement à l’expropriation de terres de réserve — en 1885 (la « ligne principale ») et en 1912 (l’« embranchement de Crofton ») — en vue de consentir un droit de passage pour la construction d’un chemin de fer. Il est allégué que les prises de terres ne respectaient pas les dispositions applicables de la [traduction] « loi relative à l’expropriation et étaient donc nulles ab initio », et que, si les prises étaient valides, l’indemnité accordée était inadéquate. La présente revendication repose donc sur les motifs prévus par la Politique et le par 14(1) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, ch 22 (la « LTRP ») :

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens — du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens, ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

d) la location ou la disposition, sans droit, par Sa Majesté, de terres d’une réserve;

e) l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral; […]  

C.  L’historique des procédures

[4]  La revendication a été présentée au ministre en octobre 1998 (la « revendication présentée à la DGRP en 1998 »). Après examen, la Direction générale des revendications particulières (la « DGRP ») a avisé la revendicatrice, le 29 juin 2011, de son acceptation de négocier le règlement de partie de la revendication. Le ministre était prêt à négocier, sous toute réserve, la question du caractère adéquat de l’indemnité accordée au moment des prises de possession de terres.

[5]  La revendicatrice a choisi de ne pas négocier seulement partie de la revendication. La déclaration a été déposée auprès du Tribunal le 6 mai 2013. La Couronne a déposé une réponse le 3 juillet 2013. 

[6]  L’audience consacrée à l’audition des témoins de la revendicatrice a débuté dans la communauté de cette dernière le 23 juin 2014.

[7]  Au cours de l’audience, l’avocate de la revendicatrice a voulu introduire des éléments de preuve selon lesquels la compagnie ferroviaire avait officiellement abandonné l’embranchement de Crofton en 1987 ou vers cette date. Les avocats de la Couronne s’y sont opposés au motif que ces éléments ne sont pas pertinents quant à la revendication, telle qu’elle a été énoncée dans la déclaration. On a procédé à un voir-dire, et l’audition des observations quant à l’admissibilité aura lieu à une date ultérieure.

[8]  Il existe des décisions selon lesquelles les terres prises aux fins d’un droit de passage doivent, une fois que la compagnie ferroviaire a cessé de les utiliser, être rétablies dans leur statut de terres de réserve : Squamish Indian Band c Canadian Pacific Ltd, 2002 BCCA 478, 217 DLR (4th) 83; Squamish Indian Band c Canadian Pacific Ltd, 2003 BCCA 283, 226 DLR (4th) 681; Bande indienne d’Osoyoos c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2012 TRPC 3. Si, dans le cadre de la revendication présentée à la DGRP en 1998, la responsabilité de la Couronne pour avoir omis de rétablir les terres dans leur statut de terres de réserve repose sur l’abandon des lignes ferroviaires, la preuve d’abandon serait pertinente.

[9]  Il convient de souligner que de nombreuses décisions confirmant les obligations de la Couronne à l’égard des droits de passage abandonnés sur des terres de réserve ont été rendues après que la revendicatrice eut déposé sa revendication auprès de la DGRP en 1998 et avant qu’on lui eût répondu en 2011. Durant cette période, la revendicatrice n’était pas représentée par un avocat. 

[10]  À titre de président du Tribunal, j’ai pris l’initiative,  certes inhabituelle, de soumettre aux avocats une question liée à l’admissibilité de la preuve d’abandon, soit celle de la possibilité, si la revendication est entendue telle qu’elle est actuellement formulée dans la déclaration, que toutes les revendications découlant de la prise de terres pour la ligne principale et l’embranchement de Crofton soient éteintes par application de l’alinéa 35a) de la LTRP. Cela pourrait viser toute revendication fondée sur l’omission de recouvrer les terres dès lors qu’elles ont cessé d’être utilisées à des fins ferroviaires.

[11]  Les avocats des deux parties ont reconnu l’importance de cette question pour la présente affaire.

[12]  La revendicatrice a obtenu l’autorisation de présenter une demande en vue d’obtenir une ordonnance visant à modifier la déclaration. Voici la modification proposée :

[traduction] La présente revendication est également fondée sur le manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire d’obtenir les terres adjacentes à l’embranchement de Crofton et de les détenir en fiducie au nom de la Première Nation Halalt jusqu’à ce que l’embranchement de Crofton soit abandonné en 1987.

[13]  Aucune modification n’a été demandée relativement à la prise des terres pour la ligne principale.

II.  position des parties

A.  L’intimée (Couronne) sur la demande

[14]  La Couronne affirme que la demanderesse ne peut pas avoir gain de cause en ce qui concerne la modification puisque : 

  1. Les faits et allégations soulevés dans la modification proposée ne figuraient pas dans la revendication déposée auprès du ministre en 1998;

  2. La modification proposée ne relève pas de la compétence du Tribunal en vertu du paragraphe 16(1) de la LTRP;

  3. L’alinéa 35a) de la LTRP ne saurait justifier l’élargissement de la compétence du Tribunal;

  4. Il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’accepter la modification proposée puisqu’elle nuirait à la Politique et priverait le ministre du droit d’examiner les revendications en première instance.

B.  L’intimée (Couronne) sur l’effet de l’aliéna 35a)

[15]  Dans leurs observations orales, les avocats ont affirmé que le caractère définitif des décisions qui découle de l’application de l’alinéa 35a), aurait, même si la modification était refusée, pour effet de faire obstacle au dépôt de la revendication soulevée par la modification proposée si l’affaire devait faire l’objet d’une décision sur le fond. L’alinéa 35a) dispose :

35. Lorsque le Tribunal rend une décision établissant qu’une revendication particulière est mal fondée ou accordant une indemnité pour une revendication particulière :

a) chaque partie intimée est libérée de toute responsabilité, à l’égard de la première nation revendicatrice et de chacun de ses membres, découlant essentiellement des mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée; […]

[16]  Avec une franchise admirable, les avocats ont affirmé que, dans toute instance faisant suite à la décision du Tribunal en l’espèce, la Couronne fera valoir que, par application de l’al 35a), toutes les revendications qui découleront des prises de possession de terres sont irrecevables puisque le fait que constituent ces prises de possession sera présenté en preuve dans toute revendication future fondée sur l’abandon ou la cessation de l’utilisation du chemin de fer traversant les terres de réserve de la revendicatrice.

[17]  Les avocats ont proposé un moyen de résoudre toutes les questions découlant des prises de possession de terres, à savoir ajourner sine die la revendication, telle qu’elle est formulée dans la déclaration et la présente demande :

  1. jusqu’à ce que la demanderesse ait présenté au ministre une nouvelle revendication fondée sur l’abandon de l’embranchement de Crofton en vertu de la Politique;

  2. par ailleurs, si la nouvelle revendication n’est pas acceptée aux fins de négociation, ou si elle est acceptée, mais qu’elle n’est toujours pas résolue après trois ans, jusqu’à ce que la revendication, y compris la modification proposée, soit entendue par le Tribunal.

C.  La demanderesse (Halalt) sur la demande

[18]  La demanderesse ne conteste pas, aux fins de la présente demande seulement, la position du Canada selon laquelle la modification proposée soulève une revendication fondée essentiellement sur les mêmes faits que ceux invoqués dans la déclaration. Bien au contraire, la demanderesse est du même avis. La demanderesse prétend donc que la modification proposée se rattache et apporte des précisions à la revendication fondée sur des motifs qui ont déjà été examinés et rejetés par le ministre.

[19]  La demanderesse prétend aussi que, suivant une interprétation correcte de la LTRP, le mot « revendication » au par 16(1) s’entend de toute revendication fondée sur un manquement à l’obligation fiduciaire découlant des prises de possession de terres à des fins ferroviaires, tel qu’il est indiqué dans la déclaration.

III.  questions en litige

[20]  Voici les questions en litige :

  1. Question n° 1 : La modification proposée a-t-elle pour effet d’introduire une revendication qui n’a pas été précédemment présentée au ministre du fait que le mot « revendication »au par 16(1) englobe seulement les allégations, les motifs et les éléments de preuve contenus dans les documents soumis au ministre dans le cadre du processus géré par la DGRP?

  2. Question n° 2 : Le mot « revendication »qui figure au par 16(1) englobe-t-il tous les motifs de responsabilité de la Couronne qui reposent essentiellement sur les mêmes faits?

IV.  question no 1 : la renvendication présentée à la dgrp en 1998 et les dispositions transitoires de la loi sur le tribunal des revendications particulières de 2008

A.  La revendication présentée au ministre

[21]  La revendication présentée à la DGRP en 1998 a été produite en preuve. Sous le titre [traduction] « Introduction », voici ce qui est indiqué :

[traduction] La Première Nation Halalt (la « Bande ») dépose la présente revendication, laquelle découle du défaut de Sa Majesté la Reine du chef du Canada (le « gouvernement fédéral ») de respecter ses obligations fiduciaires envers la Bande. Plus particulièrement, la Bande présente des revendications relativement aux terres de la réserve prises pour le chemin de fer d’E & N. La Bande prétend qu’en prenant les terres de réserve, Sa Majesté a agi sans compétence, sans respecter les lois impératives et sans verser d’indemnité adéquate.

[22]  La revendication présentée à la DGRP en 1998 expose le détail des prises de terre qui ont eu lieu en 1885 et en 1912, et fait état du décret fédéral C.P. 1963-1411, dont voici un extrait : 

[traduction] À ces causes, il plaît à Son Excellence le gouverneur en conseil, sur la recommandation du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et conformément aux dispositions de l’article 35 de l’Acte des Sauvages :

b. de consentir à l’exercice des pouvoirs légaux susmentionnés par la compagnie ferroviaire Esquimalt and Nanaimo relativement aux terres décrites à l’annexe « B » des présentes et d’autoriser l’émission des lettres patentes accordant lesdites terres à la compagnie en conséquence.

[23]  La revendication présentée à la DGRP en 1998 est fondée sur l’approbation par la Couronne de la prise des terres de réserve de la demanderesse aux fins du passage du chemin de fer.

[24]  Selon cette revendication, la Couronne a une [traduction] « obligation fiduciaire générale » envers la demanderesse relativement aux terres de réserve :

[traduciton]

47. Le gouvernement fédéral, ses ministres, mandataires et employés avaient, pendant la période pertinente, une obligation fiduciaire générale relativement à la direction et au contrôle des affaires de la Bande. La façon dont la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle gère les terres au nom des Indiens est régie par cette obligation fiduciaire. Un manquement à l’obligation fiduciaire donne ouverture à des réparations en common law et en equity. Guerin c. La Reine (1984), 13 D.L.R. (4th) 321 (C.S.C.)

[25]  Toujours selon la revendication présentée à la DGRP en 1998, les manquements suivants à l’obligation fiduciaire ont été commis, et sont des motifs relevant des al 14(1)b) et c) de la LTRP :

  • Le Canada a manqué à ses obligations fiduciaires et à son obligation de respecter rigoureusement les lois relatives à l’expropriation en 1885 et en 1912;

  • Les expropriations survenues en 1885 et 1912 sont nulles ab initio puisque le Canada n’a pas respecté les lois relatives à l’expropriation;

  • Le C.P. 1963-1411 est nul;

  • Le C.P. 1963-1411 constitue une fraude en equity et un manquement aux obligations fiduciaires de la Couronne envers Halalt;

  • Le Canada avait l’obligation de pallier le manquement à son obligation fiduciaire en 1945.

[26]  Dans la revendication présentée à la DGRP en 1998, la demanderesse sollicitait les réparations suivantes :

a. une fiducie constructoire sur toutes les terres prises;

b. des dommages-intérêts pour intrusion, négligence et manquement à l’obligation fiduciaire;

c. des dommages-intérêts pour effet préjudiciable;

d. toute autre réparation jugée appropriée.

[27]  La modification proposée ne s’appuie pas sur les obligations de la Couronne découlant d’une opération sans rapport avec les prises de terres. La demanderesse réclame, en soulevant un fait qui n’avait pas été explicitement invoqué dans la revendication présentée à la DGRP en 1998, à savoir l’abandon de l’embranchement de Crofton, l’application du droit relatif aux obligations fiduciaires de la Couronne. 

B.  La Politique sur les revendications particulières, 2009; transition conforme à la Loi sur le Tribunal des revendications particulières

[28]  La Couronne affirme que la preuve d’abandon ne peut pas être présentée au Tribunal puisque cela serait contraire à la Politique établie en 2009. Les dispositions transitoires de la Politique sur l’adoption de la LTRP prévoyaient un délai de trois ans au cours duquel le ministre pouvait, après l’entrée en vigueur de la LTRP en octobre 2008, examiner les revendications qui avaient été déposées avant l’entrée en vigueur de la LTRP, mais qui n’avaient pas encore été acceptées ou refusées aux fins de négociation. Ces revendications ne pouvaient pas, en vertu de la LTRP, être déposées auprès du Tribunal avant d’avoir été rejetées ou avant octobre 2011, selon celui de ces événements qui se produisait en premier.

[29]  Les revendications déjà déposées pouvaient être complétées par la suite, probablement parce que plusieurs d’entre elles étaient déposées auprès de la DGRP depuis longtemps, souvent depuis plus de dix ans. Cependant, la possibilité de présenter des éléments de preuve supplémentaires était assujettie à la condition suivante :

La revendication déposée auprès du ministre est la même dont peut être saisi le Tribunal en dernier ressort; par conséquent, aucun motif, aucune allégation ou preuve supplémentaire ne peut être accepté après que la Première Nation est avisée du dépôt de sa revendication auprès du ministre. [je souligne; la Politique]

[30]  Le 24 novembre 2008, le directeur général (le « DG ») de la DGRP a écrit à la demanderesse : 

[traduction] Afin que toutes les revendications déposées avant l’entrée en vigueur de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières soient conformes à la loi, la Première Nation Halalt disposera de six mois à compter de la date du présent avis pour fournir au ministre les documents, renseignements et arguments non fournis dans la revendication initiale. Nous voulons nous assurer que la Première Nation Halalt ait la possibilité de déposer une revendication aussi complète et détaillée que possible. Le dépôt de documents, renseignements ou arguments supplémentaires ne doit pas avoir pour effet de modifier les allégations exposées dans la revendication ou d’en ajouter. Les motifs, allégations et éléments de preuve supplémentaires seront considérés comme une nouvelle revendication et seront examinés à ce titre. [je souligne]

[31]  À moins d’avoir été rejetée, aucune revendication ne peut être déposée auprès du Tribunal avant que trois ans se soient écoulés depuis son dépôt auprès du ministre (LTRP, al 16(1)b)).

[32]  Par conséquent, tout élément versé en preuve par la revendicatrice en vue de compléter une revendication déjà déposée aurait pour effet de ramener celle-ci à la case départ à la DGRP et elle pourrait donc devoir attendre jusqu’à trois ans avant que sa revendication puisse être déposée auprès du Tribunal. La demanderesse n’a présenté aucun document supplémentaire. Le 13 juillet 2009, le DG a écrit ce qui suit :

[traduction] Dans une lettre datée du 24 novembre 2008, la Première Nation Halalt a été avisée que ces revendications avaient été déposées auprès du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, le 16 octobre 2009. Aussi dans cette lettre, la Première Nation Halalt s’est vue offrir la possibilité de présenter, dans les six mois suivants, des documents, renseignements et arguments supplémentaires à l’appui des trois revendications susmentionnées. Comme plus de six mois se sont écoulés et qu’aucun document, renseignement ou argument supplémentaire n’a été reçu, les revendications seront examinées telles qu’elles ont été déposées le 16 octobre 2008. Aucun document, renseignement ou argument supplémentaire ne peut être ajouté aux revendications sans qu’il ne faille reprendre toute l’étape de l’évaluation du processus des revendications particulières. Vous serez avisés de l’acceptation ou du refus de négocier le règlement des revendications. [je souligne]

V.  analyse

A.  La Politique : « aucun motif, aucune allégation ou preuve supplémentaire »

[33]  On peut se demander pourquoi la DGRP a créé une politique permettant le dépôt de renseignements supplémentaires dans le cadre d’une revendication déjà déposée. La réponse réside dans la relation entre le par 16(1) et l’al 16(2)a) de la LTRP.

[34]  Le paragraphe 16(1) de la LTRP est ainsi libellé :

16. (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si elle l’a préalablement déposée auprès du ministre […]

[35]  Le mot « revendication » qui se trouve au par 16(1) n’est pas défini dans la LTRP.

[36]  Le paragraphe 16(2) dispose :

(2) Pour l’application du paragraphe (1), le ministre

a) établit la norme minimale acceptable relativement au type de renseignements à fournir pour le dépôt des revendications, ainsi que des modalités acceptables de forme et de présentation de ceux-ci;

[37]  Le paragraphe 16(3) dispose :

(3) La revendication n’est déposée auprès du ministre que si elle lui est présentée en conformité avec la norme et les modalités établies en application de l’alinéa (2)a).

[38]  La « norme minimale » a été publiée après l’entrée en vigueur de la LTRP. Comme l’exige le paragraphe 16(3), elle énonce le « type de renseignements » à fournir pour qu’une revendication soit examinée par le ministre. Il semble que l’examen fait par le ministre des revendications déjà déposées visait à évaluer leur conformité avec la nouvelle norme minimale après avoir d’abord donné aux demandeurs la possibilité de présenter des documents supplémentaires.

[39]  Voici la norme minimale, telle qu’elle est expliquée sur la page Web de la DGRP :

Norme minimale — type d’information

1. Document sur la revendication

Le document doit comporter :

  une liste des allégations fondées sur un ou plusieurs des motifs établis dans la politique sur les revendications particulières concernant la validité de la revendication;

  des arguments juridiques à l’appui de chaque allégation;

  un exposé des faits à l’appui des allégations;

  un exposé expliquant qu’une compensation est réclamée;

  une liste des documents faisant autorité, avec renvois, notamment des traités, des lois, des précédents et des articles de revues juridiques, à l’appui des allégations (inutiles d’inclure des copies).

2. Rapport historique

Un rapport historique étayé de renvois aux documents d’appui doit préciser, de manière factuelle, les circonstances ayant mené à la formulation des allégations.

3. Documents d’appui

Il est également nécessaire de fournir une copie complète des documents essentiels et les extraits pertinents des documents secondaires sur lesquels on s’est appuyé pour formuler les allégations présentées dans le document sur la revendication et qu’on a cités dans le rapport historique.

[40]  La lettre datée du 13 juillet 2009 que le DG a envoyée à la demanderesse mettait fin à la possibilité de fournir des documents supplémentaires. La demanderesse avait clairement satisfait à la norme minimale puisque la revendication présentée à la DGRP en 1998 avait été acceptée en partie.

B.  Les pouvoirs du ministre et le statut juridique de la Politique

[41]  La DGRP peut, en tant que mandataire du ministre, établir des politiques internes qui régissent l’évaluation des revendications. Cependant, en l’absence d’une autorisation légale, ni la DGRP ni le ministre ne peuvent établir une politique qui limite la compétence du Tribunal ou l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi.

[42]  La Politique invoquée par l’intimée dans le cadre de la présente demande est distincte de la norme minimale que le ministre a le pouvoir, aux termes de la LTRP, d’établir. En l’espèce, la loi ne confère pas le pouvoir de limiter les éléments de preuve qui peuvent être présentés ou d’empêcher la présentation d’allégations de fait.

C.  Les pouvoirs du Tribunal

[43]  La LTRP est la source des pouvoirs du Tribunal.

[44]  La LTRP, dans sa version originale, prévoit un processus judiciaire traditionnel où le Tribunal a les attributs d’une cour de justice afin d’assurer l’indépendance décisionnelle, la transparence et l’équité procédurale. Le Tribunal est maître de sa procédure. Il peut décider du contenu des documents introductifs d’instance et de ceux fournis en réponse, et régir la présentation des éléments de preuve.

[45]  Le Tribunal peut, aux termes de l’art 12 de la LTRP, établir des règles de procédure pour régir ses activités :

12. (1) Un comité formé d’au plus six membres du Tribunal nommés par le président peut établir des règles d’application générale concernant l’accomplissement des travaux du Tribunal et la gestion de ses affaires internes ainsi que des règles de procédure pour régir ses activités, notamment en ce qui concerne : 

a) l’envoi d’avis;

b) la présentation de la position des parties à l’égard des questions dont il est saisi et des moyens de droit et de fait invoqués à l’appui de leur position;

c) l’assignation des témoins;

d) la production et la signification de documents;

e) la présentation des demandes;

f) les enquêtes préalables;

g) la collecte et la préservation des éléments de preuve avant le début des audiences;

h) la gestion des instances, y compris les conférences préparatoires et le recours à la médiation;

i) la présentation des éléments de preuve;

j) la fixation de délais;

k) les dépens. [je souligne]

[46]  Le Tribunal a des pouvoirs précis et les attributions d’une cour supérieure d’archives relativement à « l’exercice de sa compétence » : 

13. (1) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses décisions, ainsi que pour toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives; il peut :

a) trancher tout point de droit ou de fait dans les affaires relevant de sa compétence au titre de la présente loi;

b) recevoir des éléments de preuve — notamment l’histoire orale — ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire, à moins que, selon le droit de la preuve, ils ne fassent l’objet d’une immunité devant les tribunaux judiciaires;

c) tenir compte de la diversité culturelle dans l’élaboration et l’application de ses règles;

d) adjuger les dépens en conformité avec ses règles.

[47]  La Politique de 2009 ne peut pas avoir pour effet de priver le Tribunal de son pouvoir de recevoir des éléments de preuve pertinents quant à une allégation de fait. Elle ne peut pas non plus limiter les allégations de fait à celles énoncées dans une revendication présentée au ministre dans le cadre du processus de la DGRP. 

D.  La conclusion sur la question no 1

[48]  Aux termes de la Politique, la compétence du Tribunal ne se limite pas à l’examen des seuls motifs, allégations et éléments de preuve énoncés dans la revendication présentée à la DGRP en 1998.

E.  Les allégations de fait : la compétence du Tribunal

[49]  Il reste à savoir si le Tribunal a compétence pour se prononcer sur la validité d’une revendication lorsque le revendicateur allègue un fait non expressément allégué dans la revendication présentée au ministre. Cela dépend de l’interprétation que l’on donne du mot « revendication »  au par 16(1).

VI.  question no 2 : paragraphe 16(1), le mot « revendication »

A.  Le mot « revendication » aux paragraphes 14(1) et 16(1)

[50]  Le paragraphe 14(1) prévoit plusieurs faits sur le fondement desquels il est possible de déposer une revendication : 

14. (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant […]

[51]  Le paragraphe 16(1) dispose :

16. (1) La première nation ne peut saisir le Tribunal d’une revendication que si elle l’a préalablement déposée auprès du ministre [...]

B.  Le mot « revendication » à l’alinéa 35a)

[52]  À l’alinéa 35a), le mot « revendication » s’entend de toute revendication (c.-à-d. toute autre revendication) découlant essentiellement des mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée (c.-à-d. la revendication déposée aux termes du par 14(1)) :

35. Lorsque le Tribunal rend une décision établissant qu’une revendication particulière est mal fondée ou accordant une indemnité pour une revendication particulière :

a) chaque partie intimée est libérée de toute responsabilité, à l’égard de la première nation revendicatrice et de chacun de ses membres, découlant essentiellement des mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée;

C.  L’interprétation du mot « revendication »

[53]  La défenderesse prétend que l’interprétation du mot « revendication » au par 16(1) ne peut trouver appui dans les dispositions relatives au caractère définitif de l’al 35a) et englober toute revendication fondée sur essentiellement les mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication dont le Tribunal est saisi est fondée.

[54]  La demanderesse soutient que, selon les principes d’interprétation des lois, le par 16(1) doit être interprété dans le contexte de la LTRP dans son ensemble et en harmonie avec les autres dispositions de la LTRP et ses objectifs généraux. Il faut, selon elle, donner un sens uniforme au mot « revendication » employé au par 16(1) et à l’al 35a).

[55]  La logique de la position de la demanderesse est illustrée par les conséquences pratiques de la décision. Si la demanderesse ne peut pas modifier sa revendication, comme elle le demande, et que l’al 35a) est interprété indépendamment du par 16(1), la demanderesse pourrait bien être précluse de saisir, de façon distincte, le Tribunal de la question visée par la modification – résultat que la défenderesse a candidement dit qu’elle chercherait à obtenir.

[56]  Si, comme l’affirme la défenderesse, en raison d’une allégation soulevée par la revendicatrice devant le Tribunal, mais non devant le ministre, le Tribunal est privé de sa compétence, la perte de temps et d’argent associée à la présentation de la revendication serait contraire aux objets de la LTRP. Pour éviter une telle situation, la revendicatrice devrait faire le choix difficile soit de saisir le Tribunal de la revendication dans des conditions où les questions ayant trait à la conduite de la défenderesse, à la preuve pertinente et au droit applicable pourraient ne pas être exposées de manière complète, soit de risquer de ne pas pouvoir le faire plus tard.

[57]  Il convient de souligner que, dans le cadre du processus de la DGRP, la revendicatrice ne peut pas exiger la divulgation des documents qui ont été pris en compte aux fins de l’évaluation de la revendication par la DGRP, de l’examen historique ordonné par la DGRP ou de l’analyse juridique sur lesquels repose la recommandation faite au ministre d’accepter ou de rejeter la revendication. Si la revendication présentée au Tribunal contient toutes les revendications fondées sur essentiellement les mêmes faits, tous les renseignements dont disposait le décideur se trouvent dans le dossier.

[58]  La défenderesse soutient que si l’on autorise la modification demandée par la demanderesse, le ministre perdrait la possibilité de négocier le règlement de la revendication complétée par la nouvelle allégation. Or, ce n’est pas le cas puisque le ministre pourrait choisir de négocier un règlement alors que la revendication est pendante devant le Tribunal. Lors de la première conférence de gestion de l’instance, la demanderesse, en conformité avec les Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, a affirmé qu’elle était prête à entamer des négociations avec un médiateur. 

D.  La Loi sur le Tribunal des revendications particulières est réparatrice

[59]  Le contexte entourant l’adoption de la LTRP, et son préambule, révèlent le problème que la LTRP vise à résoudre.

[60]  Le processus de règlement des revendications particulières – y compris la partie du processus régie par la LTRP – est de nature réparatrice et vise à régler les griefs historiques déposés par les Premières Nations contre la Couronne. 

[61]  La LTRP visait à corriger ce processus déjà réparateur. Elle a créé le Tribunal dans le but de réduire les retards chroniques et ceux accumulés dans le règlement des revendications, en plus d’assurer un traitement équitable et impartial aux parties demanderesses et à la Couronne. La politique gouvernementale à l’origine de la LTRP, intitulée « La justice, enfin », reconnaissait explicitement ces objectifs : « Grâce [aux] interventions [du Tribunal], le processus sera plus juste, et le règlement des revendications, plus rapide. »

[62]  Le préambule de la LTRP reflète sa nature réparatrice, comme l’a souligné mon collègue le juge Whalen dans sa décision du 3 novembre 2014, Nation Tsleil-Waututh c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 11. Il reconnaît les objectifs de la Loi qui sont de contribuer au rapprochement et de favoriser le développement et l’autosuffisance des Premières Nations par le règlement des griefs historiques que sont les revendications particulières. Il renvoie aussi explicitement à la nécessité de statuer sur ces revendications « de façon équitable et dans les meilleurs délais », reconnaissant ainsi les délais excessifs qui ont, en partie, motivé l’adoption de la LTRP.

E.  Une interprétation large et libérale

[63]  Compte tenu de ses objectifs de nature clairement réparatrice, la LTRP doit être interprétée de manière large et libérale, en tenant compte de son objet et en y donnant effet (Clarke c Clarke [1990] 2 RCS 795, (1990) 73 DLR (4th) 1, par 10). La nature de la LTRP justifie également une telle interprétation puisqu’elle « vis[e] les Indiens » (Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29, p 36, 144 DLR (3d) 193).

F.  Les objets de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières

1.  Le rapprochement

[64]  La contestation par la Couronne de la modification proposée pour défaut de compétence exige l’examen des objectifs de la LTRP, comme le législateur les avait envisagés.

[65]  La LTRP est un instrument qui peut contribuer au rapprochement entre les Premières Nations et la Couronne advenant que les actes et omissions de cette dernière constituent une inexécution de ses « obligations légales » (LTRP, al 14(1)a) à c)). Le préambule dispose :

[...] qu’il est dans l’intérêt de tous les Canadiens que soient réglées les revendications particulières des Premières Nations;

que le règlement de ces revendications contribuera au rapprochement entre Sa Majesté et les Premières Nations et au développement et à l’autosuffisance de celles-ci;

qu’il convient de constituer un tribunal indépendant capable, compte tenu de la nature particulière de ces revendications, de statuer sur celles-ci de façon équitable et dans les meilleurs délais;  [je souligne]

2.  Le rapprochement et les intérêts autochtones

[66]  L’objectif législatif de rapprochement a été reconnu au niveau constitutionnel dans des décisions de la Cour suprême du Canada sur l’effet du par 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 :

[...] le par. 35(1) établit le cadre constitutionnel qui permet de reconnaître que les autochtones vivaient sur le territoire en sociétés distinctives, possédant leurs propres cultures, pratiques et traditions, et de concilier ce fait avec la souveraineté de Sa Majesté. Les droits substantiels visés par cette disposition doivent être définis à la lumière de cet objet. Les droits ancestraux reconnus et confirmés par le par. 35(1) doivent tendre à concilier la préexistence des sociétés autochtones et la souveraineté de Sa Majesté. (R c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507, par 31) [je souligne]

[67]  Les droits autochtones protégés par la Constitution ne sont pas les seuls droits autochtones aujourd’hui reconnus et protégés en droit. Le principe de l’honneur de la Couronne encadre de façon générale les normes à respecter lorsqu’il est question des droits des Premières Nations. Ces normes peuvent, dans certaines circonstances, être considérées comme des obligations fiduciaires susceptibles d’exécution judiciaire (Manitoba Metis Federation c Canada, 2013 CSC 14, [2013] 1 RCS 623; Première Nation de Kitselas c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2013 TRPC 1; Bande indienne de Williams Lake c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2014 TRPC 3). Ces obligations peuvent être fondées sur la Constitution (Canada c Première Nation de Kitselas, 2014 CAF 150, 460 NR 185, par 34 [Kitselas]).

[68]  Les droits visés au par 35(1) tirent leur origine du contact avec les Européens, de l’affirmation de la souveraineté d’un État étranger (titre) et de la conclusion de traités. Parmi les autres droits reconnus, on trouve ceux qui découlent de la création et de l’administration des réserves et des autres biens.

[69]  Les droits de la Première Nation se reflètent dans les motifs que la Première Nation peut invoquer lorsqu’elle présente sa revendication au Tribunal. Comme je l’ai déjà indiqué, les motifs sont fondés sur le par 14(1) de la LTRP, qui dispose : 

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les Indiens ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens —  du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’agent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

[70]  Le Tribunal a recours au droit des fiducies dans la mesure où il s’applique aux droits des Premières Nations : 

Les instances de contrôle judiciaire usent parfois de retenue envers certaines instances de droit administratif, même lorsque celles-ci interprètent les règles juridiques qu’appliquent les tribunaux. Par exemple, l’arbitre du travail qui interprète, aux fins d’exécution d’une convention collective, le droit général de la préclusion pour question déjà tranchée a droit à la retenue judiciaire (Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59 [2011] 3 R.C.S. 616). La Cour suprême du Canada a affirmé au paragraphe 54 de l’arrêt Dunsmuir que la déférence peut « s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé ». Mais dans la présente espèce, comme je le disais plus haut, le Tribunal des revendications particulières doit appliquer le même droit des fiducies que celui appliqué par les tribunaux, sans faire une évaluation spécialisée ou y ajouter des considérations de principe. [je souligne; Kitselas, par 31]

3.  Le rapprochement et le caractère définitif

[71]  Le caractère définitif des décisions est l’un des objets de la LTRP. Les décisions du Tribunal ne peuvent pas être portées en appel. Le paragraphe 34(1) prévoit qu’elles sont seulement susceptibles de contrôle judiciaire. Selon le par 34(2), les décisions sont « définitives et ont l’autorité de la chose jugée […] dans tout recours pris devant une autre juridiction et découlant essentiellement des mêmes faits ». Une fois que le Tribunal a rendu une décision, l’al 35a) prévoit que chaque partie intimée est libérée « de toute responsabilité […] découlant essentiellement des mêmes faits que sur lesquels la revendication est fondée ». Si une indemnité est accordée par le Tribunal en raison d’une disposition illégale de terres, l’art 21 prévoit que « [...] tous [l]es droits et intérêts [du revendicateur sur ces terres] sont abandonnés ».

[72]  Les dispositions de la LTRP qui sont relatives au « caractère définitif » favorisent le rapprochement et sont, par conséquent, dans l’intérêt de tous les Canadiens.

G.  L’analyse

[73]  Il serait contraire à l’objectif de rapidité des règlements de soumettre à nouveau la revendication au processus de la DGRP en raison d’une nouvelle allégation liée au fondement de la revendication, en l’occurrence les prises de terres à des fins ferroviaires.

[74]  De même, ce serait contraire à l’objectif de règlement équitable. La demanderesse devrait revenir à un processus auquel elle a déjà pris part il y a plus de dix ans, relativement à la même parcelle de terre. Les difficultés inhérentes à ce processus sont bien connues et hautement médiatisées. Il serait injuste d’imposer à la demanderesse le fardeau de prendre part au processus de la DGRP une seconde fois, d’autant plus qu’il existe maintenant une nouvelle façon d’arriver à un règlement.

[75]  De plus, l’objectif du caractère définitif des décisions ne serait pas atteint. Il faut que la preuve relative aux actes et aux omissions de la Couronne, de la Première Nation et peut-être d’autres parties, puisse être pleinement exposée pour éviter la présentation future de revendications fondées sur essentiellement les mêmes faits. Par exemple, si le Tribunal n’a pas été saisi de la question des conséquences juridiques de l’abandon du chemin de fer dans le cadre de la présente affaire, cette question pourra faire l’objet d’une revendication distincte fondée sur les prises de 1885 et de 1912.

[76]  En résumé, en plus de violer les principes d’interprétation des lois, la position de la Couronne est contraire à l’initiative de rapprochement.

H.  La conclusion sur la question n° 2

[77]  Le mot « revendication » au par 16(1) s’entend de toutes les revendications fondées essentiellement sur les mêmes faits que ceux sur lesquels la revendication est fondée, tel qu’elle a été présentée au ministre en vertu de la Politique et au Tribunal en vertu de la LTRP.

VII.  la revendication de halalt

A.  Les motifs de la revendication telle qu’elle a été présentée au ministre

[78]  La revendication est fondée sur la prise des terres de réserve de la Première Nation Halalt à des fins ferroviaires. La Première Nation allègue que les prises de terres étaient illégales puisqu’elles ne respectaient pas les lois applicables. Elle allègue de façon générale qu’il y a eu manquement à l’obligation fiduciaire. Ce manquement est décrit de façon plus particulière, comme le défaut de verser une indemnité adéquate. Par conséquent, la revendication relève des motifs prévus par la Politique et les al 14(1)b), c) et e) de la LTRP :

14. (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

[…]

b) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la Loi sur les ou de tout autre texte législatif — relatif aux Indiens ou aux terres réservées pour les Indiens —  du Canada ou d’une colonie de la Grande-Bretagne dont au moins une portion fait maintenant partie du Canada;

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’agent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

[...]

e) l’absence de compensation adéquate pour la prise ou l’endommagement, en vertu d’un pouvoir légal, de terres d’une réserve par Sa Majesté ou un organisme fédéral;

[79]  À première vue, l’article 15 ne s’applique pas. Le paragraphe 16(1) dispose que le Tribunal ne peut être saisi d’une revendication « que si [la première nation] l’a préalablement déposée auprès du ministre […] ». Comme le mot « revendication » s’entend de toutes les revendications fondées sur essentiellement les mêmes faits, la présente revendication a été déposée auprès du ministre et a été rejetée.

[80]  Il appert de la modification proposée qu’il y aurait eu un autre manquement à l’obligation fiduciaire, lequel est inextricablement lié au motif sur lequel repose la revendication préalablement déposée auprès du ministre, à savoir les prises de terres pour la ligne principale et l’embranchement de Crofton.

B.  La nouvelle allégation de fait

[81]  Voici la modification proposée :

[traduction] La présente revendication est également fondée sur le manquement de la Couronne à son obligation fiduciaire d’obtenir les terres adjacentes à l’embranchement de Crofton et de les détenir en fiducie au nom de la Première Nation Halalt jusqu’à ce que l’embranchement de Crofton soit abandonné en 1987.

[82]  Elle vient préciser l’allégation générale contenue dans la revendication selon laquelle il y a eu manquement à l’obligation fiduciaire. La Couronne ne prétend pas que le fait d’autoriser la modification nuira à sa défense.

VIII.  décision

[83]  La modification proposée et les modifications demandées non contestées sont acceptées.

[84]  L’intimée a l’autorisation de déposer une réponse modifiée.

IX.  nouvelle preuve

[85]  Dans le cadre du processus du Tribunal, les parties doivent fournir certains actes de procédure, plus particulièrement la revendicatrice doit déposer une déclaration de revendication et l’intimée, une réponse. Tout comme devant les tribunaux, ce sont les faits qui sont allégués, et non les éléments de preuve. Les parties peuvent présenter des éléments de preuve à l’audition de la revendication pour établir les faits allégués, tels que modifiés.

HARRY SLADE

L’honorable Harry Slade, président

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20141212

Dossier : SCT-7001-13

OTTAWA (ONTARIO), le 12 décembre 2014

En présence de l’honorable Harry Slade

ENTRE :

PREMIÈRE NATION HALALT

Revendicatrice (Demanderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Défenderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À :

Avocate de la revendicatrice (demanderesse) PREMIÈRE NATION HALALT

Représentée par  Jenny Biem

ET AUX :

Avocates de l’intimée (défenderesse)

Représentée par Naomi Wright et Deborah McIntish

 

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