Cour d'appel

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Motifs de jugement

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Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest

 

Référence : A.B. c. Territoires du Nord-Ouest (Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation), 2021 TNOCA 8

 

Date : 2021 09 01

Dossier : A-1-AP-2019-000006

 A-1-AP-2020-000009

Greffe : Yellowknife, T.N.-O.

 

A-1-AP-2019-000006

Entre

 

A.B. et Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest,

 

Intimées

(Requérantes)

 

- et -

 

Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest,

 

Appelant

(Intimé)

 

A-1-AP-2020-000009

Et entre

 

A.B., F.A., T.B., E.S., J.J. et
Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest
,

 

Intimées

(Requérantes)

 

- et -

 

 

Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest,

 

Appelant

(Intimé)

 

 


 

_______________________________________________________

 

La Cour

L’honorable juge Frans Slatter

L’honorable juge Patricia Rowbotham

L’honorable juge Michelle Crighton

_______________________________________________________

 

 

Motifs de jugement de l’honorable juge Slatter

et de l’honorable juge Crighton.

 

Motifs de jugement de l’honorable juge Rowbotham,

souscrivant au résultat.

 

 

Appel du jugement rendu par

le juge P. Rouleau

le 2 juillet 2019

(2019 TNOCS 25, Dossier : S-1-CV-2018-000392)

 

 

Appel du jugement rendu par

le juge P. Rouleau

le 23 juillet 2020

(2020 TNOCS 28, Dossiers : S-1-CV-2019-000355,

S-1-CV-2019-000356, S-1-CV-2019-000357,

S-1-CV-2019-000358, S-1-CV-2019-000359)


 

_______________________________________________________

 

Motifs de jugement

_______________________________________________________


 

La majorité

[1]               Le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest gère des écoles de la minorité linguistique qui offrent de l’instruction en français. L’enseignement dans la langue de la minorité est offert à Hay River depuis 1988 (École Boréale) et à Yellowknife depuis 1989 (École Allain St-Cyr). Aux termes de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, certaines familles ont le droit constitutionnel d’envoyer leurs enfants à ces écoles.

[2]               Les familles intimées ne bénéficient pas du droit constitutionnel d’envoyer leurs enfants aux écoles de la minorité linguistique aux Territoires du Nord-Ouest, parce qu’elles ne répondent pas aux critères de l’article 23. Les demandes qu’elles ont présentées à la ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation afin qu’elle permette à leurs enfants de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23, même s’ils n’étaient pas admissibles, ont été rejetées. Un juge en cabinet a infirmé les décisions de la ministre : AB, Commission scolaire francophone c Ministre de l’Éducation, 2019 TNOCS 25, et Commission scolaire francophone, AB, FA, TB, JJ et ES c Ministre de l’Éducation, 2020 TNOCS 28. Le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest interjette appel de ces décisions.

[3]               Les appels doivent être accueillis et les ordonnances annulées. Les ordonnances ne reflètent pas correctement la norme de contrôle applicable aux décisions de ce genre qui relèvent d’un pouvoir discrétionnaire. De plus, les ordonnances reposent sur une analyse des questions constitutionnelles et autres qui est entachée d’erreurs susceptibles de révision.

Contexte constitutionnel

[4]               L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés enchâsse des droits spécifiques à l’instruction dans la langue de la minorité au Canada. Cette disposition comprend trois paragraphes. Les deux premiers paragraphes définissent les familles ou les parents qui peuvent se prévaloir des droits à l’enseignement dans la langue de la minorité : 

23(1)   Les citoyens canadiens :

a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,

b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province,

ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

(2)   Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette instruction.

Le troisième paragraphe énonce la portée des droits garantis, à savoir que ces droits ne s’appliquent que lorsque « le nombre justifie » le financement de la prestation de l’instruction dans la langue de la minorité sur les fonds publics.

[5]               L’article 23 représente « un ensemble unique de dispositions constitutionnelles, tout à fait particulier au Canada » : PG (Qué) c Quebec Protestant School Boards, [1984] 2 RCS 66, p. 79. Son libellé est précis. La version de l’article 23 qui a été adoptée n’était certainement pas la seule option politique offerte aux rédacteurs de la Charte. La Charte aurait pu être rédigée selon le modèle du « libre choix ». Elle aurait pu déclarer que tout enfant au Canada a le droit de choisir la langue de son instruction. À l’autre extrême, la Charte aurait pu être rédigée sur le fondement des « droits acquis ». Elle aurait pu étendre les droits linguistiques des minorités uniquement aux élèves qui étaient alors inscrits dans une école de la minorité linguistique. Ni l’une ni l’autre de ces options n’a été retenue : Nguyen c Québec (Éducation, Loisir et Sport), 2009 CSC 47, par 23 à 26, [2009] 3 RCS. 208; Solski (Tuteur de) c Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, par 8, [2005] 1 RCS. 201. L’article 23 se situe plutôt quelque part entre ces deux extrêmes; évidemment, de nombreux autres modèles étaient théoriquement possibles.

[6]                Étant donné le coût relativement élevé d’offrir de l’instruction dans la langue de la minorité, les gouvernements s’intéressent naturellement au nombre d’ayants droit aux termes de l’article 23. Bien que les gouvernements aient l’obligation constitutionnelle d’offrir l’instruction dans la langue de la minorité aux personnes qui y ont droit, ils n’ont aucune obligation d’étendre à d’autres personnes des droits qui vont au-delà du « minimum constitutionnel » prévu à l’article 23 : Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, par 70, [2015] 2 RCS 282. Les gouvernements sont donc pleinement justifiés de contrôler le nombre d’inscriptions dans les écoles de la minorité linguistique : Nguyen c Québec, par. 36; Solski, par. 48. La Charte reflète l’importance des droits linguistiques, mais elle reflète aussi l’importance du respect des pouvoirs des provinces et des territoires en matière d’éducation : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c Colombie‑Britannique, 2013 CSC 42, par. 56, [2013] 2 RCS 774.

[7]               Le pouvoir d’autoriser des enfants qui ne répondent pas aux critères de l’article 23 de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23 est réservé au gouvernement : Commission scolaire francophone du Yukon, par. 68, 69 et 74; Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest, 2015 CATN-O 1, par. 21 à 23, [2015] 5 WWR 60, autorisation de pourvoi refusée, [2015] 3 RCS vi. Les provinces et territoires ont le pouvoir de déléguer la fonction de fixer les critères d’admission à des commissions scolaires, mais, à défaut de délégation, ni les commissions scolaires de la minorité linguistique ni les parents qui ne répondent pas aux critères de l’article 23 ne peuvent décider unilatéralement de l’admission aux écoles.

[8]               La Charte établit des normes minimales, mais le gouvernement a le pouvoir discrétionnaire d’autoriser des enfants qui ne répondent pas aux critères de l’article 23 de fréquenter des écoles de la minorité linguistique. Même si, au moment où les décisions dont nous sommes saisis ont été rendues, il n’y avait pas de loi ou de règlement confirmant l’existence d’un tel pouvoir discrétionnaire ou obligeant la ministre à exercer un tel pouvoir, la ministre s’est montrée disposée à considérer, au cas par cas, des demandes de la part de non-ayants droit de fréquenter ces écoles. Il s’agissait là d’une décision de politique publique, mais la ministre n’avait aucune obligation constitutionnelle ou législative de le faire. 

[9]               L’article 23 de la Charte trace des lignes d’admissibilité, ce qui signifie inévitablement qu’il y aura des situations [TRADUCTION] « épineuses » dont certaines seront admissibles et d’autres ne le seront pas : R (Animal Defenders International) c Secretary of State for Culture, Media and Sport, [2008] UKHL 15, par. 33, [2008] 1 AC 1312. La ministre a reconnu que certains élèves qui ne répondaient pas aux critères de l’article 23 devraient être admis à ces écoles, et elle a adopté la Directive ministérielle sur l’inscription des élèves aux programmes d’enseignement en français langue première (2016). L’objet et la raison d’être de la Directive ont été énoncés en ces termes :

OBJET

La présente Directive ministérielle sur l’inscription des élèves aux programmes d’enseignement en français langue première (la « Directive »), émise par le ministre conformément à la Loi sur l’éducation (L.T.N.-O. 1995, ch. 28) et ses règlements, établit les exigences d’admission des enfants de parents non ayants droit admissibles dans les programmes d’enseignement en français langue première aux Territoires du Nord-Ouest (TNO). Elle précise également quels documents doivent être envoyés par les parents et conservés par la Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest (CSFTNO) pour attester qu’un enfant a le droit d’être inscrit dans une école francophone. La Directive remplace celle datée du 7 juillet 2008. […]

RAISON D’ÊTRE

Le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest (GTNO) est déterminé à respecter les droits constitutionnels accordés aux communautés de langue officielle en situation minoritaire à l’article 23 de la Charte en offrant des programmes d’enseignement de qualité en français langue première aux enfants d’âge scolaire de parents considérés comme des ayants droit aux termes de l’article 23.

L’article 23 garantit le droit à l’enseignement dans la langue de la minorité aux enfants d’ayants droit. Un parent peut inscrire son enfant à un programme d’enseignement primaire ou secondaire en français langue première si sa situation correspond à l’une des trois catégories prévues à l’article 23.

Le GTNO est également déterminé à appuyer la revitalisation des langues et des cultures. Or, un aspect fondamental du processus de revitalisation consiste à soutenir l’accroissement démographique des groupes concernés. La présente Directive vise à soutenir la croissance de la population d’ayants droit francophones aux TNO en permettant à un nombre restreint d’enfants de parents non ayants droit de fréquenter une école francophone ténoise.

La Directive a été complétée par la Politique d’admission des non-ayants droit dans les écoles francophones. La Politique énonçait comment les demandes d’admission aux écoles devaient être faites et comment les décisions du ministre seraient communiquées.

[10]           La Directive, qui a été rédigée à la suite d’une consultation publique, a remplacé la politique antérieure de 2008 et en a élargi la portée. Elle visait à admettre [TRADUCTION] « un nombre limité » d’enfants qui n’étaient pas des ayants droit aux termes de l’article 23 en établissant trois catégories de non-ayants droit qui pourraient demander l’autorisation de fréquenter les écoles :

Parent non ayant droit admissible – Parent qui n’est pas considéré comme un ayant droit aux termes de l’article 23 de la Charte, mais qui peut demander à ce que son enfant soit admis dans une école francophone en vertu de la Directive, selon l’une des catégories suivantes :

Restitution – Le parent aurait été un ayant droit s’il n’y avait pas eu absence de possibilités pour lui de fréquenter une école francophone, ou s’il n’y avait pas eu absence de possibilités de fréquenter une école francophone pour ses propres parents (c’est-à-dire les grands-parents de l’enfant);

Francophone non citoyen – Le parent satisfait aux critères de l’article 23 de la Charte, à l’exception du fait qu’il n’est pas un citoyen canadien;

Nouvel arrivant – Le parent a immigré au Canada et son enfant, qui ne parle ni anglais ni français à son arrivée, est inscrit dans une école canadienne pour la première fois.

Absence de possibilités – Aux fins du présent document, cette notion se rapporte aux obstacles physiques ou juridiques ayant empêché une personne de fréquenter une école francophone, par exemple (mais sans s’y limiter), aucune école francophone n’était présente à une distance raisonnable pendant son enfance, ou encore l’enfant était inscrit dans un pensionnat.

Vingt-six non-ayants droit ont été admis aux écoles au cours des quatre années qui ont suivi 2016, soit en vertu de la Directive, soit en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel du ministre. Aucune des familles intimées ne remplissait les critères prévus dans la Directive. Les appels dont nous sommes saisis portent sur les demandes d’admission aux écoles présentées par les intimées en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel du ministre, malgré le fait que ces familles ne remplissaient pas les critères énoncés dans la Directive.

[11]           Les décisions concernant les demandes d’admission aux écoles qui font l’objet des appels dont nous sommes saisis ont toutes été rendues pendant que la Directive était en vigueur, bien que celle-ci ait été abrogée et remplacée depuis lors. Depuis l’année scolaire 2020-2021, l’admission aux écoles établies en vertu de l’article 23 est régie par le Règlement sur la Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest, R-071-2000. Le Règlement délègue à la Commission scolaire francophone, Territoires du Nord-Ouest, l’admission aux écoles de personnes qui ne sont pas des ayants droit aux termes de l’article 23, en fonction des critères suivants :

 

11(3) Pour l’application du paragraphe (2), l’élève éventuel doit relever d’une ou de plusieurs des catégories suivantes :

a)      catégorie 1 : « Restitution » : un grand-parent ou arrière-grand-parent de l’élève éventuel remplissait les critères de l’article 23 de la Charte;

b)      catégorie 2 : « Nouvel arrivant » : l’élève éventuel a immigré au Canada et il remplit les critères suivants :

                                                     (i)            il n’est pas citoyen canadien,

                                                  (ii)            il n’a pas de parent dont la première langue apprise est l’anglais;

c)      catégorie 3 « Non-citoyen francophone » : l’élève éventuel a un parent qui serait un parent ayant droit si ce n’était du fait que le parent :

                                                     (i)            n’est pas citoyen canadien,

                                                  (ii)            n’a pas reçu son instruction, au niveau primaire, au Canada;

d)      catégorie 4 « Francophile » : l’élève éventuel a un parent qui est compétent en français.

Les élèves qui ne sont pas des ayants droit aux termes de l’article 23 ne peuvent être admis que s’ils relèvent de l’une de ces quatre catégories, si le nombre d’inscriptions ne dépasse pas 85 pour cent de la capacité de l’école, et si « l’inscription de l’élève éventuel ne porterait pas atteinte à l’intégrité culturelle ou linguistique du programme d’enseignement en langue française dispensé à cette école ».

 

Faits

[12]           Plusieurs familles qui n’avaient pas le droit constitutionnel de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23 ont présenté une demande d’autorisation de fréquenter ces écoles à la ministre en vertu de la Directive. Puisqu’elles ne remplissaient pas les critères prévus dans la Directive, elles ont aussi demandé l’admission en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel de la ministre.

Famille A.B.

[13]           La famille A.B. est venue à Yellowknife à partir des Pays-Bas en 2014. Leur fils W.B. est né ici quelques mois plus tard. La famille A.B. parlait le néerlandais et l’anglais lorsqu’elle est arrivée, mais elle a décidé de s’intégrer à la communauté francophone de Yellowknife. W.B. a fréquenté une garderie francophone; il parle le néerlandais, l’anglais et le français, et le français est la langue qu’il maîtrise le mieux. La directrice de l’école et la Commission scolaire francophone ont appuyé la demande de la famille d’inscrire W.B. à l’école au motif que la famille relevait de la catégorie « Nouvel arrivant » de la Directive, mais la ministre a rejeté la demande.

[14]           La famille A.B. a alors demandé à la ministre de considérer la possibilité d’admettre W.B. même s’il ne remplissait pas les critères prévus dans la Directive, mais la ministre a rejeté cette demande aussi :

[…] l’admission à l’École Allain St-Cyr se limite aux ayants droit conformément à l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés et aux non-ayants droit qui respectent les exigences établies dans la Directive et la Politique.

La ministre estimait qu’il y avait de nombreux parents qui souhaiteraient avoir accès aux écoles établies en vertu de l’article 23, et qu’en acceptant des demandes de ce genre, on rendrait la Directive caduque.

[15]           La famille A.B. a fait une demande de contrôle judiciaire. Le juge en cabinet a conclu que la ministre avait entravé son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande subséquente voulant que W.B. soit admis à l’école même s’il n’était pas admissible selon la Directive. La ministre a également commis une erreur parce que sa décision était « erronée et [allait] à l’encontre du caractère réparateur de l’art. 23 » : 2019 TNOCS 25, par. 47.

[16]           Le juge en cabinet a annulé la décision de la ministre, et il a renvoyé la demande de la famille A.B. à la ministre aux fins d’un nouvel examen. Après avoir réexaminé la demande, la ministre a, encore une fois, rejeté celle-ci. W.B. a fréquenté une école d’immersion française, mais la famille jugeait que cette option n’était pas satisfaisante. La famille a fait une demande de contrôle judiciaire une deuxième fois. Le juge en cabinet s’est penché sur la deuxième demande de contrôle judiciaire et sur les demandes de quatre autres familles. Il a accueilli la deuxième demande de contrôle judiciaire et a, encore une fois, renvoyé l’affaire à la ministre pour un nouvel examen : 2020 TNOCS 28.

Quatre autres familles

[17]           Quatre autres familles, comprenant cinq enfants, ont aussi présenté des demandes d’admission aux écoles établies en vertu de l’article 23. Aucune de ces familles n’était un ayant droit aux termes de l’article 23, et aucune ne relevait de l’une quelconque des trois catégories prévues dans la Directive. La ministre a rejeté toutes les demandes des familles, en vertu de la Directive et en vertu de son pouvoir discrétionnaire résiduel, et les familles ont fait une demande de contrôle judiciaire.

[18]           Les parents de l’enfant A se sont décrits comme des anglophones qui ont choisi de s’intégrer à la communauté francophone. Ils ont présenté la demande [TRADUCTION] « pour que nos enfants puissent acquérir une excellente maîtrise, à l’oral comme à l’écrit, de la langue française, et qu’elles puissent vivre pleinement la culture francophone » (DA, vol. 4, p. 502). Ils sont bilingues et travaillent en français dans le domaine de la santé, et ils utilisent le français tous les jours : 2020 TNOCS 28, par. 22. Ils ont fait une demande d’admission pour leur enfant en vertu de la catégorie « Restitution » ou, subsidiairement, en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel de la ministre. La catégorie « Restitution » vise les familles qui ne répondent pas aux critères de l’article 23 parce que l’instruction en français a [TRADUCTION] « sauté une génération » en raison de l’absence de possibilités de fréquenter une école francophone. L’enfant A a par la suite été admise à l’école aux termes de l’alinéa 11(3)d) du nouveau Règlement, dans la catégorie « Francophile ».

[19]           L’enfant V et ses parents parlent le vietnamien et très peu d’anglais. Le grand-père maternel de V parlait le français durant son enfance, et ses parents ont fait une demande en vertu de la catégorie « Nouvel arrivant » : 2020 TNOCS 28, par. 24. La ministre a rejeté la demande et a refusé de la reconsidérer lorsqu’on lui a demandé de le faire.

[20]           Les enfants T et N sont originaires des États-Unis. Ils sont trilingues, parlant l’anglais, le français et l’espagnol : 2020 TNOCS 28, par. 26. Ils ont bien réussi dans une école d’immersion française. Cette famille a quitté le Canada depuis lors.

[21]           Les parents de l’enfant E ont immigré au Canada des Philippines et parlent le tagalog et l’anglais : 2020 TNOCS 28, par. 29. Ni l’enfant ni les parents ne parlent le français. Ils ont présenté leur demande en vertu de la catégorie « Nouvel arrivant » et, subsidiairement, en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel de la ministre.

[22]           Toutes les familles requérantes souhaitaient s’intégrer à la communauté francophone, et la Commission scolaire francophone avait recommandé l’admission de tous les enfants visés. Bien que la ministre ait reconnu que l’admission aux écoles serait probablement dans l’intérêt supérieur des enfants, elle a rejeté les demandes parce qu’elle jugeait que la situation des familles requérantes n’était pas suffisamment distinctive pour justifier que les enfants soient admis malgré le fait qu’ils ne répondaient pas aux critères prévus dans la Directive.

[23]           La ministre a donné des motifs écrits détaillés à l’appui de ses décisions. Les motifs donnés à la famille de l’enfant A. sont représentatifs (DA, vol. 4, p. 420-440). La lettre de la ministre :

         a débuté par quelques éléments contextuels, notamment la première décision du juge en cabinet concernant la famille A.B.;

         a confirmé que la demande de la famille reposait sur l’engagement de celle-ci envers la langue française et sur sa volonté de s’intégrer à la communauté francophone;

         a indiqué que la demande avait reçu l’appui de la Commission scolaire francophone, qui jugeait que l’admission d’élèves additionnels serait avantageuse pour l’école et pour la communauté;

         a reconnu que l’admission à l’école serait probablement dans l’intérêt supérieur de l’enfant;

         a affirmé que les avantages pour l’enfant et la communauté doivent être mis en balance avec d’autres facteurs, notamment « les intérêts des TNO et […] la nécessité d’exercer [mon pouvoir discrétionnaire de façon cohérente] »;

         a résumé les tendances démographiques et l’inscription dans les écoles;

         a examiné les dispositions de la Directive de 2016, qui ne se voulait pas « une politique universelle destinée à toute personne souhaitant intégrer la communauté francophone ou inscrire son enfant à un programme en français langue première pour le bien de celui-ci »;

         a indiqué que vingt-six enfants qui n’étaient pas des ayants droit avaient été admis en vertu de la Directive, ainsi qu’un autre élève qui n’était pas admissible en vertu de la Directive;

         a conclu que la croissance de la population francophone et la stabilité des inscriptions scolaires montraient que la « directive de 2016 remplit son objet »;

         a indiqué que le coût par élève était plus élevé dans les écoles de la minorité linguistique, et bien que les coûts supplémentaires pour un élève en particulier n’étaient pas importants, l’ajout d’un grand nombre d’élèves qui n’étaient pas des ayants droit « pourrait entraîner la nécessité d’augmenter l’effectif enseignant, ce qui se traduirait nécessairement par un besoin de nouveaux crédits »;

         a fait remarquer que les TNO étaient un petit territoire, qui disposait de ressources financières limitées, et qu’il fallait mettre en balance des priorités concurrentes, et qu’il « n’est pas “pratiquement faisable” d’admettre tous les non-ayants droit qui estiment qu’il est dans l’intérêt supérieur de leur enfant de se faire instruire en français dans une école de la minorité, même avec l’appui de la commission scolaire […] Il faut plutôt un processus d’admission comportant des critères prévisibles afin que le gouvernement puisse faire des projections et encadrer les ressources budgétaires qu’il consacre à l’instruction dans la langue de la minorité »;

         a affirmé que le pouvoir discrétionnaire de la ministre doit s’exercer de manière équitable et cohérente à l’endroit de tous les candidats actuels et futurs, et que les non-ayants droit qui ne répondent pas aux critères de la Directive doivent faire état « [d’]une raison unique et distincte que ne pourraient invoquer les autres intéressés »;

         a conclu que le fait d’admettre trop de candidats « donnerait lieu à une situation d’imprévisibilité budgétaire », rendrait caduques la Directive de 2016 et ses catégories, et « [q]ui plus est, l’admission de tous les élèves qui souhaitent apprendre le français pour les motifs exposés dans votre requête – et dans toutes les autres requêtes en attente d’une réponse – ouvrirait à toutes fins utiles les portes des écoles de la minorité à quiconque le demande ». Cette approche serait contraire à l’objectif de protéger et de promouvoir l’instruction dans la langue de la minorité.

Dans chaque cas, les motifs de la ministre contiennent ces éléments communs, ce qui n’était pas surprenant, étant donné que toutes les demandes ont été faites dans le même contexte et reposaient sur des arguments qui se recoupaient.

[24]           À la suite de cette discussion sur le contexte, la ministre a abordé, à partir de la page 8 de sa lettre, la situation particulière de l’enfant A. :

[ORIGINAL]

Le cas de [A.]

            Dans le cas de [A.], j’ai noté que l’une des principales raisons de votre demande d’admission, comme mentionné précédemment, est qu’elle, ainsi que toute sa famille, parle français et que vous souhaitez qu’elle maîtrise parfaitement la langue, autant à l’oral qu’à l’écrit. Je note également l’implication remarquable de votre famille dans la communauté francophone. Cependant, le désir de voir ses enfants maîtriser le français et participer à la communauté francophone est partagé par nombre d’autres non-ayants droits des Territoires du Nord-Ouest et de Yellowknife, comme l’ont déjà démontré de nombreuses décisions de la cour.

            Toutefois, ce motif compte parmi les principaux arguments de toutes les demandes d’admission hors du cadre de la directive de 2016 qui m’ont été présentées et qui attendent une réponse. Au surplus, le fait que [A.] parle déjà français ne rend pas son cas particulier, puisque c’est aussi le cas de certains des autres requérants (ne pouvant bénéficier de la directive de 2016); c’était d’ailleurs aussi le cas dans les affaires similaires tranchées par la justice territoriale. L’admission d’un élève en vertu de sa connaissance du français nous ramènerait au problème de la prévisibilité nécessaire du budget de l’État (et pourrait ouvrir la porte aux non-ayants droit qui ont participé à un programme d’immersion à Yellowknife ou ailleurs, ce qui accroîtrait l’imprévisibilité du budget de l’État).

Les autres facteurs que vous invoquez – à l’instar de la CSFTNO et de la direction de l’ÉASC [École Allain St-Cyr] – seraient également valides pour les autres parents et enfants. Il est normal pour un enfant de quitter sa garderie pour fréquenter une nouvelle école dans un nouveau milieu, avec de nouveaux camarades. Il vaudrait certes mieux que chaque école conserve les mêmes groupes d’une année à l’autre pour favoriser l’intégration; ce n’est pas le cas partout à Yellowknife, et cette situation est vécue de la même façon par les ayants droit et les non-ayants droit. Si j’admettais [A.] au motif qu’elle a fréquenté la Garderie Plein Soleil, je serais obligée d’admettre tous les autres enfants qui sont dans le même cas. De mon point de vue, cette décision aurait pour le gouvernement les conséquences budgétaires que j’ai soulignées plus haut, mais par ailleurs, elle ne serait pas juste pour les autres parents non-ayants droit qui aimeraient aussi inscrire leur enfant à l’ÉASC, mais n’ont pas pu inscrire leur enfant à la garderie faute de places ou pour une autre raison quelconque.

En définitive, les éléments distinctifs militant pour l’admission de votre enfant tiennent aux faits que vous estimez que cette admission favoriserait le développement de votre enfant, étant donné qu’elle parle déjà la langue. Malheureusement, en autorisant l’admission sur ces motifs, on autoriserait l’admission de trop d’enfants hors du cadre de la directive de 2016, ce qui se traduirait par des conséquences budgétaires imprévues et imprévisibles pour l’État. En effet, si j’admets [A.] pour ces motifs, je me dois en toute équité d’admettre tous les autres requérants dont le dossier est actuellement en attente, ainsi que tous ceux qui viendront par la suite. Comme le montre abondamment la jurisprudence des TNO, ce n’est pas la première fois que des parents souhaitent faire admettre un enfant dans le programme de la minorité pour lui procurer un avantage linguistique. Beaucoup de ces enfants parlent déjà français, beaucoup ont fréquenté une garderie française, et la plupart de ces familles participent à la vie communautaire francophone et souhaitent intégrer celle-ci. Or, l’admission de tous ces enfants n’est ni financièrement possible ni « pratiquement faisable » pour l’État.

Par conséquent, même s’il est dans l’intérêt de chaque enfant, individuellement, de fréquenter une école de la minorité, ce n’est pas le seul élément que je dois prendre en considération. Pour justifier l’admission, il faut un élément plus distinctif, un élément qui contrebalance mes préoccupations concernant le budget public. Par exemple, le MÉCF a admis dernièrement un enfant hors du cadre de la directive de 2016. Cet enfant, en plus des éléments que vous invoquez pour l’admission de [A.], ne parlait pas anglais, mais parlait français. Dans ce genre de circonstances exceptionnelles, lorsqu’une décision favorable prise en vertu de mon pouvoir discrétionnaire préserve la prévisibilité de la situation financière et du budget de l’État dans le domaine de l’éducation de la minorité, le MÉCF peut accorder une admission hors du cadre de la directive de 2016.

Cela dit, aucun des éléments que je présente comme concourant aux « intérêts des TNO » n’est décisif : ni les coûts, ni les contraintes budgétaires, ni la cohérence, ni l’équité ne constituent des facteurs déterminants en soi dans ma décision. De même, ni les intérêts individuels de [A.] ni la revitalisation de la communauté minoritaire ne sont des facteurs décisifs.

De mon point de vue, les chiffres du recensement, qui montrent que la communauté francophone est en progression, les inscriptions à l’ÉASC, qui sont aussi à la hausse, et l’admission de 22 non-ayants droit dans le cadre de la directive de 2016 – dont l’efficacité est ainsi démontrée – constituent autant d’éléments très importants. De même, l’équité et la cohérence de mes décisions concernant les autres requérants qui ne peuvent bénéficier de la directive de 2016, ainsi que la nécessité pour le gouvernement de prévoir et d’encadrer les ressources budgétaires annuelles allouées à l’instruction dans la langue de la minorité, sont très importantes. Considérés globalement, ces facteurs font pencher la balance, malheureusement, du côté d’un refus.

Conclusion

Par conséquent, sans nier les avantages que représenterait pour elle-même et pour la collectivité le fait d’admettre [A.] à l’ÉASC, de mon point de vue et tout bien considéré, cette mesure rendrait imprévisible[s] le processus d’admission des non-ayants droit ainsi que les incidences budgétaires. Les considérations de coûts, de cohérence et d’équité pour la communauté francophone, mais aussi pour l’ensemble de la population des TNO, ne militent pas en faveur d’une admission en l’espèce.

Dans ces circonstances, comme vous ne pouvez vous prévaloir de la directive de 2016 et après analyse de l’objet et de l’esprit de l’article 23, je considère que le refus d’admettre [A.] ne contrevient à cet article de la Charte ni sous l’aspect des droits collectifs ni sous l’aspect des droits individuels.

L’ampleur et le détail des lettres de la ministre sont importants parce que, comme nous l’indiquons au paragraphe 44 ci-dessous, le contrôle judiciaire s’intéresse à la décision effectivement rendue, le caractère raisonnable de la décision et les motifs donnés en justification de celle-ci étant examinés ensemble.

Motifs du juge en cabinet

[25]           La décision sur la demande initiale de contrôle judiciaire déposée par la famille A.B. est publiée à 2019 TNOCS 25. Le juge en cabinet a confirmé que la validité de la Directive n’était pas en cause :

39. Par contre, la raison d’être de la Directive est de cibler des catégories de personnes qui auraient accès à l’école francophone, ce qui nécessite des distinctions qui sont forcément arbitraires. La Directive a comme objectif l’admission aux écoles franco-ténoises d’un « nombre restreint d’enfants de parents non-ayants droit ». Il est donc inévitable que des limites soient imposées et des distinctions faites. La Directive prévoit un accès exceptionnel aux écoles francophones à ceux qui sont compris dans les groupes visés par la Directive. Le choix des groupes visés par la Directive a été fait par la Ministre suite à une consultation avec la communauté et, comme mentionné précédemment, les requérantes n’ont pas plaidé que la Directive et les choix qu’elle reflète contreviennent à la Charte ou sont autrement invalides.

Le juge en cabinet a conclu que la décision de la ministre portant que la famille A.B. ne répondait pas aux critères de la catégorie « Nouvel arrivant » de la Directive était raisonnable : 2019 TNOCS 25, par. 37 et 40. 

[26]           Le juge en cabinet a toutefois conclu que la ministre avait entravé son pouvoir discrétionnaire en rejetant la demande subséquente voulant que W.B. soit admis à l’école même s’il ne satisfaisait pas aux exigences prévues dans la Directive. La ministre avait l’obligation de déterminer si elle exercerait son pouvoir discrétionnaire pour l’admettre hors des paramètres de la Directive, et l’explication selon laquelle sa demande était rejetée au motif que l’enfant ne répondait pas à ces critères était déraisonnable : 2019 TNOCS 25, par. 75 à 79.

[27]           Le juge en cabinet a également conclu que la ministre était tenue de prendre l’article 23 en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La ministre ne pouvait pas, comme elle le prétendait, imposer une interdiction complète à la fréquentation des écoles par des personnes qui n’étaient pas des ayants droit aux termes de l’article 23 : 2019 TNOCS 25, par. 46 à 48. Le juge en cabinet s’est exprimé en ces termes :

50.   Ainsi, les droits linguistiques, y compris l’art. 23, « doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada [soulignements dans l’original] » : R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, au par. 25.

Le fait que la Cour suprême du Canada avait confirmé que le pouvoir discrétionnaire d’admettre aux écoles des enfants qui n’étaient pas des ayants droit aux termes de l’article 23 appartenait au gouvernement ne signifiait pas que le gouvernement pouvait « faire fi de l’art. 23 et de son objectif réparateur » : 2019 TNOCS 25, par. 50 à 52.

[28]           Le juge en cabinet a résumé ainsi son raisonnement concernant l’obligation de la ministre de tenir compte des valeurs consacrées par la Charte :

65.   Je conclus donc que, dans l’exercice de son autorité d’admettre des enfants de parents non-ayants droit dans les écoles francophones des TNO, la Ministre doit atteindre un équilibre entre son pouvoir discrétionnaire et l’objectif large de l’art. 23. Elle doit tenir compte des droits protégés par la Charte, y compris les besoins de la minorité linguistique et le besoin de favoriser le maintien et l’épanouissement de cette communauté, dans l’exercice de son autorité concernant l’admission de non‑ayants droit aux écoles de la minorité. Dans l’exercice de sa discrétion, la Ministre doit considérer non seulement les intérêts des TNO, y compris le coût de l’éducation en français langue première, et le meilleur intérêt de l’enfant, mais aussi les objectifs de l’art. 23 et les droits qu’il confère à la minorité linguistique.

Le fait pour la ministre de rejeter la demande d’A.B. « […] démontre de la part de la Ministre une méconnaissance de ses obligations à la lumière de l’art. 23 et la raison d’être de sa propre directive » : 2019 TNOCS 25, par. 83. Le gouvernement a interjeté appel de la décision : Dossier A‑1‑AP‑2019-000006.

[29]           Le juge en cabinet avait annulé la décision de la ministre et avait renvoyé à celle-ci la demande de la famille A.B. pour un nouvel examen. Après l’avoir réexaminée, la ministre a de nouveau rejeté la demande. Comme nous l’avons indiqué, W.B. a fréquenté une école d’immersion française, mais la famille estimait que ce n’était pas satisfaisant. Celle-ci a fait une demande de contrôle judiciaire pour une deuxième fois. Le juge en cabinet s’est penché sur la deuxième demande de contrôle judiciaire et sur les demandes des quatre autres familles. Il a accueilli la demande et a, encore une fois, renvoyé la demande de A.B. à la ministre aux fins d’un nouvel examen : 2020 TNOCS 28.

[30]           Dans sa décision sur la deuxième demande de contrôle judiciaire, le juge en cabinet a conclu que la ministre n’a ni enfreint les principes d’équité procédurale ni agi de mauvaise foi : 2020 TNOCS 28, par. 41, 124 et 125. Appliquant la décision rendue récemment dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, le juge en cabinet a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable : 2020 TNOCS 28, par. 44. Une décision peut être déraisonnable si le raisonnement sur lequel elle repose manque de logique interne ou si la décision est injustifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes : 2020 TNOCS 28, par. 53 et 54. Lorsqu’une décision met en cause des droits garantis par la Charte, le pouvoir discrétionnaire doit être exercé à l’aune des garanties constitutionnelles et des valeurs qu’elles comportent : 2020 TNOCS 28, par. 55, citant Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395.

[31]           En résumant les longues décisions de la ministre, le juge en cabinet a fait remarquer que la ministre avait reconnu que l’admission aux écoles serait probablement dans l’intérêt supérieur des enfants mais qu’elle avait rejeté les demandes pour les motifs suivants :

a)         Les communautés francophones s’épanouissaient et les inscriptions aux écoles étaient à la hausse, ce qui a amené la ministre à conclure que la Directive remplissait son objet.

b)         Faire des exceptions rendrait la Directive caduque et donnerait lieu à une imprévisibilité budgétaire.

c)         Afin de promouvoir la cohérence et la prévisibilité dans la prise de décisions, les enfants qui ne répondaient pas aux exigences de la Directive ne devraient être admis que dans des circonstances uniques et distinctives.

La ministre était d’avis que la situation des familles requérantes n’était pas suffisamment distinctive pour justifier l’admission d’enfants qui ne satisfaisaient pas aux exigences de la Directive : 2020 TNOCS 28, par. 33 à 37.

[32]           Le juge en cabinet a réitéré les opinions qu’il avait exprimées dans ses motifs antérieurs portant que la ministre doit tenir compte de l’article 23 dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire : 2020 TNOCS 28, par. 60. Le taux d’inscription était important pour la viabilité des écoles à long terme, et l’admission d’enfants qui n’étaient pas des ayants droit aux termes de l’article 23 appuierait l’objectif de revitalisation de la culture et de la langue minoritaires : 2020 TNOCS 28, par. 63 à 68. La Directive prévoyait l’admission d’enfants qui n’étaient pas des ayants droit aux termes de l’article 23, mais elle limitait également le nombre d’admissions en « privilégiant trois catégories » de familles. Cette limite avait pour but d’assurer la gestion des coûts du système scolaire et la viabilité des écoles de la majorité : 2020 TNOCS 28, par. 69 à 71.

[33]           Le juge en cabinet a ensuite analysé les motifs que la ministre a formulés à l’appui de ses décisions. Lorsqu’il a comparé ces décisions aux motifs sur lesquels elles reposaient (voir le paragraphe 31 ci-dessus), il a conclu que « […] la Ministre a tiré un certain nombre de conclusions qui ne sont pas soutenues par la preuve dont elle disposait » : 2020 TNOCS 28, par. 72. La conclusion de la ministre selon laquelle la communauté minoritaire et les écoles de la minorité s’épanouissaient reposait sur une analyse erronée de la preuve statistique. Un nouvel examen détaillé de la preuve a démontré que les inscriptions dans les écoles n’étaient pas à la hausse : 2020 TNOCS 28, par. 76 à 84. De même, la conclusion de la ministre selon laquelle les communautés francophones étaient « en progression » ne trouvait pas nécessairement appui dans les résultats des recensements : 2020 TNOCS 28, par. 84 à 89. Quoi qu’il en soit « […] bien qu’il ne soit pas déraisonnable de conclure que la population minoritaire augmente, l’importance de cette conclusion est modeste, surtout si l’on tient compte des défis de l’assimilation et de l’exogamie qui menacent la viabilité des communautés minoritaires à long terme » : 2020 TNOCS 28, par. 89.

[34]           Par contre, la conclusion de la ministre selon laquelle l’admission d’un plus grand nombre d’enfants engendrerait des coûts additionnels était raisonnable à la lumière du dossier dont elle disposait, même s’il se peut que les coûts supplémentaires aient été surestimés : 2020 TNOCS 28, par. 91 à 96.

[35]           Le juge en cabinet n’a pas accepté la crainte exprimée par la ministre selon laquelle l’admission d’enfants qui ne satisfaisaient pas aux exigences de la Directive aurait pour effet de miner la politique reflétée dans la Directive :

97. La difficulté principale avec l’approche adoptée par la Ministre qui, à mon avis, constitue à elle seule une erreur de logique déterminante est qu’elle a mal compris comment ses décisions allaient affecter l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. La Ministre a surestimé la façon dont ses décisions affecteraient l’exercice de son pouvoir discrétionnaire […]

En exigeant qu’il y ait un motif distinct et unique pour déroger à la politique énoncée dans la Directive, l’on ne tenait pas compte de la situation différente des écoles et des communautés de Yellowknife et de Hay River. En outre, « […] chaque admission qu’elle accorde change les circonstances dans lesquelles elle est tenue d’exercer sa discrétion lors de la prochaine demande », et chaque décision change aussi les conséquences financières de la demande suivante : 2020 TNOCS 28, par. 98 à 100. La crainte de la ministre concernant la cohérence était « grandement exagérée », et il était « déraisonnable pour la Ministre d’avoir accordé autant de poids à cette crainte dans son processus de raisonnement » : 2020 TNOCS 28, par. 101.

[36]           Le juge en cabinet a conclu, en se « basant uniquement sur les erreurs identifiées » dans l’analyse jusqu’alors, que les décisions étaient déraisonnables parce qu’elles créaient « des lacunes fondamentales dans la logique interne du raisonnement de la Ministre » : 2020 TNOCS 28, par. 102. Bien qu’il s’agisse là d’une justification suffisante pour annuler les décisions, celles-ci ne reflétaient pas non plus la mise en balance proportionnée des diverses considérations liées à la Charte et des intérêts du gouvernement, comme l’exige l’arrêt Doré : 2020 TNOCS 28, par. 103.

[37]           L’analyse de la proportionnalité des diverses considérations liées à la Charte obligeait la ministre à tenir compte de l’effet positif que l’admission d’enfants additionnels aurait sur la viabilité des écoles. En outre, l’on n’a pas accordé assez d’importance aux opinions de la Commission scolaire francophone. Le simple fait d’admettre un ou deux élèves de plus dans les écoles n’aurait aucune incidence sur les écoles de la majorité linguistique. Ces erreurs ont été aggravées par le fait que la ministre a commis une erreur dans son appréciation des intérêts du gouvernement, en surestimant les conséquences financières, et en comprenant mal l’incidence que l’admission des élèves aurait sur l’équité du processus d’admission dans le futur : 2020 TNOCS 28, par. 104 à 115.

[38]           Le juge en cabinet a donc annulé toutes les décisions et a renvoyé toutes les demandes à la ministre pour un nouvel examen : 2020 TNOCS 28, par. 120. Le deuxième appel a suivi : Dossier A‑1‑AP‑2020‑000009.

Questions en litige et norme de contrôle

[39]           Les appels dont nous sommes saisis soulèvent les questions suivantes :

a)         La Directive est-elle ultra vires ou déraisonnable?

b)         La Directive et les décisions de la ministre sont-elles conformes aux valeurs consacrées par la Charte?

c)         La ministre a-t-elle entravé son pouvoir discrétionnaire de façon illégale ou déraisonnable?

d)         Les décisions de la ministre concernant les demandes faites par les familles intimées étaient-elles raisonnables?

 

[40]           Les décisions de la ministre dont nous sommes saisis relevaient de son pouvoir discrétionnaire. L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire d’origine législative doit être compatible avec la raison d’être du régime législatif et doit être raisonnable. La norme de contrôle est habituellement la norme de la décision raisonnable : Vavilov, par. 108 et 116; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, par. 49 à 55, [2013] 2 RCS 559; Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, par. 27, [2012] 1 RCS 364; Halifax (Regional Municipality) c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2012 CSC 29, par. 43, [2012] 2 RCS 108. L’on ne peut exercer un pouvoir discrétionnaire de manière à porter atteinte à un droit garanti par la Charte : Little Sisters Book and Art Emporium c Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69, par. 133 et 134, [2000] 2 RCS 1120. Toutefois, aucune des intimées ne fait valoir un tel droit.

[41]           L’analyse prévue dans Vavilov s’applique plus directement à l’examen du bien-fondé de décisions administratives : Vavilov, par. 23 et 25. Le contrôle judiciaire porte généralement sur la question de savoir si les décisions concernant des droits légaux, des règles de droit ou des questions d’interprétation des lois sont « raisonnables ». On ne retrouve aucune question de ce genre en l’espèce. Il n’y a aucune question de droit concernant l’interprétation de l’article 23 de la Charte des droits et libertés. On s’entend pour dire que les familles intimées ne répondent pas aux critères de l’article 23 et qu’elles n’ont aucun autre droit ou expectative en common law ou d’origine législative de fréquenter les écoles.

[42]           Il n’y a donc, dans les appels dont nous sommes saisis, aucun droit constitutionnel ou d’origine législative à interpréter et à appliquer. La situation s’apparente davantage à l’exercice d’une prérogative ministérielle. Bien que l’on puisse dire que la norme de contrôle est la norme de la décision raisonnable, dans le contexte particulier qui nous intéresse, l’éventail des décisions possibles que l’on peut qualifier de raisonnables est très vaste : Vavilov, par. 89. Dans la mesure où elles n’étaient pas illégales, capricieuses ou arbitraires, les décisions de la ministre étaient vraisemblablement à l’abri d’un contrôle judiciaire de leur caractère raisonnable : Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, par. 34 et 37, [2002] 1 RCS 3. Il va sans dire que le juge en cabinet ne peut substituer sa propre appréciation concernant l’admission éventuelle d’un enfant aux écoles à celle de la ministre : Suresh, par. 34. Le tribunal siégeant en révision ne peut procéder à une nouvelle appréciation des facteurs pertinents, et si le décideur a pris en compte tous les facteurs pertinents, le tribunal siégeant en révision ne peut qualifier la décision de déraisonnable : Agraira, par. 91.

[43]           La flexibilité accordée au décideur dépend des circonstances. Un facteur important est la source et la portée du pouvoir discrétionnaire : Vavilov, par. 110. Un autre facteur important est le fait que le pouvoir discrétionnaire est exercé directement par le ministre, un fonctionnaire public élu qui devrait être réputé avoir un vaste pouvoir discrétionnaire sur des questions délicates et des considérations de politique générale comme l’admission aux écoles établies en vertu de l’article 23. Il s’agit d’une question « hautement politique » et non d’une question de « droit pur » : Vavilov, par. 88. En somme, le pouvoir discrétionnaire dont il est question en l’espèce est très vaste, ce qui élargit considérablement la gamme de décisions qui seraient justifiées par rapport à l’ensemble du droit et des faits pertinents. Dans les appels dont nous sommes saisis, le caractère raisonnable est un très vaste univers.

[44]           L’examen du caractère raisonnable d’une décision porte sur la décision effectivement rendue, y compris le raisonnement suivi et le résultat : Vavilov, par. 83. La caractère raisonnable du résultat et les motifs formulés pour arriver à ce résultat sont examinés ensemble : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, par. 14, [2011] 3 RCS 708.

[45]           On reconnaît la validité de la Directive, mais la portée de toute contestation de la validité de la Directive elle-même serait, de toute façon, étroite. Même si la Directive était une forme de texte réglementaire, elle ne ferait traditionnellement l’objet d’un contrôle judiciaire que pour une question de constitutionnalité ou de validité : Katz Group Canada Inc. c Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, par. 24 à 28, [2013] 3 RCS 810; Vavilov, par. 111; Bell Canada c Canada (Procureur général), 2019 CSC 66, par. 32 et 57. Le contenu des textes législatifs subordonnés est, à la limite, examiné pour déterminer s’il est déraisonnablement incompatible avec l’objet de la loi en ce sens qu’il n’aurait pu être adopté par un organisme raisonnable : Green c Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, par. 20 et 26, [2017] 1 RCS 360.

Validité et caractère raisonnable de la Directive

[46]           Les parties reconnaissent la validité et le caractère raisonnable de la Directive; il est toutefois important d’examiner pourquoi. Les décisions de la ministre ont été rendues dans le cadre de la Directive, et le caractère raisonnable de ses décisions est directement lié à la Directive. En outre, étant donné la validité admise de la Directive, la décision de la ministre de n’y déroger qu’en présence de circonstances exceptionnelles était, en soi, raisonnable.

[47]           Le droit reconnaît que l’adoption de politiques par le décideur est légitime et souhaitable : Vavilov, par. 130; Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, par. 66, [2011] 2 RCS 504; Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, p. 6 et 7; Z., R. (On the Application of) c Hackney London Borough Council, [2020] UKSC 40, par. 85 et 86.

[48]           Parmi les motifs justifiant l’adoption de politiques administratives figurent les suivants :

a)         les politiques informent le public des attentes du décideur à son égard et de ce à quoi le public peut s’attendre de la part du décideur : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, par. 98, [2013] 2 RCS 559;

b)         les politiques favorisent la cohérence des décisions dans des situations où de nombreux fonctionnaires ou employés prennent des décisions semblables : Vavilov, par. 130;

c)         les politiques qui sont publiées rendent la prise de décision plus transparente; les décisions qui sont conformes à la politique ont une source connue, et les décisions qui sont incompatibles avec la politique exigent une justification : Vavilov, par. 131; Begum, R. (on the application of) c Special Immigration Appeals Commission, [2021] UKSC 7, par. 124;

d)         les politiques sont nécessaires ou utiles lorsqu’il y a un grand nombre de décisions à prendre;

e)         bien qu’une politique puisse se dégager d’une série de décisions, une politique officielle est susceptible d’être plus complète, rationnelle et accessible : Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, par. 55, [2008] 1 RCF 385.

La ministre était en droit de formuler et de publier les politiques qu’elle appliquerait au traitement des demandes d’admission aux écoles. L’existence de la Directive et son contenu sont des facteurs importants pour déterminer si les décisions de la ministre respectent la norme de la décision raisonnable.

Validité

[49]           Comme nous l’avons indiqué, la validité de la Directive n’est pas contestée. La Directive aurait pu être adoptée en vertu du pouvoir absolu de la ministre aux termes du paragraphe 126(1) de la Loi sur l’éducation, L.T.N.-O. 1995, ch. 28, qui prévoit ce qui suit : « Le ministre applique la présente loi ». Subsidiairement, l’alinéa 113(1)c) de la Loi autorise le ministre à « donner des directives à l’organisme en ce qui a trait à la gestion et à l’application du programme d’enseignement », ce qui comprendrait des directives concernant les politiques d’admission.

[50]           La Loi ne limite pas le pouvoir discrétionnaire de la ministre d’établir des politiques générales concernant les admissions ou à l’égard d’une demande particulière d’admission aux écoles. Étant donné l’ampleur du pouvoir discrétionnaire accordé à la ministre, on ne pourrait prétendre que la Directive était ultra vires à quelque égard. Il s’agissait d’un instrument administratif valable, et la ministre était en droit de l’utiliser pour rendre ses décisions. Puisque le gouvernement aurait pu adopter une politique portant que seules les familles qui étaient des ayants droit aux termes de l’article 23 pouvaient fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23, on ne peut prétendre que la Directive était ultra vires : Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c Association des parents ayants droit de Yellowknife, 2015 CATN-O 2, par. 45 et 46, [2015] 3 WWR 490.

[51]           Comme nous l’avons indiqué, l’on ne prétend pas non plus que la Directive est inconstitutionnelle : 2019 TNOCS 25, par. 39. Par définition, la Directive vise des personnes qui ne sont pas titulaires de droits constitutionnels.

Caractère raisonnable

[52]           Dans des situations où le caractère raisonnable de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire serait susceptible d’un contrôle judiciaire, mais où il existe une politique concernant la manière d’exercer ce pouvoir, une question préliminaire se pose, à savoir si la politique elle-même est raisonnable. Comme la Cour l’a indiqué dans R. (Tigere) c Secretary of State for Business, Innovation and Skills, [2015] UKSC 57, par. 88, [2015] 1 WLR 3820 :

[TRADUCTION]

88.     Les personnes qui critiquent les règles d’application générale qualifient généralement celles-ci de « règles générales », comme s’il allait de soi que c’était une mauvaise chose. Toutefois, toutes les règles d’application générale visant une catégorie particulière sont des « règles générales » par rapport à cette catégorie. La question est de savoir si cette catégorisation est justifiable. […]

Les trois catégories de familles admissibles établies dans la Directive sont manifestement des choix de politique raisonnables; elles sont intelligibles, transparentes et justifiées au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Vavilov, par. 79 à 81. Elles ont un lien logique avec la raison d’être des écoles établies en vertu de l’article 23, et elles reconnaissent la situation de certaines catégories de familles qui ne sont pas des ayants droit aux termes de l’article 23. L’on ne pourrait prétendre que la Directive elle-même est déraisonnable.

[53]           En conséquence, lorsqu’elle a rendu des décisions dans des cas individuels, la ministre n’était tenue de justifier ni la décision de principe sous-jacente de n’admettre aux écoles qu’un [TRADUCTION] « nombre limité » de non-ayants droit, ni le contenu de la Directive. Les longs motifs de la ministre (résumés ci-dessus au paragraphe 23) ne sont devenus nécessaires que pour répondre à la norme de contrôle appliquée par le juge en cabinet, soit une norme qui ne commande aucune déférence. En tant que politique sous-jacente valable, la Directive faisait en fait partie des « motifs » de la ministre dans des cas individuels.

[54]           En résumé, les décisions de la ministre ne pouvaient être contestées au motif qu’elles reposaient sur la Directive, puisque la Directive reflétait des choix politiques légitimes qui étaient conformes à la norme de la décision raisonnable énoncée dans Vavilov. Il était également raisonnable pour la ministre de juger que la Directive limitait les circonstances dans lesquelles elle exercerait son pouvoir discrétionnaire résiduel.

Respect des valeurs consacrées par la Charte

[55]           L’appelant soutient que le juge en cabinet a inversé le fardeau de la preuve et qu’il a, en fait, demandé à la ministre de démontrer que ses décisions étaient conformes à la Charte ou aux valeurs consacrées par la Charte. L’appelant a raison de dire que le fardeau de la preuve incombait aux intimées : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, par. 58, 59 et 71, 447 DLR (4th) 1. Il y avait toutefois une erreur plus fondamentale.

[56]           La principale erreur qui se dégage du raisonnement du juge en cabinet est le fait d’avoir abordé l’affaire comme si les familles intimées faisaient valoir des droits garantis par la Charte. Ce n’est pas ce qu’elles faisaient. Les parties ont reconnu que les familles intimées n’entraient pas dans les catégories de personnes visées par l’article 23 de la Charte. Le raisonnement du juge en cabinet relativement aux valeurs constitutionnelles, cependant, partait d’une hypothèse erronée selon laquelle il était en train d’interpréter et d’appliquer des droits constitutionnels. De plus, le juge en cabinet n’a pas reconnu que la Directive elle-même visait à favoriser la viabilité de la communauté francophone minoritaire. La Directive était constitutionnelle et prenait en compte les objectifs généraux de l’article 23.

[57]           Que les décideurs publics doivent toujours tenir compte des valeurs fondamentales de la société, telles que la liberté, la dignité et l’égalité, est un truisme. Toutefois, les appels dont nous sommes saisis portent sur les dispositions très clairement définies de l’article 23. Contrairement à presque la totalité des autres dispositions de la Charte, l’article 23 n’énonce pas des droits universels qui sont définis de manière générale. Cette disposition a été soigneusement conçue pour accorder un ensemble de droits étroitement circonscrit à une sous-population définie du Canada. L’article 23 était visiblement un outil conçu pour réaliser un objet secondaire, soit la protection des communautés linguistiques minoritaires, et, lorsqu’il est appliqué directement, on devrait toujours l’interpréter en gardant cet objet à l’esprit. Par exemple, lorsqu’il y a lieu de trancher la question de savoir si « le nombre […] le justifie » dans le cadre de l’article 23, il faut tenir compte des objets plus généraux de l’article 23 : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSC 2020), par. 15 à 17. Il ne s’ensuit pas, toutefois, que la ministre était tenue d’exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à étendre les droits garantis par l’article 23 aux personnes qui, on le reconnaît, ne sont pas des ayants droit. Tenir compte des valeurs fondamentales de la société n’oblige pas à étendre des droits constitutionnels à des personnes qui n’en sont pas titulaires. C’est à l’intérieur même de l’article 23 qu’il faut trouver dans quelle mesure la Constitution avait un objet à caractère préventif, réparateur et unificateur.

[58]           Le juge en cabinet a donc mal formulé la question. En outre, sa critique portant que les décisions de la ministre ne respectaient pas les valeurs consacrées par la Charte n’avait pas de fondement factuel.

Énoncé inexact de la question en litige

[59]           Le fait que le juge en cabinet ait supposé qu’il interprétait et appliquait des droits constitutionnels empreint ses motifs :

         il a cité un extrait de Beaulac (ci-dessus, par. 27), qui porte expressément sur les « droits linguistiques, y compris l’art. 23 »;

         il a fait remarquer que « la législature provinciale et territoriale est appelée à jouer un rôle dans la mise en œuvre de l’art. 23 » : 2019 TNOCS 25, par. 53;

         il a conclu que la ministre devait « atteindre un équilibre » en tenant compte des « droits qu’il [l’art. 23] confère à la minorité linguistique » : 2019 TNOCS 25, par. 65;

         il a conclu à « une méconnaissance [de la part de la Ministre] de ses obligations à la lumière de l’art. 23 » : 2019 TNOCS 25, par. 83;

 

         il a affirmé que la ministre « doit tenir compte de l’art. 23 » : 2020 TNOCS 28, par. 60;

         il a fait remarquer que les provinces et territoires « doivent assurer le respect de l’art. 23 et ne pas faire obstacle à la réalisation de son objet » : 2019 TNOCS 25, par. 55;

         il a fait remarquer que le fait pour la ministre de ne pas prendre l’article 23 en compte « ne respecterait pas l’objectif de l’art. 23 de mettre fin à l’érosion progressive de la culture et langue de la minorité » : 2019 TNOCS 25, par. 60;

         il a fait reposer ses motifs sur des décisions comme Doré, qui s’appliquent lorsque des droits garantis par la Charte sont en cause;

         il a supposé que « les décisions mettent en jeu les protections conférées par l’art. 23 de la Charte » : 2020 TNOCS 28, par. 103;

         il a supposé que la ministre devait considérer « […] [les caractéristiques individuelles de] chaque demande d’admission liées aux protections conférées par l’art. 23 » : 2020 TNOCS 28, par. 104.

Les arguments des intimées reposent sur l’hypothèse que les appels dont nous sommes saisis portent sur des droits garantis par l’article 23. Cependant, ces appels ne concernent pas l’article 23, ni les droits qu’il crée. Il est admis que les intimées ne sont pas titulaires de droits garantis par la Charte. Aucune « protection » constitutionnelle n’est en cause. L’obligation des provinces et territoires de respecter la Charte est accessoire aux questions dont le juge en cabinet était saisi.

[60]           Le juge en cabinet a essentiellement abordé l’affaire comme si la communauté francophone en générale était partie au litige et avait des droits distincts à faire valoir. Par exemple, le juge en cabinet a conclu que « […] la Ministre devait donc, au minimum, tenir compte de la contribution qu’un élève de plus s’intégrant à la communauté franco-ténoise apporterait à la vitalité et à l’épanouissement de cette minorité linguistique » : 2019 TNOCS 25, par. 85. Même s’il a été admis que les intimées n’avaient pas de [TRADUCTION] « droits constitutionnels individuels », le juge en cabinet a conclu que le gouvernement avait l’obligation de promouvoir les droits collectifs lorsqu’il avait à décider de l’admission d’élèves individuels aux écoles : 2019 TNOCS 25, par. 49. Il a déclaré ce qui suit au paragraphe 62 de 2020 TNOCS 28 :

62.  Bien que les parents-requérants n’aient pas de droits en vertu de l’art. 23 de la Charte, la décision d’admettre ou non leurs enfants a fait le sujet d’une recommandation de la CSF comme représentante des ayants droit. La recommandation concernait l’impact qu’aura l’admission des enfants sur la viabilité des écoles de la CSF et la communauté franco-ténoise. L’impact est de deux types. (Soulignement ajouté.)

Cette approche reflète une erreur de droit. Ni les intérêts de la Commission scolaire francophone ni les « ayants droit » n’étaient en cause. Les seuls « droits » en cause étaient les droits individuels des personnes qui faisaient une demande d’admission : Solski, par. 23. Ces personnes n’avaient pas de droits constitutionnels, et elles ne peuvent se greffer aux droits des ayants droit. La seule question à trancher était celle de savoir si les décisions de la ministre à l’égard des demandes particulières étaient raisonnables.

[61]           L’arrêt Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSC 2020) confirme, au paragraphe 17, que les droits reconnus par l’article 23 ont un aspect collectif. Cependant, le fait d’interpréter l’article 23 de manière conforme à ses objectifs collectifs ne justifie pas d’étendre les droits individuels reconnus par l’article 23 à des personnes qui ne sont pas des ayants droit ni de miner les politiques territoriales qui ne mettent pas en cause les droits reconnus par l’article 23.

[62]           L’article 23 est perçu comme une des manifestations d’une politique plus large visant à promouvoir et à protéger les droits des minorités linguistiques au Canada. Laisser entendre que l’article 23 doit alors être étendu à des personnes qui ne sont pas des ayants droit aux termes de l’article 23, afin de réaliser l’objet général, inverserait cette notion. La situation des personnes qui ne sont pas des ayants droit est « fondamentalement et constitutionnellement différente de » celle des ayants droit : Gosselin (Tuteur de) c Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, par. 9, [2005] 1 RCS 238.

[63]           Il y a clairement un recoupement des objets de l’article 23 et des objets de la Directive. Bien que les deux soient directement axés sur l’éducation et les familles individuelles, les deux ont aussi pour objet indirect la viabilité à long terme des communautés linguistiques minoritaires au Canada. Cette cohérence d’objet est louable et conforme à l’esprit de la Confédération : Solski, par. 6. Cependant, les sources des droits reconnus par l’article 23, par rapport aux attentes qui pourraient être créées par la Directive, est totalement différente. L’article 23 crée des droits constitutionnels. La Directive était simplement l’expression d’une politique gouvernementale. L’interprétation et la portée de cette politique gouvernementale relevaient de la ministre. Il n’appartient pas à une cour de juridiction supérieure de vérifier les choix de principe sous-jacents en les comparant à des droits constitutionnels reconnus par la Charte qui sont connexes, mais qui ne sont pas applicables.  

[64]            Les trois objets de l’article 23 ont été exposés dans Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSC 2020), au par. 15 : « […] son caractère à la fois préventif, réparateur et unificateur. En effet, cette disposition a non seulement pour objet de prévenir l’érosion des communautés linguistiques officielles, mais aussi de remédier aux injustices passées et de favoriser leur épanouissement ». Affirmer que l’article 23 lui-même devrait être interprété et appliqué d’une manière qui soit conforme à ces objets est une chose. Il est souhaitable que les provinces et territoires adoptent des politiques qui complètent ces objets. Mais c’est une tout autre chose que de dire que les droits reconnus par l’article 23 doivent être étendus aux personnes qui, de l’aveu général, ne bénéficient pas de ces droits, ou qu’il est possible d’annuler des décisions provinciales ou territoriales au motif qu’elles ne sont pas conformes à ces objets. Le respect de la compétence provinciale et territoriale en matière d’éducation doit être maintenu : Solski, par. 10; Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSC 2020), par. 7.

[65]           En conséquence, l’arrêt Doré ne s’applique pas, parce que l’analyse que l’on trouve dans Doré n’intervient que lorsqu’il y a atteinte à un droit garanti par la Charte : Law Society of British Columbia c Trinity Western University, 2018 CSC 32, par. 58, [2018] 2 RCS 293. L’arrêt Doré, au paragraphe 56, traite de la mise en balance de « la gravité de l’atteinte à la valeur protégée par la Charte, d’une part, et les objectifs que vise la loi, d’autre part ». Encore ici, il est admis que les familles intimées ne bénéficient pas de la [TRADUCTION] « protection offerte par la Charte » qui leur donnerait le droit de fréquenter les écoles; on ne peut [TRADUCTION] « porter atteinte » à des droits qui n’existent pas. L’exhortation à la proportionnalité que l’on trouve dans Doré n’exige pas et ne justifie pas que l’on étende des droits constitutionnels à des personnes qui n’en sont pas titulaires : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c. Colombie-Britannique (CSC 2013), par. 55 à 57.

[66]           Les intimées font remarquer que, dans École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12, par. 34, [2015] 1 RCS 613, la Cour suprême a conclu que la ministre devait tenir compte de la liberté de religion, même si l’École secondaire Loyola, en tant que société, ne jouissait peut-être pas de cette liberté. Dans cette affaire-là, cependant, il y avait d’autres personnes, notamment les élèves catholiques qui fréquentaient l’École secondaire Loyola, qui bénéficiaient de la liberté de religion et sur qui la décision aurait une incidence directe. En l’espèce, on reconnaît que les intimées ne sont titulaires d’aucun des droits reconnus par l’article 23, et les décisions de la ministre auraient, tout au plus, un lien tangentiel et lointain avec les droits des familles visées par l’article 23.

[67]           Le juge en cabinet s’est fondé sur un passage de l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon, en le citant toutefois hors contexte : 2019 TNOCS 25, par. 52; 2020 TNOCS 28, par. 56. Comme nous l’avons indiqué, l’arrêt Commission scolaire francophone du Yukon a confirmé que c’est le gouvernement (et non la commission scolaire ou les parents) qui peut décider des personnes qui peuvent fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23, sous réserve de la limite suivante :

74 […] La Commission n’est pas pour autant empêchée de faire valoir que le Yukon n’a pas assuré suffisamment le respect de l’art. 23 et rien ne l’empêche de soutenir que l’approche adoptée par le Yukon à l’égard des admissions fait obstacle à la réalisation de l’objet de l’art. 23 : voir Mahe, p. 362-365.

Cet énoncé n’aide pas les intimées. Comme le confirme le renvoi à Mahe c Alberta, [1990] 1 RCS 342, il dit simplement que, lorsqu’il y a lieu de déterminer si une famille est visée par l’article 23, le gouvernement doit agir légalement et en conformité avec la Charte. Dans des cas comme celui dont nous sommes saisis, où il est admis que les familles ne sont pas visées par l’article 23, la question de « respect de l’art. 23 » ne se pose pas, et « l’objet de l’art. 23 » n’a pas pour effet d’accorder des droits reconnus par l’article 23 à des familles qui ne sont pas titulaires de tels droits.

[68]           Pour certains, cet extrait du paragraphe 74 de Commission scolaire francophone du Yukon ouvre la porte à la reconnaissance éventuelle d’une obligation de la part du gouvernement d’admettre des non-ayants droit aux écoles si la viabilité de celles-ci était menacée sans ces élèves additionnels : voir, par exemple, Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c British Columbia (Education), 2018 BCCA 305, par. 193 et 194, 14 BCLR (6th) 52. Cette interprétation semblerait être incompatible avec la limite que l’on trouve à l’article 23 portant que l’instruction dans la langue de la minorité n’est obligatoire que lorsque « le nombre […] le justifie »; le « nombre » ne vise que les ayants droit actuels et futurs : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSC 2020), par. 25, 58, 60 et 183; Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest, par. 29. Elle est également incompatible avec la conclusion centrale dans Conseil scolaire francophone du Yukon portant que c’est le gouvernement qui contrôle les admissions. Quoi qu’il en soit, l’on n’a pas prétendu devant la ministre ou devant le juge en cabinet que les écoles dans les Territoires du Nord-Ouest ou la communauté francophone étaient menacées. Comme l’appelant le fait remarquer, la Commission scolaire francophone intimée avait fait valoir auparavant, dans Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest, qu’il fallait agrandir les écoles en raison d’une croissance dans le nombre d’inscriptions.

[69]           Le juge en cabinet a donc commis une erreur lorsqu’il a conclu que, lorsqu’elle avait à prendre une décision sur des demandes d’admission, la ministre était tenue de prendre en compte l’objet plus large de promouvoir l’épanouissement des communautés linguistiques officielles qui sous-tend l’article 23. Cette approche mine les parties soigneusement libellées de l’article 23 qui définissent les familles qui sont visées par les droits qui y sont reconnus et celles qui ne le sont pas. Elle mine aussi la décision contraignante de la Cour suprême du Canada selon laquelle l’admission aux écoles de personnes qui ne sont pas des ayants droit aux termes de l’article 23 est une prérogative du gouvernement : Commission scolaire francophone du Yukon, par. 68 et 69. Il appartenait au gouvernement et à la ministre de décider des critères à prendre en compte. Il s’agissait d’une décision de principe qui n’est pas susceptible de contrôle judiciaire.

[70]           En résumé, la ministre n’avait aucune obligation légale de permettre à un enfant qui ne répond pas aux critères de l’article 23 de fréquenter les écoles : Association des parents ayants droit de Yellowknife, par. 45 et 46. Les droits à l’instruction dans la langue de la minorité qui vont au-delà du « minimum constitutionnel » prévu à l’article 23 relèvent du pouvoir discrétionnaire du gouvernement : Commission scolaire francophone du Yukon, par. 70. S’il y avait une bonne raison, la ministre aurait pu refuser l’admission, qu’un élève réponde ou non aux critères de la Directive. Une telle décision aurait été tout à fait compatible avec les valeurs consacrées par la Charte. Les « valeurs consacrées par la Charte » n’obligent pas à étendre les droits reconnus par la Charte aux citoyens qui n’en sont pas titulaires.

Directive conforme aux valeurs consacrées par la Charte

[71]           La critique du juge en cabinet portant que la ministre n’a pas pris l’article 23 en compte dans l’exercice de ses pouvoirs n’a pas non plus de fondement factuel.

[72]           Le juge en cabinet a conclu que « […] la Ministre a erré dans son évaluation de la viabilité des écoles de la CSF et de la communauté » : 2020 TNOCS 28, par. 104. Cependant, dans les observations qu’elle a présentées à la ministre avant que celle-ci ne prenne ses décisions, la Commission scolaire francophone n’avait pas fait valoir que les écoles ou la communauté seraient menacées si ces enfants de non-ayants droit n’étaient pas admis. De même, aucun argument du genre n’a été présenté au juge en cabinet et aucune preuve n’a été présentée à l’appui d’un tel argument. La Commission scolaire francophone n’a pas contesté la Directive sur ce fondement. Le dossier ne contenait aucun fondement factuel pour ces conclusions.

[73]           De plus, l’existence même de la Directive et le libellé exprès de ses objets et de sa raison d’être démontrent que le régime d’admission d’élèves qui n’étaient pas des ayants droit aux termes de l’article 23 visait en partie ces objets. Le juge en cabinet l’a reconnu : 2019 TNOCS 25, par. 39, cité au par. 25 ci-dessus. Même si le gouvernement avait l’obligation de tenir compte d’un objet plus large à caractère préventif, réparateur et unificateur qui sous-tendait l’article 23 et qui visait l’aspect collectif des droits linguistiques minoritaires, la Directive en tenait effectivement compte.

[74]           Les facteurs qui, selon le juge en cabinet, devaient se refléter dans la Directive et dans les décisions de la ministre ont, en fait, tous été pris en compte : comparer la Directive et le par. 65 de 2019 TNOCS 25, cité au par. 28 ci-dessus; 2020 TNOCS 28, par. 62. De fait, bien qu’il ait reconnu le caractère raisonnable et la validité de la Directive, le juge en cabinet a ensuite conclu que l’exercice par la ministre de son pouvoir discrétionnaire dans les limites de la Directive était déraisonnable. Le juge en cabinet ne partageait peut-être pas le même avis sur le poids accordé aux divers facteurs, mais cela ne figure pas dans le mandat de la cour de révision. Essentiellement, le juge en cabinet a appliqué à l’appréciation que la ministre a faite des objets sous-jacents la norme de contrôle de la décision correcte.

[75]           Par conséquent, dans la mesure où la ministre avait une obligation distincte de prendre en compte les valeurs consacrées par la Charte, cette obligation a été remplie lors de l’élaboration de la Directive. La ministre n’était pas tenue d’examiner ces facteurs de nouveau lorsqu’elle rendait une décision sur chaque cas. Un des motifs qui sous-tend l’adoption d’une politique est d’incorporer à la prise de décision la prise en compte uniforme de facteurs qui s’appliquent à la plupart, sinon la totalité, des demandes, évitant ainsi la nécessité de les réexaminer chaque fois.

[76]           Il s’ensuit que l’objection formulée par le juge en cabinet ne pouvait pas porter sur le fait que la ministre n’avait pas tenu compte des intérêts de la communauté linguistique minoritaire aux Territoires du Nord-Ouest, mais seulement sur le poids qui leur était accordé. Il n’y avait clairement rien d’inacceptable dans les trois catégories d’élèves admissibles prévues dans la Directive. Permettre l’admission de ces catégories d’élèves, qui ne bénéficiaient pas des droits reconnus à l’article 23, favorisait les mêmes valeurs que celles qui sont reflétées à l’article 23. La véritable critique que l’on fait, s’agissant de la Directive, est qu’elle pourrait prévoir encore plus de catégories, ou, s’agissant de la ministre, qu’elle n’a tout simplement pas admis tous les élèves qui avaient un lien quelconque avec la communauté francophone. Cette approche transforme essentiellement les dispositions soigneusement libellées de l’article 23 en un régime de « libre choix », en créant des droits constitutionnels pour des personnes qui n’en sont clairement pas titulaires.

[77]           En résumé, sur le plan factuel, la ministre a en fait pris en compte les intérêts plus larges de la communauté francophone minoritaire. Le contrôle judiciaire du poids accordé à ces intérêts n’avait aucun fondement. L’annulation des décisions de la ministre n’était pas compatible avec la norme de contrôle applicable à des décisions discrétionnaires fondées sur des considérations de politique.

Entrave au pouvoir discrétionnaire

Survol

[78]           S’agissant de la demande de A.B., la ministre a conclu que la famille ne répondait pas aux critères prévus dans la Directive. Lorsque la famille a demandé d’être néanmoins admise à l’école, la ministre a réitéré sa conclusion que la famille ne répondait pas aux critères prévus dans la Directive et que l’admission aux écoles se limitait aux personnes qui répondaient aux critères. Le juge en cabinet a conclu que la ministre avait « entravé » son pouvoir discrétionnaire en refusant de déterminer si elle devait admettre W.B. à l’école malgré le fait que la famille ne répondait pas aux critères prévus dans la Directive : 2019 TNOCS 25, par. 79.

[79]           Ce dossier ne révèle toutefois aucune limitation illégale ou déraisonnable du pouvoir discrétionnaire de la ministre. S’agissant de ce dossier particulier, il était loisible à la ministre de juger que l’établissement et l’application de la Directive constituaient un exercice de son pouvoir discrétionnaire et non une entrave à ce pouvoir. Lorsque la famille A.B. a fait une demande d’admission aux écoles malgré le fait qu’elle ne répondait pas aux critères de la Directive, il était loisible à la ministre de répéter que la famille ne serait pas autorisée à fréquenter ces écoles parce qu’elle ne répondait pas aux critères. Au mieux, la plainte de la famille porte sur l’insuffisance des motifs donnés par la ministre. Cependant, la ministre indiquait, et était en droit d’indiquer, que son pouvoir discrétionnaire, dans ce cas, avait été épuisé par les dispositions de la Directive.

[80]           Lorsque la cour de révision a annulé la décision concernant A.B. au motif qu’il y avait eu entrave au pouvoir discrétionnaire et a enjoint la ministre de réexaminer sa décision, la ministre a avisé les quatre autres familles qu’elle réexaminerait leurs demandes aussi. La ministre a fait part de son intention de faire appel de la décision concernant A.B., mais elle a indiqué que, en attendant, elle suivrait les directives de la cour. La ministre a ainsi démontré le respect voulu à l’égard de la décision de la cour de révision en attendant ces appels. La ministre a toutefois indiqué par la suite qu’elle n’était pas disposée à exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel pour admettre les enfants des quatre autres familles. S’agissant de ces quatre familles, les intimées font valoir que la ministre a seulement fait semblant d’examiner l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel, et qu’elle a en fait appliqué une politique fixe aux demandes.

[81]           Dans l’ensemble, le dossier ne révèle aucune entrave illicite au pouvoir discrétionnaire de la ministre.

Caractère théorique

[82]           Tout d’abord, à ce stade de la procédure, la question d’entrave est théorique. Même si la ministre était tenue d’examiner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire résiduel, à l’extérieur du cadre de la Directive, elle a en fait exercé ce pouvoir. La plainte des intimées à ce stade est simplement que la ministre n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en leur faveur. Leurs plaintes, notamment l’allégation que la ministre a seulement fait semblant d’exercer un pouvoir discrétionnaire résiduel, ne sont que des tentatives de contourner la norme de contrôle. Les intimées prétendent, essentiellement, qu’au vu du dossier, la ministre n’avait d’autre option que d’accueillir leurs demandes. Il s’agit là de la norme de contrôle de la décision correcte.

Entrave à des pouvoirs discrétionnaires

[83]           Les pouvoirs discrétionnaires sont omniprésents en droit public. De nombreuses questions de droit public ne se prêtent pas à des décisions raisonnables reposant sur des règles fixes, et les décideurs doivent être investis d’un pouvoir discrétionnaire. Il y a des limites externes aux pouvoirs discrétionnaires. Une des limites est que le droit ne présume pas qu’un pouvoir discrétionnaire puisse être exercé de manière arbitraire ou capricieuse : Vavilov, par. 88. À l’autre extrémité du spectre, certains pouvoirs d’origine législative exigent que certains facteurs soient pris en compte ou que d’autres facteurs ne soient pas pris en compte, ou ils prévoient des présomptions concernant les situations dans lesquelles le pouvoir discrétionnaire doit être exercé en faveur du citoyen. Une erreur dans le choix et l’analyse des facteurs peut vicier l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

[84]           Dans certains cas, le refus du décideur d’exercer un pouvoir discrétionnaire constituera une « entrave » à ce pouvoir. L’établissement de politiques pour guider l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ne constitue toutefois pas en soi une entrave. Il y a généralement entrave à un pouvoir lorsque l’on adopte une politique qui pourrait limiter le pouvoir discrétionnaire établi par la loi. L’exercice du pouvoir discrétionnaire à l’intérieur des limites prévues par la politique est acceptable, pour autant que le décideur reconnaisse qu’il a toujours le pouvoir de prendre une décision qui se situe en dehors de la portée de la politique mais à l’intérieur de la portée de la loi. La reconnaissance de l’existence d’un pouvoir discrétionnaire résiduel ne signifie toutefois pas que le décideur doit faire abstraction du fait qu’il s’agit d’un pouvoir « résiduel », se situant à l’extérieur des grandes politiques, et que l’exercice de ce pouvoir nécessite donc des circonstances exceptionnelles.

[85]           La règle interdisant l’entrave à un pouvoir repose donc sur la prémisse que, bien que les décideurs puissent de façon légitime adopter des politiques ou des lignes directrices pour les aider à exercer leur pouvoir discrétionnaire, il ne leur est pas loisible d’adopter des politiques obligatoires qui ne laissent aucune place à l’exercice résiduel de leur pouvoir discrétionnaire d’origine législative. Malgré la politique, chaque demande doit être examinée en fonction des faits qui lui sont propres : Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49, par. 71, [2004] 3 RCF 195. Cette règle générale ne s’applique toutefois pas lorsque le décideur est en droit de juger que la politique elle-même épuise le pouvoir discrétionnaire. Par exemple, le Règlement (par. 11 ci-dessus) qui régit l’admission aux écoles après 2020-2021 dispose que, pour être admises, les familles « doi[ven]t » relever de l’une des quatre catégories. Il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire résiduel.

[86]           En général, plusieurs pouvoirs discrétionnaires d’origine législative exigent que l’on soit disposé à examiner des demandes qui se situent en dehors de la politique énoncée; le non-respect de cette condition peut constituer une « entrave ». Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Premièrement, puisque le gouvernement pouvait interdire l’admission de tout élève qui n’était pas un ayant droit aux termes de l’article 23, aucun requérant n’a le droit légal d’insister pour que la ministre exerce son pouvoir discrétionnaire (par. 6, 7 et 50 ci-dessus). Deuxièmement, comme nous l’avons indiqué (par. 49 à 54 ci-dessus), l’on ne peut contester la Directive au motif qu’elle serait ultra vires ou déraisonnable. Il s’agit d’une directive qu’un décideur raisonnable peut adopter, et la ministre n’est pas tenue d’en justifier le contenu ou les limites auprès d’un requérant particulier. La ministre est, en fait, en droit de dire dans quelles circonstances son pouvoir discrétionnaire sera épuisé si les trois catégories prévues dans la Directive sont évaluées et appliquées. Troisièmement, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel, la ministre n’est pas tenue de faire abstraction de la Directive, et elle peut conclure que celle-ci a déjà pesé plusieurs ou la totalité des facteurs pertinents qu’un requérant particulier a fait valoir. Quatrièmement, bien que la ministre conserve un pouvoir discrétionnaire résiduel, le fait de laisser entendre qu’elle doit en énoncer l’exercice dans chaque cas est purement formaliste.

Portée du pouvoir discrétionnaire de la ministre

[87]           La ministre a adopté la Directive après avoir tenu une consultation publique. Elle estimait qu’elle était [TRADUCTION] « liée » par la Directive en ce sens que si un élève relevait de l’une des trois catégories, elle serait tenue d’autoriser l’admission à l’école. Elle s’est toutefois réservé un pouvoir discrétionnaire résiduel d’admettre un élève qui ne répondait pas aux critères de la Directive, et elle a parfois exercé ce pouvoir. Aucun requérant n’avait toutefois de droit reconnu par la loi d’obliger la ministre à exercer cette prérogative, et celle-ci pouvait décider que, dans un cas particulier, la Directive avait épuisé son pouvoir discrétionnaire. Par exemple, si le requérant ne présentait que des arguments ou un profil qui avaient déjà été pris en compte lors de la rédaction de la Directive, il était loisible à la ministre de juger que son pouvoir discrétionnaire avait été épuisé par la Directive.

[88]           Selon l’argument des intimées, la loi obligeait la ministre à établir une quatrième catégorie dans la Directive (énoncée au par. 10 ci-dessus) :

[TRADUCTION]

4.  Autre.  Toute autre famille qui ne répond pas aux critères de l’article 23 ou des trois catégories ci-dessus mais qui souhaiterait fréquenter une école francophone.

Subsidiairement, les intimées font valoir que la ministre était tenue, dans chaque cas, de déclarer effectivement : [TRADUCTION] « Je rejette votre demande parce que vous ne relevez d’aucune des trois catégories prévues dans la Directive, et je ne suis pas disposée à exercer un quelconque pouvoir discrétionnaire résiduel en votre faveur ». La ministre n’était tenue de faire ni l’un ni l’autre. 

[89]            La règle interdisant l’entrave ne s’applique pas en l’espèce parce que les conditions préalables ne sont pas réunies. Il n’y avait pas de [TRADUCTION] « vide » entre un pouvoir discrétionnaire d’origine législative et la politique reflétée par la Directive. La ministre était en droit d’adopter des politiques obligatoires. La question de savoir si les politiques qu’elle a effectivement adoptées étaient obligatoires relevait aussi de son pouvoir discrétionnaire et n’était susceptible de contrôle judiciaire que si sa décision était déraisonnable. Puisqu’il n’y avait pas de limites d’origine législative à son pouvoir discrétionnaire, la ministre était en droit d’adopter la Directive qui couvrait les seules circonstances dans lesquelles elle exercerait son pouvoir discrétionnaire dans un cas donné. Enfin, c’était à la ministre de décider si l’application de la Directive épuisait son pouvoir discrétionnaire dans un cas donné.

[90]           Comme nous l’avons déjà fait remarquer, le pouvoir discrétionnaire de la ministre était très large et s’assimilait davantage à l’exercice d’une prérogative. Contrairement à la situation dans Thamotharem, il ne s’agissait pas d’un pouvoir discrétionnaire de nature juridictionnelle ou quasi judiciaire. Se demander si une politique sur l’octroi d’une prérogative [TRADUCTION] « à force de loi » est contradictoire. Aucun droit reconnu par la loi n’est en cause. Le fait que la ministre se soit sentie [TRADUCTION] « tenue » d’autoriser l’admission si les exigences prévues dans la Directive étaient respectées n’y change rien.

[91]           L’argument portant sur l’entrave repose sur le principe selon lequel le décideur a l’obligation de décider s’il exercera son pouvoir discrétionnaire ou non, même si le requérant ne répond pas aux critères prévus dans une politique donnée. Puisqu’un enfant qui ne répond pas aux critères de l’article 23 n’a aucun droit constitutionnel, d’origine législative ou en common law de fréquenter les écoles, que ce soit de façon absolue ou en vertu d’un pouvoir discrétionnaire, la ministre conservait son pouvoir discrétionnaire de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire. L’argument fondé sur l’entrave peut être soulevé lorsqu’il y a des dispositions législatives ou d’autres dispositions à force exécutoire qui obligent à exercer un pouvoir discrétionnaire. Il n’y en a toutefois aucune en l’espèce. La ministre n’avait aucune obligation juridiquement contraignante d’exercer son pouvoir discrétionnaire dans un cas quelconque, et le fait qu’une Directive ait été adoptée n’y change rien. Il n’y avait aucun « pouvoir discrétionnaire résiduel » que la ministre était légalement tenue d’exercer.  

Norme de contrôle

[92]           De plus, la décision du juge en cabinet concernant l’entrave était incompatible avec la norme de contrôle reconnue à trois différents égards.

[93]           Premièrement, l’interprétation que la ministre a faite de la Directive n’est susceptible de contrôle que selon la norme de la décision raisonnable. Selon le libellé de la Directive, les familles qui souhaitent fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23 doivent relever de l’une des trois catégories énumérées. La Directive précise qu’elle « établit les exigences d’admission », et que les personnes qui relèvent des trois catégories sont celles « qui peu[ven]t demander » l’admission. La Politique dispose que la décision de la ministre est finale et sans appel. La ministre était en droit de conclure que, de façon générale, la Directive se voulait exhaustive, même si elle s’était réservé le pouvoir de répondre à des circonstances exceptionnelles. Aussi longtemps que l’interprétation de la Directive faite par la ministre était intelligible, raisonnable, transparente et possible au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents, elle n’était pas susceptible de contrôle. Cette norme de contrôle s’étend à la décision de la ministre sur la question de savoir si la Directive était obligatoire, exhaustive ou exécutoire dans un cas donné, ou s’il s’agissait simplement d’un [TRADUCTION] « guide administratif ».

[94]           Deuxièmement, le fait pour le décideur d’adopter une politique qui limite le nombre de résultats possibles ne rend pas nécessairement déraisonnables les décisions qui en résultent. Comme nous l’avons indiqué au paragraphe 44 ci-dessus, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est axé sur la décision qui a effectivement été rendue, incluant à la fois le raisonnement et le résultat. Lorsqu’une décision est rendue par suite de l’application d’une politique, le contenu de la politique fait partie du contexte dans lequel la décision est rendue. Au vu du contexte dans lequel les décisions ont été rendues et du contenu de la Directive, les décisions de la ministre n’avaient rien de déraisonnable, et il n’y avait aucune lacune dans les motifs qu’elle a donnés. Rejeter une demande pour non-respect d’une politique établie est transparent et raisonnable. Pris ensemble, les décisions de la ministre et les motifs qu’elle a formulés à l’appui de ces décisions étaient raisonnables. Le fait que les motifs qu’elle a donnés ne faisaient pas spécifiquement mention d’un pouvoir discrétionnaire résiduel dont elle aurait pu disposer en dehors du cadre de la Directive ne justifiait pas l’annulation de la décision. Pris en contexte, les lacunes apparentes dans les motifs ne reflètent peut-être pas en fait un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence : Vavilov, par. 94.

[95]           Troisièmement, l’existence d’un pouvoir discrétionnaire résiduel n’oblige pas la ministre à exercer ce pouvoir dans un cas particulier. Il était loisible à la ministre de conclure qu’aucune des requérantes ne présentait le genre de circonstances inhabituelles et exceptionnelles qui justifieraient l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel. Les familles intimées ne peuvent se qualifier elles-mêmes d’exceptionnelles.

Résumé de la question d’entrave

[96]           En résumé, la réponse clé à l’argument fondé sur l’« entrave » dans les appels dont nous sommes saisis est l’absence d’une obligation constitutionnelle ou d’origine législative d’exercer le pouvoir discrétionnaire et l’absence de limites légales au pouvoir discrétionnaire lorsque celui-ci est exercé. À défaut de limites obligatoires fixées par le législateur, la ministre disposait d’un large pouvoir discrétionnaire quant à la décision d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour autoriser l’admission aux écoles et fixer les critères qu’elle prendrait en compte. Lorsque l’on applique le raisonnement dans Vavilov, la portée du « caractère raisonnable » de ses décisions était particulièrement large. Son rejet des demandes en l’espèce était transparent : il reposait sur une application de la Directive, qui était elle-même raisonnable. Les décisions étaient des décisions possibles au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents. On ne peut les contester sur le fondement de l’« entrave ». En l’espèce, il était loisible à la ministre d’agir comme si l’adoption et l’application de la Directive comportaient un exercice de son pouvoir discrétionnaire et ne constituaient pas une entrave à celui-ci.

Caractère raisonnable des décisions de la ministre

[97]           Lorsqu’on les examine en contexte avec les motifs sous-jacents, aucune des décisions de la ministre dans les cas particuliers n’était déraisonnable. Les décisions étaient logiques, intelligibles et transparentes, et elles étaient toutes des décisions possibles au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents. Le juge en cabinet a commis une erreur en omettant de faire montre de la retenue appropriée à l’égard de ces décisions très discrétionnaires, en incorporant des critères et des arguments différents, en faisant abstraction des concessions faites par les intimées et en substituant à ces décisions des décisions qu’il estimait préférables dans les circonstances.

[98]           Il vaut de répéter que les familles intimées ne font valoir aucun droit constitutionnel ou d’origine législative de fréquenter les écoles. Elles ne prétendent même pas répondre aux critères prévus dans la Directive, et elles se fondent toutes sur le pouvoir discrétionnaire résiduel de la ministre sur les admissions. Elles sollicitent essentiellement l’exercice d’une prérogative ministérielle. Dans de telles situations, la norme de contrôle de la décision raisonnable permet un très grand éventail de résultats. Pour autant que les décisions de la ministre n’étaient pas capricieuses ou arbitraires, il est très difficile de les contester au motif qu’elles étaient déraisonnables : par. 42 ci-dessus. Les intimées font valoir, et le juge en cabinet a essentiellement établi, un modèle d’admission aux écoles de « libre choix », et le juge a établi, pour le refus d’admettre des non-ayants droit, un critère que la ministre ne pourrait en pratique remplir.

[99]           Il convient de souligner que la ministre était en droit de conclure que bon nombre des facteurs contextuels invoqués par les intimées avaient déjà été pris en compte dans la formulation de la Directive. Ayant établi la Directive, il était raisonnable pour la ministre de décider que les demandes qui ne répondaient pas aux critères de la Directive ne seraient acceptées que dans des circonstances exceptionnelles. C’était là une décision qui relevait de la ministre et non de la cour de révision. Reconnaître que la ministre a un pouvoir discrétionnaire résiduel ne signifie pas que celle-ci devait faire abstraction de la Directive en exerçant ce pouvoir; le pouvoir discrétionnaire n’était « résiduel » que par rapport à la politique fondamentale que la ministre avait adoptée.

[100]       Comme nous l’avons indiqué (par. 72 ci-dessus), l’appelant soutient que les intimées soulèvent de nouvelles questions. Dans les observations qu’elle a présentées à la ministre, la Commission scolaire francophone n’a pas fait valoir que la viabilité des écoles ou de la communauté francophone était menacée ou compromise. La Commission scolaire francophone a cité les mêmes données statistiques que celles utilisées par la ministre. La Commission n’a pas prétendu que les données sur les inscriptions étayaient les demandes; elle a en fait soutenu que l’école de Yellowknife devait être agrandie. Elle a reconnu que les coûts plus élevés de l’instruction dans la langue de la minorité étaient un facteur pertinent. Une cour de révision ne devrait pas conclure qu’une décision est déraisonnable en se fondant sur des facteurs qui n’ont jamais été soulevés devant le décideur de première instance : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, par. 22 à 26, [2011] 3 RCS 654.

Circonstances exceptionnelles

[101]       La ministre était en droit de décider qu’elle n’exercerait son pouvoir discrétionnaire résiduel que dans des circonstances exceptionnelles.

[102]       Dans le contexte, il faut se rappeler que c’est le gouvernement qui contrôle l’admission aux écoles. La Directive visait à n’admettre qu’un [TRADUCTION] « nombre limité » de non-ayants droit. Il s’agissait d’un choix de politique légitime relevant de la ministre, choix qui n’était susceptible de contrôle judiciaire que pour des motifs restreints, à savoir un choix qui relèverait du caprice ou de l’arbitraire. La Directive a été adoptée comme politique à suivre pour les admissions, et le [TRADUCTION] « nombre limité » relèverait supposément des trois catégories qu’elle établissait. La ministre a reconnu qu’elle disposait d’un pouvoir discrétionnaire résiduel, mais, dans ce contexte, il est logique de conclure que le pouvoir discrétionnaire résiduel ne serait exercé que dans des circonstances limitées que l’on qualifierait d’« exceptionnelles ». Rendre le pouvoir discrétionnaire résiduel plus généreux que la politique de base inverserait le système.

[103]       Comme nous l’avons déjà indiqué, la ministre était en droit d’établir une politique. Elle était en droit d’en établir les paramètres, y compris dans quelle mesure la politique épuisait son pouvoir discrétionnaire. Elle était ensuite en droit d’appliquer cette politique. Elle était en droit de décider qu’elle ne dérogerait à la politique que dans des circonstances exceptionnelles et inhabituelles. Elle était en droit de conclure que des dérogations à la Directive favoriseraient la prise de décisions ad hoc et contradictoires et ouvriraient les admissions à de l’influence politique. Aucune de ces considérations n’était déraisonnable, illogique ou irrationnelle. Lorsqu’une politique est conforme sur le plan constitutionnel et juridique, il n’est pas irrationnel de rendre des décisions qui sont conformes à cette politique.

[104]       De même, le fait qu’aucune des intimées n’a pu faire état de circonstances exceptionnelles, ce qui a entraîné le rejet de toutes les demandes, n’est pas une indication que les décisions étaient déraisonnables. La ministre n’était pas tenue d’accepter un certain nombre de demandes en vertu de son pouvoir discrétionnaire résiduel afin de démontrer que ses décisions étaient raisonnables. Le fait qu’aucune des intimées n’a eu gain de cause démontre seulement qu’aucune d’entre elles ne répondait aux critères et non que les décisions de la ministre étaient déraisonnables. Comme l’appelant le fait remarquer, aucune des intimées n’a présenté, à l’appui de l’admission, des arguments qui n’avaient pas déjà été jugés insuffisants : comparer avec la situation des familles qui n’ont pas eu gain de cause dans Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest et al c Procureur Général des Territoires du Nord-Ouest, 2012 CSTN-O 44. Les arguments que les intimées présentent à l’appui de l’admission avaient déjà été pris en compte dans le Rapport final : Examen de la directive ministérielle [2008] sur l’inscription des élèves aux programmes d’instruction en français langue première qui a mené à l’adoption de la Directive de 2016. La plainte des intimées portant que toutes les demandes ont été rejetées n’est qu’une invitation à appliquer la norme de contrôle de la décision correcte.

[105]       Les intimées soutiennent que la réponse de la ministre ne peut pas toujours être « non ». Ce n’est pas exact. La Directive visait à prévoir la totalité des catégories de non-ayants droit qui pouvaient justifier l’admission aux écoles. Si aucun requérant ne pouvait soulever un argument convaincant ou faire valoir un ensemble unique et inhabituel de facteurs qui n’avaient pas déjà été pris en compte dans l’élaboration de la Directive, la réponse doit être « non ». L’élève M.S. était la seule à avoir été admise en vertu du pouvoir discrétionnaire résiduel de la ministre, mais il s’agissait d’une enfant qui avait été intégrée à la communauté francophone avant son arrivée au Canada, et elle ne parlait que le français et non l’anglais. Le fait qu’elle ait été la seule à répondre aux critères n’est pas, en contexte, inattendu.

[106]       Il est peu surprenant que peu de personnes puissent démontrer des « circonstances exceptionnelles ». On ne peut tirer aucune inférence du manque de succès de toutes les intimées. Le fait que les requérants peuvent rarement répondre aux critères justifiant l’exercice par la ministre de son pouvoir discrétionnaire résiduel démontre simplement que la Directive a été élaborée soigneusement et raisonnablement, laissant peu de place à l’admission de personnes qui ne remplissent pas les critères y prévus.

Établissement et appréciation des facteurs pertinents

[107]       On ne soulève pas de question de constitutionnalité. Il incombait donc à la ministre, et non à la cour de révision, d’établir les facteurs à prendre en compte pour décider de l’admission aux écoles. Une décision ne devient pas déraisonnable du seul fait qu’une cour de révision ne souscrit pas au poids accordé aux divers facteurs.

[108]       Par exemple, le juge en cabinet a reconnu que, dans ses motifs, « la Ministre a dit qu’elle a tenu compte de cette recommandation [de la Commission scolaire francophone] et l’évaluation selon laquelle l’admission des enfants serait avantageuse pour la communauté minoritaire et les enfants concernés » : 2020 TNOCS 28, par. 107. Le juge en cabinet a ajouté, cependant, que « les motifs suggèrent que la Ministre n’a pas accordé le poids voulu à la recommandation de la CSF et aux circonstances particulières de chaque demande ». Le juge en cabinet donne deux exemples qui confirment qu’il n’examinait pas le caractère raisonnable de la décision mais qu’il exerçait le pouvoir discrétionnaire de nouveau sans accorder de déférence au mandat de la ministre. Ce n’est pas la norme de contrôle applicable.

[109]       Le contrôle judiciaire est empreint de déférence. Les intimées contestent le poids que la ministre a accordé à divers facteurs, son interprétation de certaines informations et le résultat final, mais elles ne peuvent démontrer que la ministre a pris en compte des facteurs non pertinents ou que les décisions étaient déraisonnables de façon générale. Les intimées prétendent que les décisions ne démontrent pas que la ministre [TRADUCTION] « a effectué une mise en balance proportionnelle des intérêts en cause », mais cela signifie simplement que les intimées ne souscrivent pas au résultat. Les intimées soutiennent que la ministre a trop insisté sur certains facteurs, notamment la volonté que les enfants deviennent bilingues, mais la ministre répondait simplement aux arguments présentés par les requérantes. Par exemple, les parents de l’enfant A ont insisté sur leur désir d’une éducation bilingue pour leur enfant; la ministre a donc répondu à cet argument. En bref, les intimées ne sont pas en droit de demander à la cour de révision de simplement exercer le pouvoir discrétionnaire de novo.

[110]       La ministre était en droit d’analyser et d’interpréter les statistiques sur la fréquentation des écoles, la situation de la communauté francophone dans les Territoires du Nord-Ouest et les tendances à cet égard. Il n’y avait rien [TRADUCTION] « d’arbitraire » dans son choix de statistiques; elle s’est fiée aux mêmes statistiques qui avaient été présentées par la Commission scolaire francophone. Ses conclusions étaient intrinsèquement cohérentes, et elles étaient justifiées, transparentes et intelligibles. Le juge en cabinet a choisi et fait valoir certains aspects des statistiques, ce qui, selon l’appelant, a eu pour effet de minimiser l’incidence de la Directive de 2016 sur les inscriptions. Quoi qu’il en soit, la norme de contrôle n’autorisait pas le juge en cabinet d’apprécier de nouveau le fondement probatoire des décisions de la ministre. La cour de révision ne doit pas substituer la décision qu’elle privilégie à la décision de la ministre. Les intimées peuvent ne pas souscrire à l’interprétation que la ministre a faite des statistiques, mais cela ne rend pas ses décisions déraisonnables.

[111]       Comme le juge en cabinet l’a reconnu, les considérations budgétaires étaient pertinentes, et leur prise en compte par la ministre était raisonnable : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique (CSC 2020), par. 55 et 81. Le poids à accorder aux facteurs budgétaires relève essentiellement du mandat de la ministre.

[112]       Le juge en cabinet a précisé que la ministre doit tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’elle prend des décisions sur des demandes d’admission aux écoles établies en vertu de l’article 23 : 2019 TNOCS 25, par. 65; 2020 TNOCS 28, par. 124 et 125. Les parents tiennent sans aucun doute compte des intérêts de leurs enfants lorsqu’ils font des demandes d’admission, et la ministre refuserait probablement l’admission si elle jugeait que ce n’était pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Le dossier révèle que la ministre a expressément reconnu que la compétence dans une langue seconde serait avantageuse pour les enfants et dans leur intérêt supérieur. C’est toutefois à tort que le juge en cabinet a jugé que ce facteur justifierait la révision des décisions de la ministre. Premièrement, la norme de contrôle ne permet pas à la cour de révision de préciser les facteurs qui devraient, ou qui ne devraient pas, être pris en compte lorsque la ministre exerce son vaste pouvoir discrétionnaire. Deuxièmement, « l’intérêt supérieur de l’enfant » n’est pas un facteur aux termes de l’article 23, qui n’établit pas un modèle de « libre choix ». De même, il ne s’agit pas d’une considération obligatoire ou facultative aux termes de la Directive ou du Règlement. Puisque l’intérêt supérieur de l’enfant n’est même pas un facteur aux termes de l’article 23, il ne peut en aucun cas être un facteur obligatoire qui restreint le pouvoir discrétionnaire de la ministre lorsque celle-ci doit décider de l’admission de familles qui ne sont pas titulaires de droits reconnus par l’article 23.

[113]       La ministre était en droit de tenir compte du fait que l’article 23 ne visait pas à offrir aux enfants un avantage linguistique en apprenant la langue de la minorité. Si tel avait été l’objectif, l’article 23 aurait prévu un système d’éducation universel dans la langue de son choix. Le droit juridiquement exécutoire que les intimées réclament pour fréquenter les écoles de la minorité linguistique parce que c’est l’option qu’elles privilégient ne peut se justifier au motif qu’il est [TRADUCTION] « compatible avec les valeurs consacrées par la Charte ». En fait, il est incompatible avec les droits définis avec précision qui sont créés par l’article 23.

[114]       De même, la ministre n’était pas tenue de satisfaire au désir d’une famille de s’intégrer à la communauté francophone. Cela aussi se trouve en dehors des objets de l’article 23, qui n’oblige pas à offrir une instruction dans la langue de la minorité à un élève qui s’est intégré à la communauté linguistique minoritaire. Il s’agit là d’une simple préférence personnelle, qui ne repose sur aucun droit constitutionnel ou d’origine législative. Certaines de ces familles seraient maintenant admissibles en vertu de la catégorie « Francophile » du Règlement, mais, au moment où ces décisions ont été rendues, la ministre n’avait aucune obligation juridique d’accueillir leur demande.

[115]       Les intimées prétendent aussi que la ministre a examiné et rejeté chacun de leurs arguments individuellement, mais qu’elle n’a jamais examiné ces arguments collectivement. Un examen des motifs de la ministre démontre que ce n’est tout simplement pas le cas. Pour arriver à ses décisions, la ministre a indiqué qu’elle avait « considér[é] globalement » tous les facteurs opposés qui lui avaient été présentés et qu’elle les avait mis en balance : par. 24 ci-dessus.

[116]       Chacune des décisions contestées était raisonnable. Par exemple, le lien entre la famille A.B. et la communauté francophone résultait d’un choix purement personnel. « [L]e constituant n’a pas voulu, en adoptant l’art. 23, rétablir le principe du libre choix de la langue d’enseignement dans les provinces » : Nguyen c Québec, par. 35; Gosselin, par. 30 et 31. Il est significatif que la famille A.B. n’aurait pas eu le droit de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23 même si tous les membres de la famille étaient nés au Canada. Ils ne répondaient pas aux critères de la Directive, et ils ne semblent pas non plus répondre aux critères prévus dans le Règlement. Cette famille a choisi d’élever son enfant de manière que sa langue préférée soit le français, et celui-ci serait sans doute à l’aise de recevoir son instruction dans cette langue. Cependant, les familles ne peuvent créer un droit de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23 en préparant leurs enfants avec cet objectif à l’esprit. Cela équivaudrait à créer une institution « dans le seul but de qualifier artificiellement des enfants pour l’admission dans le système d’éducation [de la minorité linguistique] financé par les fonds publics » : Nguyen c Québec, par. 36. Le rejet de leur demande de fréquenter l’école établie en vertu de l’article 23 était clairement une décision possible au regard des faits et du droit.

[117]       De même, la famille de l’enfant A est un exemple classique d’une famille anglophone qui a décidé de s’intégrer à la communauté francophone. Elle a fait valoir un modèle d’éducation de « libre choix » que les rédacteurs de la Charte ont expressément rejeté. Le gouvernement a depuis lors ajouté au Règlement la catégorie « Francophile », en vertu de laquelle cette famille est admissible, mais il n’était pas déraisonnable pour la ministre de rejeter la demande initiale en vertu des politiques ministérielles alors en vigueur. L’évolution des politiques publiques ne rend pas des décisions antérieures déraisonnables.

[118]       Il est aussi significatif que les autres familles n’auraient pas eu, elles non plus, un droit constitutionnel de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23, même si tous les membres de la famille étaient nés au Canada. Comme nous l’avons indiqué, une famille anglophone de l’Ontario, qui était par ailleurs semblable à la famille A.B., n’aurait eu aucun droit ou expectative de fréquenter les écoles. Ce que les intimées prétendent, c’est essentiellement que les familles intimées ont un droit de fréquenter les écoles établies en vertu de l’article 23 qui est supérieur aux droits que possède toute famille canadienne qui préférerait une éducation en français. On ne peut dire que le fait pour la ministre d’avoir rejeté ces demandes est contraire aux valeurs consacrées par la Charte ou par ailleurs déraisonnable.

[119]       La ministre était en droit de conclure que l’école d’immersion française répondait adéquatement aux attentes légitimes des enfants T. et N., qui y ont réussi très bien. Leur famille n’était pas francophone, et la ministre n’était pas tenue d’admettre les enfants de l’immersion française aux écoles établies en vertu de l’article 23, qui sont distinctes des écoles d’immersion. La ministre était en droit de juger que l’admission d’un élève de l’immersion rendrait difficile la justification du rejet d’autres élèves de l’immersion sans miner la cohérence décisionnelle.

[120]       Rien n’indique que la ministre s’est fondée sur des facteurs non pertinents ou a omis de prendre en compte des facteurs pertinents. Ni la Directive ni aucune des décisions individuelles n’étaient déraisonnables ou allaient à l’encontre de la Charte. Elles n’étaient pas illicitement ou déraisonnablement insensibles aux « valeurs consacrées par la Charte », pour autant que ces valeurs aient même été en cause. L’argument portant que les décisions individuelles de la ministre étaient déraisonnables se résume à un désaccord sur l’appréciation des circonstances factuelles applicables. Il s’agit là en fait d’un contrôle selon la norme de la décision correcte et non selon la norme de la décision raisonnable.

Cohérence décisionnelle

[121]       Le juge en cabinet a conclu à tort que la ministre n’était pas en droit de craindre qu’une dérogation systématique à la Directive mine l’utilité de celle-ci. Ce raisonnement va à l’encontre de la norme de contrôle à plusieurs égards. Il laisse entendre à tort que la ministre n’est pas en droit d’adopter des politiques. Il laisse entendre que la Directive elle-même est, pour une raison quelconque, déraisonnable, mais, comme nous l’avons indiqué, ce n’est pas le cas : par. 49 à 53 ci-dessus. Le fait que chaque exercice du pouvoir discrétionnaire change subtilement les circonstances sous-jacentes au prochain exercice du pouvoir discrétionnaire est bien établi. Il n’est pas raisonnable de penser que cette conséquence universelle de la prise de décision rend l’application d’une politique illogique et irrationnelle.

[122]       Le juge en cabinet a conclu que la ministre avait « mal compris comment ses décisions allaient affecter l’exercice de son pouvoir discrétionnaire », ce qui rendait ses décisions illogiques : 2020 TNOCS 28, par. 97. Cette critique n’est pas justifiée. La ministre était en droit de tenir compte du fait que, si elle admettait les intimées, il lui serait difficile dans le futur de justifier le rejet de demandes provenant de personnes se trouvant dans des situations semblables. Les demandes provenant de personnes se trouvant dans des situations semblables ont été rejetées dans le passé. La cohérence décisionnelle et le respect des politiques établies sont des considérations légitimes. Il ne sert à rien d’affirmer que la ministre avait toujours le pouvoir discrétionnaire de rejeter des demandes semblables dans le futur. Selon le critère proposé par les intimées, la ministre ne pouvait assurer un exercice cohérent et équitable de son pouvoir discrétionnaire qu’en admettant tous les requérants de bonne foi qui avaient une raison plausible de fréquenter les écoles. Cette approche, ajoutée à la norme établie par le juge en cabinet pour justifier le rejet de demandes, conduirait essentiellement à un système d’admission de « libre choix ».

[123]       La ministre était aussi en droit de faire remarquer qu’un grand nombre de familles anglophones se réjouiraient de la possibilité de fréquenter les écoles de la minorité linguistique. Un grand nombre d’élèves de l’immersion, ou d’autres personnes qui avaient acquis une certaine compétence en français, pourraient demander l’admission. La cohérence et l’équité dans la prise de décision future étaient des considérations pertinentes. La ministre était aussi en droit de s’inquiéter du nombre de demandes additionnelles qu’elle recevrait si l’on venait à savoir qu’un modèle d’admission de « libre choix » avait été adopté. Les intimées font valoir que les préoccupations de la ministre sont exagérées, mais il n’était pas déraisonnable pour elle de tenir compte de ce facteur.

[124]       Les intimées soutiennent que certaines des décisions de la ministre étaient déraisonnables étant donné qu’un autre ministre a autorisé l’admission aux écoles dans des circonstances qui, selon les intimées, sont factuellement semblables. L’appelant nie la similarité, mais la possibilité que des décideurs différents arrivent à des conclusions différentes à partir de faits similaires est inhérente à un pouvoir discrétionnaire. Comme il a été signalé au paragraphe 72 de Vavilov, l’absence d’unanimité parmi les décideurs est le prix à payer pour la liberté et l’indépendance décisionnelle accordées à des décideurs successifs. Un ministre ne peut entraver le pouvoir discrétionnaire de ses successeurs. En outre, deux décisions opposées pourraient toutes deux faire partie de la vaste gamme des décisions raisonnables même si, à première vue, elles sont contradictoires à certains égards.

[125]       Les intimées attirent spécifiquement l’attention sur l’admission de l’élève M.S., qui ne répondait pas aux critères prévus dans la Directive mais qui ne parlait que le français et non l’anglais. Cette décision montre simplement que l’autre ministre a reconnu l’existence d’un pouvoir discrétionnaire résiduel, qu’il ne l’a pas « entravé », et qu’il était disposé à l’exercer dans des circonstances exceptionnelles. Ce n’est pas parce qu’un ministre a reconnu l’existence de circonstances exceptionnelles dans un cas que son successeur doit le faire dans tous les cas et que tous les refus d’admission dans le futur deviennent déraisonnables. La norme de contrôle ne permet ni aux intimées ni à la cour de révision d’affirmer que deux cas se ressemblent au point que le même résultat est nécessaire. Cette décision appartient au ministre.

« Double entrave »

[126]       Les intimées invoquent un genre de « double entrave ». Premièrement, elles prétendent que la ministre entrave son pouvoir discrétionnaire si elle limite les admissions à celles qui sont autorisées par la Directive sans égard à son pouvoir discrétionnaire résiduel. Elles prétendent, toutefois, que la ministre entrave aussi son pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel si elle tient systématiquement compte de facteurs contextuels dans l’exercice de ce pouvoir. Les intimées soutiennent que la ministre doit apprécier chaque cas individuellement sur le fond, sans égard aux facteurs systémiques. Par exemple, les intimées prétendent que le fait pour la ministre d’examiner si la viabilité des écoles ou de la communauté est menacée laisse entendre que la ministre n’exercerait pas un pouvoir discrétionnaire résiduel en l’absence d’une preuve de l’existence d’une telle menace. Cet argument laisse entendre que le pouvoir discrétionnaire résiduel de la ministre doit légalement être encore plus généreux et ouvert que le pouvoir discrétionnaire exercé par l’adoption de la Directive.

[127]       La ministre était toutefois en droit a) d’établir la Directive comme fondement principal de l’admission de non-ayants droit, et b) de décider qu’il faudrait démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles pour justifier l’admission de personnes qui ne répondaient pas aux critères prévus dans la Directive : par. 101 à 104 ci-dessus. Exiger l’existence de « circonstances exceptionnelles » pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire résiduel ne constitue pas une entrave; il s’agit plutôt d’une définition légale et raisonnable de la portée du pouvoir discrétionnaire résiduel.

[128]       Les intimées prétendent que les appels dont nous sommes saisis [TRADUCTION] « ne relèvent pas de la Directive, mais seulement du pouvoir discrétionnaire résiduel ». Il s’agit là d’une distinction artificielle, puisque le pouvoir discrétionnaire résiduel n’existe que parce qu’il y a une Directive. Comme nous l’avons indiqué, le fait de reconnaître l’existence d’un pouvoir discrétionnaire résiduel ne signifie pas que la ministre devait faire abstraction du fait que ce pouvoir était « résiduel » par rapport à la Directive, exigeant ainsi la présence de circonstances exceptionnelles. De plus, il appartenait à la ministre (et non aux intimées ou à la cour de révision) de décider du poids qu’elle accorderait aux facteurs systémiques dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel. La reconnaissance d’un pouvoir discrétionnaire résiduel n’exige pas non plus que les décisions soient rendues sur une base ad hoc, à partir de zéro, sans égard aux politiques établies, aux précédents, à la prévisibilité, à la cohérence ou aux considérations contextuelles universelles. Discrétionnaire ne veut pas dire aléatoire.

[129]       L’argument portant sur le « double entrave » est sans fondement. En outre, le dossier dont nous sommes saisis n’étaye pas l’insinuation des intimées selon laquelle le juge en cabinet était [TRADUCTION] « généreux » en concluant que la ministre n’avait pas agi de mauvaise foi. Le dossier ne révèle aucune preuve de mauvaise foi de la part de la ministre.

Caractère suffisant des motifs de la ministre

[130]       Les intimées se fondent sur une citation tronquée du paragraphe 86 de Vavilov qui est souligné ici :

86   L’attention accordée aux motifs formulés par le décideur est une manifestation de l’attitude de respect dont font preuve les cours de justice envers le processus décisionnel : voir Dunsmuir, par. 47‑49. Il ressort explicitement de l’arrêt Dunsmuir que la cour de justice qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable « se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » : par. 47. Selon l’arrêt Dunsmuir, le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : ibid. En somme, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique. Si certains résultats peuvent se détacher du contexte juridique et factuel au point de ne jamais s’appuyer sur un raisonnement intelligible et rationnel, un résultat par ailleurs raisonnable ne saurait être non plus tenu pour valide s’il repose sur un fondement erroné. (Italiques dans l’original, soulignement ajouté.)

Les intimées utilisent cet extrait, et d’autres passages, pour contester les motifs formulés par la ministre. Comme cet extrait le confirme, cependant, les tribunaux doivent faire preuve de respect envers le processus décisionnel. L’objet de ce passage est d’indiquer que, lorsque des motifs sont requis, la décision doit être justifier par les motifs formulés; il ne suffit pas que la décision aurait pu être justifiée sur le fondement d’autres motifs qui n’ont pas été formulés.

[131]        Les intimées critiquent la similarité des motifs que la ministre a formulés à l’égard des différentes demandes, faisant valoir qu’il s’agit là d’une indication que la ministre n’a pas vraiment exercé de pouvoir discrétionnaire résiduel quelconque mais a plutôt appliqué une politique fixe. Cet argument repose sur deux éléments : a) la conclusion universelle de la ministre qu’aucune des intimées ne présentait le genre de circonstances exceptionnelles qui justifieraient l’admission malgré le fait qu’elles ne répondaient pas aux critères prévus dans la Directive, et b) dans chaque cas, les motifs de la ministre reproduisaient la même information contextuelle et répondaient aux mêmes arguments.

[132]       Reproduire la même information contextuelle dans des décisions multiples n’est pas inattendu lorsque la ministre applique la même Directive à chaque demande, et les arguments présentés par les requérantes se recoupaient considérablement. Les motifs de décision ne sont pas un exercice de création littéraire dans lequel l’auteur est appelé à exprimer les mêmes idées de différentes manières afin d’être raisonnable. Chaque décision comprenait un examen des facteurs contextuels ainsi que des circonstances particulières et des arguments de chacune des requérantes, ce qui est tout ce que la loi exige.

Résumé

[133]        En résumé, les décisions de la ministre de ne pas exercer son « pouvoir discrétionnaire résiduel » étaient raisonnables. Comme les intimées l’admettent, elle a reconnu l’apport éventuel de ces élèves à la communauté minoritaire francophone, la compétence des élèves en français et leur intérêt supérieur. L’auteur des motifs que l’on trouve à 2019 TNOCS 25 a conclu à tort que la ministre était même tenue en droit de tenir compte de ces facteurs. Décider de la pertinence de ces facteurs et du poids à leur accorder était une question de politique publique qui relevait de la ministre et non de la cour de révision. En outre, aucun de ces facteurs n’aurait accordé aux familles intimées des droits reconnus par l’article 23, et ces facteurs ne sont pas suffisants pour obliger l’admission des élèves à titre de non-ayants droit. Quoi qu’il en soit, la ministre était en droit de dire que ces facteurs n’étaient pas « exceptionnels », puisqu’ils auraient en fait mené à un système de « libre choix ». Le fait que ses motifs dans chaque cas étaient similaires n’est pas surprenant, puisqu’elle décidait de demandes semblables sur le fondement des mêmes politiques. L’argument des intimées portant que la ministre n’a pas examiné ces considérations de façon collective est artificiel.

Conclusion

[134]       Les intimées proposent un paradigme selon lequel tout élève qui souhaite obtenir une éducation en français devrait être admis aux écoles établies en vertu de l’article 23. Selon le critère proposé, il serait pratiquement impossible pour la ministre de refuser l’admission, même si l’élève n’était titulaire d’aucun des droits garantis par l’article 23, puisque l’admission serait dans l’intérêt plus large de la communauté francophone minoritaire et de la Commission scolaire francophone. L’admission serait presque toujours dans l’intérêt supérieur de l’enfant, ce qui crée essentiellement un système de « libre choix » et invalide le pouvoir discrétionnaire de la ministre sur l’admission aux écoles établies en vertu de l’article 23.

[135]       Les décisions frappées d’appel allaient bien au-delà de la norme de contrôle applicable qui a été établie dans Agraira et Vavilov. Elles sont également entachées d’erreurs de droit. Les décisions de la ministre étaient raisonnables. Les appels sont accueillis, les ordonnances frappées d’appel sont annulées et les décisions de la ministre sont rétablies.

Appel entendu le 31 mai 2021.

 

Motifs déposés à Yellowknife, Territoires du Nord-Ouest,

le 1er septembre 2021

 

 

 


Slatter, j.c.a.

 

 


Crighton, j.c.a.

 

 


 

La juge Rowbotham (souscrivant au résultat)

[136]       Je souscris à l’avis de mes collègues selon lequel la décision ultime de la ministre de refuser l’admission des enfants des intimées à l’École Allain St-Cyr et à l’École Boréale était raisonnable. J’arrive toutefois à cette conclusion par une voie différente. Je souscris à l’avis du juge siégeant en révision selon lequel la ministre, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire résiduel, devait prendre en compte l’article 23 de la Charte. Par conséquent, je rejetterais le premier appel (Appel no AP 2019-000006). Néanmoins, lorsque l’affaire lui a été retournée pour un nouvel examen à la lumière de l’article 23, la ministre a obtempéré et sa décision ultime concernant W.B. et les cinq autres requérantes était raisonnable. J’accueillerais le deuxième appel (Appel no AP 2020-000009).

Appel no AP 2019-000006

[137]       La ministre a reconnu qu’elle conservait un pouvoir discrétionnaire résiduel lui permettant d’admettre un enfant de parents non-ayants droit même si l’enfant n’était pas admissible au titre de l’une des trois catégories établies dans la Directive. Les intimées ne sont pas des ayants droit. Mes collègues concluent que les intimées, à titre de non-ayants droit, et la Commission scolaire francophone ne peuvent prétendre que l’article 23 de la Charte doit être considéré dans l’exercice par la ministre de son pouvoir discrétionnaire résiduel. En effet, selon mon interprétation de leurs motifs, les intimées ne peuvent soulever des arguments fondés sur les valeurs consacrées par la Charte parce qu’elles ne sont pas titulaires de droits aux termes de l’article 23.

[138]       L’article 23 a trois objets. Il est à caractère préventif, réparateur et unificateur : Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique c Colombie-Britannique, 2020 CSC 13, par. 15 (Conseil scolaire CSC).

[139]       L’admission des enfants de parents non-ayants droit à l’école de langue française est une reconnaissance du besoin de revitaliser les communautés linguistiques minoritaires et de favoriser leur épanouissement parce que ces communautés font face à des défis résultant de l’attrition et des mariages exogames. Les gouvernements provinciaux et territoriaux ont adopté des lignes directrices, comme la Directive, à fin de résoudre ce problème. 

[140]       Contrairement à la plupart des droits protégés par la Constitution, les droits reconnus par l’article 23 s’apprécient non seulement sur le plan individuel mais aussi sur le plan collectif : Conseil scolaire CSC, par. 17. En effet, il semble que seuls l’article 23 de la Charte, les droits ancestraux et issus de traités reconnus à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11, et les droits relatifs aux écoles confessionnelles prévus à l’article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., ch. 3, ont cet aspect collectif. Voir l’article de Klinck, Mackenzie et Rusko intitulé « Distinctively Canadian: Litigating the Constitutional Rights of Canada’s Protected Linguistic, Denominational and Indigenous Communities », dans l’ouvrage du juge Todd Archibald, Annual Review of Civil Litigation (Toronto : Carswell, 2020).

[141]       Bien que les intimées soient des non-ayants droit, la Commission scolaire francophone est également intimée. Il s’agit d’un organisme élu démocratiquement qui parle au nom de la communauté linguistique minoritaire, constituée principalement d’ayants droit, et qui répond à cette communauté. Dans Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britanique c British Columbia (Education), 2011 BCSC 1219, par. 63, infirmé pour d’autres motifs, 2012 BCCA 422, la cour a confirmé la qualité pour agir du Conseil scolaire francophone dans des litiges concernant l’article 23 et a reconnu l’aspect collectif unique des droits linguistiques minoritaires. Le Conseil scolaire francophone exerce les fonctions de gestion et de contrôle des écoles de la minorité linguistique établies en vertu de la Constitution.

[142]       Les litiges concernant des non-ayants droit ont jusqu’à maintenant porté sur la question de savoir qui (le gouvernement ou le Conseil scolaire francophone) avait le pouvoir d’établir les critères d’admission des non-ayants droit. La question a reçu une réponse définitive dans Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25 (Commission scolaire francophone du Yukon). La cour a confirmé que, en l’absence de délégation par le gouvernement territorial, la Commission scolaire francophone n’avait pas le pouvoir de fixer unilatéralement des critères d’admission. Voir aussi Territoires du Nord-Ouest (Procureur général) c Commission Scolaire Francophone, Territoires du Nord-Ouest, 2015 CATN-O 1, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 2015 CanLII 69432 (CSC).

[143]       Néanmoins, dans Commission scolaire francophone du Yukon, la juge Abella a dit ce qui suit, au paragraphe 74 :

 En l’espèce, toutefois, le Yukon n’a pas délégué à la Commission la fonction de fixer les critères d’admission des enfants de non-ayants droit. À défaut d’une telle délégation, la Commission n’a pas le pouvoir de fixer unilatéralement des critères d’admission différents de ceux établis dans le Règlement. La Commission n’est pas pour autant empêchée de faire valoir que le Yukon n’a pas assuré suffisamment le respect de l’art. 23 et rien ne l’empêche de soutenir que l’approche adoptée par le Yukon à l’égard des admissions fait obstacle à la réalisation de l’objet de l’art. 23 : voir Mahe, p. 362-365. Mais il s’agit là d’une autre question que celle de savoir si la Commission a, en l’absence d’une délégation de la part du Yukon, le droit unilatéral de décider d’admettre d’autres enfants que ceux visés par l’art. 23 ou le Règlement.

 [Soulignement ajouté.]

[144]       Selon le juge siégeant en révision, ce passage étayait l’obligation de la ministre de tenir compte de l’article 23 dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il a conclu que la cour dans Commission scolaire francophone du Yukon a confirmé que les provinces et les territoires devaient assurer le respect de l’article 23 et ne devaient pas faire obstacle à la réalisation de son objet, qui comprend l’épanouissement des collectivités de langue officielle et le développement de la communauté. Il a également fait remarquer que, selon les circonstances, cet objet ne peut être atteint que par des efforts actifs pour contrer « l’érosion historique progressive de groupes de langue officielle » : AB, Commission scolaire francophone c Ministre de l’Éducation, 2019 TNOCS 25, par. 55, citant Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, par. 27. Je souscris à cet avis.

[145]       Il faut aussi interpréter l’article 23 dans le temps et dans l’espace. S’agissant de l’espace, les gouvernements provinciaux et territoriaux doivent assurer l’application de l’article 23 en fonction du « contexte historique et social propre » à la minorité linguistique de chaque province et territoire : Solski (Tuteur de) c Québec (Procureur général), 2005 CSC 14, par. 21.

[146]       S’agissant du temps, la population de la majorité et de la minorité à différentes époques a une incidence sur la situation de la communauté minoritaire. Le gouvernement a reconnu cette réalité dans son Rapport final : Examen de la Directive ministérielle sur l’inscription des élèves aux programmes d’instruction en français langue première, le 30 juin 2016. Sans l’appui du gouvernement et l’ajout d’enfants de non-ayants droit, le nombre d’écoles dans la communauté francophone aux Territoires du Nord-Ouest diminuerait.

[147]       Bien que le juge siégeant en révision ait reconnu l’objet de la Directive, soit d’admettre des enfants de parents non-ayants droit dans les trois catégories désignées, il a conclu que l’obligation du gouvernement ne s’arrêtait pas là. La ministre devait aussi exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte de l’objet de l’article 23. Dans les décisions qu’elle a rendues le 28 mai 2018 et le 29 août 2018, la ministre a simplement conclu que W.B. ne relevait pas de l’une quelconque des trois catégories décrites dans la Directive. Le juge siégeant en révision a conclu ce qui suit au paragraphe 65 :

Je conclus donc que, dans l’exercice de son autorité d’admettre des enfants de parents non-ayants droit dans les écoles francophones des TNO, la Ministre doit atteindre un équilibre entre son pouvoir discrétionnaire et l’objectif large de l’art. 23. Elle doit tenir compte des droits protégés par la Charte, y compris les besoins de la minorité linguistique et le besoin de favoriser le maintien et l’épanouissement de cette communauté, dans l’exercice de son autorité concernant l’admission de non-ayants droit aux écoles de la minorité. Dans l’exercice de sa discrétion, la Ministre doit considérer non seulement les intérêts des TNO, y compris le coût de l’éducation en français langue première, et le meilleur intérêt de l’enfant, mais aussi les objectifs de l’art. 23 et les droits qu’il confère à la minorité linguistique.

[148]       Le juge siégeant en révision n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a conclu que les décisions de la ministre concernant les demandes visant l’admission de W.B. à l’École Allain St-Cyr étaient déraisonnables. Je rejetterais donc l’appel no AP 2019-000006.

Appel no AP 2020-000009

[149]       La ministre a suivi les directives du juge siégeant en révision. Elle a formulé des motifs détaillés pour sa décision concernant W.B. et les cinq autres requérantes. Un exemple de ses motifs est exposé aux paragraphes 23 et 24 des motifs de la majorité.

[150]       Pour arriver à ses décisions, la ministre a examiné les données statistiques sur lesquelles la Commission scolaire francophone s’était également fondée. Il convient de noter que la Commission scolaire francophone n’a pas prétendu que la viabilité des écoles ou de la communauté francophone était menacée. En plus des données statistiques qui montraient une croissance de la communauté francophone, la ministre a pris en compte les coûts plus élevés de l’éducation. Le juge siégeant en révision a conclu que les conclusions de la ministre concernant les coûts étaient raisonnables. La ministre a également tenu compte de l’effet de précédent qu’aurait l’admission des élèves. En outre, elle a tenu compte de la situation particulière de chaque requérante.

[151]       La norme de contrôle est la norme de la décision raisonnable. Les décisions de la ministre étaient-elles intrinsèquement cohérentes, justifiées, transparentes et intelligibles? Comme la majorité l’indique à raison au paragraphe 107, « [u]ne décision ne devient pas déraisonnable du seul fait qu’une cour de révision ne souscrit pas au poids accordé aux divers facteurs ». En l’espèce, le juge siégeant en révision s’est livré à une nouvelle appréciation.

[152]       Pour les motifs formulés par la majorité aux paragraphes 110 et 112, la norme de contrôle ne permettait pas au juge siégeant en révision de se livrer à une nouvelle appréciation des facteurs afin d’arriver à une conclusion différente. Il a commis une erreur en se livrant à un tel exercice.

[153]       En conclusion, j’accueillerais l’appel no AP 2020-000009.

Appel entendu le 31 mai 2021.

 

Motifs déposés à Yellowknife, Territoires du Nord-Ouest,

le 1er septembre 2021.

 

 


autorisé à signer pour :      Rowbotham, j.c.a.

 

 


Comparutions

 

G. Regimbald,

pour l’appelant;

 

F. Poulin,

            pour les intimées.

 

 


A-1-AP-2019-000006

A-1-AP-2020-000009

 

 

 

COUR D’APPEL

DES TERRITOIRES DU NORD-OUEST

 

 

Entre

 

A.B. et Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest,

 

intimées

(requérantes),

- et -

 

Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest,

 

appelant

(intimé);

 

 

Et entre

 

A.B., F.A., T.B., E.S., J.J. et Commission scolaire francophone des Territoires du Nord-Ouest,

 

intimées

(requérantes),

- et -

 

Ministre de l’Éducation, de la Culture et de la Formation des Territoires du Nord-Ouest,

 

appelant

(intimé).

 

___________________________________________________

 

MOTIFS DE JUGEMENT

 

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