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DOSSIER : SCT-2003-13

RÉFÉRENCE : 2016 TRPC 13

DATE : 20160922

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

ENTRE :

 

 

LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM

Revendicatrice (Défenderesse)

 

Me Jameela Jeeroburkhan et Me Michel Nolet, pour la revendicatrice (défenderesse)

– et –

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU  CANADA

Représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

 

Me Dah Yoon Min et Me Stéphanie Dépeault, pour l’intimée (demanderesse)

 

 

ENTENDUE: Le 1er septembre 2016

MOTIFS sur la demande

L’honorable Paul Mayer

DÉCISION INTERLOCUTOIRE RELATIVE À LA DEMANDE DE L’INTIMÉE DE REFUSER LA PRODUCTION DES DOCUMENTS DONCASTER.


Note : Le présent document pourrait faire l’objet de modifications de forme avant la parution de sa version définitive.

Jurisprudence :

R v Truscott, [2006] OJ No 4171 (CA), 213 CCC (3d) 183; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344, [1996] 2 CNLR 25; Première Nation (Bande indienne) de Big Grassy (Mishkosiimiiniiziibing) c Sa Majesté la reine du chef du Canada, 2012 TRPC 6.

Lois et règlements cités :

Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119, r 111.

Doctrine cité :

Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée, La preuve civile, 4e éd, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2008.

Léo Ducharme et Charles-Maxime Panaccio, L’administration de la preuve, 4e éd, Montréal (Qc), Wilson & Lafleur, 2010.


 

TABLE DES MATIÈRES

I. introduction  4

II. les faits  4

III. questions en lititge  5

IV. la pertinence des documents  6

A. Position des parties  6

B. Le droit  7

C. L’analyse  8

V. l’admissibilité des documents  9

A. Position des parties  9

B. Le droit  11

C. L’analyse  11

VI. les dépens  12

A. Positions des parties  12

B. Le droit  13

C. L’analyse  14

VII. dispositif  15


 

I.  introduction

[1]  Les Innus de Uashat Mak Mani-Utenam (« les Innus ») ont soumis une revendication afin d’être indemnisés des pertes résultant de la négligence alléguée d’obligations légales et de fiduciaire de Sa Majesté la reine du chef du Canada (« la Couronne ») dans le contexte de la cession en 1925 de la réserve de Uashat située à Sept-Îles (« cession de 1925 »).

[2]  Afin de démontrer la négligence de ces obligations, les Innus veulent produire en preuve des documents historiques portant sur l’expulsion d’occupants illégaux d’une autre réserve autochtone, soit celle de Doncaster (« Documents Doncaster »).

[3]  La Couronne s’y oppose au motif que ces documents ne sont pas pertinents et que même s’ils l’étaient, ils créeraient de la confusion et éterniseraient le débat en raison de leur faible valeur probante.

[4]  Une demande écrite est présentée aux termes des dispositions 30 et suivantes des Règles de procédure du Tribunal des revendications particulières, DORS/2011-119 [Règles].

[5]  Le Tribunal est donc saisi de cette demande de la Couronne visant à refuser l’admission des Documents Doncaster en preuve.

[6]  Parallèlement, les Innus souhaitent que des dépens leur soient octroyés s’ils obtiennent gain de cause puisqu’ils qualifient la demande comme étant un abus de procédure. À l’inverse, la Couronne est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens pour la présente demande en alléguant qu’elle porte sur un fait en litige important.

II.  les faits

[7]  C’est dans le contexte de la cession de 1925 qu’émane la présente demande.

[8]  Selon les Innus, la Couronne aurait négligé son rôle de fiduciaire et certains pouvoirs qui en découlent lors de la création de la réserve en 1906.

[9]  D’une part, elle aurait manqué à son obligation d’arpentage et de bornage des lots de la réserve prévue à l’article 20 de la Loi concernant les sauvages, SRC 1906, c 81 (« Loi sur les Indiens de 1906 »).

[10]  Conséquemment, la confusion s’est rapidement établie et des terrains d’Uashat ont été vendus à des non-Indiens. À ce titre, entre les années 1917 et 1921, « 27 des 44 lots de la réserve de Sept-Îles [ont été] vendus illégalement à des non-Indiens par le département des Terres et Forêts de la province de Québec » (Déclaration de revendication, 14 février 2014, au para 38). Ces terres, pourtant mises de côté à l’usage et au profit de la bande d’Uashat, ne pouvaient être aliénées de quelconque manière que ce soit à un non-membre de la réserve. Afin de rectifier les empiètements des squatters, c’est-à-dire des non-membres de la bande habitant les lieux de manière illégale, le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien aurait omis d’exercer certains de ses pouvoirs, notamment celui d’émettre un mandat d’expulsion en vertu de l’article 34 de la Loi sur les Indiens de 1906.

[11]  D’autre part, la Couronne aurait planifié illégalement la cession de la réserve Uashat en 1925. En effet, l’article 49 de la Loi sur les Indiens de 1906 prévoit que la majorité des hommes de plus de 21 ans qui sont membres de la bande doivent voter en faveur de la cession. Or, peu d’hommes de plus de 21 ans étaient présents à la réunion de cession. Sans compter que les Innus prétendent avoir ratifié des actes posés sans leur consentement éclairé puisque la Couronne ne les aurait pas informés des moyens alternatifs à une telle cession.

[12]  En résumé, la demande s’insère ainsi dans le contexte de la revendication des Innus afin d’être indemnisés par la Couronne pour les pertes causées par les manquements de celles-ci :

  • - De ne pas avoir protégé une partie de la réserve originale de Uashat contre les empiètements illégaux de squatters entre 1906 et 1925;

  • - Par la suite, d’avoir autorisé et procédé à la cession illégale d’une grande partie de la réserve en 1925 en réponse à ces empiètements.

III.  questions en lititge

[13]  Il y a trois questions en litige à traiter concernant la demande à l’étude :

  1. Les documents visés par la présente demande sont-ils pertinents dans le contexte de la revendication ?

  2. Dans l’affirmative, devraient-ils être admis ? et

  3. Y a-t-il lieu d’accorder des dépens ?

IV.  la pertinence des documents

A.  Position des parties

[14]  Avant de statuer sur la question de la pertinence, le Tribunal estime qu’il est essentiel de décrire brièvement les documents qui retiennent l’attention du présent cas. Formés de 60 documents produits par les Innus, les Documents Doncaster démontrent comment la Couronne a utilisé son pouvoir discrétionnaire d’expulser des occupants illégaux non autochtones des lieux de la réserve de Doncaster, située dans la province du Québec. Les Documents Doncaster étudient des expulsions ayant eu lieu dans cette réserve entre les années 1883 et 1904. Des 18 500 acres de la réserve, 2800 acres étaient occupées illégalement par des non autochtones et ce sont eux qui ont été expulsés.

[15]  À cet égard, la Couronne souhaite que le Tribunal refuse l’admission en preuve des Documents Doncaster. Pour appuyer sa position, la Couronne soutient que la production de ces documents devrait être défendue pour le motif qu’ils ne sont pas pertinents étant donné qu’ils traitent d’une autre réserve qui n’est liée en rien au présent contexte. En l’espèce, la revendication porte sur une transaction particulière de la réserve d’Uashat. Selon la Couronne, ces documents n’ont aucun lien logique avec les faits en litige, c’est-à-dire qu’ils ne démontrent nullement son pouvoir d’expulser des occupants illégaux de la réserve d’Uashat et la manière dont ce pouvoir a été exécuté auparavant. La façon dont la réserve de Doncaster a été traitée n’est pas pertinente et n’est alléguée à aucun endroit dans la déclaration de revendication ni dans les questions en litige.

[16]  Elle appuie ses prétentions notamment par la décision Bande indienne de Squamish c R, 139 FTR 197 au para 7, 75 ACWS (3d) 821 (1re inst) aussi cité Mathias c R qui énonce que la façon dont d’autres sujets soumis à la même loi sont traités par la Couronne est insignifiante dans le contexte donné. La Couronne ajoute l’affaire Cardinal c R, [1977] 2 CF 698 (1re inst) au para 12 à son argument qui précise que les circonstances entourant la cession d’autres réserves ne sont pas plus d’intérêt. Par conséquent, en raison du non-respect de la règle de la pertinence, elle demande au Tribunal de refuser la production de ces documents.

[17]  Quant aux Innus, ils soutiennent que les Documents Doncaster sont pertinents à la présente situation puisqu’ils tendent à démontrer un élément nié par la Couronne, soit son pouvoir d’expulser des occupants illégaux d’une réserve. En effet, ils croient qu’ils sont intéressants surtout parce qu’ils illustrent comment ce pouvoir, prévu à l’article 34 de la Loi sur les Indiens de 1906, a été exercé dans le passé. Bref, les Innus avancent que ces documents soulèvent la question de savoir à quels pouvoirs la Couronne aurait pu avoir recours dans la situation d’Uashat en décrivant notamment l’exercice passé de son pouvoir d’expulsion d’occupants illégaux dans une autre réserve.

[18]  Pour appuyer leur position, ils se réfèrent à l’arrêt R v Truscott, [2006] OJ No 4171 (CA) au para 22, 213 CCC (3d) 183 [Truscott] de la Cour d’appel de l’Ontario où le juge écrit [traduction] qu’ « [u]ne preuve est pertinente si […] elle rend l’existence ou l’absence d’un fait important plus ou moins vraisemblable […] ».

[19]  En ce sens, la faculté d’expulser des occupants illégaux est, selon les Innus, un fait en litige important dans la présente situation et les Documents Doncaster tendent à démontrer un tel pouvoir. Ils précisent que la production de ces documents ne servirait pas à juger la conduite de la Couronne à Doncaster. Cette preuve serait utile simplement pour constater le fait que les occupants illégaux ont dû quitter la réserve de Doncaster après la consigne d’expulsion.

[20]  Considérant qu’il s’agit en l’espèce d’un cas d’omission d’exercer un pouvoir, les Innus considèrent qu’il n’est pas seulement pertinent d’évaluer les documents ayant trait à la réserve de Uashat, mais qu’il faut plutôt fonder notre approche sur d’autres réserves afin d’avoir un portrait objectif de la situation.

[21]  Bref, une telle preuve serait, selon eux, pertinente aux yeux du Tribunal afin d’illustrer le comportement de la Couronne relatif à une autre réserve afin de définir les obligations fiduciaires de celle-ci dans une situation contemporaine semblable.

B.  Le droit

[22]  La règle de la pertinence est bien définie au paragraphe 22 de l’arrêt Truscott :

[traduction] Une preuve est pertinente si, selon la logique et l’expérience humaine, elle rend l’existence ou l’absence d’un fait important plus ou moins vraisemblable : […] Une preuve n’est pas pertinente si elle ne rend pas le fait auquel elle se rapporte plus ou moins vraisemblable ou si le fait auquel elle se rapporte n’a pas d’importance dans la procédure.

[23]  En d’autres mots, une preuve doit être qualifiée de pertinente et doit être admise lorsqu’elle « tend raisonnablement à démontrer l’existence d’un fait en litige » (Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée, La preuve civile, 4e éd, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2008, à la p 851). La pertinence est donc une exigence fondamentale, mais non exclusive de l’admissibilité de la preuve.

C.  L’analyse

[24]  Dans le cas à l’étude, le point en litige concerne l’obligation fiduciaire de la Couronne d’exercer son pouvoir d’expulser des occupants illégaux de la réserve de Uashat. Dans cette optique, il est énoncé ce qui suit au paragraphe 41 de la Déclaration de revendication des Innus datant du 14 février 2014 :

Le MAI omet d’exercer ses pouvoirs en vertu de la Loi sur les Indiens pour rectifier les empiètements illégaux sur les terres de réserve par, entre autres :

a) l’émission d’un mandat d’expulsion en vertu de l’article 34 de la Loi sur les Indiens de 1906;

[…]

[25]  À l’opposé, la Couronne formule son désaccord au paragraphe 41 de la Réponse datant du 14 juillet 2014 :

L’intimée NIE le paragraphe 41 de la Déclaration et PRÉCISE que les dispositions légales qui y sont mentionnées n’imposent à la Couronne aucune obligation d’agir;

[26]  Le Tribunal comprend, par la rédaction plutôt ambiguë du paragraphe 41 de la Réponse, que la Couronne nie son obligation d’agir dans le cas d’empiètements illégaux sur une réserve. Puisque les parties ne s’entendent pas sur cet élément, il s’agit conséquemment d’un point en litige logique et signifiant.

[27]  En appliquant les principes de droit énoncés précédemment, le Tribunal conclut que les Documents Doncaster sont suffisamment pertinents. Il faudra juger sur le fond et déterminer si l’intimée a manqué à ses obligations de fiduciaire envers les Innus. En ce sens, ces derniers souhaitent démontrer l’obligation de fiduciaire de la Couronne telle qu’énoncée par le juge McLachlin dans l’arrêt Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 RCS 344 au para 115, [1996] 2 CNLR 25 :

Lorsqu’une partie se voit conférer certains pouvoirs touchant les droits d’une autre partie et que cette dernière se voit privée des pouvoirs en question ou est « vulnérable », la première partie, celle qui détient les pouvoirs, a l’obligation de fiduciaire de les exercer dans l’intérêt de l’autre […]

[28]  Afin de prouver cette obligation générale, point en litige, qui émane de l’article 64 de la Loi sur les Indiens de 1906, les Documents Doncaster sont pertinents puisqu’ils illustrent comment cette obligation, qui se concrétise par l’expulsion d’occupants illégaux, a été exercée dans le passé sur une autre réserve. Cela permettrait de comparer la conduite de la Couronne dans d’autres dossiers de situations contemporaines.

[29]  Le Tribunal ajoute qu’il est préférable d’apprécier les arguments juridiques de chaque partie et les éléments de preuve qui les appuient lors de l’audience, et non à ce stade-ci de la revendication.

V.  l’admissibilité des documents

A.  Position des parties

[30]  La Couronne exhorte le Tribunal d’exercer sa discrétion pour refuser la production des Documents Doncaster même s’ils étaient considérés comme pertinents. Si le Tribunal arrivait à la conclusion que la pertinence des documents était minime ou que leur valeur probante était faible, elle lui demanderait de les rejeter puisque cela causerait des inconvénients. La Couronne oppose ainsi l’insuffisance de la pertinence et de la valeur probante aux désagréments engendrés par la production des documents. Selon elle, les inconvénients sont à ce point majeurs qu’ils peuvent justifier le refus de la production de cette preuve.

[31]  À titre d’exemple, la Couronne admet que les désavantages dont serait susceptible de soulever la production des Documents Doncaster sont les suivants :

  • - Créer de la confusion;

  • - Éterniser le débat inutilement;

  • - Porter préjudice à la Couronne ou à des tiers, dont les indigènes concernés par la réserve de Doncaster.

[32]  La confusion et les délais occasionnés s’expliquent par l’éventuelle consultation de la Couronne avec un expert afin de compléter les documents présentés et déterminer ceux qui pourront être déposés. Selon elle, plusieurs mois de retard en résulteraient aussi parce qu’il s’agit d’une analyse hautement factuelle et la comparaison entre la situation de Doncaster et celle à l’étude serait fastidieuse. Les dépenses additionnelles liées seraient impossibles à chiffrer.

[33]  Toujours selon la Couronne, le préjudice que cela provoquerait se justifie par le jugement indirect du Tribunal sur les agissements à Doncaster malgré qu’il n’y ait jamais eu de revendication déposée à ce sujet. Par conséquent, cela pourrait désavantager la Couronne ou la première nation dans un éventuel débat relié à cette matière.

[34]  Quant aux Innus, ils sont plutôt d’avis que les Documents Doncaster ont une valeur très probante. Ils illustrent le comportement de la Couronne, à une époque contemporaine dans des circonstances semblables à celles entourant la réserve de Uashat. Il serait donc intéressant d’inférer des faits contenus dans ces documents la conduite qu’aurait dû adopter la Couronne dans le présent contexte.

[35]  Concernant les préjudices que ces documents pourraient engendrer, ils soutiennent que ce ne sont que des préjudices théoriques ou potentiels. Aucune demande n’a été déposée au sujet de la réserve de Doncaster et conséquemment, les préjudices ne peuvent qu’être hypothétiques. De plus, les Innus ne prennent pas position quant à quelconque possible revendication que les autochtones de la réserve de Doncaster pourraient déposer.

[36]  Pour ce qui est des délais, les Innus relancent cet argument dans le camp de la Couronne en lui rappelant qu’ils lui ont communiqué les Documents Doncaster il y a déjà plus d’un an. Ils souhaitent donc que la Couronne ne demande pas de délai supplémentaire et qu’elle ne tente pas « d’éterniser le débat », pour ne pas reprendre ses mots. Ils tiennent aussi à réitérer qu’il s’agit de seulement 60 documents analysés et sélectionnés. Un important tri a déjà été réalisé afin de ne pas aggraver les délais des présentes procédures.

B.  Le droit

[37]  Nonobstant la pertinence d’un élément de preuve, le Tribunal a la discrétion de refuser sa production si sa valeur probante s’avérait faible ou si d’importants inconvénients en résultaient.

[38]  La règle est d’ailleurs bien énoncée dans l’ouvrage La preuve civile (Jean-Claude Royer et Sophie Lavallée, La preuve civile, 4e éd, Cowansville, Éditions Yvons Blais, 2008, à la p 854) :

Une preuve pertinente est parfois inadmissible en application d’une règle d’irrecevabilité. Par ailleurs, une preuve logiquement pertinente, mais ayant une faible valeur probante, peut être exclue par le tribunal, lorsque cette preuve est susceptible de créer de la confusion, d’éterniser un débat ou de porter inutilement préjudice à une partie. [notes omises]

[39]  Léo Ducharme ajoute ce qui suit dans son livre L’administration de la preuve (Léo Ducharme et Charles-Maxime Panaccio, L’administration de la preuve, 4e éd, Montréal (Qc), Wilson & Lafleur, 2010, aux para 23, 34) :

[Le Tribunal] peut notamment, de sa propre initiative, refuser la preuve de faits allégués si ceux-ci ne sont pas pertinents au litige, ou encore, prendre toute mesure de nature à éviter la perte de temps et le harcèlement des témoins.

[40]  Il est adéquat d’ajouter à ces règles que l’admission de la production des éléments de preuve est à la discrétion du Tribunal en vertu de l’article 13(1)b) de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, LC 2008, c 22.

C.  L’analyse

[41]  Le Tribunal est d’avis que les arguments juridiques soulevés par la Couronne selon lesquels la production des Documents Doncaster entraînerait des inconvénients majeurs ne compromettent pas leur admission.

[42]  Le soulèvement d’un potentiel préjudice à un éventuel recours des autochtones de la réserve de Doncaster contre le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien n’est également pas fondé. En tout respect pour la Couronne, le Tribunal ne croit pas qu’en pratique, les autochtones concernés pourraient réellement se plaindre de l’expulsion des squatters à Doncaster. En effet, ils ont obtenu ce qu’ils souhaitaient à l’époque, c’est-à-dire que leur réserve est libérée des empiètements illégaux des non autochtones. Un éventuel recours est donc peu probable, et un préjudice découlant de la production des Documents Doncaster l’est encore moins.

[43]  La crainte d’une confusion avancée par la Couronne n’a pas lieu d’être. Il n’en ressortira aucune confusion puisque l’objectif de l’admission de la production des documents n’est pas de comparer la situation de la réserve de Uashat avec celle de Doncaster, mais bien de démontrer l’importance du pouvoir d’expulser et de l’illustrer par son exercice dans le cas de Doncaster.

[44]  Concernant les délais supplémentaires, les Innus ont déjà réalisé une importante recherche et ils ont passé au tamis quelque trois cents (300) documents pour n’en sélectionner que soixante (60). Le Tribunal espère que l’éventuelle consultation de la Couronne avec un expert afin de compléter et d’évaluer les documents sera moins longue qu’elle le laisse entendre. D’ailleurs, les Innus précisent qu’ils n’ont pas retenu d’expert sur Doncaster afin de réduire le nombre de documents et surtout afin de cerner l’étendue du débat.

[45]  Ce sont des faits qui convainquent le Tribunal de leur bonne foi et qui démontrent leur vif intérêt de ne pas étirer les délais. Conséquemment, le Tribunal ne croit pas que leur admission entraînera un retard important. Si jamais retard il y a, le Tribunal est convaincu que, dans ces circonstances, nous pourrions y remédier en accordant un bref ajournement si nécessaire. D’ailleurs, il y aurait certainement lieu de prévoir une conférence de gestion afin de fixer adéquatement les modalités et les délais pour la suite de l’instance.

[46]  Conséquemment, le Tribunal est d’avis que les Documents Doncaster doivent être admis en preuve.

VI.  les dépens

A.  Positions des parties

[47]  Les Innus allèguent que des dépens devraient être accordés dans le présent cas puisque selon eux, il s’agit d’un abus de procédure qui nuit à la revendication.

[48]  Selon les Innus, la question en litige était évidente. Il y a donc lieu de se pencher sur la conduite qui nuit à la résolution de la revendication. Ils allèguent que la Couronne disposait effectivement d’autres moyens pour éviter une telle perte de temps et pour réduire les coûts engendrés par la présente demande. À titre d’exemple, elle aurait pu s’asseoir, partager ses informations et son point de vue sur les documents et discuter, au lieu de déposer cette demande.

[49]  La Couronne prétend plutôt qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés. Elle appuie sa position par le fait que sa demande portait sur un point légitime qu’elle était en droit de défendre. Le débat sur cet élément de preuve était important et cela ne consistait pas en un cas d’abus de procédure ou de conduite inacceptable.

[50]  Elle plaide aussi qu’elle n’a pas souhaité allonger la procédure, mais qu’elle l’a plutôt respectée. En effet, suite à la conférence de gestion d’instance tenue par téléconférence le 1er juin 2015, il a notamment été convenu, tel qu’inscrit dans le procès-verbal, que si les parties ne parvenaient pas à s’entendre sur l’admissibilité de la preuve, la Couronne devait s’y opposer en déposant une demande écrite.

B.  Le droit

[51]  Examinons tout d’abord les règles et les principes applicables à l’octroi de dépens dans la présente situation. L’article 111 des Règles rappelle les facteurs qui doivent être considérés par le Tribunal en ce qui concerne les dépens :

111 (1) Lorsque le Tribunal décide s’il adjugera des dépens en vertu du paragraphe 110(2), il prend en considération les facteurs suivants :

a)  si une partie a agi de mauvaise foi;

b)  si une partie n’a pas respecté une ordonnance du Tribunal;

c)  si une partie a refusé une offre de règlement raisonnable.

[52]  Le paragraphe 111(2) des Règles prévoit les facteurs additionnels à considérer lorsque les dépens sont réclamés par les Premières Nations, comme c’est le cas en l’espèce.

[53]  L’alinéa 111(2)a) des Règles oblige donc le Tribunal à considérer « si les frais ont été raisonnablement engagés mais ils sont disproportionnés par rapport à l’indemnité qui sera accordée ».

[54]  L’alinéa 111(2)b) des Règles énonce que le Tribunal doit également considérer « si les questions en litige sont complexes ou visent d’importantes questions d’intérêt public ».

[55]  Le Tribunal tient aussi à rappeler les principes généraux sur lesquels l’adjudication des dépens peut être fondée :

  • - Indemniser la partie qui a gain de cause des coûts occasionnés par le litige;

  • - Favoriser les règlements extrajudiciaires;

  • - Décourager et sanctionner les comportements inacceptables.

[56]  La règle générale concernant les demandes en cours d’instances issue de ces principes est bien énoncée par le juge Smith dans la décision Première Nation (Bande indienne) de Big Grassy (Mishkosiimiiniiziibing) c Sa Majesté la reine du chef du Canada, 2012 TRPC 6 au para 13 [Big Grassy] :

À l’exception des cas d’inconduite ou d’abus de procédure, le Tribunal des revendications particulières adoptera un régime sans dépens à l’égard des demandes déposées au cours d’instances dont il est saisi.

[57]  Au paragraphe 41 du même jugement (Big Grassy), le juge Smith module sa règle générale afin de préciser les situations pour lesquelles des dépens devraient être accordés :

Dans le cadre de revendications ou de demandes jugées par le Tribunal, des circonstances liées à une conduite répréhensible, flagrante ou outrageante peuvent justifier l’adjudication de dépens. Un abus de procédure et une conduite qui nuit à la résolution de revendications peuvent aussi entraîner une sanction au chapitre des dépens. Autrement, aucuns dépens ne devraient être ordonnés.

C.  L’analyse

[58]  Sur la base des règles qui précèdent et pour les motifs qui suivent, le Tribunal n’accordera pas de dépens aux Innus.

[59]  En l’espèce, la conduite de la Couronne ne justifie pas l’octroi de dépens. À tous égards, le présent débat sur la production des Documents Doncaster était pertinent et justifié selon le Tribunal. Les questions en litige étaient donc appropriées dans le contexte de la revendication.

[60]  Par ailleurs, le Tribunal estime que la conduite de la Couronne n’a pas nui à la résolution de la revendication. En se fondant sur les facteurs énoncés ci-dessus, la Couronne a agi de bonne foi et elle a respecté l’ordonnance du Tribunal. En ce sens, c’est à bon droit qu’elle a déposé sa demande par écrit, comme convenu lors de la conférence de gestion d’instance du 1er juin 2015.

[61]  Comme l’énonce le principe général, il n’y a pas lieu d’accorder des dépens lors de demandes interlocutoires, à moins que des comportements inacceptables les justifient. Dans le cas à l’étude, le comportement de la Couronne n’était pas matière à sanction. Le refus d’adjuger des dépens en faveur des Innus en l’instance est donc motivé.

VII.  dispositif

pour ces motifs, le tribunal :

[62]  REJETTE la présente demande interlocutoire de la Couronne;

[63]  LE TOUT, sans frais.

PAUL MAYER

L’honorable Paul Mayer


TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

SPECIFIC CLAIMS TRIBUNAL

Date : 20160922

Dossier : SCT-2003-13

OTTAWA (ONTARIO), le 22 septembre 2016

En présence de l’honorable Paul Mayer

ENTRE :

LES INNUS DE UASHAT MAK MANI-UTENAM

Revendicatrice (Défenderesse)

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien

Intimée (Demanderesse)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

AUX :

Avocats de la revendicatrice (défenderesse)

Représentée par Me Jameela Jeeroburkhan et Me Michel Nolet

Dionne Schulze s.e.n.c.

ET AUX :

Avocates de l’intimée (demanderesse)

Représentée par Me Dah Yoon Min et Me Stéphanie Dépeault

Ministère de la Justice Canada

 

 

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