Cour suprême

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Motifs de Décision

Contenu de la décision

A.B., Commission scolaire francophone c. Ministre de l’Éducation,

2019 TNOCS 25.cor1

Date de dépôt du corrigendum: 2019 08 20

Date de dépôt originale: 2019 07 02

DOSSIER:  S-1-CV-2018-000392

 

COUR SUPRÊME DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST

ENTRE :

A.B., Commission scolaire francophone
des Territoires du Nord-Ouest

Requérantes

et

Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation
des Territoires du Nord-Ouest

Intimée

 

jugement corrigé: Un corrigendum a été publié le 20 août 2019; la correction a été apportée à ce document, et le texte du corrigendum est rapporté à la fin du jugement.

 

 

Requête entendue à Yellowknife, TN-O le 2 juillet 2019.

Motifs de décision déposés le 2 juillet 2019.

 

 

MOTIFS DE DÉCISION

 

 

SURVOL

[1]             À la demande des requérantes et avec le consentement de l’intimée, j’omets d’inclure le nom de W.B. et les autres renseignements personnels qui permettraient de l’identifier dans ma décision.

[2]             Le 9 avril 2018, les parents de W.B., un enfant citoyen canadien qui fréquente une garderie francophone, demandent à la ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest (la « Ministre ») l’autorisation d’inscrire leur fils à l’École Allain St-Cyr pour l’année scolaire suivante.

[3]             La Ministre décide que W.B. est inadmissible sur la base des critères énoncés dans la Directive ministérielle sur l’inscription des élèves aux programmes d’enseignement en français langue première (la « Directive »), datée du 11 août 2016, et la Politique d’admission des non-ayants droit dans les écoles francophones (la « Politique »), qui met la Directive en œuvre. La Ministre refuse donc d’approuver la demande d’admission de W.B.

[4]             Les parents de W.B. et la Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest (la « CSFTNO ») demandent à la Ministre de reconsidérer sa décision et d’exercer sa discrétion pour permettre à W.B. de s’inscrire à l’école Allain St-Cyr, même si sa demande ne répond pas aux exigences de la Directive. Cette demande de reconsidération est également rejetée.

[5]             Les requérantes demandent la révision judiciaire des refus de la Ministre de permettre à W.B. de s’inscrire à l’école francophone[1].

LES FAITS

[6]             Originaires des Pays-Bas, les parents de W.B. s’installent à Yellowknife avec un permis de travail temporaire en mai 2014. Leur fils W.B. y naît quelques mois plus tard.

[7]             Bien que les parents de W.B. ne parlent pas le français, ils décident d’intégrer W.B. et sa petite sœur à la communauté francophone de Yellowknife. Dès l’âge de deux ans, W.B. fréquente une garderie en milieu francophone.

[8]             W.B. parle le néerlandais, l’anglais et le français. Le français est la langue qu’il maîtrise le mieux, et il communique avec sa sœur dans cette langue.

[9]             Le 9 avril 2018, les parents de W.B. remettent une demande d’admission à la Ministre afin que W.B. puisse fréquenter la prématernelle de l’École Allain St-Cyr.

[10]         La directrice de l’école prépare un rapport d’évaluation dans lequel elle recommande l’admission de W.B., compte tenu de sa maîtrise de la langue, de son intégration à la communauté d’expression française, du fait que des ressources supplémentaires ne seraient pas nécessaires, et de l’importance que ses parents accordent à la langue française. La directrice signale de plus que grâce à sa maîtrise de la langue, W.B. contribuera à la présence du français dans la classe et aura un impact positif sur les élèves qui seront en apprentissage de la langue. Elle ajoute qu’il y aura aussi des retombées positives sur le plan culturel d’admettre un enfant issu d’une famille non canadienne.

[11]         Dans un rapport distinct, la directrice générale de la CSFTNO recommande également l’admission de W.B. Elle fait valoir que l’admission aura des impacts favorables sur la communauté franco-ténoise puisque tout ajout de nouveaux élèves dans cette petite école est un atout. Elle explique qu’il « y aura plus d’élèves dans les classes, ce qui rendra plus intéressant les groupes d’élèves et les apprentissages ». De plus, l’admission de W.B. enrichirait la diversité culturelle de l’école.

[12]         Le 28 mai 2018, la Ministre refuse l’admission de W.B. (la « décision initiale »). La lettre de refus indique que, selon la directive ministérielle en vigueur, un enfant doit être un immigrant récent au Canada afin d’être admissible à un programme d’enseignement en français langue première. Puisque W.B. est né au Canada, il est inadmissible aux termes de la Directive.

[13]         Le 3 août 2018, les parents de W.B. et la CSFTNO demandent à la Ministre de reconsidérer sa décision et d’exercer sa discrétion pour approuver l’admission de W.B. même s’il n’est pas admissible en vertu de la Directive.

[14]         Le 29 août 2018, la Ministre maintient sa décision (la « reconsidération »). Dans la lettre, elle réitère que « la demande ne répondait pas aux exigences de la Directive et de la Politique ». Elle indique également que « l’admission à l’École Allain St-Cyr se limite aux ayants droit conformément à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés et aux non-ayants droit qui respectent les exigences établies » dans la Directive et la Politique.

[15]         Le 31 août 2018, les parents de W.B. inscrivent leur fils à une école d’enseignement en anglais. La demande de révision judiciaire est déposée le 2 septembre 2018.

LE CONTEXTE JURIDIQUE

(1) L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés

[16]         L’article 23 de la Charte accorde aux parents appartenant à la minorité linguistique de leur province ou territoire le droit à l’enseignement dispensé dans leur langue pour leurs enfants.

[17]         Cette garantie constitutionnelle « vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et à favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues » : Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, à la p. 362. L’article 23 comporte un aspect réparateur et ne doit pas être interprété de manière restrictive.

[18]         En l’espèce, les parents de W.B. ne sont pas des ayants droit en vertu de l’art. 23 de la Charte. Ils n’ont donc aucun droit d’accès aux écoles de la minorité en vertu de l’art. 23. Néanmoins, rien n’empêche une province ou un territoire d’établir un mécanisme par lequel des non-ayants droit peuvent être inscrits dans les écoles de la minorité: voir Mahe, à la p. 379; Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, [2015] 2 R.C.S. 282, au para. 70 [CSFY].

(2) Le droit à l’éducation en français dans les Territoires du Nord-Ouest

[19]         Dans les Territoires du Nord-Ouest (« TNO »), le 7 juillet 2008, une directive ministérielle a été adoptée par le ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation de l’époque. Cette directive limitait l’accès aux programmes d’enseignement en français langue première aux ayants droit en vertu de l’art. 23 et exigeait que toutes admissions de non-ayants droit soient approuvées par le ministre à son entière discrétion.

[20]         Suite à une contestation judiciaire, la directive de 2008 a été trouvée constitutionnelle : Territoires du NordOuest (Procureur général) c. Commission Scolaire Francophone, Territoires du NordOuest, 2015 CATN-O 1, 78 Admin. L.R. (5th) 343, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, [2015] S.C.C.A. No. 94. Cette décision de la Cour d’appel a infirmé une décision de première instance qui avait trouvé que la directive était inconstitutionnelle et que la commission scolaire avait le pouvoir de gérer ses admissions : Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest et al. c. Procureur Général des Territoires du Nord-Ouest, 2012 CNST-O 44cor1.

[21]         Le 11 août 2016, la Ministre a émis une nouvelle directive remplaçant celle de 2008. La Directive, émise conformément à la Loi sur l’éducation, L.T.N.-O. 1995, ch. 28, a établi « les d’exigences d’admission des enfants de parents non-ayants droit admissibles dans une école francophone ». C’est en vertu de cette directive que la Ministre a jugé que W.B. était inadmissible à un programme d’enseignement en français langue première.

[22]         La Ministre a adopté la Politique en même temps que la Directive. Cette politique d’admission « indique comment les demandes d’admission déposées par des parents non-ayants droit sont transmises » au ministère et « énonce la manière dont la décision du ministre est communiquée au parent ».

[23]         En plus de respecter les droits constitutionnels des parents ayants droit en vertu de l’art. 23, le gouvernement des TNO, par l’entremise de la Directive, cherche « à appuyer la revitalisation des langues et des cultures », notamment en soutenant « la croissance de la population d’ayants droit francophones aux TNO en permettant à un nombre restreint d’enfants de parents non-ayants droit de fréquenter une école francophone ténoise ».

[24]         La Directive identifie trois catégories de parents non-ayants droit qui peuvent demander que leur enfant soit admis dans une école francophone :

1.     Restitution : Le parent aurait été un ayant droit s’il n’y avait pas eu absence de possibilités pour lui ou pour ses propres parents de fréquenter une école francophone;

2.     Francophone non citoyen : Le parent satisfait aux exigences de l’art. 23 mais n’est pas citoyen canadien;

3.     Nouvel arrivant : Le parent a immigré au Canada et son enfant, qui ne parle ni anglais ni français à son arrivée, est inscrit dans une école canadienne pour la première fois.

Afin qu’un enfant soit admis sous une de ces catégories, le taux d’inscription à l’école doit représenter au maximum 85% de sa capacité.

[25]         Un parent qui souhaite inscrire son enfant à un programme d’enseignement en français doit fournir certains documents à l’administration scolaire. La CSFTNO évalue d’abord les compétences linguistiques de l’enfant et détermine si son admission aura une incidence sur la qualité et la prestation du programme d’enseignement. Elle fournit une recommandation à la Ministre quant à l’approbation ou au rejet de la candidature de l’enfant.

[26]         Lorsque la CSFTNO recommande l’approbation d’une candidature, la Ministre procède à une seconde évaluation du dossier. Selon la Directive, l’approbation de la Ministre « dépend de l’exhaustivité de la documentation fournie, de l’évaluation des compétences linguistiques de l’enfant réalisée par la CSFTNO, de la capacité actuelle de l’école visée et de tout autre élément pertinent ».

[27]         Selon la Directive et la Politique, la décision de la Ministre est « définitive et sans appel ».

LES QUESTIONS EN LITIGE

[28]         L’intimée ne conteste pas la recevabilité de la demande de révision judiciaire et ne soulève aucune objection en ce qui a trait au délai du dépôt de la demande de révision judiciaire de la décision initiale.

[29]         Les requérantes m’ont avisé lors de l’audience qu’elles retiraient leur demande que le tribunal émette la déclaration recherchée au paragraphe 2 de l’avis de demande de révision judiciaire introductive d’instance.

[30]         Les questions suivantes sont soulevées par le présent litige :

1.     L’interprétation de la Directive par la Ministre est-elle raisonnable?

2.     Dans son refus d’admettre W.B. à l’École Allain St-Cyr, la Ministre a-t-elle entravé sa discrétion?

L’ANALYSE

(1)  L’interprétation de la Directive par la Ministre est-elle raisonnable?

[31]         Les parties conviennent que la norme de contrôle qui régit l’interprétation faite par la Ministre de la Directive est celle de la décision raisonnable.

[32]         Tel qu’énoncé dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, le caractère raisonnable d’une décision « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». Il tient également compte de « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : au para. 47.

[33]         Les requérantes ne contestent pas la validité de la Directive ou de la Politique. Elles maintiennent par contre que l’interprétation que la Ministre a donnée à celles-ci est déraisonnable. Selon les requérantes, la description de la catégorie « Nouvel arrivant » prévue dans la Directive est ambiguë et manque de précision. La Ministre se devait d’y donner une interprétation raisonnable qui n’établirait pas des distinctions arbitraires.

[34]         La Directive définit cette catégorie comme suit :

Nouvel arrivant – Le parent a immigré au Canada et son enfant, qui ne parle ni anglais ni français à son arrivée, est inscrit dans une école canadienne pour la première fois.

[35]         Les requérantes soutiennent que la Directive doit être appliquée de manière cohérente avec l’art. 23 de la Charte et les deux autres catégories de la Directive. Les autres catégories dans la Directive et l’art. 23 déterminent l’admissibilité des enfants selon la situation des parents. Selon l’interprétation de la Ministre, la catégorie « Nouvel arrivant » exige que l’enfant soit un immigrant. En limitant son application ainsi, la Ministre crée une distinction arbitraire entre les enfants de parents immigrants qui sont nés au Canada et ceux qui sont nés à l’extérieur du Canada.

[36]         Selon les requérantes, il est illogique que la catégorie exige que les enfants soient de nouveaux arrivants qui ne parlent ni l’anglais ni le français, plutôt que de viser les parents. Les requérantes maintiennent qu’un tel résultat est absurde, ne tient pas compte des obligations de la Ministre en vertu de l’art. 23 et constitue une interprétation déraisonnable de la Directive. Cette interprétation permettrait à un enfant arrivé au Canada quelques jours après sa naissance d’être admissible à l’école francophone, alors qu’un enfant né quelques jours après l’arrivée de ses parents au pays serait inadmissible. Ce serait donc le seul fait que W.B. naisse environ six mois après l’arrivée de ses parents à Yellowknife qui l’empêche de poursuivre l’instruction dans la langue et la culture de son choix. Si ses parents avaient attendu quelques mois avant d’immigrer, W.B. serait tout à coup admissible, selon la lecture étroite de la Directive qu’en a faite la Ministre.

[37]         À mon avis, l’interprétation de la Directive faite par la Ministre est raisonnable. L’énoncé « qui ne parle ni l’anglais ni français à son arrivée » est situé entre deux virgules et suit le mot « enfant ». L’interprétation de la Ministre selon lequel l’énoncé qualifie l’enfant et non les parents est raisonnable. Ainsi, des enfants nés au Canada ou des enfants qui parlent soit le français ou l’anglais lors de leur arrivée au Canada comme immigrants ne seraient pas qualifiés aux termes des trois catégories de la Directive pour l’admission à l’école francophone.

[38]         Je reconnais que ce résultat est dans un sens arbitraire, en ce qu’il traite les enfants d’immigrants différemment s’ils sont nés au Canada ou nés avant que leurs parents aient immigré au pays. Cette interprétation crée aussi une distinction entre des enfants qui, en arrivant au Canada, parlent soit le français ou l’anglais et ceux qui parlent ni l’une ni l’autre des langues officielles du pays.

[39]         Par contre, la raison d’être de la Directive est de cibler des catégories de personnes qui auraient accès à l’école francophone, ce qui nécessite des distinctions qui sont forcément arbitraires. La Directive a comme objectif l’admission aux écoles franco-ténoises d’un « nombre restreint d’enfants de parents non-ayants droit ». Il est donc inévitable que des limites soient imposées et des distinctions faites. La Directive prévoit un accès exceptionnel aux écoles francophones à ceux qui sont compris dans les groupes visés par la Directive. Le choix des groupes visés par la Directive a été fait par la Ministre suite à une consultation avec la communauté et, comme mentionné précédemment, les requérantes n’ont pas plaidé que la Directive et les choix qu’elle reflète contreviennent à la Charte ou sont autrement invalides.

[40]         La demande d’admission de W.B. demandait qu’il soit admis sous la catégorie « Nouvel arrivant » de la Directive. La décision de la Ministre dans laquelle elle interprète le texte et conclut que W.B. ne se qualifie pas est raisonnable.

(2)  La Ministre a-t-elle entravé sa discrétion en refusant l’admission de W.B. à l’école Allain St-Cyr?

[41]         Les requérantes font valoir que la Ministre a entravé sa discrétion lorsqu’elle a refusé d’admettre W.B. à une école francophone. Selon les requérantes, la Ministre a traité les catégories de la Directive comme ayant un caractère obligatoire. Rien au dossier ne suggère que la Ministre reconnaissait qu’elle pouvait exercer sa discrétion pour approuver l’admission de W.B. même s’il ne tombait pas dans une des trois catégories de non-ayants droit ciblés par la Directive. Suite à la demande de reconsidération, la Ministre n’a fait que répéter que W.B. n’était pas un « Nouvel arrivant » et était donc inadmissible selon la Directive. Elle a confirmé que sa décision était finale. Selon les requérantes, si la Ministre avait reconsidéré sa décision en utilisant sa discrétion et en tenant compte des valeurs qui sous-tendent l’art. 23 de la Charte ainsi que les facteurs pertinents qui lui ont été signalés dans la demande de reconsidération, elle aurait approuvé la demande.

[42]         Lors des plaidoiries orales, la Ministre a reconnu qu’elle jouit d’une discrétion résiduelle à l’extérieur de la Directive. Selon cette discrétion résiduelle, la Ministre peut autoriser l’admission de non-ayants droit qui ne se qualifient pas selon une des trois catégories prévues dans la Directive. La Ministre maintient, par contre, qu’elle n’a pas entravé sa discrétion, mais qu’elle a plutôt a tenu compte de tous les facteurs pertinents et a choisi de ne pas utiliser cette discrétion. Selon elle, les motifs mis de l’avant par les requérantes pour justifier l’exercice de sa discrétion peuvent se résumer au fait que les parents de W.B. désirent que leur fils soit instruit en français afin de lui conférer un avantage dans une société globalisée.

[43]         Selon la Ministre, nombreux sont les parents anglophones de Yellowknife qui pensent de la même façon. Ainsi, si une exception devait être faite pour un tel motif, les demandes d’exceptions se multiplieraient, ce qui rendrait la Directive inutile. Il en va de même pour la suggestion que le fait de parler le français et d’avoir fréquenté une garderie francophone fasse de W.B. un cas exceptionnel où il est dans le meilleur intérêt de l’enfant qu’il soit admis à l’école francophone. Ces circonstances sont loin d’être uniques, selon la Ministre, et ne peuvent pas la forcer d’utiliser sa discrétion.

[44]         L’intimée rejette aussi la suggestion que, dans l’exercice de sa discrétion, elle doit tenir compte des valeurs de l’art. 23. Selon elle, l’art. 23 traite uniquement d’ayants droit et n’a aucune pertinence en ce qui a trait à l’admission des non-ayants droit. À l’appui de cette proposition, elle cite la décision Territoires du NordOuest (Procureur général), où la cour a expliqué que le pouvoir de contrôler les admissions de non-ayants droit revient au gouvernement : au para. 23. La cour explique également que même une interprétation généreuse de l’art. 23 « ne peut attribuer à une commission scolaire le pouvoir unilatéral d’admettre dans ses écoles n’importe quel élève sans droit de regard du gouvernement » : au para. 21.

[45]         Cette décision a aussi reconnu que la directive émise par la Ministre en 2008 était constitutionnelle. Cette directive donnait à la Ministre une discrétion absolue de limiter l’accès aux écoles de la minorité aux ayants droit en vertu de l’art. 23. La Ministre pouvait donc interdire accès aux écoles de la minorité à tous les non-ayants droit. Selon elle, l’article 23 et les valeurs qui la sous-tendent n’avaient aucun rôle à jouer dans l’exercice de cette discrétion.

(a)  La Ministre doit tenir compte de l’article 23

[46]         Avant de passer à l’analyse des décisions de la Ministre, je vais adresser la pertinence de l’art. 23 dans l’exercice de sa discrétion résiduelle. La Ministre affirme qu’elle peut décider de l’admission de non-ayants droit sans égard à l’art. 23 et aux besoins de la minorité linguistique, et qu’elle pourrait même imposer une interdiction complète d’admission de non-ayants droit. Ce principe découlerait des décisions CSFY et Territoires du NordOuest (Procureur général), selon lesquelles les critères d’admission de non-ayants droit peuvent être fixés par les gouvernements provinciaux et territoriaux.

[47]         À mon avis, l’interprétation que la Ministre fait de ces arrêts est erronée et va à l’encontre du caractère réparateur de l’art. 23. Cet objectif réparateur fait en sorte que les gouvernements doivent tenir compte des besoins de la minorité dans l’exercice de leurs pouvoirs en matière d’éducation. Tel qu’expliqué dans Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 R.C.S. 3 :

[L]es droits linguistiques sont indissociables d’une préoccupation à l’égard de la culture véhiculée par la langue et […] l’art. 23 vise à remédier, à l’échelle nationale, à l’érosion historique progressive de groupes de langue officielle et à faire des deux groupes linguistiques officiels des partenaires égaux dans le domaine de l’éducation […] L’article 23 prescrit donc que les gouvernements provinciaux doivent faire ce qui est pratiquement faisable pour maintenir et promouvoir l’instruction dans la langue de la minorité : au para. 26.

[48]         Les juges Major et Bastarache ajoutent ce qui suit:

[l]e véritable objectif de cet article […] est de remédier à des injustices passées et d’assurer à la minorité linguistique officielle un accès égal à un enseignement de grande qualité dans sa propre langue, dans des circonstances qui favoriseront le développement de la communauté [nos soulignements]: au para. 27.

[49]         Bien que l’art. 23 confère des droits individuels, l’exercice de ces droits a « une dimension collective particulière » : Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, au para. 28. L’article 23 « vise à réparer des injustices passées non seulement en mettant fin à l’érosion progressive des cultures des minorités de langue officielle au pays, mais aussi en favorisant activement leur épanouissement » : Doucet-Boudreau, au para. 27. En conséquence, l’application de cet article « touche forcément l’avenir des communautés linguistiques minoritaires » : Solski (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, [2005] 1 R.C.S. 201, au para. 23.

[50]         Ainsi, les droits linguistiques, y compris l’art. 23, « doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada [soulignements dans l’original] » : R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, au para. 25.

[51]         En confirmant que le gouvernement peut établir des critères d’admissions pour l’admission de non-ayants droit dans les écoles de la minorité, la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest n’affirmaient pas pour autant qu’un gouvernement, en établissant et administrant de tels critères, pouvaient faire fi de l’art. 23 et de son objectif réparateur. La décision de la Cour d’appel indiquait simplement que la CSFTNO ne pouvait pas unilatéralement créer de nouvelles catégories d’ayants droit. En l’espèce, il s’agit plutôt de permettre aux ayants droit qui existent déjà d’avoir une communauté qui a l’opportunité de s’épanouir et d’être revitalisée, l’objectif au cœur de l’art. 23. D’ailleurs, dans Arsenault-Cameron, la Cour suprême a expliqué qu’un ministre a l’obligation d’exercer son pouvoir discrétionnaire conformément à ce que prévoit la Charte : au para. 30. L’enjeu central, dans cette affaire, était la construction d’une école francophone pour la communauté de Summerside. Selon la cour, en refusant la demande de la minorité linguistique :

le ministre n’a pas accordé une importance suffisante à la promotion et à la préservation de la culture de la minorité linguistique et au rôle de la commission de langue française en soupesant les considérations d’ordre pédagogique et culturel : au para. 30.

[52]         L’obligation de la Ministre de tenir compte de l’art. 23 dans l’exercice de ses pouvoirs en matière d’éducation est, selon moi, ce que la juge Abella a laissé entendre dans l’arrêt CSFY. Après avoir confirmé qu’en l’absence de délégation par le territoire, la commission scolaire n’avait pas l’autorité de fixer les critères d’admission de non-ayants droit, elle a ajouté :

La Commission n’est pas pour autant empêchée de faire valoir que le Yukon n’a pas assuré suffisamment le respect de l’art. 23 et rien ne l’empêche de soutenir que l’approche adoptée par le Yukon à l’égard des admissions fait obstacle à la réalisation de l’objet de l’art. 23 […] Mais il s’agit là d’une autre question que celle de savoir si la Commission a, en l’absence d’une délégation de la part du Yukon, le droit unilatéral de décider d’admettre d’autres enfants que ceux visés par l’art. 23 ou le Règlement : au para. 74.

[53]         L’exercice de l’autorité de la Ministre dépend par contre des circonstances particulières dans une région donnée. Tel qu’énoncé dans l’arrêt Solski, la législature provinciale et territoriale est appelée à jouer un rôle dans la mise en œuvre de l’art. 23 selon « le contexte historique et social [de la minorité linguistique] propre à chaque province » pour assurer l’exercice de sa discrétion de façon cohérente, juste et dans le respect de l’art. 23 : Solski, au para. 21. Ainsi, l’impact de l’art. 23 sur la discrétion ministérielle n’est pas la même d’une région à l’autre, puisqu’elle dépend de sa situation particulière.

[54]         Par exemple, Solski fait référence aux « disparités très réelles qui existent entre la situation de la communauté linguistique minoritaire du Québec et celle des communautés linguistiques minoritaires des territoires et des autres provinces » : au para. 34. L’application de l’art. 23 au Québec doit donc prendre en compte sa situation particulière : au para. 44. De façon similaire, chaque province et territoire doit examiner le contexte dans lequel ses minorités évoluent afin de répondre aux exigences de l’art. 23.

[55]         En somme, la cour affirme dans CSFY que les provinces et territoires doivent assurer le respect de l’art. 23 et ne pas faire obstacle à la réalisation de son objet. Cet objet inclut l’épanouissement des collectivités de langue officielle et le développement de la communauté. Dépendamment des circonstances, cet objectif ne peut être atteint que par des efforts actifs pour contrer, dans les mots de la Cour suprême, « l’érosion historique progressive de groupes de langue officielle » : Doucet-Boudreau au para. 27. Il est possible, dans certains cas, que ce but ne puisse être atteint sans l’admission d’élèves qui ne relèvent pas directement de l’art. 23.

[56]         Il est donc nécessaire d’examiner la situation de la minorité linguistique aux TNO afin de déterminer les obligations de la Ministre dans la présente affaire.

[57]         La minorité linguistique des TNO, comme celle de bien des régions du pays, a souffert en raison de l’absence historique d’écoles de langue minoritaire. De plus, les phénomènes d’assimilations et de mariages exogames (c’est-à-dire composé d’un membre de chacune des communautés linguistiques majoritaires et minoritaires) influencent à la baisse le nombre d’enfants qui s’inscrivent dans les écoles de la minorité. Tel que signalé dans Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c. Association des parents ayants droit de Yellowknife, 2015 CATN-O 2, au para. 111, la transmission aux enfants du français comme langue maternelle n’est que de 29% aux TNO quand un seul des deux parents est francophone. Puisque 90% des enfants d’âge scolaire des TNO dont un des parents était un ayant droit sont nés de parents exogames, la transmission du français comme langue maternelle est nettement à la baisse.

[58]         Il est ainsi probable que, sans l’ajout à ses rangs de non-ayants droit, la communauté franco-ténoise subirait une érosion continuelle, menant presque inévitablement à la perte de la viabilité de ses écoles. Cela irait manifestement à l’encontre de l’objectif de l’art. 23 « de remédier à des injustices passées » et d’assurer à la communauté franco-ténoise « un accès égal à un enseignement de grande qualité dans sa propre langue, dans des circonstances qui favoriseront le développement de la communauté » : Arsenault-Cameron, au para. 27.

[59]         Il n’est pas contesté que, sans l’appui du gouvernement et l’ajout de non-ayants droit, les écoles de la communauté franco-ténoise verraient ses nombres décroître. C’est d’ailleurs ce qu’a noté le rapport final sur la directive de 2008 préparé par le gouvernement des TNO : Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, Ministère de l’Éducation, de la Culture et de la Formation, Rapport final : Examen de la directive ministérielle sur l’inscription des élèves aux programmes d’instruction en français langue première (30 juin 2016) (le « Rapport »). Les observations suivantes ont été faites dans le Rapport :

        L’application au sens strict des critères d’admission de l’art. 23 « nuit à la diversité culturelle dans les écoles francophones »;

        Puisque les écoles de la majorité peuvent admettre autant d’enfants de la minorité qu’elles le veulent, l’égalité de traitement des écoles de la minorité et de la majorité « signifie que les écoles francophones doivent également avoir la possibilité d’intégrer un certain nombre de non-ayants droit dans leur école »;

        Il est raisonnable que les écoles de la minorité « admettent un petit nombre de non-ayants droit, toutes proportions gardées, en vue de maintenir les programmes en place »;

        Un élément important de la revitalisation de la minorité « consiste à favoriser la croissance de la population. La croissance naturelle de la population ténoise d’ayants droit de même que l’immigration d’ayants droit d’autres collectivités peuvent s’avérer insuffisantes pour maintenir un niveau de population qui appuie l’existence des écoles francophones. »

[60]         Face à une telle situation, il est évident que l’art. 23 et les besoins de la minorité linguistique doivent être des facteurs que la Ministre doit prendre en compte dans l’exercice de son autorité concernant l’admission de non-ayants droit dans les écoles francophones des TNO. De faire autrement ne respecterait pas l’objectif de l’art. 23 de mettre fin à l’érosion progressive de la culture et langue de la minorité et de favoriser activement son épanouissement : voir Doucet-Boudreau, au para. 27; Mahe, à la p. 362. De toute évidence, un refus total d’approuver des admissions de non-ayants droit violerait l’art. 23 puisque, selon son propre rapport, sans l’ajout de non-ayants droit, les écoles perdraient des programmes au détriment de la communauté linguistique minoritaire.

[61]         De fait, c’est suite à ce rapport que la Ministre a décidé d’agir et que la présente Directive a été émise. Elle tente de répondre aux préoccupations identifiées dans le Rapport et qui sont propres à la situation des TNO.

[62]         Dans la section sur sa raison d’être, la Directive indique que le gouvernement des TNO est « déterminé à appuyer la revitalisation des langues et des cultures ». Elle ajoute ensuite ce qui suit :

[U]n aspect fondamental du processus de revitalisation consiste à soutenir l’accroissement démographique des groupes concernés. La présente Directive vise à soutenir la croissance de la population d’ayants droit francophones aux TNO en permettant à un nombre restreint d’enfants de parents non ayants droit de fréquenter une école francophone ténoise.

[63]         L’aspect collectif de l’art. 23 fait donc manifestement partie de la raison d’être de la Directive. Elle répond aux préoccupations énoncées dans le Rapport en ciblant trois catégories de non-ayants droit qui sont admissibles aux écoles de la minorité si une telle demande est faite.

[64]         Dans le respect de l’art. 23 et le droit de gestion de la minorité, la Directive prévoit qu’une recommandation favorable de la CSFTNO est un prérequis pour l’admission de non-ayants droit, suite à laquelle la Ministre procède à une évaluation du dossier[2].

[65]         Je conclus donc que, dans l’exercice de son autorité d’admettre des enfants de parents non-ayants droit dans les écoles francophones des TNO, la Ministre doit atteindre un équilibre entre son pouvoir discrétionnaire et l’objectif large de l’art. 23. Elle doit tenir compte des droits protégés par la Charte, y compris les besoins de la minorité linguistique et le besoin de favoriser le maintien et l’épanouissement de cette communauté, dans l’exercice de son autorité concernant l’admission de non-ayants droit aux écoles de la minorité. Dans l’exercice de sa discrétion, la Ministre doit considérer non seulement les intérêts des TNO, y compris le coût de l’éducation en français langue première, et le meilleur intérêt de l’enfant[3], mais aussi les objectifs de l’art. 23 et les droits qu’il confère à la minorité linguistique.

(b)  La Ministre a-t-elle entravé sa discrétion?

[66]         Je passe maintenant à une analyse des décisions de la Ministre.

[67]         Les requérantes font valoir que, dès qu’une entrave à la discrétion d’un décideur est démontrée, cette décision doit être infirmée, peu importe la norme de contrôle choisie. De plus, une décision qui découle d’une entrave à la discrétion serait de ce fait même déraisonnable. L’intimée, de son côté, ne fait pas de distinction entre la révision du fond de la décision et la question de l’entrave. Elle soutient que la norme de contrôle à laquelle la décision est assujettie est celle de la norme de la décision raisonnable.

[68]         Le raisonnement sous-tendant l’entrave à la discrétion (« fettering discretion » en anglais) comme motif de révision judiciaire est expliqué comme suit par le juge Stratas dans l’affaire Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, 341 D.L.R. (4th) 710 :

Les décideurs doivent respecter la loi. Si la loi leur accorde un pouvoir discrétionnaire d’une certaine étendue, ils ne peuvent l’assujettir à des restrictions obligatoires. Les autoriser à le faire équivaudrait à leur permettre de réécrire la loi. Seuls le législateur ou ses délégués dûment autorisés peuvent écrire ou réécrire la loi : au para. 22.

[69]         En d’autres mots, des décideurs peuvent adopter des lignes directrices ou des politiques générales pour les aider dans leurs processus décisionnels, mais « ils n’ont pas la liberté d'adopter des politiques obligatoires ne laissant aucune place » à l’exercice de leurs pouvoirs discrétionnaires : Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 49, 236 D.L.R. (4th) 485, au para. 71.

[70]         Un décideur qui entrave sa discrétion commet donc une erreur de compétence, puisqu’il n’utilise pas le pouvoir qui lui est conféré par la loi : voir David Phillip Jones et Anne S. de Villars, Principles of Administrative Law, 6e éd., Toronto, Carswell, 2014, à la p. 207. Pendant longtemps, une telle entrave constituait un motif automatique d’annulation des décisions administratives : voir Stemijon, au para. 22. La Cour suprême n’a pas précisé comment ces motifs automatiques ou énumérés devraient être pris en compte lors de sa dernière révision du régime concernant les normes de contrôle.

[71]         La Cour d’appel fédérale a brièvement évoqué la possibilité que les motifs automatiques ou désignés soient maintenant pris en compte lors de l’analyse du caractère raisonnable. Le juge Stratas a toutefois précisé que les différences d’opinions à cet égard n’ont aucune incidence puisque le résultat demeure le même : une décision qui découle d’une entrave à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire est en soi déraisonnable, puisque le décideur omet d’exercer la discrétion que la législature lui a conférée : Stemijon, aux paras. 23-24. Le résultat serait donc le même selon la norme de la décision correcte. Au final, le choix de la norme de contrôle n’a aucune importance, puisque le simple fait d’entraver sa discrétion est une erreur susceptible de révision judiciaire : voir Austin c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1277, au para. 16.

[72]         Dans le cas en l’espèce, la conclusion que la Ministre a entravé sa discrétion mènerait automatiquement à l’annulation de sa décision, puisque celle-ci serait, de ce fait même, déraisonnable.

[73]         L’intimée reconnait qu’elle a le pouvoir discrétionnaire de déroger aux catégories énoncées dans la Directive. Elle explique que W.B. a présenté sa demande initiale sous la catégorie « Nouvel arrivant ». Cette première demande a été refusée puisque W.B., né au Canada, ne se qualifiait pas selon les termes de la Directive. La demande de reconsidération, par contre, demandait que la Ministre exerce sa discrétion pour admettre W.B. malgré le fait qu’il ne se qualifiait pas sous une des catégories énumérées dans la Directive. La Ministre soutient qu’elle était consciente qu’elle avait une discrétion résiduelle mais qu’elle a tout simplement décidé de ne pas l’utiliser pour permettre à W.B. de fréquenter une école francophone.

[74]         La Ministre reconnait que sa lettre de refus ne contient aucune mention du fait qu’elle a une discrétion et qu’elle a décidé de ne pas l’utiliser en l’espèce. Les requérantes n’ont donc reçu aucune explication de la raison pour laquelle elle a refusé d’utiliser sa discrétion pour admettre W.B. à l’école Allain St-Cyr. Par contre, la Ministre maintient que des motifs étoffés ne sont pas nécessaires. Pour expliquer sa décision, elle se réfère au dossier qui lui a été fourni quand elle a pris sa décision. Le dossier contient une première note d’information interne, datée du 23 mai 2018, dans laquelle la Ministre est informée que W.B. n’est pas qualifié selon la Directive. Une deuxième note d’information interne, datée du 20 août 2018, indique que depuis la décision initiale de la Ministre, les parents de W.B. et la CSFTNO n’ont pas présenté de renseignements additionnels démontrant que W.B. serait qualifié sous la Directive. La Ministre soutient que la deuxième note d’information interne supporte l’inférence qu’elle a considéré et rejeté la demande d’utiliser sa discrétion pour admettre W.B à l’école Allain St-Cyr.

[75]         La demande de reconsidération présentée par les parents de W.B. et la CSFTNO demandait clairement que la Ministre exerce sa discrétion résiduelle. La note d’information interne fournie à la Ministre suite à cette demande de reconsidération ne fait aucune mention de l’existence de la discrétion de la Ministre. Cette note ne présente aucun motif favorisant ou défavorisant l’exercice de discrétion. À mon avis, rien dans la documentation ne laisse entendre que la Ministre a considéré la demande qu’elle utilise sa discrétion pour admettre W.B. et aurait décidé de ne pas le faire en l’espèce.

[76]         Après avoir signalé que les parents et la CSFTNO sont d’avis que la Ministre a entravé sa discrétion en refusant la demande d’admission de W.B., la note d’information interne se limite à dire que la Ministre a déterminé que la demande d’admission ne répondait aux exigences de la Directive : « The Minister duly considered the application and determined that it did not meet the eligibility requirements ».

[77]         Ce thème, selon lequel W.B. n’était pas qualifié selon l’une des trois catégories établies dans la Directive, est repris dans la lettre de la Ministre envoyée au président de la CSFTNO le 29 août 2018. Dans cette lettre, la Ministre explique que l’admission à l’école Allain St-Cyr se limite aux ayants droit ainsi qu’aux non-ayants droit qui respectent les exigences établies dans la Directive.

[78]         En d’autres mots, la demande de reconsidération a été rejetée pour la même raison que la demande initiale : W.B. ne se qualifiait pas sous une des trois catégories prévues dans la Directive. La Ministre traite donc la Directive comme étant contraignante, alors qu’elle est ne l’est pas. Il n’y a aucune indication que la Ministre aurait décidé de ne pas utiliser sa discrétion pour admettre W.B. après la demande à cet effet. De plus, aucune explication pour le rejet n’est fournie à W.B. ou à la CSFTNO.

[79]         Ainsi, la seule conclusion que la documentation permet de tirer est que la Ministre s’est limitée à évaluer si la demande d’admission tombait dans une des catégories établies par la Directive. Elle n’a jamais considéré si le cas de W.B. présentait des facteurs et circonstances qui pourraient la mener à exercer sa discrétion résiduelle.

[80]         L’équilibre qui doit exister entre l’uniformité qu’assure une directive et la flexibilité qui est au cœur d’un pouvoir discrétionnaire a été rompu en l’espèce. La Ministre aurait dû évaluer s’il était approprié d’appliquer la Directive dans le cas de W.B., ou si elle devrait plutôt exercer sa discrétion et approuver son admission: voir Sara Blake, Administrative Law in Canada, 6e éd., Toronto, Lexis Nexis, 2017, à la p. 109.

[81]         Je conclus donc que la Ministre a entravé sa discrétion lorsqu’elle a refusé d’admettre W.B. à l’école Allain St-Cyr parce qu’il ne tombait pas dans une des catégories de la Directive.

[82]         La Ministre a également plaidé qu’il n’existait aucune circonstance ou aucun facteur qui pourrait justifier une demande de reconsidération de la part des parents de W.B. et de la CSFTNO. Selon elle, la demande de W.B. ne se distinguait pas de toute autre demande qui pourrait être faite par des parents qui cherchent à avantager leur enfant en l’inscrivant dans une école où l’enfant pourrait apprendre une deuxième langue.

[83]         À mon avis, cet argument démontre de la part de la Ministre une méconnaissance de ses obligations à la lumière de l’art. 23 et la raison d’être de sa propre directive.

[84]         La Directive prévoit que la Ministre tient compte « de l’exhaustivité de la documentation fournie, de l’évaluation des compétences linguistiques de l’enfant réalisée par la CSFTNO, de la capacité actuelle de l’école visée et de tout autre élément pertinent » lorsqu’elle évalue une candidature.

[85]         En décidant si elle devrait exercer sa discrétion et accorder la demande d’admission de W.B., la Ministre devait donc, au minimum, tenir compte de la contribution qu’un élève de plus s’intégrant à la communauté franco-ténoise apporterait à la vitalité et à l’épanouissement de cette minorité linguistique. Même si les parents de W.B. ne sont pas titulaires de droits sous l’art. 23, les ayants droit sous cet article ont un intérêt à accroître le nombre d’élèves fréquentant les écoles francophones des TNO. L’importance de l’admission de non-ayants droit à l’épanouissement de la communauté francophone est d’ailleurs signalée par la Directive.

[86]         De fait, la Directive demande que la CSFTNO avise la Ministre de l’impact qu’aurait une admission proposée par des parents non-ayants droit. En l’espèce, la CSFTNO a expliqué que l’admission de W.B. serait loin d’être négative. Au contraire, elle serait avantageuse pour plusieurs raisons, notamment parce que W.B. contribuerait à la présence de la langue dans la classe et qu’il y aurait des retombées culturelles positives grâce à son admission.

[87]         Dans ses soumissions orales, la Ministre reconnait aussi qu’il pourrait être à l’avantage de W.B. de fréquenter l’école Allain St-Cyr, puisqu’il maîtrise le français. De fait, selon les renseignements qui lui ont été fournis, c’est la langue qu’il maîtrise le mieux. Par contre, la Ministre considère que la situation de W.B. n’est pas différente de tous les enfants anglophones à Yellowknife qui chercheraient à maîtriser une deuxième langue.

[88]         Pourtant, une analyse du dossier révèle que, contrairement à ce que la Ministre maintient, plusieurs éléments de la demande de W.B. sortent celle-ci de l’ordinaire. Je n’en mentionne que deux. Premièrement, si ce n’était pour le fait que W.B. est né six mois après l’arrivée de ses parents au Canada plutôt qu’avant leur arrivée, la demande d’admission aurait pu été accordée sous la catégorie « Nouvel arrivant » de la Directive. W.B. aurait été un immigrant au pays et ne parlerait ni le français ni l’anglais à son arrivée au Canada. Deuxièmement, W.B. ne cherche pas à apprendre le français, puisque l’engagement de ses parents a fait en sorte qu’il parle déjà cette langue. Ceci distingue sa situation de bien des demandes de parents qui cherche à admettre leur enfant à l’école francophone en guise de programme d’immersion. Le meilleur intérêt de l’enfant est un facteur et, en l’espèce, favorise l’exercice de la discrétion de la Ministre pour admettre W.B. à l’école Allain St-Cyr.

[89]         Un autre facteur favorisant l’exercice de discrétion par la Ministre est que, tel que signalé par les requérantes, le texte de la troisième catégorie prévue dans la Directive est loin d’être clair. De plus, l’objectif de cette catégorie, soit l’admission de nouveaux immigrants, ne semble pas se réaliser. En date de la demande, aucune admission n’a été faite selon cette catégorie. Le Rapport avait noté que l’application stricte des critères d’admission énoncés à l’art. 23 « nuit à la diversité culturelle dans les écoles francophones » et que l’admission de non-ayants droit immigrants, comme W.B., répondrait à cette préoccupation.

[90]         Cela dit, ce n’est pas à moi de juger comment la Ministre doit ultimement exercer sa discrétion et si elle devrait admettre W.B. à l’école francophone. Par contre, la décision et les motifs de la Ministre doivent démontrer que, dans sa prise de décision, elle a tenu compte des facteurs pertinents, y compris l’art. 23 de la Charte.

CONCLUSION

[91]         Pour ces motifs, la requête est accordée. La décision initiale de la Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation du 28 mai 2018 de refuser la demande d’admission de W.B. à l’école Allain St-Cyr et sa décision du 29 août 2018 de refuser la demande de reconsidérer son refus sont annulées. La demande d’admission de W.B. est retournée à la Ministre aux fins d’un nouvel examen, conformément aux motifs de la présente décision. Les requérantes ayant eu gain de cause ont droit à leurs dépens.

 

Fait à Yellowknife, TN-O,

ce 2 jour de juillet 2019.

                                                                            

                                                                                      « P. Rouleau »

P. Rouleau

     J.C.S.

 

 

Francis Poulin, pour les requérantes

Guy Régimbald, pour l’intimée

Date de l’audience : le 16 mai 2019

 


 

jugement corrigé de

MOTIFS DE DÉCISION DE

L’HONORABLE JUGE P. ROULEAU

 

1.       Au paragraphe 57, la paragraphe qui se lit:

[57]    La minorité linguistique des TNO, comme celle de bien des régions du pays, a souffert en raison de l’absence historique d’écoles de langue minoritaire.  De plus, les phénomènes d’assimilations et de mariages exogames (c’est-à-dire composé d’un membre de chacune des communautés linguistiques majoritaires et minoritaires) influencent à la baisse le nombre d’enfants qui s’inscrivent dans les écoles de la minorité.  Tel que signalé dans Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c. Association des parents ayants droit de Yellowknife, 2015 CATNO 2, au para. 111, la transmission aux enfants du français comme langue maternelle n’est que de 29% aux TNO quand un seul des deux parents est francophone.  Puisque 90% des enfants d’âge scolaire des TNO sont nés de parents exogames, la transmission du français comme langue maternelle est nettement à la baisse.

devrait se lire:

 

[57]    La minorité linguistique des TNO, comme celle de bien des régions du pays, a souffert en raison de l’absence historique d’écoles de langue minoritaire.  De plus, les phénomènes d’assimilations et de mariages exogames (c’est-à-dire composé d’un membre de chacune des communautés linguistiques majoritaires et minoritaires) influencent à la baisse le nombre d’enfants qui s’inscrivent dans les écoles de la minorité.  Tel que signalé dans Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c. Association des parents ayants droit de Yellowknife, 2015 CATNO 2, au para. 111, la transmission aux enfants du français comme langue maternelle n’est que de 29% aux TNO quand un seul des deux parents est francophone.  Puisque 90% des enfants d’âge scolaire des TNO dont un des parents était un ayant droit sont nés de parents exogames, la transmission du français comme langue maternelle est nettement à la baisse.

 

 

2.       Au paragraphe 20, la ligne qui se lit :

 

[20] (…)Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest et al. c. Procureur Général des Territoires du Nord-Ouest, 2012 CNST-O 44.

devrait se lire :

[20] (…)Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest et al. c. Procureur Général des Territoires du Nord-Ouest, 2012 CNST-O 44.cor1.

(Les modifications apportées au texte du document sont mises en évidence et soulignées)

 

 

 

 

 



 

S-1-CV-2018-000392

 

COUR SUPRÊME DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST

 

ENTRE :

A.B., Commission scolaire francophone
des Territoires du Nord-Ouest

Requérantes

et

Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation
des Territoires du Nord-Ouest

Intimée

 

 

jugement corrigé: Un corrigendum a été publié le 20 août 2019; la correction a été apportée à ce document, et le texte du corrigendum est rapporté à la fin du jugement.

 

 

MOTIFS DE DÉCISION DE

L’HONORABLE JUGE P. ROULEAU

 

 



[1] J’utilise « école francophone » car il s’agit de l’expression employée dans la Directive. Selon la jurisprudence, les expressions « école de langue française », « école française », ou « école de la minorité linguistique » pourraient également être utilisées dans ce contexte.

[2] Selon la Directive, le parent peut faire appel auprès de la Ministre d’une recommandation de rejet de la CSFTNO. Puisque ce droit d’appel n’a pas été soulevé par les parties et n’a aucune pertinence aux questions que j’ai à décider, je n’en traiterais pas davantage dans ces motifs.

[3] La Ministre a d’ailleurs considéré l’intérêt de l’enfant dans un autre dossier concernant une décision discrétionnaire d’admettre un enfant non-ayant droit dans une école francophone.

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