Motifs de la demande

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Contenu de la décision

DOSSIER: SCT-5001-13

RÉFÉRENCE: 2016 TRPC 1

DATE: 20160118

TRADUCTION OFFICIELLE

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

PREMIÈRE NATION DE KAWACATOOSE, PREMIÈRE NATION DE PASQUA, PREMIÈRE NATION DE PIAPOT, PREMIÈRE NATION DE MUSCOWPETUNG, PREMIÈRE NATION DE GEORGE GORDON, PREMIÈRE NATION DE MUSKOWEKWAN ET PREMIÈRE NATION DE DAY STAR

Revendicatrices (Défenderesses)

 

David Knoll, pour les revendicatrices (défenderesses)

– et –

PREMIÈRE NATION DE STAR BLANKET

Revendicatrice

 

Aaron B. Starr, pour la revendicatrice

– et –

 

 

PREMIÈRE NATION LITTLE BLACK BEAR

Revendicatrice

 

Ryan Lake et Aaron Christoff, pour la revendicatrice

– et –

 

 

PREMIÈRE NATION DAKOTA DE STANDING BUFFALO

Revendicatrice (Demanderesse)

 

Mervin C. Phillips et Leane Phillips, pour la revendicatrice (demanderesse)

– et –

 

 

PREMIÈRE NATION DE PEEPEEKISIS

Revendicatrice (Défenderesse)

 

T.J. Waller, c.r., pour la revendicatrice (défenderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Défenderesse)

 

Lauri M. Miller et Donna Harris, pour l’intimée (défenderesse)

 

 

Audience tenu le 19 octobre 2015

MOTIFS sur la demande

L’honorable W.L. Whalen

LE TRIBUNAL EST SAISI D’UNE DEMANDE DE LA PREMIÈRE NATION DAKOTA DE STANDING BUFFALO visant à faire admettre certains documents et transcriptions en preuve lors de l’audience relative à l’étape de la validité de la revendication.


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

Tsilhqot’in Nation c British Columbia, 2004 BCSC 148, 24 BCLR (4th) 296; Mitchell c MNR, 2001 CSC 33, [2001] 1 RCS 911; R c Truscott, [2006] OJ nº 4171 (CA), 213 CCC (3d) 183; Première nation de Doig River et Premières nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 2; R c Arp, [1998] ACS nº 82, [1998] 3 RCS 339; R c Hawkins, [1996] 3 RCS 1043, 141 DLR (4th) 193; R c Khan, [1990] 2 RCS 531; R c Starr, [2000] 2 RCS 144; Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, 153 DLR (4th) 193.

Lois et règlements cités :

Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22, art 13, 14, 15, 22.

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, r 30.

Loi des sauvages, SRC 1906, c 81, art 49.

Doctrine cité :

David M Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 6e éd. (Toronto, Irwin Law Inc, 2011).

TABLE DES MATIÈRES

I. INTRODUCTION  5

II. CONTEXTE  6

A. Revendications  6

B. Autres procédures  8

III. documents visés par la demande  8

A. Correspondance  9

1. Positions des parties  10

B. Transcriptions des aînés  12

1. Positions des parties  15

IV. droit  17

A. Pertinence  18

B. Exceptions au ouï-dire  19

V. analyse juridique et conclusion  24

A. Correspondance  24

B. Transcriptions des aînés  27

VI. ordonnance  30

Annexe  35


 

I.  INTRODUCTION

[1]  Une des onze revendicatrices en l’espèce, la Première Nation dakota de Standing Buffalo (« Standing Buffalo »), dépose une demande — ainsi que la demande d’autorisation nécessaire — visant à faire admettre deux séries de documents en preuve lors de l’audience relative à l’étape de la validité de la revendication. La première série de documents (la « correspondance ») comprend cinq lettres qui ont été échangées entre la Couronne intimée et la demanderesse. La Couronne intimée s’oppose à l’admission de ces lettres en invoquant l’absence de pertinence et le privilège lié aux négociations en vue d’un règlement. La deuxième série de documents (les « transcriptions des aînés ») comprend trois extraits des transcriptions des témoignages livrés par des aînés devant l’Office national de l’énergie en 2007, ainsi qu’une carte. La Couronne intimée et plusieurs des autres revendicatrices (Première Nation de Kawacatoose et al et Première Nation de Peepeekisis) s’opposent à l’admission des transcriptions des aînés pour des raisons de pertinence. La Couronne intimée soutient également que ces transcriptions sont des éléments de preuve présentés dans une instance antérieure et que, par conséquent, elles ne satisfont pas au critère d’admissibilité établi. Standing Buffalo affirme que tous les documents sont pertinents et qu’ils respectent toutes les autres conditions d’admissibilité.

[2]  Le Tribunal statuera sur la demande conformément à l’alinéa 13(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22 [LTRP], et à la règle 30 des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 [Règles], lesquels prévoient respectivement ce qui suit :

Aux termes de la LTRP :

  13. (1) Le Tribunal a, pour la comparution, la prestation de serment et l’interrogatoire des témoins, la production et l’examen des pièces, l’exécution de ses décisions, ainsi que pour toutes autres questions liées à l’exercice de sa compétence, les attributions d’une cour supérieure d’archives; il peut :

[…]

b) recevoir des éléments de preuve — notamment l’histoire orale — ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire, à moins que, selon le droit de la preuve, ils ne fassent l’objet d’une immunité devant les tribunaux judiciaires;

Aux termes des Règles : 

  30.   À moins d’être prévue par la Loi, le paragraphe 60(2) ou la partie 11, toute demande fait l’objet d’une autorisation du Tribunal avant d’être présentée. 

[3]  Vu la tenue de la présente audience, il est évident que l’autorisation requise par la règle 30 des Règles est accordée.

II.  CONTEXTE

A.  Revendications

[4]  Les revendications concernent la cession et l’aliénation de la réserve indienne Last Mountain 80A (« RI 80A »), située dans la vallée de la Qu’Appelle, en Saskatchewan.

[5]  La RI 80A s’étendait sur 1408 acres au sud du lac Last Mountain, qui se trouve au nord-ouest de la ville actuelle de Regina. Elle avait été officiellement mise de côté à titre de réserve par décret en 1889 et n’était décrite qu’en termes généraux, soit comme un [traduction] « poste de pêche à l’usage des sauvages de Touchwood Hills et de la vallée de la Qu’Appelle ». Il n’était pas indiqué quelles Premières Nations étaient visées par les termes « sauvages de Touchwood Hills et de la vallée de la Qu’Appelle » et lesquelles avaient un intérêt dans la RI 80A. Ce n’est donc pas clair. Voilà donc une question préliminaire à trancher dans le cadre des présentes revendications.

[6]  Au cours des années 1910, la RI 80A est devenue de plus en plus convoitée et était utilisée par la population non autochtone de la région, et en 1918, le gouvernement fédéral a accepté une cession des terres. La légalité de la cession a été contestée pour plusieurs raisons, notamment le non-respect de la Loi des sauvages, SRC 1906, c 81, art 49 [Loi des sauvages], le manquement de la Couronne à ses obligations de fiduciaire (pour diverses raisons) et, en ce qui concerne les revendicatrices signataires du Traité nº 4, le non-respect des conditions du Traité. Plusieurs des revendicatrices affirment que la cession était illégale puisque ce ne sont pas toutes les parties ayant un intérêt dans la réserve qui avaient donné leur consentement. D’ailleurs, divers faits invoqués dans leur déclaration de revendication respective se rapportent à la question de savoir qui parmi les Premières Nations avaient un intérêt dans la RI 80A et qui n’en avaient pas.

[7]  Après avoir accepté la cession, la Couronne a fait différents usages des terres. Au fil du temps, elle a vendu des lots et loué des parcelles à diverses fins, notamment pour le pâturage, pour les besoins d’un cercle sportif et pour l’usage du gouvernement local. Les revendicatrices soutiennent que les locations violaient les conditions de la cession, suivant lesquelles la Couronne devait vendre les terres. Elles prétendent également que la Couronne a manqué à son obligation de fiduciaire à plusieurs reprises après la cession de la RI 80A, notamment en autorisant la construction d’une route sur la réserve sans avoir obtenu leur consentement ou sans leur avoir versé une indemnité, en permettant à des squatteurs et à des campeurs de pénétrer sur les terres, en ne faisant rien pour empêcher que l’on y prenne du gravier et de l’eau, et en acceptant des conditions de location inappropriées. Somme toute, les revendications sont fondées sur les alinéas 14(1)b), c), d) et e) de la LTRP.

[8]  Pour sa part, la demanderesse, Standing Buffalo, soutient qu’elle a été indûment écartée de la cession et qu’elle n’a rien touché du produit en résultant, de sorte que la cession est illégale en vertu de la Loi des sauvages et qu’elle constitue un manquement à ce qu’elle appelle son [traduction] « alliance » avec la Couronne. Les documents qu’elle cherche à faire admettre en preuve seraient des éléments de preuve tendant à démontrer l’existence de cette alliance, que Standing Buffalo décrit dans sa déclaration de revendication comme étant une [traduction] « relation spéciale » qui « impose à la Couronne de plus grandes obligations que celles qu’elle a habituellement à l’égard des peuples autochtones, compte tenu du fait que les obligations qu’a la Couronne envers un peuple autochtone sont fondées sur la nature spécifique de leur relation » (déclaration de revendication de Standing Buffalo, au para 18).

[9]  La Couronne nie toutes les allégations de responsabilité et affirme avoir respecté ses obligations légales en ce qui concerne la cession et l’aliénation de la RI 80A.

[10]  Le 11 mai 2015, sur consentement des parties, le Tribunal a ordonné que l’audition des revendications se fasse en deux étapes distinctes, l’une axée sur leur validité, et l’autre, advenant que la validité soit établie, sur l’indemnité exigible, le cas échéant. L’étape de la validité de la revendication sera divisée en sous-étapes, dont une préliminaire portant sur la qualité pour agir et visant à déterminer qui a un intérêt dans la RI 80A et qui a, par conséquent, le droit de comparaître à l’audience sur la validité. Une fois cette sous-étape terminée, l’étape de la validité pourra débuter et le Tribunal pourra déterminer si les revendications sont valides.

B.  Autres procédures

[11]  Les revendications ont d’abord été déposées auprès du ministre des Affaires indiennes en 2008 en tant que revendications particulières dans le cadre du processus de négociation du gouvernement, et ce, par sept des revendicatrices initiales, à l’exclusion de Standing Buffalo. Le ministre a décidé de négocier le règlement d’une partie des revendications et a invité Standing Buffalo à participer aux négociations. La Couronne intimée affirme que l’invitation avait été lancée à Standing Buffalo « sous toutes réserves » (réplique de l’intimée à la déclaration de revendication de Standing Buffalo, au para 5). Par contre, Standing Buffalo soutient que le Canada l’avait invitée à participer aux négociations parce qu’il reconnaissait qu’elle possédait un intérêt dans la RI 80A (déclaration de revendication de Standing Buffalo, au para 8). Quoi qu’il en soit, Standing Buffalo n’a pas saisi le ministre d’une revendication particulière et les revendicatrices initiales ont déposé une déclaration de revendication auprès du Tribunal, le 20 juin 2013 (réplique de l’intimée à la déclaration de revendication de Standing Buffalo, au para 6). Par conséquent, les négociations avec le ministre n’ont pas eu lieu.

[12]  Avant le dépôt de la revendication particulière, Standing Buffalo avait saisi, en 2011, la Cour fédérale d’une revendication globale contre la Couronne (l’« action intentée devant la Cour fédérale »). Cette action était susceptible de chevaucher les revendications dont le Tribunal est actuellement saisi et, aux termes du paragraphe 15(3) de la LTRP, il est interdit de saisir le Tribunal d’une revendication parallèle. Le Canada et Standing Buffalo se sont finalement entendus sur la modification à apporter à l’action intentée devant la Cour fédérale, de sorte qu’il n’y avait plus de revendications parallèles fondées sur l’un ou l’autre des faits portés à l’attention du Tribunal en l’espèce. Par conséquent, la Couronne intimée ne s’est pas opposée à ce que Standing Buffalo dépose une revendication auprès du Tribunal le 17 octobre 2014. Les lettres échangées par les avocats de la Couronne et ceux de Standing Buffalo au sujet de la participation de Standing Buffalo aux présentes revendications font partie des documents visés par la présente demande.

III.  documents visés par la demande

[13]  La demanderesse cherche à faire admettre en preuve deux séries de documents :

  1. La correspondance, composée de cinq lettres échangées entre les avocats de la demanderesse et ceux de la Couronne intimée à propos de la participation de la demanderesse à la présente procédure et de la modification à apporter à l’action intentée par la demanderesse devant la Cour fédérale en vue de cette participation;

  2. Les transcriptions des aînés faites à partir des audiences qui ont eu lieu devant l’Office national de l’énergie le 12 avril, le 14 juin et le 21 août 2007 à propos de projets d’exploitation des ressources qui ne se rapportent pas au litige en l’espèce.

[14]  La Couronne intimée s’oppose à l’admission des deux séries de documents. Les revendicatrices, la Première Nation de Kawacatoose et al, et la Première Nation de Peepeekisis, contestent l’admission des transcriptions des aînés au motif qu’elles ne sont pas pertinentes, mais ne se prononcent pas sur la correspondance. Les revendicatrices, la Première Nation de Little Black Bear et la Première Nation de Star Blanket, ne prennent pas position par rapport aux documents mentionnés.

A.  Correspondance

[15]  La première des cinq lettres en question est datée du 19 juin 2014 et elle a été rédigée par Mervin C. Phillips, avocat de Standing Buffalo, à l’intention de l’avocate de l’intimée, Lauri Miller. La lettre datée du 23 juillet 2014 est la réponse de Mme Miller. Dans la lettre datée du 31 juillet 2014, M. Phillips répond à Mme Miller, qui réplique ensuite dans une lettre datée du 1er août 2014. Dans la dernière lettre, datée du 15 juillet 2015, M. Phillips confirme à nouveau la production des documents qu’il désire faire admettre en preuve et résume sa position sur d’autres questions ayant fait l’objet d’une correspondance antérieure. La demanderesse n’a pas officiellement demandé l’admission de cette cinquième lettre dans ses observations écrites, mais elle l’a versée au dossier à titre de pièce et en a parlé dans sa plaidoirie. Comme cette lettre avait été produite en preuve, la Couronne a contesté son admission sur le fondement du privilège lié aux négociations en vue d’un règlement.

[16]  Comme ces documents étaient au départ visés par la demande d’admission en preuve, l’intimée s’est opposée à leur admission, invoquant le privilège lié aux négociations en vue d’un règlement. Cependant, lors des présentations orales sur la demande, les avocats ont réglé la question en acceptant d’expurger certaines parties des lettres. Par conséquent, la question du privilège lié aux négociations en vue d’un règlement a été réglée. Des copies des lettres, expurgées de manière consensuelle, se trouvent à l’annexe des présents motifs comme Pièces « A », « B », « C », « D » et « E ». Les lettres ne sont ni compliquées ni longues et elles ne requièrent pas un résumé détaillé. Il est plus simple de les lire directement.

1.  Positions des parties

[17]  La demanderesse soutient que la correspondance, plus particulièrement la lettre de Mme Miller datée du 23 juillet 2014, constitue un accord entre Standing Buffalo et la Couronne intimée quant au tribunal compétent et qu’elle est à ce titre directement pertinente pour la présente procédure puisqu’il s’agit d’[traduction] « une admission directe, par la Couronne intimée, que Standing Buffalo a un intérêt dans la revendication et qu’elle est une partie ayant qualité pour agir » (observations écrites de la demanderesse, au para 15). La demanderesse soutient que l’admission contenue dans la correspondance a une incidence directe sur la sous-étape relative à la qualité pour agir et qu’elle est donc pertinente. Elle affirme également que la correspondance témoigne de la conduite de la Couronne envers la demanderesse, laquelle est pertinente pour déterminer si la Couronne a agi conformément au principe de l’honneur de la Couronne dans les positions qu’elle a défendues devant le Tribunal. Selon la demanderesse, la correspondance révèle [traduction] « un accord complet quant au tribunal compétent et à la qualité pour agir, et la Couronne ne peut nier que Standing Buffalo a qualité pour agir et elle ne devrait pas pouvoir » le faire (observations écrites déposées en réplique de la demanderesse, au para 7).

[18]  En plaidoirie, Standing Buffalo a précisé que son alliance particulière avec la Couronne continuait, à son avis, de teinter toutes ses interactions avec elle, y compris les négociations actuelles. Elle veut utiliser la correspondance pour montrer que le fait qu’elle ait obtenu l’accord et la collaboration de la Couronne pour déposer sa revendication auprès du Tribunal — plutôt qu’à la Cour fédérale — est une preuve de cette « alliance » et de la volonté de la Couronne de la protéger, et non une simple preuve de la reconnaissance, par la Couronne, de l’intérêt qu’elle a dans la réserve 80A. Selon elle, refuser d’admettre, à cette étape préliminaire de l’instance, des documents qui établissent l’existence d’une alliance reviendrait à dire que la question de l’alliance n’est pas pertinente avant que les questions soulevées dans les présentes revendications soient résolues et que la demanderesse ait pu présenter les arguments qui fondent ses allégations.

[19]  La Couronne intimée soutient que la correspondance ne satisfait pas au critère fondamental de la pertinence. [traduction] « Les documents avaient pour seul objet de discuter de la suspension de l’action intentée par la demanderesse devant la Cour fédérale avant que la demanderesse devienne partie à la revendication », et ils n’ont aucune incidence sur la qualité pour agir de la demanderesse (observations écrites de la Couronne intimée, au para 15). La correspondance ne prouve rien quant à l’alliance, dont l’intimée conteste l’existence. La Couronne affirme ne pas avoir encouragé Standing Buffalo à choisir un tribunal plutôt qu’un autre pour faire valoir ses revendications contre le gouvernement, et que la correspondance n’a rien à voir avec une alliance. En outre, la Couronne intimée soutient que l’alliance elle-même n’est pas pertinente en l’espèce. Les parties ne se sont pas entendues sur un exposé conjoint des faits, mais il est clair que l’une des questions principales est celle de l’intention de la Couronne à l’égard de la RI 80A et de l’utilisation que les différentes revendicatrices faisaient des terres de la RI 80A. Selon la Couronne intimée, l’alliance n’est pas pertinente au regard de cette question et son existence ne rend pas les faits en cause plus ou moins vraisemblables.

[20]  La Couronne intimée cherche également à empêcher l’admission de la correspondance sur le fondement du privilège lié aux négociations en vue d’un règlement parce qu’elle comporte des renvois à une lettre rédigée en février 2012 par le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien au sujet de la participation de la demanderesse au processus de revendications particulières. Cette lettre portait la mention expresse [traduction] « sous toutes réserves », et la première lettre de la série précise qu’elle avait été rédigée en vue de régler la revendication. L’intimée soutient que la demanderesse ne devrait pas pouvoir [traduction] « contourner le privilège en déposant cette lettre par le truchement des documents en cause » (observations écrites de la Couronne intimée, au para 27).

[21]  En plaidoirie, l’intimée a affirmé avoir invoqué le privilège dans le but de protéger les communications portant sur les négociations des revendications particulières et n’avoir aucun motif insidieux qui compromettrait l’honneur de la Couronne. Elle a reconnu que l’expurgation des renvois à la lettre de février 2012 serait une solution acceptable pour répondre à ses préoccupations relatives au privilège, et elle a proposé les expurgations qu’elle jugeait nécessaires. La demanderesse a accepté, ce qui règle la question du privilège. Une copie de la correspondance, expurgée comme convenu, est jointe en annexe aux présents motifs. Les objections relatives à la pertinence formulées par l’intimée à l’égard de la correspondance subsistent.

B.  Transcriptions des aînés

[22]  Les transcriptions des aînés contiennent les témoignages qu’ont livrés Clifford Tawiyaka et Dennis Thorne devant l’Office national de l’énergie lors des audiences qui ont eu lieu en 2007 à propos de trois projets distincts liés au pétrole et au gaz. Les témoins sont appelés les « aînés » dans les transcriptions.

[23]  La Pièce G jointe à l’affidavit du chef Rodger Redman, déposé par la demanderesse, contient les témoignages livrés par les deux aînés lors de l’audience sur la construction du pipeline de TransCanada Keystone Pipeline tenue le 14 juin 2007. La Pièce H est un bref extrait d’une audience concernant le « projet d’accroissement de la capacité entre Alida et Cromer » d’Enbridge Pipelines tenue le 12 avril 2007, et ne contient que le témoignage de l’aîné Tawiyaka. La Pièce I contient les témoignages livrés par les deux aînés le 21 août 2007 sur les modifications proposées au projet d’Enbridge Southern Lights.

[24]  Chaque audience était présidée par un comité de l’Office national de l’énergie composé de trois membres, et des représentants des sociétés demanderesses, des représentants des Premières Nations et des membres du personnel de l’Office national de l’énergie y ont participé. D’autres sociétés de l’industrie des ressources et une association de l’industrie ont aussi assisté aux deux dernières audiences, dont la transcription figure aux Pièces H et I. Le gouvernement de la Saskatchewan était représenté à l’audience visée par la Pièce H, et un syndicat était représenté à l’audience visée par la Pièce I. Le gouvernement fédéral n’a comparu à ni l’une ni l’autre des audiences et cette absence a été soulignée par l’aîné Thorne dans son témoignage. Les autres revendicatrices ne se sont pas non plus présentées devant le comité.

[25]  Les transcriptions des aînés ne permettent pas d’établir clairement ce qui s’est passé relativement à l’assermentation ou à l’affirmation solennelle des témoins. Il appert de la première transcription que l’Office national de l’énergie a reconnu que les aînés avaient prêté serment ou fait une déclaration solennelle d’une manière jugée par lui acceptable, c’est-à-dire lors d’une cérémonie du calumet (Pièce G, aux para 9725–27). Les autres extraits des transcriptions sont muets à cet égard. Ils sont également muets quant aux origines des connaissances des aînés, au statut dont jouissent les aînés au sein de leur collectivité et aux méthodes qui ont permis de conserver et de transmettre les connaissances de génération en génération.

[26]  À la Pièce G, le président de l’Office national de l’énergie affirme que l’audience visait à [traduction] « entendre les aînés sur les effets précis que pourrait avoir le projet Keystone sur les Premières Nations dakotas de Standing Buffalo » (au para 9717). M. Phillips fait remarquer que [traduction] « le point de vue de la Première Nation sur les effets du projet doit tenir compte de la vision autochtone du monde » (au para 9720), et les témoignages des aînés tendent essentiellement à développer cette vision. Ça ne rend pas justice à cette vision que de la résumer en quelques lignes, mais je vais essayer d’en donner les éléments essentiels en renvoyant, pour la majeure partie, directement aux témoignages.

[27]  L’aîné Tawiyaka (« Tawiyala » dans les transcriptions) a témoigné à propos de la création de la Première Nation dakota. Il a décrit comment les Dakotas avaient vu le jour et comment étaient ensuite nées les lois liant les Dakotas. Ces lois reposent essentiellement sur l’harmonie, la responsabilité de tout ce qui se trouve sur terre, l’adoption d’un mode de vie durable et le caractère sacré du territoire et de la terre en général. Ainsi, toutes les activités qui touchent les terres des Dakotas ont une incidence sur le peuple. Une carte, qui semble identique ou, du moins, très semblable à celle présentée à la Pièce J jointe à l’affidavit de Redman, a été déposée par un autre témoin et montre le soi-disant territoire traditionnel des Dakotas, lequel s’étend du sud de l’Alberta, de la Saskatchewan et du Manitoba jusqu’au milieu des États-Unis, aussi loin qu’en Arkansas et en Oklahoma. Selon l’aîné, les travaux de développement de ressources qui sont proposés dans la région contamineraient et pollueraient la terre, en plus de violer les principes de vie des Dakotas et le caractère sacré de la terre. Ces travaux auraient, au final, une incidence sur tout le peuple. [traduction] « Nous profanons tout […] [et] la situation se détériore très rapidement » (Pièce I, aux para 4278, 4282).

[28]  L’aîné Tawiyaka a aussi décrit la relation entre la Première Nation dakota et le gouvernement comme une relation qui devrait être fondée sur le respect mutuel et l’égalité. Il a affirmé que les Dakotas n’ont pas signé de traité les obligeant à renoncer à leurs droits, qu’ils formaient toujours une nation souveraine et que la Couronne avait à leur égard une obligation de consulter. Il a toutefois ajouté que la réalité était tout autre. Il a parlé de certaines des tragédies liées à l’oppression coloniale et a déclaré que les Dakotas se trouvaient [traduction] « au bas de l’échelle » (Pièce H, au para 2297) puisqu’ils n’avaient pas signé de traité. Les Dakotas étaient négligés ou carrément laissés de côté lors des négociations, et ils étaient forcés d’accepter ce que les Premières Nations signataires avaient négocié — [traduction] « d’une certaine façon, nous […] tendons toujours la main, mais personne ne nous regarde […] » (Pièce G, au para 9768). Il croyait néanmoins que les Dakotas entretenaient des relations amicales avec les autres Premières Nations.

[29]  L’aîné Thorne a fait état des nombreux événements et nombreuses batailles auxquels avait participé son peuple afin de soutenir les Britanniques et leurs successeurs canadiens. Il a décrit Standing Buffalo et son peuple comme étant de fidèles alliés. Il a aussi comparé la vision canadienne non-autochtone du monde, laquelle est [traduction] « linéaire, compartimentée et particulièrement […] étroite » (Pièce G, au para 9814) à sa propre vision holistique et relativiste selon laquelle « tout est lié; tout a une incidence sur ce qui l’entoure […] » (Pièce G, au para 9815), et a décrit quelques pratiques spirituelles, principes juridiques et structures organisationnelles de son peuple. Il a critiqué la vision non-autochtone du monde pour son approche étroite et axée sur l’appât du gain en ce qui concerne l’effet de l’extraction des ressources, qu’il a qualifiée de non durable et de néfaste. Il a rappelé la prophétie d’une « purification » imminente de la terre, qui se serait produite quatre fois dans son histoire, et a affirmé qu’il croyait devoir expliquer les conséquences d’une approche [traduction] « axée à tout prix sur l’industrie » et les dangers liés au non-respect de l’obligation de la Couronne de consulter les peuples autochtones (Pièce I, aux para 4416, 4422, 4423).

[30]  Il s’est attardé à l’historique des relations entre les Dakotas et la Couronne coloniale et a affirmé que [traduction] « [les Dakotas ont] depuis toujours des liens avec la Couronne » (Pièce I, au para 4364), soulignant que les Britanniques avaient eu besoin d’aide durant les guerres qui ont sévi dans les années 1700 et au début des années 1800, qu’ils avaient reconnu le wampum à deux rangs — suivant lequel il y avait « deux systèmes de gouvernement parallèles » (Pièce G, au para 9835) — et qu’ils avaient mutuellement convenu qu’ils étaient des alliés. Une fois la responsabilité transférée aux colonies, les choses ont changé. Il a exposé en détail l’histoire honteuse de l’oppression dont ont souffert les Dakotas aux mains du gouvernement canadien et de la négligence dont la Couronne faisait actuellement preuve à l’endroit des Dakotas. Il s’est dit d’avis que le gouvernement devrait être présent et devrait toujours consulter les Dakotas parce que [traduction] « [ces derniers] n’av[aient] renoncé à rien » (Pièce I, au para 4401) et que leur vision du monde avait beaucoup à offrir.

[31]  L’aîné Thorne a expliqué comment il comprenait l’« alliance » : [traduction] « [n]ous sommes une nation au même titre que les nations régies par le droit des gens en droit international. Nous ne sommes rien de moins. Nous ne sommes pas inférieurs. Nous sommes égaux » (Pièce G, au para 9875). Il a fait remarquer que les Dakotas n’avaient pas été conquis, et a fait part de sa volonté d’établir un dialogue entre les deux nations et de concilier les deux visions. Il a clairement indiqué qu’il ne croyait pas que la Couronne respectait les obligations qu’elle avait à l’égard des Dakotas, que ce soit ses obligations historiques ou celles énoncées par la Cour suprême du Canada. Il a parlé des différences entre les Dakotas et les autres Premières Nations, quant à leur façon de concevoir et de comprendre leur relation avec la Couronne, et de la nécessité de traiter les Dakotas de façon distincte. Il a aussi exposé « sa conception du territoire » (Pièce G, au para 9860) qu’il estime vaste et qui dépasserait les frontières politiques actuelles, empiéterait sur les terres des Cris et des Pieds-Noirs, et nécessiterait des recherches plus approfondies.

[32]  Toutes les parties présentes ont eu l’occasion de procéder à un contre-interrogatoire, mais seuls les employés de l’Office et les membres du comité ont accepté de le faire lors des deux premières audiences. Par ailleurs, seul le début du contre-interrogatoire est reproduit dans les extraits fournis par la demanderesse.

1.  Positions des parties

[33]  La demanderesse cherche à faire admettre en preuve les transcriptions des aînés en tant qu’exception à la règle du ouï-dire du fait qu’il s’agit d’une preuve concernant [traduction] « l’histoire orale et les traditions » – et non, comme il ressort clairement de ses observations orales, en tant que témoignages antérieurs. Les témoignages ont été qualifiés d’information importante pour la collectivité, information à laquelle les aînés devraient pouvoir se référer et qu’ils devraient pouvoir utiliser comme preuve de la nature profonde et bien établie des croyances de Standing Buffalo et de ses différends avec la Couronne. Pour ces raisons, la demanderesse estime que le critère juridique applicable est celui de l’utilité, de la nécessité et de la fiabilité énoncé dans la décision Tsilhqot’in Nation c British Columbia, 2004 BCSC 148, 24 BCLR (4th) 296 [Tsilhqot’in].

[34]  Standing Buffalo soutient qu’il est nécessaire d’admettre les témoignages en preuve parce que les aînés Tawiyaka et Thorne sont maintenant décédés, bien qu’elle ait mentionné lors de sa plaidoirie qu’elle fera comparaître d’autres témoins pour parler de la vision du monde des Dakotas. Elle affirme que les témoignages doivent être considérés comme étant fiables parce qu’ils ont été livrés devant un tribunal et que les témoins ont pu être contre-interrogés. En outre, une appréciation de la fiabilité peut avoir une incidence sur l’importance que le dernier décideur accorde à la preuve, et elle pourra donc être faite une fois que les transcriptions des aînés auront été admises en preuve.

[35]  Standing Buffalo soutient également que les transcriptions des aînés sont pertinentes parce qu’elles contiennent des témoignages au sujet de l’alliance, sur laquelle repose le droit de la demanderesse à l’égard des terres de la réserve et son intérêt dans la RI 80A. Dans sa réponse, elle affirme aussi que les transcriptions des aînés sont utiles parce qu’elles donnent « le point de vue [des Dakotas] sur le droit revendiqué », conformément à l’arrêt Mitchell c MNR, 2001 CSC 33, [2001] 1 RCS 911 [Mitchell] (observations écrites déposées en réponse par la demanderesse, au para 13d), bien qu’elle n’ait pas précisé à quel « droit » elle faisait allusion. Elle soutient également que le témoignage portant sur les sujets suivants permet d’expliquer la relation historique entre Standing Buffalo et la Couronne : l’utilisation des terres traditionnelles, y compris les lacs de la vallée Qu’Appelle, la relation ne découlant pas d’un traité, le Conseil des Sept feux et la conception erronée de Standing Buffalo voulant que ses membres soient des Sioux américains.

[36]  La Couronne intimée, la Première Nation de Kawacatoose et al et la Première Nation de Peepeekisis soutiennent que les transcriptions des aînés ne sont tout simplement pas pertinentes en l’espèce. Elles font remarquer qu’il n’y a aucune mention de la RI 80A dans les témoignages ni aucun lien entre les témoignages et l’intérêt précis de Standing Buffalo en l’espèce. La carte et les discussions portant sur le territoire traditionnel de la demanderesse étaient très générales et n’étaient absolument pas axées sur les terres en cause dans les présentes revendications. Comme l’indique la Première Nation de Peepeekisis, [traduction] « le fait que la réserve en cause se trouve sur son territoire traditionnel ne constitue pas, en soi, une preuve qu’elle avait un intérêt dans cette réserve » (réplique de la Première Nation de Peepeekisis, au para 33).

[37]  Selon la Couronne intimée, l’allégation d’alliance ne rend pas les témoignages plus pertinents au regard du droit de Standing Buffalo dans la réserve en cause en l’espèce. Comme je l’ai expliqué, l’intimée soutient que l’alliance n’a pas existé ou bien qu’elle n’est pas pertinente pour les présentes revendications. La Première Nation de Kawacatoose et al affirme qu’elle [traduction] « ne comprend pas qu’il existe un principe juridique d’“alliance” qui donne naissance à une obligation de consulter » ou à toute autre obligation de la Couronne (observations écrites de Kawacatoose, au para 20 et lors de sa plaidoirie). La Première Nation de Kawacatoose et al et la Première Nation de Peepeekisis soulignent également que, dans la mesure où la demanderesse s’appuie sur des droits ou titres ancestraux pour justifier l’admission des témoignages, le Tribunal n’a pas compétence pour examiner ces questions, conformément à l’alinéa 15(1)f) de la LTRP.

[38]  La Couronne intimée soutient également que les transcriptions des aînés constituent des témoignages antérieurs présentés dans le but de prouver la véracité de leur contenu et doivent, par conséquent, satisfaire au critère permettant de déterminer s’il y a exception à la règle du ouï-dire au motif qu’il s’agit de témoignages antérieurs. Les transcriptions des aînés ne satisfont pas au critère. Les parties n’étaient pas essentiellement les mêmes. La Couronne fédérale n’était pas présente aux audiences et n’a pas eu l’occasion de contre-interroger les témoins. De plus, les questions substantielles soulevées lors des audiences étaient complètement différentes de celles soulevées dans le cadre des présentes revendications, et les contre-interrogatoires auraient porté sur les projets de pipeline proposés, et non sur la RI 80A. En outre, l’intimée affirme que les témoignages ne sont pas nécessaires – puisque des témoins témoigneront sur les mêmes sujets – et qu’ils ne sont pas fiables.

IV.  droit

[39]  Les parties n’ont pas contesté pas les principes et critères juridiques à appliquer en ce qui concerne le privilège lié aux négociations en vue d’un règlement et la pertinence. Comme elles ont réglé la question du privilège en expurgeant certains passages de l’annexe, il n’est pas nécessaire d’examiner le droit applicable à cet égard. Les parties ne s’entendent pas sur la nature de l’exception à la règle du ouï-dire qui s’applique aux transcriptions des aînés et sur la façon dont elle s’applique.

A.  Pertinence

[40]  Les parties s’entendent quant à la règle fondamentale de l’admissibilité de la preuve. Une preuve doit être pertinente à l’égard d’un important fait en litige. La pertinence et l’importance constituent les exigences fondamentales de l’admissibilité. Ce principe est bien résumé dans l’arrêt R c Truscott, [2006] OJ nº 4171 (CA) au para 22, 213 CCC (3d) 183 :

[traduction] Une preuve est pertinente lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle rend l’existence ou l’absence d’un important fait en litige plus ou moins vraisemblable […] Une preuve ne sera pas pertinente si elle ne rend pas le fait auquel elle se rapporte plus ou moins vraisemblable, ou encore si ce fait n’a pas d’importance dans la procédure.

[41]  En outre, comme je l’ai fait remarquer au paragraphe 20 de la décision Première nation de Doig River et Premières nations de Blueberry River c Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2015 TRPC 2, « le seuil n’est pas élevé ». Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Arp, [1998] ACS nº 82 au para 38, [1998] 3 RCS 339, la preuve doit simplement tendre à être pertinente et importante :

Pour qu’un élément de preuve soit logiquement pertinent, il n’est pas nécessaire qu’il établisse fermement, selon quelque norme que ce soit, la véracité ou la fausseté d’un fait en litige. La preuve doit simplement tendre à [traduction] « accroître ou diminuer la probabilité de l’existence d’un fait en litige » […] En conséquence, aucune valeur probante minimale n’est requise pour qu’un élément de preuve soit pertinent.

[42]  Le juge qui examine la pertinence d’un élément de preuve possède le pouvoir discrétionnaire résiduel de common law d’exclure l’élément de preuve proposé lorsque, selon lui, sa valeur probante est faible ou que la partie qui s’oppose à son admission pourrait subir un préjudice indu, ou que son admission pourrait nuire au processus judiciaire lui-même : R c Hawkins, [1996] 3 RCS 1043 à la p 1089, 141 DLR (4th) 193.

[43]  Un élément de preuve, par ailleurs pertinent, peut aussi être exclu par l’application d’une règle d’exclusion, comme la règle du privilège ou celle du ouï-dire. Le privilège lié aux négociations en vue d’un règlement pouvait conduire à l’exclusion de la correspondance que la demanderesse cherchait à faire admettre en preuve. Cependant, comme cette question a été résolue, la seule question qui reste est celle de la pertinence de la correspondance.

[44]  La pertinence s’applique aussi aux transcriptions des aînés. Cependant, des considérations relatives au ouï-dire entrent également en jeu en l’espèce.

B.  Exceptions au ouï-dire

[45]  À proprement parler, les témoignages antérieurs présentés sous forme de retranscriptions pour établir la véracité de leur contenu — comme les transcriptions des aînés — constituent du ouï-dire. Une telle preuve est généralement inadmissible. Cependant, elle peut être admise s’il est établi qu’elle est à la fois nécessaire et fiable (R. c Khan, [1990] 2 RCS 531 [Khan]; R c Starr, [2000] 2 RCS 144 [Starr]). La nécessité peut découler du fait que le témoin est décédé ou qu’il n’est pas disponible.

[46]  Les parties ne s’entendent pas sur la qualification des transcriptions des aînés et, par conséquent, sur le critère juridique applicable à leur admissibilité.

[47]  Comme je l’ai déjà indiqué, la demanderesse soutient que les transcriptions des aînés constituent une preuve portant sur l’histoire orale et les traditions et qu’elles satisfont au critère de l’exception à la règle du ouï-dire, qui est énoncé dans la décision Tsilhqot’in. Cette décision porte sur une revendication de droits et de titre ancestraux. Le juge Vickers a entendu ou reçu les témoignages oraux du chef et de deux aînés, l’affidavit de huit autres membres de la nation des Tsilhqot’in et d’une autre personne non autochtone, en plus du « témoignage anticipé » d’un anthropologue que la demanderesse voulait citer à titre de témoin expert. Le chef et les aînés avaient présenté leur témoignage — sous forme d’histoire orale — notamment sur l’histoire, la généalogie, les traditions et les pratiques. La Couronne fédérale s’est opposée au motif que cette preuve constituait du ouï-dire parce qu’elle avait été transmise oralement par des aînés alors décédés et qu’elle n’avait pas été physiquement enregistrée. Selon elle, il fallait soumettre cette preuve à un processus officiel avant de pouvoir l’admettre. La Couronne a alors proposé un processus semblable à celui appliqué à la preuve d’expert, notamment au voir-dire ou à toute autre forme d’audience préliminaire, dans le cadre duquel les compétences et la pertinence du témoin seraient prises en considération.

[48]  Dans une décision prise après mûre réflexion, le juge Vickers a examiné les arrêts de la Cour suprême du Canada où la Cour a reconnu que l’histoire des Autochtones était préservée grâce à une ancienne pratique culturelle — c’est-à-dire par la transmission orale des récits d’une génération à l’autre. Il a pris acte de la conclusion de la Cour selon laquelle les tribunaux ne doivent pas empêcher les peuples autochtones d’avoir accès à leur histoire et au point de vue des leurs en imposant un fardeau de preuve impossible. La preuve par histoire orale a été admise grâce à la souplesse exercée par la Cour dans l’application des règles habituelles de preuve. Elle devait aussi être manifestement utile, c’est à dire qu’elle devait tendre à prouver l’existence d’un fait pertinent à l’égard des questions en litige. Elle devait également être raisonnablement nécessaire et fiable. 

[49]  Dans l’arrêt Mitchell, la juge en chef McLachlin (rédigeant au nom de la majorité) a donné les indications suivantes :

32  Les récits oraux autochtones peuvent satisfaire au critère de l’utilité de deux façons. Premièrement, ils peuvent offrir une preuve de pratiques ancestrales et de leur importance, qui ne pourrait être obtenue autrement. Il peut n’exister aucun autre moyen d’obtenir la même preuve, compte tenu de l’absence d’archives contemporaines. Deuxièmement, les récits oraux peuvent fournir le point de vue autochtone sur le droit revendiqué. Sans cette preuve, il serait peut-être impossible de se faire une idée exacte de la pratique autochtone invoquée ou de sa signification pour la société en question. Il n’est pas facile après 400 ans de déterminer quelles pratiques existaient et de distinguer les caractéristiques principales et déterminantes d’une culture de celles qui sont marginales. L’identité culturelle est une question subjective difficile à saisir. [au para 32]

[50]  La Juge en chef a aussi déclaré ce qui suit, aux para 27 et 28 :

27  La revendication de droits ancestraux soulève des difficultés de preuve intrinsèques et uniques. Les demandeurs doivent établir les caractéristiques de leur société avant le contact avec les Européens, par-delà des siècles et sans l’aide d’écrits. Reconnaissant ces difficultés, notre Cour a fait une mise en garde contre la possibilité de rendre illusoires les droits protégés par le par. 35(1) en imposant un fardeau de preuve impossible à ceux qui revendiquent cette protection (Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387 (C.S.C.), p. 408). Ainsi, dans Van der Peet, précité, la majorité de la Cour affirme que « le tribunal doit appliquer les règles de preuve et interpréter la preuve existante en étant conscient de la nature particulière des revendications des autochtones et des difficultés que soulève la preuve d’un droit qui remonte à une époque où les coutumes, pratiques et traditions n’étaient pas consignées par écrit » (par. 68).

28  Ce principe s’applique à la fois à l’admissibilité de la preuve et à l’appréciation des récits oraux autochtones (Van der Peet, précité; Delgamuukw, précité, par. 82).

[51]  Les règles traditionnelles de preuve n’étaient pas censées être modifiées, ignorées ou appliquées de façon moins rigoureuse. Il fallait plutôt les adapter, au cas par cas, afin que la preuve par ouï-dire relative à l’histoire orale autochtone puisse être admise. Dans l’arrêt Delgamuukw c Colombie-Britannique, [1997] 3 RCS 1010, au para 87, 153 DLR (4th) 193, le juge en chef Lamer a écrit ce qui suit au nom de la majorité :

87  Malgré les problèmes que crée l’utilisation des récits oraux comme preuve de faits historiques, le droit de la preuve doit être adapté afin que ce type de preuve puisse être placé sur un pied d’égalité avec les différents types d’éléments de preuve historiques familiers aux tribunaux, le plus souvent des documents historiques. Il s’agit d’une pratique appliquée de longue date dans l’interprétation des traités entre l’État et les peuples autochtones : Sioui, précité, à la p. 1068; R. c. Taylor (1981), 62 C.C.C. (2d) 227 (C.A. Ont.), à la p. 232. Ainsi que l’a dit le juge en chef Dickson, comme la plupart des sociétés autochtones « ne tenaient aucun registre », le fait de ne pas suivre cette pratique « [imposerait un] fardeau de preuve impossible » aux peuples autochtones et « enlèverait […] toute valeur » aux droits qu’ils ont (Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 408). Cette méthode doit être appliquée au cas par cas.

[52]  La juge en chef McLachlin a aussi reconnu que les règles traditionnelles de preuve continuaient à s’appliquer, mais qu’elles devaient être adaptées et appliquées avec sensibilité et souplesse. Elle a déclaré ce qui suit :

29  Les tribunaux rendent leurs décisions en se fondant sur la preuve. Ce principe fondamental s’applique aux revendications autochtones comme à toute autre revendication. Van der Peet et Delgamuukw réaffirment la continuité des règles de preuve avec la mise en garde de les appliquer avec souplesse, d’une façon adaptée aux difficultés inhérentes à de telles réclamations et à la promesse de conciliation confirmée au par. 35(1). Cette souplesse d’application des règles de preuve permet, par exemple, l’admission de preuves d’activités postérieures au contact avec les Européens, qui visent à établir la continuité avec les pratiques, coutumes et traditions antérieures au contact (Van der Peet, précité, para. 62) et l’examen utile de diverses formes de récits oraux (Delgamuukw, précité).

30  L’adaptation souple des règles traditionnelles de preuve au défi de rendre justice dans les revendications autochtones n’est qu’une application du principe traditionnel selon lequel les règles de preuve n’ont rien d’« immuable et n’ont pas été établies dans l’abstrait » (R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475 (C.S.C.), p. 487). Elles s’inspirent plutôt de principes larges et souples, appliqués dans le but de promouvoir la recherche de la vérité et l’équité. Les règles de preuve devraient favoriser la justice, et non pas y faire obstacle. Les différentes règles d’admissibilité de la preuve reposent sur trois idées simples. Premièrement, la preuve doit être utile au sens où elle doit tendre à prouver un fait pertinent quant au litige. Deuxièmement, la preuve doit être raisonnablement fiable; une preuve non fiable est davantage susceptible de nuire à la recherche de la vérité que de la favoriser. Troisièmement, même une preuve utile et raisonnablement fiable peut être exclue à la discrétion du juge de première instance si le préjudice qu’elle peut causer l’emporte sur sa valeur probante.

[…]

39  Il y a une limite à ne pas franchir entre l’application éclairée des règles de preuve et l’abandon complet de ces règles. Comme le note le juge Binnie dans le contexte des droits issus de traités, « [i]l ne faut pas confondre les règles “généreuses” d’interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori » (Marshall c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 456 (C.S.C.), par. 14). En particulier, la démarche de l’arrêt Van der Peet n’a pas pour effet d’augmenter la force probante de la preuve soumise à l’appui d’une revendication autochtone. La preuve à l’appui des revendications autochtones, comme la preuve produite dans n’importe quelle affaire, peut couvrir toute la gamme des forces probantes, de la preuve hautement convaincante à la preuve hautement contestable. Il faut encore établir le bien-fondé des revendications sur la base d’une preuve convaincante qui démontre leur validité selon la prépondérance des probabilités. Dire qu’il faut accorder « le poids qui convient » au point de vue autochtone ou s’assurer que la preuve à l’appui de ce point de vue est placée sur un « pied d’égalité » avec les types de preuve plus familiers, c’est précisément dire ce que cela veut dire : un traitement égal et approprié. Si la preuve des demandeurs autochtones ne devrait pas être sous-estimée « simplement parce [qu’elle] ne respecte pas de façon précise les normes qui seraient appliquées dans une affaire de responsabilité civile délictuelle par exemple » (Van der Peet, précité, par. 68), on ne devrait pas non plus la faire ployer artificiellement sous plus de poids que ce qu’elle peut raisonnablement étayer. Si cette proposition est évidente, il faut néanmoins l’énoncer. [Souligné dans l’original; Mitchell, aux para 29, 30, et 39]

[53]  Reconnaissant que la Cour suprême du Canada avait conclu que la preuve par histoire orale autochtone pouvait être admise, le juge Vickers s’est demandé, dans le reste de la décision Tsilhqot’in, comment adapter les règles traditionnelles du ouï-dire aux circonstances particulières de l’affaire dont il était saisi. Il a reconnu (au para 16) qu’aucun tribunal n’avait établi de procédure formelle pour statuer sur l’admissibilité de la preuve par histoire orale, et il a aussi refusé de le faire, préférant traiter cette preuve de la même façon qu’une preuve par ouï-dire. Il a donc appliqué le critère consistant à savoir si la preuve par histoire orale était utile en ce sens qu’elle tendait à prouver un fait pertinent quant au litige. Ce critère ayant été respecté, le ouï-dire devait ensuite satisfaire au critère à double volet de la nécessité et de la fiabilité avant d’être admis (Tsilhqot’in, au para 17; voir aussi Khan et Starr).

[54]  La nécessité dépend en grande partie de la question de savoir si un témoin peut témoigner directement sur l’événement ou les circonstances en question. Si tous les témoins directs ne sont pas disponibles, pour cause de mort, de maladie, d’éloignement ou d’infirmité, le critère de la nécessité est généralement rempli.

[55]  Le juge Vickers a aussi énoncé (au para 19) quelques-uns des renseignements que le tribunal [traduction] « voudrait connaître » pour déterminer la fiabilité d’une preuve par histoire orale : 

[traduction]

1) certains renseignements personnels au sujet de la situation du témoin et de sa capacité à relater ce que d’autres lui ont raconté;

2) l’identité de la personne qui a raconté l’événement ou l’histoire au témoin;

3) le lien entre le témoin et la personne qui lui a raconté l’événement ou l’histoire;

4) la réputation de la personne qui a raconté l’événement ou l’histoire au témoin;

5) la question de savoir si cette personne a été témoin de l’événement ou en a simplement été informée;

6 ) tout autre sujet qui pourrait avoir une incidence sur la question de savoir si le juge des faits peut se fier à la preuve produite pour tirer des conclusions de fait importantes.

[56]  La preuve par histoire orale peut être admise si le tribunal estime qu’elle est nécessaire et fiable. Le tribunal doit ensuite apprécier la preuve de la manière habituelle et, comme à l’accoutumée, il a le pouvoir discrétionnaire d’accepter, en tout ou en partie, la preuve proposée ou de ne pas l’accepter du tout (Tsilhqot’in, au para 20).

[57]  Le juge Vickers a ensuite demandé aux avocats de lui fournir certains renseignements qu’il estimait essentiels à l’affaire qui l’occupait : la façon dont les coutumes et traditions étaient préservées et protégées dans la culture de la demanderesse, qui pouvait transmettre de l’information à leur sujet, qui était le témoin et pourquoi il avait été choisi pour témoigner. Il a aussi exigé un examen préliminaire de la capacité personnelle de chaque témoin de relater la preuve par ouï-dire, de leurs sources et de tout autre renseignement pertinent quant à leur fiabilité (aux para 24, 28).

[58]  L’intimée ne conteste pas le critère élaboré dans l’affaire Tsilhqot’in, mais soutient que les transcriptions des aînés ne le respectent pas. Elle soutient que les transcriptions des aînés sont considérées à juste titre comme des témoignages antérieurs présentés pour établir la véracité de leur contenu. David M Paciocco et Lee Stuesser (« Paciocco and Stuesser ») ont brièvement résumé les principes juridiques applicables aux pp 138–39 de l’ouvrage intitulé The Law of Evidence, 6e éd (Toronto, Irwin Law Inc, 2011) :

[traduction]

En common law, un témoignage rendu dans une instance antérieure est admis comme preuve de la véracité de son contenu dans une autre instance si : 

  le témoin n’est pas disponible;

  les parties, ou les personnes qui agissent en leur nom, sont essentiellement les mêmes;

• les questions substantielles auxquelles se rapporte la preuve sont essentiellement les mêmes;

• la personne contre qui le témoignage doit être présenté a eu l’occasion de contre-interroger le témoin lors de l’instance antérieure. [Italiques dans l’original]

[59]  L’intimée affirme que les transcriptions des aînés ne respectent pas au moins trois des quatre conditions d’admissibilité, à savoir que les parties à l’instance ayant fait l’objet de la transcription et les parties à l’instance dans laquelle on cherche à faire admettre les transcriptions (ou les personnes qui agissent en leur nom) sont essentiellement les mêmes, que les questions substantielles auxquelles se rapporte la preuve sont essentiellement les mêmes dans les deux instances et que la personne contre qui le témoignage doit être présenté a eu l’occasion de contre-interroger le témoin lors de l’instance antérieure.

V.  analyse juridique et conclusion

A.  Correspondance

[60]  La question du privilège lié aux négociations en vue d’un règlement a été tranchée au cours de l’audience, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de s’y intéresser davantage.

[61]  La correspondance porte essentiellement sur la volonté de la demanderesse de participer à l’instance devant le Tribunal pour défendre l’intérêt qu’elle prétend avoir dans la RI 80A et sur l’opposition ou le consentement de la Couronne à cette participation. Selon moi, la correspondance n’est rien de plus qu’une simple communication entre avocats sur une procédure judiciaire. Aucune preuve ne vient démontrer le contraire.

[62]  La demanderesse avait déjà présenté à la Cour fédérale une revendication portant sur la même question. D’ailleurs, cette revendication suivait apparemment son cours avant que le gouvernement fédéral ne propose de négocier avec les autres Premières Nations et n’invite la demanderesse à participer en février 2012. Comme l’indique la lettre datée du 19 juin 2014, la demanderesse était prête à participer à ces négociations si cela ne mettait pas en péril l’action intentée devant la Cour fédérale. Pour une raison quelconque, les négociations n’ont pas eu lieu et l’action a suivi son cours.

[63]  En 2013, les revendicatrices, la Première Nation de Kawacatoose et al, ont déposé leur déclaration de revendication auprès du Tribunal, ce qui a donné lieu aux autres lettres en cause. Dans la lettre datée du 23 juillet 2014, la Couronne intimée nie avoir demandé que Standing Buffalo soit ajoutée comme partie aux présentes revendications, soulignant que le Tribunal avait avisé la demanderesse conformément à l’article 22 de la LTRP qu’une décision portant sur les revendications pourrait avoir une incidence importante sur ses intérêts juridiques. L’avis a été envoyé le 19 août 2014. Au paragraphe 5 de l’avis, il est indiqué que c’est Standing Buffalo, par l’entremise de son avocat, qui a demandé que l’avis soit délivré. Ce n’est pas l’intimée qui est à l’origine de cet envoi.

[64]  En fait, l’avocat de Standing Buffalo a comparu à la première conférence de gestion de l’instance qui a eu lieu le 9 décembre 2013, à Regina (Saskatchewan). À ce moment-là, Standing Buffalo n’était pas une partie, n’avait pas présenté de demande d’intervention et n’avait pas demandé que l’avis prévu à l’article 22 soit envoyé. Comme il ressort du paragraphe 5 du procès-verbal daté du 19 décembre 2013, l’avocat de Standing Buffalo a affirmé que sa cliente avait un grand intérêt dans les revendications et dans les terres visées par les revendications, mais que la bande était partie à une action intentée devant la Cour fédérale et que, conformément aux règles de la Cour fédérale et à la LTRP, elle ne pouvait pas participer aux deux procédures en tant que revendicatrice. Par conséquent, l’avocat de Standing Buffalo a indiqué que sa cliente cherchait à retirer sa revendication visant la RI 80A de l’action intentée devant la Cour fédérale et qu’elle allait peut-être [traduction] « solliciter le statut d’intervenante ou de partie dans la présente procédure ».

[65]  Rien n’indique que l’intimée a invité Standing Buffalo à participer à la présente instance en tant que partie ou à tout autre titre. Les quatre dernières lettres portaient principalement sur le caractère suffisant de la modification proposée en vue de retirer de l’action intentée devant la Cour fédérale toute revendication d’intérêt dans la RI 80A. La Couronne intimée voulait s’assurer que la RI 80A ne fasse pas l’objet de l’action intentée devant la Cour fédérale.

[66]  Finalement, l’intimée a consenti à ce que l’action intentée devant la Cour fédérale soit modifiée et elle ne s’est pas opposée à la participation de Standing Buffalo en tant que partie à l’instance devant le Tribunal. Le fait que l’intimée ne se soit pas opposée à cette participation ne signifie pas qu’elle a invité Standing Buffalo à participer ou qu’elle a reconnu que celle-ci avait un intérêt dans la RI 80A ou qualité pour agir à l’étape relative à la validité. Dans sa réponse à la déclaration de revendication de Standing Buffalo, l’intimée a contesté la validité des allégations et des revendications de la Première Nation.

[67]  L’action de Standing Buffalo devant la Cour fédérale a précédé l’introduction par les autres revendicatrices des procédures devant le Tribunal. Standing Buffalo aurait pu poursuivre son action devant la Cour fédérale si elle l’avait voulu. C’était sa décision, la Couronne n’ayant exercé aucune influence sur elle. Cependant, d’un point de vue pratique, il était logique pour Standing Buffalo de se joindre aux procédures devant le Tribunal vu les revendications concurrentes présentées par les autres Premières Nations. La décision de la Cour fédérale n’aurait pas traité de ces revendications, tout comme la décision du Tribunal n’aurait pas traité de l’intérêt revendiqué par Standing Buffalo dans la RI 80A. Il était fort possible que des décisions contradictoires soient rendues, ce qui aurait entraîné une certaine confusion. Pour cette raison, l’intimée préférait évidemment que les revendications soient réglées de façon globale, à la condition que la question soit retirée du dossier de la Cour fédérale.

[68]  Ni les lettres ni les circonstances s’y rapportant ne donnent la moindre preuve que l’intimée a reconnu que Standing Buffalo avait qualité pour agir en tant que l’un des groupes autochtones ayant un intérêt dans la RI 80A ou que, si elle avait qualité pour agir, sa revendication était valide. En fait, il s’agit là de la question à trancher en l’espèce. La correspondance portait principalement sur le fait que Standing Buffalo avait soustrait, de façon satisfaisante, sa revendication quant à la RI 80A à l’examen de la Cour fédérale. Je ne vois rien dans la correspondance qui rende l’existence d’un important fait en litige plus ou moins vraisemblable. Je ne vois rien non plus qui tende à accroître ou à diminuer la probabilité de l’existence d’un fait en litige. La correspondance porte sur des questions procédurales. Je ne vois rien de pertinent dans la correspondance qui puisse influer sur le bien-fondé des revendications. Pour ces mêmes raisons, la correspondance ne constitue pas une preuve que l’intimée a reconnu que Standing Buffalo avait qualité pour agir ou un quelconque intérêt dans la réserve en question.

[69]  Enfin, le fait que l’intimée ne se soit pas opposée à la participation de Standing Buffalo au processus du Tribunal n’a rien à voir avec l’allégation d’« alliance » de Standing Buffalo. Rien dans la preuve ne permet de conclure que le fait que l’intimée ait accepté que la Première Nation participe à l’instance devant le Tribunal avait quoi que ce soit à voir avec une « alliance » et aucun élément de preuve ne permet d’établir un lien entre la correspondance et cette thèse. Il n’y a dans la correspondance aucune mention, directe ou indirecte, de cette thèse. Et aucune autre preuve acceptable n’a été offerte pour l’étayer. Je conclus que l’intimée a fait cette concession pour des raisons d’ordre pratique, c’est-à-dire pour arriver à un règlement global des revendications dans le cadre d’un processus efficace et économique tout en évitant le risque de décisions contradictoires. Standing Buffalo a présenté sa revendication de son propre chef. La question n’était pas de savoir si la revendication allait être présentée, mais plutôt de savoir devant quel tribunal elle allait être entendue. Les lettres en question portaient sur le tribunal approprié et non sur le bien-fondé des revendications.

[70]  Je suis arrivé à cette conclusion, mais d’aucune façon je ne préjuge des allégations d’« alliance » de Standing Buffalo ni de leur incidence sur les revendications et je ne formule aucune conclusion à cet égard.

[71]  Pour ces raisons, j’estime que la correspondance n’est pas pertinente quant au bien-fondé des revendications et qu’elle n’est donc pas admissible.

B.  Transcriptions des aînés

[72]  Nous sommes en présence de transcriptions de témoignages livrés devant un autre tribunal. Pour les besoins de la présente demande, je suis prêt à accepter que les témoignages ont été rendus solennellement bien que cela ne ressorte pas clairement des transcriptions produites. Je supposerai également que les faits et les circonstances rapportés par les témoins ont été présentés pour établir la véracité de ce qui était allégué. Autrement, les témoins n’auraient pas eu à prêter serment. Je ne doute pas de la sincérité des témoins. Sinon, pourquoi auraient-ils pris le temps de témoigner? Cela étant, les témoignages antérieurs ont été livrés lors d’une instance antérieure et sont donc assujettis aux principes résumés par Paciocco et Stuesser (voir le paragraphe 58 ci-dessus), qui reposent sur les principes généraux de la nécessité et de la fiabilité (voir Starr).

[73]  Les témoins ne sont pas devant le Tribunal. C’est là une caractéristique fondamentale qui distingue la présente affaire de l’affaire Tsilhqot’in. Dans Tsilhqot’in, les témoins étaient présents et avaient témoigné, ou bien ils étaient des déposants ou des experts qui auraient pu être appelés à témoigner de vive voix et être contre-interrogés. Cela n’est pas possible en l’espèce, ce qui constitue une autre raison pour laquelle les principes applicables aux témoignages antérieurs s’appliquent. 

[74]  Les témoins dont il est question dans les transcriptions de l’Office national de l’énergie ne sont pas disponibles parce qu’ils sont décédés. Un aspect important de l’exigence de la nécessité est donc établi, même s’il ne l’est pas entièrement. La demanderesse a indiqué qu’elle allait présenter une preuve par histoire orale offerte par des aînés qui sont toujours en vie et le témoignage d’un anthropologue expert. Il n’a pas été établi que ces aînés ne pourront pas témoigner sur la vision du monde et l’alliance alléguée, au sujet desquelles la demanderesse propose de se fonder sur les transcriptions des aînés. Pour cette raison, je ne suis pas tout à fait convaincu que la nécessité a été établie.

[75]  Cependant, outre l’exigence de la nécessité, les questions substantielles en litige en l’espèce ne sont pas essentiellement les mêmes que celles qui ont été soulevées lors des audiences devant l’Office national de l’énergie. Bien qu’aucune déclaration officielle n’ait été faite quant à l’objet des témoignages des aînés devant l’Office national de l’énergie, il semble (et je l’accepte) qu’ils étaient là pour témoigner sur [traduction] « les effets précis » des projets de pipeline proposés sur la Première Nation dakota de Standing Buffalo (Pièce G, au para 9717). Il s’agit là d’une question bien différente de celle relative à l’intérêt et au droit de la demanderesse (et des autres Premières Nations) dans la RI 80A. L’exigence voulant que les questions substantielles auxquelles se rapporte la preuve proposée soient essentiellement les mêmes n’est pas respectée. La nécessité de ce facteur est tout à fait évidente.

[76]  Les parties (ou les personnes qui agissent en leur nom) devant l’Office national de l’énergie et celles devant le Tribunal ne sont pas non plus les mêmes. Ni la Couronne intimée ni les autres revendicatrices ayant saisi le Tribunal n’ont comparu devant l’Office national de l’énergie. On ne sait pas quel était leur intérêt dans les questions soulevées dans les témoignages des aînés devant l’Office national de l’énergie et elles n’ont pas eu l’occasion de le faire connaître en présentant leur propre témoignage. Considérés sous cet angle, les témoignages sont unilatéraux. 

[77]  Plus important encore, bien qu’il semble y avoir eu des contre-interrogatoires (même si les transcriptions présentées sont incomplètes), la Couronne intimée et les autres revendicatrices en l’espèce n’ont pas eu l’occasion de contre-interroger les témoins. Par conséquent, les témoignages sont non seulement unilatéraux, mais les témoins n’ont pas été mis à l’épreuve en ce qui concerne les intérêts de l’intimée et des autres revendicatrices. Il ressort clairement des documents produits dans le cadre de la présente demande et des observations orales que certaines des autres parties doutent de la validité ou de la pertinence des allégations d’alliance de la demanderesse.

[78]  Tout témoignage antérieur présenté pour prouver la véracité de ce qui est allégué constitue une preuve par ouï-dire. Il doit satisfaire au critère applicable en matière de témoignage antérieur avant d’être considéré comme une exception à la règle du ouï-dire. Les transcriptions des aînés n’ont pas satisfait à ce critère.

[79]  Dans Tsilhqot’in, la cour a décrit comment la Cour suprême du Canada avait créé l’exception à la règle du ouï-dire dans des affaires où une preuve par histoire orale avait été présentée par une Première Nation à l’appui d’une revendication ou d’une autre question d’intérêt. Le fondement de la reconnaissance de l’histoire orale est résumé dans les extraits reproduits aux paragraphes 48 à 51 ci-dessus. Même en admettant que les témoignages offerts par les aînés devant l’Office national de l’énergie constituent une preuve par « histoire orale » en ce sens qu’ils rendent compte de l’histoire de la Première Nation, de son point de vue et des pratiques culturelles transmises oralement de génération en génération, il serait impossible d’apprécier leur fiabilité en demandant les renseignements que, selon le juge Vickers, la cour [traduction] « aimerait connaître », à savoir :

[traduction]

1)  certains renseignements personnels au sujet de la situation du témoin et de sa capacité à relater ce que d’autres lui ont raconté;

2)  l’identité de la personne qui a raconté l’événement ou l’histoire au témoin;

3)  le lien entre le témoin et la personne qui lui a raconté l’événement ou l’histoire;

4)  la réputation de la personne qui a raconté l’événement ou l’histoire au témoin;

5)  la question de savoir si cette personne a été témoin de l’événement ou en a simplement été informée;

6)  tout autre sujet qui pourrait avoir une incidence sur la question de savoir si le juge des faits peut se fier à la preuve produite pour tirer des conclusions de fait importantes. [Tsilhqot’in, au para 19]

[80]  Ces questions sont posées d’une façon ou d’une autre lorsqu’une preuve par histoire orale est présentée, soit dans les sommaires de dépositions des témoins proposés ou à l’audience, avant que les témoins présentent leur témoignage. Ces questions sont aussi souvent abordées dans les protocoles relatifs à l’histoire orale qui sont habituellement conclus par les parties en prévision de la présentation d’une telle preuve. Cela n’est pas possible en l’espèce.

[81]  Le Tribunal ne peut poser aucune de ces questions aux témoins. Il doit simplement supposer qu’ils sont fiables. Ce qui revient à écarter les règles traditionnelles de preuve qui, selon la Cour suprême du Canada, doivent quand même être appliquées, quoiqu’avec souplesse et sensibilité.

[82]  Pour ces raisons, les transcriptions proposées des témoignages livrés devant l’Office national de l’énergie ne sont pas pertinentes ou autrement admissibles en l’espèce. Encore là, cette conclusion ne devrait pas être considérée comme une décision ou une déclaration sur la question de l’alliance.

VI.  ordonnance

[83]  En résumé, Standing Buffalo est autorisée à introduire la présente demande, mais pour les motifs exposés, la demande est rejetée.

W.L. WHALEN

L’honorable W.L. Whalen

Traduction certifiée conforme

Mylène Borduas


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160118

Dossier : SCT-5001-13

OTTAWA (ONTARIO), le 18 janvier 2016

En présence de l’honorable W.L. Whalen

ENTRE :

PREMIÈRE NATION DE KAWACATOOSE, PREMIÈRE NATION DE PASQUA, PREMIÈRE NATION DE PIAPOT, PREMIÈRE NATION DE MUSCOWPETUNG, PREMIÈRE NATION DE GEORGE GORDON, PREMIÈRE NATION DE MUSKOWEKWAN ET PREMIÈRE NATION DE DAY STAR

Revendicatrices (Défenderesses)

et

PREMIÈRE NATION DE STAR BLANKET

Revendicatrice

et

PREMIÈRE NATION DE LITTLE BLACK BEAR

Revendicatrice

et

PREMIÈRE NATION DAKOTA DE STANDING BUFFALO

Revendicatrice (Demanderesse)

et

PREMIÈRE NATION DE PEEPEEKISIS

Revendicatrice (Défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Défenderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

À:

Avocat des revendicatrices (défenderesses) PREMIÈRE NATION DE KAWACATOOSE, PREMIÈRE NATION DE PASQUA, PREMIÈRE NATION DE PIAPOT, PREMIÈRE NATION DE MUSCOWPETUNG, PREMIÈRE NATION DE GEORGE GORDON, PREMIÈRE NATION DE MUSKOWEKWAN ET PREMIÈRE NATION DE DAY STAR

Représentée par David Knoll

Knoll & Co. Law Corp.

ET À :

 

Avocat de la revendicatrice   PREMIÈRE NATION DE STAR BLANKET

Représentée par Aaron B. Starr

McKercher LLP, avocats

ET AUX :

 

Avocats de la revendicatrice PREMIÈRE NATION DE LITTLE BLACK BEAR

Représentée par Ryan Lake et Aaron Christoff

Maurice Law, avocats

ET AUX :

 

Avocats de la revendicatrice (demanderesse) PREMIÈRE NATION DAKOTA DE STANDING BUFFALO

Représentée par Mervin C. Phillips et Leane Phillips

Phillips & Co., avocats

ET À :

 

Avocat de la revendicatrice (défenderesse) PREMIÈRE NATION DE PEEPEEKISIS

Représentée par T.J. Waller, c.r.

Olive Waller Zinkhan & Waller LLP 

ET AUX :

Avocates de l’intimée (défenderesse)

Représentée par Lauri M. Miller et Donna Harris

Ministère de la Justice


 

Annexe

*** L’annexe n’est pas disponible dans le présent format.***

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