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DOSSIER : SCT-5001-11

RÉFÉRENCE : 2012 TRPC 4

DATE : 20120706

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Revendicatrice

 

Ron S. Maurice et Steve Carey, pour la revendicatrice

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

 

Daniel J. Khulen et David J. Smith, pour l’intimée

– et –

 

 

PREMIÈRE NATION DES ATIKAWEKW D’OPITCIWAN

Intervenante

 

 

 

 

ENTENDUE: Le 6 juillet 2012

DEMANDE DE RADIATION PRÉSENTÉE PAR SA MAJESTÉ : MOTIFS POUR REMETTRE LA DEMANDE À L’AUDIENCE SUR LE FOND

L’honorable Harry Slade


[1]  Le Traité no 6, conclu en 1876, prévoit le paiement d’annuités à chaque membre de la bande :

Et, en outre, que les commissaires de Sa Majesté devront, aussitôt que possible après l’exécution de ce traité, faire prendre un recensement exact de tous les Sauvages habitant l’étendue de pays ci-dessus décrite, en les rangeant par familles, et ils devront, chaque année après la date de ce recensement, à une certaine époque de l’année, dont on donnera dûment avis aux Sauvages, et dans un endroit ou des endroits désignés à cet effet, dans l’étendue des limites des territoires cédés, payer à chaque personne Sauvage la somme de cinq piastres par tête annuellement.

[2]  La revendicatrice allègue qu’en 1885, au début de la rébellion de Louis Riel, la Couronne a cessé de verser l’argent dû en vertu du traité (les annuités) aux membres de la bande. Les paiements ont recommencé en 1889.

[3]   Les faits essentiels ne sont pas contestés.

[4]   La Couronne a présenté une demande en vertu de l’article 17 de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières afin que le Tribunal ordonne la radiation de la revendication au motif que :

a) la revendication n’est manifestement pas admissible aux termes des articles 14 à 16;

[5]  Le fondement premier de la demande est le paragraphe 14(1) qui prévoit que « [...] la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication [...] en vue d’être indemnisée [de ses] pertes [...] » its losses » dans la version anglaise de la Loi] [non souligné dans l’original].

[6]  La Couronne reconnaît que les annuités sont des droits issus de traité, mais elle soutient que c’est à titre individuel que les membres de la bande ont subi les pertes et non à titre collectif. La Couronne invoque l’arrêt Soldier c. Canada, 2009 MBCA 12, [2009] 4 W.W.R. 455 :

[traduction]

Contrairement à la chasse, qui constitue un droit collectif, chaque personne a droit à cette annuité particulière. Les annuités ne sont pas versées à la bande ou aux chefs. Il existe un avantage particulier qui prend la forme d’une somme précise qui est versée aux membres de la bande à titre individuel. Si une personne donnée ayant droit à un paiement annuel prévu dans un traité omet de demander cette somme à la Couronne, la première nation ne reçoit pas cette somme. Alors que M. Sundown ne pouvait pas empêcher un autre membre de la bande d’utiliser sa cabane, seuls Soldier et Bone pouvaient recevoir leurs propres annuités. Le litige en l’espèce porte sur le montant qui doit être versé. [Non souligné dans l’original, paragraphe 55.]

[7]  Sur le fondement du paragraphe qui précède, la Couronne soutient que la présente revendication ne relève pas de la compétence du Tribunal, car seule une première nation peut présenter une revendication et une telle revendication doit être fondée sur « [s]es pertes » [« its losses » dans la version anglaise de la Loi].

[8]  L’avocat de la revendicatrice voulait se fonder sur les observations écrites présentées au ministre des Affaires autochtones à l’appui de sa revendication particulière sur les annuités prévues par le traité. Ces observations ont été déposées le 6 décembre 2001 à la Direction générale des revendications particulières suivant la Politique sur les revendications particulières du Canada. Ces documents semblent renfermer un examen exhaustif des faits qui ont mené à l’ajout de la disposition sur les annuités dans le Traité no 6. On y trouve notamment de nombreux extraits de lettres et de rapports. L’avocat avait l’intention de se fonder sur les documents joints aux observations de la revendicatrice pour contribuer à l’interprétation du Traité no 6. L’accent serait mis sur la question de savoir si la disposition sur les annuités confère effectivement un droit collectif, quoique payable aux personnes, et si le total des pertes peut être considéré comme une perte pour la collectivité.

[9]   Les observations de la revendicatrice ont été déposées et signifiées à la Couronne le jour précédant le début de l’audience sur la demande de radiation. Elles comptent 189 pages. L’avocat de la Couronne s’est opposé à ce que le Tribunal tienne compte de ces documents, ce que l’on peut comprendre. Un autre problème s’est posé : ces documents renfermaient des extraits d’éléments de preuve documentaires sur lesquels la revendicatrice voulait se fonder pour interpréter le traité, notamment à l’égard de la question de savoir si les intérêts et les pertes étaient de nature collective ou de nature individuelle.

[10]   La revendicatrice n’a pas avisé adéquatement la Couronne qu’elle souhaitait se fonder sur le contenu de ses observations. Si le Tribunal donnait suite à la demande, il n’aurait pour seule preuve le libellé du Traité no 6.

[11]   Le juge Steel a mentionné ce qui suit dans l’arrêt Soldier :

[traduction]

92 La juge saisie de la demande d’autorisation du recours collectif a conclu que, à bien des égards, les demandeurs seraient des représentants adéquats du groupe. Les demandeurs ont le droit de recevoir des versements d’annuités au titre d’un traité et ils ne semblent pas avoir de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe proposé.

93 Cependant, la juge a également conclu que les demandeurs ne seraient pas des représentants adéquats parce que leur avocat a informé la cour qu’ils n’avaient pas l’intention de présenter de preuve d’expert ou de preuve historique pour contribuer à l’interprétation des traités. Ils avaient plutôt l’intention de se fonder uniquement sur le libellé des traités.

94 Puisque l’interprétation des traités constitue une tâche complexe et qu’il est donc nécessaire d’avoir des éléments de preuve sur l’intention et la compréhension des signataires du traité ainsi que sur les circonstances ayant mené à la signature des traités, la cour a estimé que ces éléments de preuve étaient essentiels. La Cour suprême du Canada a affirmé que, dans l’interprétation des traités, on ne pouvait pas faire fi du contexte dans lequel les négociations ont eu lieu. Comme la Cour suprême du Canada l’a affirmé dans l’arrêt R. c. Morris, 2006 CSC 59, [2006] 2 R.C.S. 915 (C.S.C.) (paragraphe 18) :

[…] Cela veut dire qu’il faut placer dans leurs contextes historique, politique et culturel les promesses figurant dans le traité afin de dégager l’intention commune des parties et les intérêts qu’elles voulaient concilier à l’époque.

Voir l’arrêt Marshall, paragraphe 14

[12]  La Cour suprême a récemment résumé les principes qui régissent l’interprétation des traités dans l’arrêt Québec (P.G.) c. Mosses, [2010] 1 R.C.S. 557. Voici certain de ces principes :

1.   Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d’accord unique, qui demandent l’application de principes d’interprétation spéciaux : R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également : J. [Sákéj] Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, « Defining Parameters : Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.

2.   Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones: Simon, précité, à la p. 402; Sioui, précité, à la p. 1035; Badger, précité, au par. 52.

3.  L’interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l’intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l’époque de la signature : Sioui, précité, aux pp. 1068 et 1069.

4.  Dans la recherche de l’intention commune des parties, l’intégrité et l’honneur de la Couronne sont présumés : Badger, précité, au par. 41.

5.  Dans l’appréciation de la compréhension et de l’intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d’ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties : Badger, précité, aux par. 52 à 54; R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, à la p. 907.

6.  Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l’époque : Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.

7.  Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel : Badger, précité, Horseman, précité, et Nowegijick, précité.

8.  Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au-delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le langage utilisé […] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908.

9.  Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l’exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne : Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.

[13]  Bien que la revendicatrice, dans ses observations, renvoie à des éléments de preuve qui pourraient établir le contexte dans lequel les annuités ont été ajoutées au traité et qui pourraient aider le Tribunal à se prononcer sur la nature de ce droit, il faut que le dossier renferme les documents pertinents.

[14]  Je prends acte du fait qu’il existe de nombreux traités historiques qui prévoient le versement d’annuités aux membres d’une collectivité. L’intervenante affirme que d’autres traités renferment des dispositions non pécuniaires qui peuvent être interprétées comme conférant des avantages à des personnes.

[15]  Le Tribunal a été avisé que 13 premières nations ayant de possibles revendications en matière d’annuités envisageaient de demander le statut d’intervenant en l’espèce.

[16]  En toute équité, il faut que la revendicatrice puisse faire valoir sa revendication sur le fondement d’éléments de preuve qui peuvent contribuer à l’interprétation du traité. En outre, l’affaire pourrait avoir des répercussions sur d’autres revendications.

[17]  La question fondamentale que le Tribunal doit trancher est de savoir si la disposition prévoyant les annuités confère un droit collectif ou simplement un droit individuel. Le fait que le versement des annuités a cessé entre 1885 et 1889 n’est aucunement contesté. Bien entendu, la preuve pertinente quant à la question fondamentale peut aussi concerner des éléments qui ne sont pas contestés. Le dossier de preuve sera vraisemblablement le même pour l’essentiel, et ce, que le Tribunal soit appelé à se prononcer, dans le cadre d’une audience complète, sur la demande de radiation de la Couronne ou sur le fond de la revendication.

[18]  Dans les circonstances, j’ordonne que la revendication soit entendue sur le fond dans le cadre d’une audience complète. La Couronne devra donc décider si elle souhaite alors qualifier sa requête de demande de radiation ou si elle se contentera plutôt d’alléguer que, au vu de la preuve, la revendicatrice n’a pas établi que la Couronne avait l’obligation légale, en vertu d’un traité, de fournir un élément d’actif à une première nation (Loi sur le Tribunal des revendications particulières, alinéa 14(1)a)). La question, dans les deux cas, est de savoir si la revendicatrice, après avoir déterminé la nature juridique de la promesse prévue dans le traité, a établi qu’elle avait droit à une compensation parce que la Couronne a omis de lui verser des annuités.

 

HARRY SLADE

Président, Tribunal des revendications particulières du Canada


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20120706

Dossier : SCT-5001-11

OTTAWA (ONTARIO), le 6 juillet 2012

En présence de l’honorable Harry Slade

ENTRE :

BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Revendicatrice

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée

et

PREMIÈRE NATION DES ATIKAWEKW D’OPITCIWAN

Intervenante

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice BANDE BEARDY’S ET OKEMASIS NOS 96 ET 97

Représentée par Ron S. Maurice et Steve Carey

ET AUX :

Avocats de l’intimée

Représentée par Daniel J. Khulen et David J. Smith

 

 

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