Cour martiale
Informations sur la décision
Date de l’ouverture du procès : 4 février 2019
Endroit : Centre Asticou, bloc 2600, pièce 2601, salle d’audience, 241 boulevard de la Cité-des-Jeunes, Gatineau (QC)
Chefs d’accusation :
Chef d’accusation 1 (subsidiaire au chef d’accusation 2) : Art. 95 LDN, a maltraité une personne qui en raison de son grade lui était subordonnée.
Chef d’accusation 2 (subsidiaire au chef d’accusation 1) : Art. 97 LDN, ivresse.
Résultats :
VERDICTS : Chefs d’accusation 1, 2 : Non coupable
Contenu de la décision
COUR MARTIALE
Référence : R. c. Jonasson, 2019 CM 2003
Date : 20190208
Dossier : 201819
Cour martiale permanente
Centre Asticou
Gatineau (Québec), Canada
Entre :
Sa Majesté la Reine
- et -
Lieutenant‑colonel J.D. Jonasson, accusé
En présence du capitaine de frégate S.M. Sukstorf, J.M.
[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE]
MOTIFS DU VERDICT
(Oralement)
Introduction
[1] À l’origine, le lieutenant‑colonel Jonasson faisait face à deux chefs d’accusation. Notre cour a accueilli une requête présentée par l’avocat de la défense et fondée sur l’absence de preuve prima facie établissant le second chef d’accusation. Le chef d’accusation restant est ainsi libellé :
« PREMIER CHEF (subsidiairement au second chef) Article 95 de la LDN |
MAUVAIS TRAITEMENTS À SUBALTERNE (PAR LE GRADE)
Détails : Le 13 octobre 2017, ou vers cette date, à Petawawa (Ontario), ou près de cet endroit, a tiré le capitaine C.T. par les cheveux et l’a embrassée. »
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[2] Pour en arriver au présent verdict, j’ai examiné et résumé les faits découlant de la preuve et j’ai tiré des conclusions sur la crédibilité des témoins. Je me suis renseigné sur le droit applicable, et j’ai appliqué le droit aux faits en procédant à mon analyse avant de statuer sur l’accusation.
La preuve
[3] Les éléments de preuve suivants ont été présentés à la cour martiale :
a) le témoignage de la plaignante, le capitaine C. Thibeault;
b) les témoignages des neuf témoins de la défense suivants, par ordre de comparution :
i. l’adjudant M. Osmond,
ii. le major D. Ayotte,
iii. le major M.S.R. Britt‑Côté,
iv. la capitaine T. Perrier,
v. le capitaine L. Stewart,
vi. la lieutenante de vaisseau K.N. Ryan,
vii. la sergente S.L. Tennant,
viii. la sergente S.D. Hepburn,
ix. l’adjudant‑maître G.N.R. Short,
c) la pièce 1 – l’ordre de convocation;
d) la pièce 2 – l’acte d’accusation;
e) la pièce 3 – CANFORGEN 130/15 222041Z JUL 15 : Message du CEMD aux Forces armées canadiennes sur le comportement sexuel dommageable;
f) la pièce 4 – l’ordre d’opération du CEMD – Op HONOUR, du 14 août 2015;
g) la pièce 5 – O FRAG 001 de l’O Op du CEMD ‑ Op HONOUR, du 18 mars 2016;
h) la pièce 6 – O FRAG 002 de l’O OP du CEMD – Opération HONOUR, du 9 décembre 2016;
i) la pièce 7 – l’exposé conjoint des faits;
j) les pièces 8, 9 et 10 – une série de photographies;
k) la connaissance judiciaire des faits ainsi que des questions mentionnées à l’article 15 des Règles militaires de la preuve (RMP).
[4] Après avoir examiné l’ensemble des témoignages qui lui avaient été présentés, la Cour a remarqué que de nombreux témoins avaient des souvenirs différents des événements. Comme ceux-ci ont eu lieu il y a plus d’un an, il est tout à fait compréhensible qu’il y ait des incohérences. Lors de son examen des accusations, la Cour doit déterminer quels éléments de preuve elle juge crédibles et fiables.
[5] De nombreux facteurs influencent l’évaluation que la Cour fait de la crédibilité du témoignage d’un témoin. Par exemple, elle évaluera à quel point il a été possible pour le témoin d’observer les événements, de même que les raisons pour lesquelles il en a souvenir. Une chose en particulier a-t-elle aidé le témoin à se souvenir des détails de l’événement qu’il a décrit? Les événements étaient-ils remarquables, inhabituels et frappants ou plutôt relativement anodins et, par conséquent, naturellement plus faciles à oublier? D’autres facteurs entrent également en jeu. Par exemple, le témoin a-t-il un intérêt dans l’issue du procès? En d’autres termes, a-t-il une raison de favoriser la poursuite ou la défense, ou est-il impartial?
[6] Voici les faits essentiels que la Cour a examinés particulièrement en détail.
L’aperçu des faits
[7] La plaignante, la capitaine Caroline Thibeault, est infirmière péri‑opératoire et le lieutenant‑colonel Jonasson est médecin militaire. Au moment de l’infraction alléguée, la plaignante et l’accusé participaient tous deux à l’instruction préalable au déploiement à la Base des Forces canadiennes (BFC) Petawawa pour servir au sein de l’installation de traitement médical de rôle 2 en Irak. Le lieutenant‑colonel Jonasson a été commandant de l’installation de traitement médical de rôle 2 en Irak pendant l’Opération IMPACT. Le major Ayotte en était le commandant adjoint (cmdtA), et l’adjudant‑maître Short en était le sergent‑major. Ensemble, le lieutenant‑colonel Jonasson, le major Ayotte et l’adjudant‑maître Short formaient l’équipe de commandement de la prochaine rotation.
[8] Le soir du jeudi 12 octobre 2017, soit la veille du jour où les militaires devaient terminer l’entraînement préalable au déploiement, une rencontre sociale a été organisée au club de golf de la BFC Petawawa. Cette réception visait à favoriser la participation des militaires de tous grades et à leur permettre d’apprendre à se connaître avant le déploiement.
[9] La plupart des témoins se sont rendus à pied au chalet du club de golf, situé derrière la clinique médicale. La capitaine Thibeault s’est rendue en voiture au chalet avec le capitaine Munro. Elle a indiqué qu’elle était arrivée plus tard que la plupart des autres militaires parce qu’elle avait eu de la difficulté à trouver le chalet. La capitaine Thibeault a déclaré que le lieutenant‑colonel Jonasson se trouvait déjà au chalet à son arrivée. Le lieutenant‑colonel Jonasson a déclaré qu’il était arrivé au club de golf entre 18 h et 18 h 30, après avoir assisté, en compagnie d’un certain nombre d’autres médecins militaires et infirmières, à une fête tenue au mess des officiers pour souligner une promotion.
[10] Pendant l’activité sociale au chalet, le lieutenant‑colonel Jonasson a acheté quelques bouteilles de vin, qu’il a partagées avec diverses personnes. Tous les témoins ont confirmé que l’on pouvait se procurer, et que l’on avait consommé, de l’alcool.
[11] Vers 22 h, à la fermeture du chalet du club de golf, les militaires du groupe ont décidé poursuivre la fête dans un bar civil local de Petawawa, appelé [traduction] « l’Entrepôt ». Le lieutenant‑colonel Jonasson s’y est rendu dans une fourgonnette avec d’autres militaires. La capitaine Thibeault a fait le trajet dans la voiture du capitaine Munro avec la sergente Tennant, et possiblement deux autres militaires. Lorsqu’ils sont arrivés à l’Entrepôt, la capitaine Thibeault et le capitaine Munro ont déposé les autres passagers à la porte du bar et sont allés garer la voiture dans le stationnement adjacent.
[12] La sergente Hepburn et la sergente Tennant ont déclaré que, pendant le court trajet jusqu’au bar, la capitaine Thibeault était enjouée. Elle réglait les postes de la radio, et tous plaisantaient et étaient d’humeur gaie. La capitaine Thibeault a déclaré que, bien qu’elle n’ait rien dit pendant que les sergents étaient dans la voiture, elle croyait que l’Entrepôt avait mauvaise réputation et craignait que les gens ne s’enivrent; elle n’était pas certaine qu’il était avisé d’y entrer. Elle a déclaré qu’elle et le capitaine Munro avaient bavardé dans la voiture pendant environ cinq ou dix minutes quant à savoir s’ils devaient ou non y entrer. La plupart des témoins ont estimé que la capitaine Thibeault et le capitaine Munro étaient entrés dans le bar environ une heure plus tard.
[13] La lieutenante de vaisseau Ryan a déclaré que, lorsque le capitaine Munro est entré dans le bar, il était très exubérant et d’humeur plutôt guillerette, et désirait payer un verre à tout le monde. Elle a déclaré qu’il avait payé des tournées de tequila, et qu’il lui avait payé sa consommation, un verre de Southern Comfort. La sergente Tennant a confirmé que le capitaine Munro et la capitaine Thibeault étaient entrés dans le bar pas moins de 45 minutes à une heure plus tard que les autres. Elle a déclaré avoir surtout remarqué l’arrivée du capitaine Munro. Elle jouait au « crud », et il s’est joint à son groupe. Elle a remarqué qu’il portait une chemise flamboyante. Elle se souvient que le capitaine Munro était particulièrement de bonne humeur, et qu’il sautait par-dessus la table de crud. Il était hilare et tentait de les vaincre, elle et son groupe.
[14] La plupart des témoins ont décrit l’Entrepôt comme un grand bar à aire ouverte doté d’un bon éclairage. Certains témoins ont déclaré qu’on y entendait de la musique, mais que le volume de celle-ci n’était pas élevé au point d’empêcher les conversations. Au moment de l’incident, des travaux de construction étaient en cours au bar. Selon l’un des témoins, l’endroit du bar où ils se trouvaient était configuré à la manière d’un bar sur plage, et installé dans une grande zone à aire ouverte où étaient disposées des tables de billard. Les témoins ont déclaré que les personnes présentes au bar étaient majoritairement des participants à l’entraînement préalable au déploiement.
[15] Le bar comptait deux box, où certaines personnes étaient assises. La plupart des témoins ont confirmé que la hauteur des box leur arrivait tout juste sous les omoplates, et que les personnes se trouvant dans un box étaient en mesure de voir celles qui étaient dans l’autre box. Plusieurs témoins ont confirmé que les parois arrière des box étaient rattachées l’une à l’autre, et au moins un des témoins a déclaré à la Cour qu’il pouvait facilement converser avec les personnes prenant place dans l’autre box.
[16] La capitaine Thibeault a déclaré qu’à un certain moment au cours de la soirée, elle s’est déplacée d’un box où elle se tenait vers un box vide. Elle s’est assise près du mur et y a été rejointe plus tard par le lieutenant-colonel Jonasson, qui a pris place à sa droite (soit du côté ouvert du box). En face d’eux, le major Ayotte a pris place du côté ouvert du box, et la sergente Hepburn, vis-à-vis du capitaine Thibeault; le sergent Parizeau se trouvait possiblement entre les deux. La sergente Hepburn a déclaré que, selon ses souvenirs, elle prenait place dans le box à côté du major Ayotte, et la capitaine Thibeault et le lieutenant‑colonel Jonasson étaient assis en face. Dans son témoignage, le major Ayotte a dit se souvenir d’avoir pris place à côté de la sergente Hepburn; il se l’est effectivement rappelé parce qu’il voulait faire connaissance avec elle, puisqu’elle serait son sergent des opérations lors de la prochaine mission en Irak. Il ne se rappelait pas exactement si le sergent Parizeau était parmi eux.
[17] La capitaine Thibeault a allégué que, peu de temps après que l’accusé a pris place à côté d’elle, il a commencé à jouer avec ses cheveux, qui étaient défaits. Elle a dit avoir eu l’impression qu’il les tressait; il s’est rapproché d’elle, lui touchant l’épaule droite. Elle a déclaré qu’il lui avait touché l’épaule droite avec la paume de sa main et, tout en lui tressant les cheveux, il lui avait chuchoté quelque chose à l’oreille qu’elle n’avait pas compris. Elle a dit à la Cour qu’elle s’était sentie mal à l’aise, et qu’elle avait donc figé. Elle a déclaré qu’il avait ensuite agrippé toute sa chevelure avec sa main, et l’avait attirée à lui, puis embrassée sur la joue. La capitaine Thibeault a ajouté qu’après lui avoir donné un baiser sur la joue droite, il avait cessé tout contact avec ses cheveux. Elle a indiqué à la Cour que, lorsque cela s’était produit, elle avait regardé le major Ayotte droit dans les yeux et, selon elle, il avait été témoin de l’incident. Dans son témoignage, le major Ayotte a catégoriquement nié avoir été témoin de cet incident. Il a déclaré que, s’il en avait été témoin, il aurait immédiatement pris les mesures nécessaires, comme il l’avait fait lorsqu’on l’en avait informé en Irak.
[18] Peu après, soit environ cinq ou dix minutes plus tard, la plaignante a déclaré qu’elle s’est levée, qu’elle est allée aux toilettes et qu’à son retour, elle s’est apprêtée à quitter le bar, comme la majorité des autres personnes.
[19] L’ensemble de la preuve porte à croire que les participants à l’entraînement ont passé environ trois heures à l’Entrepôt, et qu’ils ont quitté le bar pour s’en retourner à la base à pied, peu après 1 h. La preuve donne également à penser que, même si elle avait fait le trajet en compagnie d’autres militaires, la capitaine Thibeault n’était entrée dans le bar qu’environ une heure après tous les autres.
[20] Lors de son témoignage, l’accusé a présenté une version des faits diamétralement opposée aux éléments de preuve présentés par la capitaine Thibeault relativement à l’incident allégué. Il a admis avoir pris place dans un box à côté de la capitaine Thibeault à la fin de la soirée, après minuit, soit au cours de l’heure précédant le retour à la base. Il a toutefois nié avoir eu un contact physique avec la capitaine Thibeault, et a déclaré à la Cour que, bien qu’étant père de trois filles, il ne savait pas comment faire des tresses. Il a déclaré qu’après avoir pris place dans le box, il s’était lassé d’être assis; il s’était donc levé, s’était étiré puis avait bu un peu d’eau.
[21] Les avocats ont présenté l’exposé conjoint des faits suivant :
[traduction]
« SOMMAIRE CONJOINT DES FAITS
1. Pendant la matinée du mardi 21 novembre 2017, alors qu’il travaillait comme officier de liaison de la police militaire (OLPM), le Maj Casswell a été contacté par un conseiller du Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle (CIIS). Une interlocutrice téléphonique anonyme (l’« interlocutrice téléphonique ») avait appelé le CIIS, et souhaitait parler à l’OLPM. Le conseiller a transmis au Maj Casswell un numéro de téléphone [qui était celui de la plaignante, comme cela a été confirmé devant la cour] afin qu’il puisse rappeler l’interlocutrice téléphonique.
2. Le Maj Casswell étant en réunion, il a demandé à l’Adjum O’Brien, officier de service régional, Service national des enquêtes des Forces canadiennes (SNEFC), de communiquer par téléphone avec l’interlocutrice téléphonique.
3. Après la réunion, le Maj Casswell a rencontré l’Adjum O’Brien, qui lui a confirmé avoir communiqué avec l’interlocutrice téléphonique; il lui a alors fait un bref résumé de la conversation téléphonique.
4. Le mardi 21 novembre 2017, le Maj Casswell a ensuite communiqué avec l’interlocutrice téléphonique au numéro de téléphone transmis par le conseiller. Cette dernière, qui s’est identifiée en tant que « Caroline », souhaitait par ailleurs demeurer anonyme. Elle a fait part des motifs de son premier contact avec le CIIS. L’interlocutrice téléphonique n’a alors pas déposé de plainte officielle auprès du Maj Casswell, mais a plutôt demandé des renseignements d’ordre général. »
[22] La plaignante a témoigné avoir finalement signalé l’incident allégué à la police militaire (PM) le 8 janvier 2018, alors qu’elle était déployée en Irak et se trouvait au camp Erbil. Les faits présentés à la cour par tous les témoins, y compris les témoignages précis du major Ayotte et de la capitaine Perrier, ont confirmé que la chaîne de commandement était consciente de ses responsabilités dans le cadre de l’opération HONOUR et de son obligation de signaler les allégations formulées. Même en plein théâtre d’opérations, la chaîne de commandement n’a pas hésité et a fait preuve de la diligence voulue en ce qui a trait au signalement des allégations.
L’analyse
[23] Comme la Cour l’a brièvement expliqué avant la présentation des représentations finales, il est impératif que la chaîne de commandement et la police militaire croient les victimes lorsqu’elles signalent une conduite qui les met mal à l’aise. Si on ne les croit pas, les allégations ne seront pas prises au sérieux et les incidents ne feront pas l’objet d’une enquête adéquate. Il faut souvent du temps aux victimes pour qu’elles se confient entièrement à la police; lorsqu’une enquête est amorcée, on se rend souvent compte qu’il peut y avoir d’autres victimes ou des incidents semblables qui n’ont pas été signalés.
[24] À l’inverse, les plaignants doivent être informés que constitue une infraction, sous le régime de l’article 96 de la Loi sur la défense nationale (LDN), le fait de porter contre un officier ou un militaire du rang des accusations qu’ils savent être fausses. Ils devraient en outre savoir que, sur déclaration de culpabilité, ils encourent comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans.
[25] Dans un contexte militaire, des incidents mineurs constitués d’attouchements inconvenants sont tout à fait inacceptables; on doit y mettre un terme. Le défaut d’agir face à une conduite inconvenante, si ténue soit-elle, représente justement ce qui menace et mine l’éthos militaire, les valeurs, les normes et l’éthique attendus de chaque membre des forces armées canadiennes (FAC). Si l’on ne fait pas d’efforts pour la détecter, l’inconduite mineure peut déboucher sur une conduite encore plus répréhensible.
[26] Toutefois, l’engagement accru de s’attaquer aux comportements inconvenants ne doit pas porter atteinte au droit de l’accusé d’être traité équitablement en vertu du même droit canadien que nous protégeons en servant. Compte tenu des circonstances de l’espèce et de la montée en importance continue du mouvement #metoo en général, ainsi que du lancement de l’opération HONOUR dans les FAC, la Cour croit qu’il est utile d’expliquer les divers niveaux de preuve nécessaires aux diverses étapes, soit au moment du signalement d’un incident et de la décision de la police ou de la chaîne de commandement de porter des accusations, jusqu’au procès criminel définitif de l’accusé.
[27] Dans le système de justice militaire, le Service national des enquêtes (SNE) ou la chaîne de commandement porte des accusations fondées sur des « motifs raisonnables de croire » qu’une infraction a été commise. Les poursuites ne sont instruites que si l’affaire répond à la norme de sélection du ministère public selon laquelle il y a « perspective raisonnable de condamnation ». Il est impératif que ces normes soient appliquées de façon appropriée à ces premiers stades car, pour justifier une condamnation au criminel, la solidité de la preuve doit aller beaucoup plus loin, et la poursuite doit établir les éléments de l’infraction selon une norme de preuve hors de tout doute raisonnable.
[28] Sans que cela ne remette en question les décisions prises antérieurement par le SNE, la chaîne de commandement ou la poursuite au cours du processus, le lieutenant‑colonel Jonasson bénéficie dès le départ de la présomption d’innocence dans la présente instance. Cette présomption demeure tant et aussi longtemps que la poursuite n’a pas convaincu la Cour hors de tout doute raisonnable, à la lumière de la preuve qui lui est présentée, de la culpabilité de l’accusé pour le chef d’accusation.
[29] Que signifie donc l’expression « hors de tout doute raisonnable »? L’expression « hors de tout doute raisonnable » est ancrée dans notre histoire et nos traditions judiciaires. Elle est tellement bien établie dans notre droit pénal que certains croient qu’elle se passe d’explications. Toutefois, il est de mise d’en répéter la signification (voir l’arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, au paragraphe 39) :
Un doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas reposer sur la sympathie ou sur un préjugé. Il doit reposer plutôt sur la raison et le bon sens. Il doit logiquement découler de la preuve ou de l’absence de preuve.
[30] Essentiellement, cela signifie que, même si je crois que le lieutenant‑colonel Jonasson est probablement ou vraisemblablement coupable, cela ne suffit pas. Je dois lui accorder le bénéfice du doute et l’acquitter si la poursuite n’a pas réussi à me convaincre de sa culpabilité hors de tout doute raisonnable.
[31] À l’inverse, il est pour ainsi dire impossible de prouver quelque chose avec une certitude absolue, et la poursuite n’est pas tenue de le faire. Une telle norme de preuve est beaucoup trop élevée. Par conséquent, pour déclarer le lieutenant‑colonel Jonasson coupable des accusations déposées, il incombe à la poursuite de prouver moins que la certitude absolue et plus que la culpabilité probable en ce qui concerne l’accusation énoncée dans l’acte d’accusation. (Voir l’arrêt R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, au paragraphe 242.)
Les éléments essentiels de l’infraction
[32] La conclusion relative au premier chef dépend non seulement de mon évaluation de la crédibilité des témoins, mais également de la question de savoir si les actes particuliers figurant sur l’acte d’accusation correspondent à la définition de mauvais traitements adoptée par le passé par les cours martiales.
[33] L’article 95 de la LDN prévoit ce qui suit :
Mauvais traitements à subalternes
95. Quiconque frappe ou de quelque autre façon maltraite un subordonné — par le grade ou l’emploi — commet une infraction et, sur déclaration de culpabilité, encourt comme peine maximale un emprisonnement de moins de deux ans.
[34] Outre l’identité, la date et le lieu de l’infraction, le procureur de la poursuite a établi le fait que par le grade, la victime présumée était la subalterne de l’accusé. Les autres éléments dont le procureur de la poursuite devait faire la preuve hors de tout doute raisonnable étaient les suivants :
a) Les détails
L’accusation dont la Cour est saisie est grave et pourrait entraîner des conséquences pénales. Il existe un principe fondamental en droit criminel selon lequel l’infraction précisée dans l’acte d’accusation doit être prouvée hors de tout doute raisonnable. Le fardeau de la preuve en incombe à la poursuite. En ce qui concerne le premier chef, la poursuite est tenue de prouver hors de tout doute raisonnable que le lieutenant‑colonel Jonasson a tiré la capitaine Thibeault par les cheveux et l’a embrassée.
b) Les mauvais traitements
Une fois que les actes individuels ont été prouvés hors de tout doute raisonnable, il faut évaluer si, dans le contexte dans lequel l’incident s’est produit, l’acte correspondait à de mauvais traitements. Il est important de tenir compte du contexte lorsque l’on doit décider si la conduite alléguée correspond à de mauvais traitements. La décision relative à la question de savoir si quelque chose correspond à de mauvais traitements s’effectue de manière objective, en évaluant les définitions ci‑dessus tout en tenant compte de toutes les circonstances.
L’expression « mauvais traitements » n’est pas définie dans la LDN; toutefois, selon une interprétation stricte de l’article, aucune limite n’est imposée quant à la nature ou à la manière des mauvais traitements envisagés. Dans le libellé de l’article se trouve l’expression « frappe ou de quelque autre façon maltraite », à savoir notamment le fait de maltraiter un subalterne autrement qu’en le frappant. Elle ne se limite pas à la violence physique ou aux blessures. Elle peut être de nature psychologique ou émotionnelle, ou se rapporter à tout autre préjudice de ce genre.
En ce qui concerne ce qui constitue de mauvais traitements, mon collègue le juge militaire Pelletier a énoncé ce qui suit dans la décision R. c. Duhart, 2015 CM 4022 :
[48] Le critère élaboré au fil du temps par les diverses cours martiales semble reposer sur des définitions du dictionnaire, plus particulièrement qui se rapportent à l’expression « maltraiter », qui se traduit par « ill-treat » en anglais. Les termes pertinents sont définis comme suit dans Le Nouveau Petit Robert et le Concise Oxford English Dictionary, 11e édition :
« maltraiter » 1. Traiter avec brutalité. 2. Traiter avec rigueur, inhumanité. 3. Traiter sévèrement en paroles (une personne à qui l’on parle, ou dont on parle).
« cruel » 1. Qui prend plaisir à faire, à voir souffrir. 2. Qui dénote de la cruauté, qui témoigne de la cruauté des hommes. 3. Qui fait souffrir par sa dureté, sa sévérité. 4. Qui fait souffrir en manifestant une sorte d’hostilité.
« ill-treat » verbe : act cruelly towards. DÉRIVÉ: ill-treatment, nom.
c) L’état d’esprit répréhensible
Une fois que les détails sont prouvés et qu’il a été déterminé que le comportement atteint le niveau des mauvais traitements, la Cour doit ensuite évaluer si l’accusé avait l’intention requise.
L’évaluation des versions contradictoires des événements
[35] En l’espèce, il n’y avait pas d’autres témoins oculaires, ni aucune preuve matérielle ou autre élément de preuve corroborant à l’appui de l’allégation. La Cour ne doit pas tomber dans le piège de croire qu’un plaignant est toujours sincère ou que lorsqu’il fait une déclaration dans le cadre de l’opération HONOUR, il faut le croire sur parole. Ce faisant, on transfère le fardeau de la preuve de la poursuite à la défense. Cela constituerait une erreur de droit et porterait atteinte à la présomption d’innocence de l’accusé.
[36] Par contre, il n’y a pas d’obstacle juridique empêchant un tribunal de condamner un accusé en se fondant sur la preuve non corroborée d’un seul plaignant. Toutefois, pour ce faire, les éléments de preuve doivent être complets en eux-mêmes lorsqu’ils sont évalués en fonction de la norme de preuve requise pour une déclaration de culpabilité.
[37] En ce qui concerne les faits à l’origine de l’accusation dont la Cour est saisie, l’accusé et la plaignante ont donné des versions diamétralement opposées de ce qui s’est passé au petit matin du 13 octobre 2017. Lors de l’évaluation d’une affaire comportant des versions contradictoires quant à des événements qui se sont produits, la crédibilité constitue la question centrale. Et dans une affaire où l’accusé a témoigné, la Cour suprême du Canada (CSC) recommande que la question soit examinée selon trois étapes, communément appelées les « directives de l’arrêt W.(D.) » que l’on retrouve dans l’arrêt R. c. W.(D.), [1991] 1 SCR 742, à la page 758.
a) premièrement, si je crois le témoignage du lieutenant‑colonel Jonasson, je dois prononcer l’acquittement;
b) deuxièmement, si je ne crois pas le témoignage du lieutenant‑colonel Jonasson, mais si j’ai un doute raisonnable, je dois prononcer l’acquittement;
c) troisièmement, même si j’ai un doute à la suite du témoignage du lieutenant‑colonel Jonasson, je dois me demander si, sur le fondement de la preuve que j’accepte, je suis convaincu hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé.
[38] Dans l’arrêt R. c. H. (C.W.), [1991] 68 C.C.C. (3d) 146 (C.A.C.-B.), le juge Wood a proposé un ajout à la deuxième partie du critère en trois parties énoncé dans l’arrêt W.(D.). À la page 155 de l’arrêt H.(C.W.), Sa Seigneurie a indiqué ce qui suit :
[traduction]
Si, après un examen attentif de l’ensemble de la preuve, vous êtes incapable de déterminer qui croire, vous devez prononcer l’acquittement.
L’évaluation de la Cour
[39] Après m’être renseigné au sujet des principes de la présomption d’innocence, du doute raisonnable, du fardeau de la preuve incombant à la poursuite, de la norme de preuve applicable et des éléments essentiels de l’infraction, j’aborderai maintenant les principes juridiques pertinents et traiterai du chef d’accusation.
[40] La Cour a été convaincue que la poursuite s’est acquittée du fardeau de la preuve qui lui incombait relativement aux éléments de l’identité, de la date, du lieu et du lien hiérarchique en ce qui a trait au premier chef.
[41] Par conséquent, comme il incombe à la poursuite de prouver les détails allégués relativement au chef, j’ai d’abord évalué la crédibilité du témoin à charge, c’est-à-dire la plaignante, et me suis employé à déterminer si les détails de l’accusation avaient été établis.
Les éléments de preuve relatifs à la plaignante
[42] Au cours du procès, des éléments de preuve ont été présentés selon lesquels les témoins ont été choqués et surpris par la divulgation tardive de l’incident. Il y avait un si grand nombre d’éléments de preuve que le procureur de la poursuite a cherché à présenter des éléments de preuve de réfutation par la plaignante pour réfuter une allégation de fabrication récente. Toutefois, la Cour a rappelé au procureur de la poursuite qu’il y avait déjà un exposé conjoint des faits dans lequel la défense avait reconnu que la plaignante avait communiqué avec quelqu’un au sujet des allégations le 21 novembre 2017, peu après l’incident allégué. De plus, la Cour a avisé les avocats qu’au vu du contexte de l’espèce, du déséquilibre de pouvoir entre les deux militaires concernés et de l’affectation opérationnelle imminente en Irak qui aurait pu être compromise, la Cour ne tombera pas dans le piège de croire que la plaignante était tenue de réagir d’une façon ou à un moment précis. Autrement dit, le fait que la plaignante ait retardé la divulgation de sa déclaration n’a pas eu d’incidence sur l’évaluation de la crédibilité de celle‑ci par la Cour.
[43] Au cours du contre-interrogatoire, la plaignante a admis qu’elle n’avait pas opposé de résistance aux avances de l’accusé, que ce soit verbalement, en lui exprimant clairement son refus, ou physiquement. La Cour a pris soin particulièrement de ne pas confondre l’absence de résistance de la plaignante avec une indication que l’incident ne s’est pas produit. La plaignante a déclaré qu’elle avait figé et qu’elle ne savait pas trop quoi faire. Le fait qu’elle soit demeurée passive ne signifie pas que l’incident n’a pas eu lieu.
[44] Il est également apparu évident, quel que soit le catalyseur de cette situation, qu’il y avait de l’animosité, de l’amertume et un manque de confiance entre la capitaine Thibeault et de nombreux autres membres du personnel médical. Toutefois, sa relation avec la sergente Tennant et la sergente Hepburn semblait meilleure. Il est possible qu’elle les ait perçues comme représentant une menace moindre, et qu’elle se soit sentie plus à l’aise avec elles. Par conséquent, la Cour a accordé plus de poids à leur témoignage pour la confirmation des détails relatifs à la crédibilité qui préoccupaient la cour.
Le témoignage de la plaignante
[45] Au début de son témoignage, la plaignante parlait à voix très basse et de façon très discrète. Il a fallu lui demander à plusieurs reprises de parler plus fort, ce qu’elle a fini par faire. Elle a témoigné de façon calme et sans argumenter, même lorsque l’avocat de la défense l’a confrontée. Elle semblait très aimable et sympathique. Elle affichait une attitude de confiance lorsqu’elle a fait valoir sa version des divers incidents sur lesquels on lui a posé des questions précises. La Cour a conclu qu’elle était très loquace et qu’en répondant aux questions, elle développait avec aisance sa description des événements.
[46] Lors de l’évaluation de la crédibilité de la plaignante, la Cour a conclu, en comparant le témoignage du capitaine Thibeault à l’ensemble de la preuve, qu’il était manifeste que le souvenir qu’elle avait des faits, présenté de façon très calme, sincère et précise, allait parfois à l’encontre de l’ensemble de la preuve, ainsi qu’avec son propre témoignage présenté devant la cour martiale. Son témoignage était truffé d’incohérences; toutefois, ce sont les incidents suivants qui ont davantage suscité de préoccupations de la part de la Cour.
La description de l’incident
[47] Lors de son contre‑interrogatoire au sujet de sa déclaration à la police, la plaignante a dit à la Cour que, peu de temps après que l’accusé a pris place à ses côtés dans le box, il s’est approché d’elle et a commencé à lui caresser les cheveux. Cependant, à peine quelques heures plus tôt, lors de l’interrogatoire principal, elle a déclaré que lorsque l’accusé avait pris place dans le box, ils avaient poursuivi la conversation qu’ils avaient entamée plus tôt ce soir-là au sujet de leur carrière et de l’expérience du lieutenant‑colonel Jonasson dans le cadre du programme militaire d’études en médecine. Selon la description que l’on en a faite, il est juste de supposer qu’une conversation de ce genre aurait duré un certain temps.
[48] En décrivant l’incident qui a mené à l’accusation, elle a déclaré que ses cheveux étaient défaits, et que le lieutenant‑colonel Jonasson lui avait d’abord agrippé les cheveux. Elle a ensuite affirmé avoir eu l’impression qu’il les tressait, ou autre chose de ce genre, en ajoutant qu’il s’était rapproché d’elle jusqu’à lui toucher l’épaule droite. Elle a au départ déclaré au procureur de la poursuite que l’accusé lui touchait l’épaule à l’aide de ses deux mains. Elle a déclaré que, lorsqu’il avait commencé à la tirer par les cheveux, il lui avait chuchoté ou dit à l’oreille quelque chose qu’elle n’avait pas été en mesure de comprendre tout à fait, et qu’elle avait ensuite baissé les yeux vers la table. Lorsque le procureur de la poursuite a insisté pour qu’elle décrive la situation, elle a déclaré que l’accusé l’avait touchée de la paume de la main. Elle a alors précisé qu’en lui tressant les cheveux, il lui aurait touché l’épaule, mais elle n’était pas en mesure de préciser avec quelle main. La plaignante a déclaré qu’après que l’accusé ait commencé à lui jouer dans les cheveux et à les tresser, il avait intensifié ses manipulations et avait saisi tous ses cheveux avec sa main, en les tirant vers lui. Selon ses dires, elle avait résisté et avait tenté de s’éloigner de lui. Elle a indiqué qu’il l’avait attirée vers lui de façon graduelle, sans brusquerie et sans lui occasionner de douleur. Elle a ajouté qu’elle ne s’était pas décalée de côté, mais qu’elle avait éloigné son torse de lui. Elle a précisé que lorsqu’elle s’était éloignée, il l’avait tirée vers lui. Cependant, lorsqu’on l’a interrogée plus à fond, la plaignante a déclaré qu’au moment où l’accusé s’était avancé pour l’embrasser, elle avait détourné le visage; elle a aussi dit que lorsqu’elle s’était éloignée, il s’était approché et l’avait embrassée sur la joue droite. Lorsque le procureur de la poursuite lui a demandé de décrire le baiser, elle a déclaré qu’elle avait eu l’impression qu’il durait longtemps, pendant une seconde probablement; il ne s’agissait pas d’une bise, mais d’un baiser qui s’était prolongé.
[49] La Cour a remarqué que, lorsqu’on a insisté auprès de la plaignante pour qu’elle donne des détails précis sur l’incident allégué, elle a présenté des versions différentes quant à ce qui s’est produit et à la durée de l’incident. Après avoir relu son témoignage, la Cour n’était toujours pas en mesure de déterminer si la plaignante soutenait que les attouchements allégués avaient eu lieu tous en même temps, ou s’il s’agissait d’un processus en deux étapes. En outre, elle n’a pas été en mesure d’indiquer avec certitude si l’accusé avait utilisé une ou deux mains. L’avocat de la défense lui a demandé si le lieutenant‑colonel Jonasson avait agrippé toute sa chevelure avec ses mains, elle a répondu par l’affirmative et a confirmé que lorsqu’il lui tressait les cheveux, il utilisait ses deux mains.
[50] Tout en faisant remarquer à la plaignante qu’il faut du temps pour faire des tresses, l’avocat de la défense a demandé à la plaignante pendant combien de temps l’accusé lui avait touché les cheveux. Elle a répondu qu’elle ne croyait pas qu’il lui avait fait une tresse complète, éludant ainsi la question. Dans sa réponse, elle a laissé entendre que l’accusé lui avait tressé les cheveux. En examinant les photos de la pièce 7, la Cour a relevé que les cheveux de la plaignante sont très longs, de sorte que, comme l’avocat de la défense l’a laissé entendre, si l’accusé lui avait effectivement tressé les cheveux, il aurait eu à utiliser ses deux mains, et il lui aurait fallu du temps pour rassembler, séparer et tresser les cheveux.
[51] Toutefois, lorsque la plaignante a précisé que l’accusé lui avait tressé les cheveux à l’aide de ses deux mains, on lui a demandé pourquoi, dans ses déclarations antérieures et lors de certains passages de son témoignage, elle avait déclaré que tout s’était produit simultanément et que l’accusé lui avait touché l’épaule avec une seule main. L’avocat de la défense a renvoyé la plaignante à la déclaration qu’elle a faite le 2 février 2018 à l’adjudant Osmond, l’agent de police militaire qui enquêtait sur l’incident. Lorsque ce dernier lui a demandé pendant combien de temps l’accusé lui avait joué dans les cheveux, elle a répondu : [traduction] « Pas très longtemps; tout s’est en quelque sorte produit simultanément. » Dans cette déclaration, il était question d’une seule action; toutefois, elle a présenté une description différente à la Cour. Lorsqu’on lui a demandé quelle version était la bonne, elle a répondu qu’il s’agissait de la même version, ce qui n’a en rien contribué à clarifier et à distinguer les deux versions, ni à préciser laquelle la plaignante faisait sienne.
[52] En contre-interrogatoire, lorsqu’on lui a demandé comment l’accusé s’y était pris pour s’étirer jusque derrière elle pour lui tresser les cheveux, la plaignante a déclaré qu’il avait de longues mains. Ensuite, lorsqu’on lui a demandé ce qui lui faisait dire cela, elle a déclaré : [traduction] « Parce qu’il est grand. » Lorsqu’on lui a demandé pendant combien de temps il lui avait touché les cheveux avant de lui donner un baiser, sa réponse ne comportait aucun élément quantifiable. Elle a dit que cela n’avait pas duré très longtemps. Lorsqu’on lui a demandé de préciser ce qu’elle entendait par [traduction] « pas très longtemps », et pendant combien de temps il lui avait touché les cheveux, elle a esquivé ces questions, répondant ensuite à l’aide de diverses affirmations telles que [traduction] « J’ai eu l’impression que cela avait duré longtemps. »
[53] La Cour a conclu que le témoignage de la plaignante, en ce qui concerne les allégations particulières dont la Cour est saisie, était particulièrement vague, continuellement changeant et contradictoire. Son incapacité à fournir des détails fiables et le fait qu’elle ait savamment esquivé les questions ont fait en sorte que les avocats n’ont pas pu déterminer avec certitude sur quelle version des événements reposait son témoignage.
Le major Ayotte, témoin de l’incident?
[54] On a porté à l’attention de la plaignante que le 2 février 2018, elle a déclaré à l’adjudant Osmond qu’elle ne croyait pas que quelqu’un d’autre avait été témoin de l’incident, mais qu’elle a aussi dit qu’elle ne regardait personne et avait les yeux baissés à ce moment-là. Toutefois, lorsqu’elle a témoigné devant la Cour, la plaignante a déclaré avoir été gênée et inquiète du fait que d’autres personnes aient pu avoir été témoins de l’incident; elle a alors levé les yeux, et n’a échangé de regard qu’avec le major Ayotte. La plaignante a déclaré croire que personne n’avait été témoin du tressage de cheveux; toutefois, elle a indiqué à la Cour que le major Ayotte avait été témoin du baiser parce qu’elle et lui avaient échangé un regard. Elle a indiqué qu’elle n’avait pas eu de contact visuel avec les autres femmes prenant place dans le box. La plaignante a ensuite déclaré que le major Ayotte nierait avoir été témoin de l’incident parce qu’il était ivre. Le major Ayotte a témoigné se souvenir d’avoir pris place à côté de la sergente Hepburn dans un box, et en particulier d’avoir regardé des photos de famille et bavardé avec celle-ci. Il a déclaré qu’il ne se souvenait pas avec certitude d’avoir pris place en face du lieutenant‑colonel Jonasson et de la capitaine Thibeault, ou d’avoir été témoin de quoi que ce soit qui aurait pu se produire. Toutefois, le major Ayotte a déclaré sans ambages que, compte tenu du climat actuel en raison de l’opération HONOUR, il était très sensibilisé à ces questions. Il a affirmé que s’il avait été témoin de quelque chose, il aurait réagi immédiatement. La Cour a pris note du fait que, lorsque le major Ayotte a été informé de l’allégation, en Irak, des mesures immédiates ont été prises.
[55] En contre-interrogatoire, la capitaine Thibeault a déclaré que la seule personne de la force opérationnelle à qui elle avait parlé de l’incident allégué était le capitaine Munro, parce qu’il lui avait dit le lendemain matin qu’il avait été témoin de l’incident allégué. C’était la première fois que l’une ou l’autre des parties apprenait que le capitaine Munro avait été témoin de l’incident; cela contredisait en outre les déclarations antérieures de la plaignante selon lesquelles elle croyait que personne d’autre que le major Ayotte n’avait été témoin de l’incident, lui qui, selon elle, avait été témoin du baiser. Si tant est que le capitaine Munro avait été témoin de l’incident, la plaignante aurait été au courant de ce fait avant de faire sa déclaration à l’adjudant Osmond le 2 février 2018. En l’absence du témoignage du capitaine Munro, la Cour a accordé très peu de poids à cette affirmation. De plus, la Cour s’est demandé pourquoi la sergente Hepburn, qui semblait entretenir une bonne relation avec la capitaine Thibeault , et qui prenait place en face d’elle et bavardait avec le major Ayotte, n’aurait pas remarqué que son commandant tressait les cheveux de la capitaine Thibeault. Il ne s’agissait pas d’un incident fugace qui aurait passé inaperçu.
La demande de production des notes ou du journal
[56] La plaignante a déposé devant la Cour qu’elle se rappelait avoir pris des notes de l’incident. En janvier 2018, elle a déclaré au SNE, notamment au sergent Comeau, qu’elle avait pris des notes de l’incident en novembre 2017. Lorsqu’elle a été interrogée par l’avocat de la défense, elle a indiqué que ces notes avaient été saisies dans son Système d’information sur la santé des Forces canadiennes (SISFC) lors de sa rencontre avec le service social. Ensuite, elle a déclaré qu’il s’agissait de notes créées lorsqu’elle était allée rencontrer le travailleur social. Lorsqu’on l’a confrontée davantage, elle a déclaré [traduction] « J’ai pris des notes puis je suis allée —c’est à ce moment-là que j’ignorais ce que je devais faire à propos de la situation, alors j’ai décidé, étant donné que je ne voulais pas en parler tout de suite, que j’irais voir un travailleur social, munie des renseignements nécessaires et que je consulterais le/la […] afin de voir s’il pourrait me conseiller quant à la marche à suivre, tout en lui faisant du même coup part des événements et de ce qui est survenu, et à quelle date, de façon à ce qu’il le consigne dans ma note constitutive dans mon dossier SISFC, c’est-à-dire mon dossier médical. » Lorsqu’on lui a demandé si elle avait apporté une copie des notes, elle a répondu que non, étant donné qu’elle n’y avait pas accès.
[57] Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas répondu aux demandes particulières présentées par l’adjudant Osmond le 2 février 2018 pour obtenir la divulgation de la note (ou des notes), elle a répondu qu’elle ne se souvenait pas qu’on lui ait fait une telle demande. Après que l’avocat de la défense lui ait rafraîchi la mémoire à ce sujet, elle a indiqué qu’elle n’en avait pas de souvenirs détaillés. Par la suite, lorsque l’adjudant Osmond lui a demandé si elle tenait un journal personnel, elle a répondu [traduction] « En quelque sorte, oui, dans mon SISFC », pour ensuite préciser en contre-interrogatoire que ce commentaire ne laissait pas entendre qu’elle avait un journal personnel. La plaignante a confirmé à la Cour qu’elle avait pris des notes, mais qu’il ne s’agissait pas d’un journal comme tel. Quand on lui a signalé qu’elle avait manifesté l’intention de fournir ses notes à l’adjudant Osmond et lui avait demandé si elle en avait besoin, elle a déclaré qu’elle ne s’en souvenait pas, et a ensuite éludé la question en expliquant pourquoi elle n’avait pas donné accès à son dossier médical. Lorsqu’elle a été contre-interrogée plus à fond à ce sujet, elle a reconnu que l’adjudant Osmond lui avait indiqué que ses notes étaient précieuses, parce qu’elles auraient été rédigées peu après l’incident. On lui a aussi rappelé qu’on lui avait de nouveau demandé de produire ses notes, auxquelles elle a fait référence dans sa déclaration en tant qu’autres notes qu’elle avait consignées dans son ordinateur et imprimées.
[58] Au début de décembre 2018, lors d’une téléconférence avec l’adjudant Osmond et le major Gauvin, on lui a de nouveau demandé de produire ses notes; elle a alors indiqué à l’adjudant Osmond qu’elle avait rédigé des notes de façon éparse, et qu’elle essaierait de les rassembler. Puis, peu de temps après, en janvier 2019, lorsqu’elle a été interrogée de nouveau par le procureur de la poursuite à ce sujet, elle a déclaré qu’elle ignorait à quelles notes l’on faisait référence. Près d’un an après qu’on lui ait demandé à maintes reprises de produire ses notes, elle a alors déclaré au procureur de la poursuite et à l’adjudant Osmond que les notes avaient été détruites dans un baril servant d’incinérateur pendant qu’elle se trouvait en Irak, alors qu’elle et les autres militaires buvaient du chocolat chaud.
[59] Il est particulièrement difficile pour la Cour de croire en la véracité du témoignage de la capitaine Thibeault sur cette question. Elle a recouru à un trop grand nombre de faux‑fuyants pour caractériser différemment ses notes. Il est apparu évident que, tout au long de l’enquête, elle a fourni des réponses désinvoltes aux enquêtes sérieuses menées par l’officier de la police militaire et le procureur de la poursuite; elle a ensuite tenté de faire la même chose pendant l’interrogatoire principal et le contre‑interrogatoire.
[60] Chacune des réponses qu’elle a fournies semblait destinée à la soustraire à son obligation de rendre des comptes. La Cour a trouvé particulièrement préoccupant le fait que, malgré la demande répétée à cinq reprises par la police militaire dans le cadre d’une enquête officielle et les demandes répétées plusieurs fois par le procureur de la poursuite en ce qui a trait à la production des copies de ses notes, d’autant plus qu’on lui avait précisé l’importance qu’elles revêtaient pour l’enquête, la plaignante ait fait fi de cette demande, ait détruit la copie qu’elle possédait et n’ait fait aucun effort pour obtenir l’autre copie qui, selon ce qu’elle a fait valoir, avait été reproduite dans son dossier médical.
Préoccupations relatives à la compétence médicale professionnelle de la plaignante
[61] Lorsque deux incidents liés à la compétence professionnelle de la plaignante ont été portés à son attention, à savoir le déplacement de l’équipement GlideScope sans approbation et le transfert inapproprié d’un patient à la lieutenante de vaisseau Ryan, et d’un deuxième patient au lieutenant de vaisseau Richard, elle les a balayés du revers de la main. Malgré les témoignages concordants de plusieurs témoins, dont le major Britt‑Côté et la lieutenante de vaisseau Ryan, qui ont expliqué les conséquences de sa conduite et la gravité des problèmes d’ordre professionnel qui se sont produits, la plaignante a affirmé qu’il s’agissait de fausses allégations.
Les commentaires formulés à l’endroit de l’avocat de la défense
[62] Interrogée au sujet des préoccupations qu’elle avait exprimées au sujet de la conduite de l’avocat de la défense au cours d’une téléconférence avec le procureur de la poursuite, elle a nié avoir exprimé quelque préoccupation que ce soit. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle avait déclaré au procureur de la poursuite que l’avocat de la défense [traduction] « [la] traînait dans la boue », et après qu’on lui ait signalé sa déclaration, elle a précisé que ses préoccupations étaient intimement liées à la crainte de ce qui arriverait en cour, étant donné qu’elle craignait que l’avocat de la défense ne conteste sa crédibilité. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle avait utilisé le passé, elle a expliqué que des mensonges circulaient à son égard et qu’elle avait des appréhensions au sujet de l’instance, parce qu’elle croyait que cette situation se produirait de nouveau pendant la procédure devant la cour martiale. Elle a déclaré qu’elle ne voulait pas être discréditée davantage.
[63] Il est important que tous les plaignants comprennent que la cour martiale est la première instance où la preuve présentée par le procureur de la poursuite est vigoureusement contestée et où l’accusé présente sa propre défense. L’objet d’un contre‑interrogatoire vigoureux de l’avocat de la défense ne vise pas à harceler ou à humilier un plaignant qui dépose des accusations. En fait, c’est un élément nécessaire de la procédure au criminel. Si l’on interdit à l’accusé de procéder à un contre‑interrogatoire, il est possible que la preuve ne soit pas mise à l’épreuve de façon équitable. La Cour est bien consciente des possibles débordements d’un contre‑interrogatoire trop poussé; il existe des règles de preuve précises qui en prémunissent les parties. Toutefois, le contre‑interrogatoire demeure le principal outil de contestation des témoignages. Dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 RCS 595, le juge Cory, après examen de la jurisprudence pertinente, a expliqué à la page 663 pourquoi le contre‑interrogatoire joue un rôle aussi important dans le processus contradictoire, particulièrement — mais non pas uniquement, bien entendu — dans les instances criminelles :
Le contre‑interrogatoire a une importance incontestable. Il remplit un rôle essentiel dans le processus qui permet de déterminer si un témoin est digne de foi. Même lorsqu’il vise le témoin le plus honnête qui soit, il peut permettre de jauger la fragilité des témoignages. Il peut servir, par exemple, à montrer le handicap visuel ou auditif d’un témoin. Il peut permettre d’établir que les conditions météorologiques pertinentes ont pu limiter la capacité d’observation d’un témoin, ou que des médicaments pris par le témoin ont pu avoir un effet sur sa vision ou son ouïe. Son importance ne peut être mise en doute. C’est le moyen par excellence d’établir la vérité et de tester la véracité. Il faut autoriser le contre‑interrogatoire pour que l’accusé puisse présenter une défense pleine et entière. La possibilité de contre‑interroger les témoins constitue un élément fondamental du procès équitable auquel l’accusé a droit. Il s’agit d’un principe ancien et bien établi qui est lié de près à la présomption d’innocence. [Références omises.]
La relation de la plaignante avec le capitaine Munro
[64] La cour martiale a été convoquée pour juger l’accusé relativement à sa conduite inconvenante alléguée envers la plaignante. Toutefois, il est rapidement devenu évident que des éléments de preuve circonstanciels d’une relation inconvenante entre la plaignante et un autre officier, le capitaine Munro, ont émané de la preuve. Les relations entre militaires ne sont pas interdites; toutefois, comme l’ont reconnu les témoins, des restrictions sont imposées aux militaires lorsqu’ils sont déployés à l’extérieur du Canada.
[65] Soyons clairs : ni la plaignante, ni sa relation avec le capitaine Munro ne faisaient l’objet du procès. Toutefois, en témoignant devant la cour sous la foi d’une affirmation solennelle, il incombait à la plaignante de répondre honnêtement et franchement à toutes les questions qui lui étaient posées. Toute personne qui, sous la foi d’un serment ou d’une affirmation solennelle, se livre à un faux témoignage commet une infraction à l’article 119 de la LDN. Sur déclaration de culpabilité pour une infraction visée à l’article 119, la personne est passible d’un emprisonnement maximal de sept ans. En outre, une telle condamnation vaut un casier judiciaire au militaire, suivant la Loi sur le casier judiciaire.
[66] En contre-interrogatoire, la plaignante a admis qu’elle et le capitaine Munro étaient de bons amis et qu’elle avait fait le trajet en voiture avec lui jusqu’au chalet du club de golf et à l’Entrepôt. La Cour a remarqué que l’avocat de la défense n’a jamais dépassé les bornes et s’est abstenu de poser des questions personnelles et intimes à la plaignante au sujet de sa relation; toutefois, cette question a suscité chez la Cour des préoccupations concernant les réponses de la plaignante aux questions qui avaient une incidence directe sur la chronologie des événements entourant l’accusation portée devant la Cour. Lorsqu’on lui a posé des questions au sujet de sa relation avec le capitaine Munro, la plaignante a constamment éludé celles-ci, et ses réponses à la plupart des questions concernant le capitaine Munro ne correspondaient pas aux témoignages et aux autres éléments de preuve présentés à la Cour.
[67] Par exemple, lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle s’était rendue en voiture avec le capitaine Munro au chalet du club de golf alors que presque tout le monde s’y était rendu à pied, elle a indiqué à la Cour que, pendant la majeure partie de la semaine, elle, le capitaine Munro et le lieutenant de vaisseau Richard avaient passé beaucoup de temps ensemble, à jouer aux cartes notamment. Lorsqu’on lui a signalé que le lieutenant de vaisseau Richard n’était pas avec eux au chalet, elle a confirmé le fait qu’il était parti avant cette semaine-là. Lorsqu’on a demandé à la plaignante de fournir des durées estimatives, ses réponses portaient à confusion.
[68] Par exemple, lorsqu’on lui a demandé en contre-interrogatoire pourquoi elle était arrivée en retard au chalet, elle a déclaré à la Cour qu’elle et le capitaine Munro avaient eu de la difficulté à le trouver. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle avait passé autant de temps dans la voiture du capitaine Munro en compagnie de celui-ci avant d’entrer dans l’Entrepôt, elle a déclaré avec insistance qu’ils étaient demeurés dix minutes tout au plus dans la voiture parce qu’ils débattaient de la question de savoir s’ils devaient y entrer ou non.
[69] Après avoir procédé à l’instruction d’autres témoignages et éléments de preuve, il est devenu évident que les durées estimées par la plaignante pour se rendre au club de golf ainsi qu’à l’Entrepôt ne cadraient pas avec l’ensemble de la preuve. Lorsque l’avocat de la défense l’a confrontée à ce sujet, elle a tenté, de façon posée et confiante, de rationaliser et d’expliquer les incohérences.
[70] Pour ce qui est de la chronologie, si la Cour doit croire le témoignage de la capitaine Thibeault, celle-ci aurait quitté le club de golf après 22 h, pour arriver à l’Entrepôt vers 22 h 10. Elle a insisté pour dire qu’elle et le capitaine Munroe n’étaient restés dans la voiture que pendant 10 minutes, tout au plus. Si la Cour devait lui concéder une généreuse durée pour cette occasion, elle serait alors entrée à l’Entrepôt au plus tard à 22 h 30.
[71] Lorsqu’on lui a demandé, dans le cadre de sa déclaration, combien de temps elle avait passé dans le bar avant que le lieutenant‑colonel Jonasson ne prenne place à ses côtés, elle a répondu qu’elle s’y trouvait depuis environ 30 minutes, ce qui ferait en sorte qu’elle se serait trouvée aux côtés de l’accusé, dans le box vers 23 h. Elle a confirmé en contre-interrogatoire qu’elle avait passé tout au plus deux heures dans le bar. Elle a également confirmé que tout le monde avait quitté le bar peu après l’incident allégué. Cette chronologie ne tient pas la route, puisque l’ensemble de la preuve indique que tous ont quitté le bar en même temps, après 1 h. Si on se fie au témoignage de la plaignante, il y a un trou de deux heures dans son emploi du temps. De toute évidence, elle a mal estimé le temps qu’elle a passé aux différents endroits.
[72] Lorsque l’avocat de la défense lui a demandé pourquoi elle avait passé tant de temps avec le capitaine Munro, elle a éludé la question en disant qu’elle-même, le sergent Comdon, l’adjudant Bélanger et le capitaine Munro avaient passé beaucoup de temps ensemble. Bien que les déclarations des autres témoins aient laissé entendre le contraire, elle a nié qu’on lui ait fait part de préoccupations relativement au fait qu’elle ne fréquentait personne d’autre que le capitaine Munro. Par exemple, pendant qu’elle était en Irak, la capitaine Perrier, l’infirmière principale, a déclaré qu’elle avait abordé précisément cette question avec la capitaine Thibeault. Elle a déclaré qu’elle était préoccupée par le fait que la capitaine Thibeault s’isolait trop du personnel de rôle 2, et qu’elle tentait de la faire participer à des activités. La capitaine Perrier a toutefois déclaré que la capitaine Thibeault avait choisi de passer tout son temps avec le capitaine Munro, puisqu’elle prenait ses repas et passait du temps avec lui exclusivement. La capitaine Perrier a déclaré qu’en réponse aux préoccupations soulevées, la plaignante lui avait dit que si le capitaine Munro était une femme, personne n’en ferait de cas. L’adjudant‑maître Short a déclaré que lors du déploiement en Irak, après avoir vu la capitaine Thibeault et le capitaine Munro utiliser conjointement et continuellement la camionnette Bongo, apparemment à des fins exclusives, il est intervenu pour en limiter l’utilisation, car il s’inquiétait de la perception qui pourrait en découler.
[73] La Cour réitère que ni la plaignante, ni sa relation avec le capitaine Munro ne font l’objet du procès. Toutefois, ces éléments particuliers soulèvent des préoccupations quant à sa crédibilité et à sa fiabilité. Afin de concilier le témoignage de la plaignante avec l’ensemble de la preuve portant sur l’incident allégué qui constitue l’objet des accusations dont la Cour est saisie, la Cour ne peut qu’en venir à la conclusion que la plaignante est demeurée dans la voiture avec le capitaine Munro pendant au moins une heure, et qu’elle n’est entrée à l’Entrepôt que vers 23 h 30. Selon ce que la plaignante a témoigné, si elle se trouvait dans le bar depuis 30 minutes lorsque l’accusé a pris place à côté d’elle, cet événement aurait alors eu lieu vers minuit. Étant donné que tous les témoins ont déclaré qu’ils n’avaient quitté le bar qu’après 1 heure du matin, il y aurait alors eu un créneau de 60 minutes pour permettre aux conversations d’avoir lieu et à l’incident allégué de se produire. Cela concorde avec le témoignage de l’accusé. L’accusé a déclaré qu’il n’avait pris place à côté de la capitaine Thibeault qu’après minuit et au cours de la dernière heure avant son retour à la base.
L’indemnité de retour au domicile (IRD)
[74] Le sergent‑major de la Force opérationnelle, l’adjudant‑maître Short, a déclaré qu’il avait travaillé avec la sergente Hepburn à la coordination des demandes d’indemnité de retour au domicile (IRD), et qu’il était responsable des changements de personnel, dont l’approbation finale revenait au cmdtA, le major Ayotte. L’adjudant‑maître Short a déclaré que le capitaine Munro avait demandé qu’on modifie les dates de son IRD pour qu’elles coïncident avec les vols effectués pour fins de visites d’aide technique et pour des raisons personnelles qu’il n’a pas précisées. L’adjudant‑maître Short a indiqué que lorsqu’il avait saisi les nouvelles dates données par le capitaine Munro dans le tableau d’IRD, il est devenu évident que ces dates correspondaient aux dates d’IRD de la capitaine Thibeault.
[75] La sergente Hepburn servait en tant que sergent des opérations de la Force opérationnelle canadienne dans le cadre de l’opération IMPACT. Elle a coordonné la planification et l’ordonnancement des IRD. Elle a déclaré que le capitaine Munro et la capitaine Thibeault avaient tous deux présenté des titres de permission pour se rendre au même endroit, aux mêmes dates.
[76] Le fait que les militaires prennent leur IRD ensemble n’est nullement inconvenant, d’autant plus que les restrictions relatives à la fraternisation ne s’appliquent qu’en théâtre d’opérations. Toutefois, lorsque l’avocat de la défense a demandé à la plaignante si elle avait prévu prendre son IRD avec le capitaine Munro, elle a immédiatement nié ce fait et a évité de répondre directement à la question. Lorsqu’on lui a demandé plus particulièrement si elle avait prévu un voyage en Floride, elle a déclaré calmement qu’elle allait rendre visite à sa famille. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi la même adresse était inscrite sur le titre de permission du capitaine Munro, elle a d’abord laissé entendre qu’elle n’était pas au courant; elle a ensuite déclaré qu’elle n’avait pas de titre de permission, et qu’il était probable que le capitaine Munro allait rendre visite à sa famille à cet endroit.
[77] Bien que les éléments de preuve relatifs à l’IRD et à la relation de la plaignante avec le capitaine Munro ne soient pas essentiels à la détermination des faits en l’espèce, ils témoignent de la capacité de la capitaine Thibeault de réfuter avec aplomb la vérité et de trouver des justifications servant ses intérêts afin d’éviter toute responsabilité personnelle.
[78] Pour ces motifs, la Cour a conclu que le témoignage de la capitaine Thibeault quant à sa relation avec le capitaine Munro n’était ni franc, ni crédible, et que par conséquent, aucun des éléments de preuve qu’elle avait fournis relativement au capitaine Munro n’était fiable. De plus, comme deux des incidents susmentionnés se rapportent précisément à la chronologie des faits liés à l’accusation dont la Cour est saisie, aucun des éléments de preuve qu’elle a soumis relativement à la chronologie des faits n’est fiable.
Le résumé du témoignage de la plaignante
[79] La Cour a été troublée par le fait que la plaignante a présenté avec beaucoup de calme et d’aplomb des versions différentes de l’incident allégué, sans reconnaître le moindrement les incohérences et les contradictions apparentes qu’elles pouvaient contenir. Son témoignage a montré qu’elle cherchait continuellement à se dérober à ses responsabilités. Ainsi, lorsqu’elle a effectué une évaluation globale du témoignage de la plaignante par rapport à l’ensemble de la preuve, la Cour en est venue à la conclusion qu’il n’était ni crédible, ni fiable.
Conclusion sur le premier chef d’accusation
[80] Comme on l’a mentionné précédemment, il incombe à la poursuite de prouver l’infraction précisée dans l’acte d’accusation. La poursuite était tenue de prouver hors de tout doute raisonnable, en ce qui a trait à l’accusation déposée, que le lieutenant‑colonel Jonasson a tiré les cheveux de la capitaine Thibeault et l’a embrassée. Il n’y avait qu’un seul témoin à charge, soit la plaignante, et la Cour a conclu qu’en ce qui concerne l’incident porté à l’attention de la Cour, elle n’était ni crédible, ni fiable. Par conséquent, la Cour est d’avis que la poursuite n’a pas réussi à prouver hors de tout doute raisonnable l’infraction précisée dans l’acte d’accusation.
Observations supplémentaires
[81] Bien que la Cour n’ait pas à se prononcer sur la question de savoir s’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le lieutenant‑colonel Jonasson a infligé de mauvais traitements à la capitaine Thibeault, j’estime devoir faire les observations suivantes :
a) en premier lieu, si la preuve présentée par la capitaine Thibeault n’avait pas soulevé un doute raisonnable, j’aurais, au besoin, appliqué le critère énoncé dans l’arrêt R. c. W.(D.). En me fondant sur la preuve présentée par l’accusé — à laquelle j’ai prêté foi —, et sur l’application du critère, j’aurais acquitté l’accusé;
b) en deuxième lieu, comme je l’ai mentionné ci-dessus, pour trancher la question de savoir si quelque chose correspond à de mauvais traitements à subalterne, je dois, de manière objective, évaluer les définitions ci‑dessus en tenant compte de toutes les circonstances. Si j’avais cru le témoignage de la plaignante, je suis d’avis que la preuve décrite n’aurait pas rempli l’exigence des « mauvais traitements » à subalterne. La plaignante a ainsi décrit les actes de l’accusé : il lui a tressé les cheveux, l’a légèrement tirée vers lui et lui a donné un baiser sur la joue qui a duré tout au plus une seconde. Bien que le comportement allégué soit inconvenant, la Cour a souligné que la plaignante n’a pas fait mention, dans son témoignage, d’abus, de menaces ou d’un comportement antérieur qui laisseraient entendre que le comportement allégué était assimilable à de la cruauté, ou qu’il exacerbait des sensibilités connues. Bien que les infractions sous le régime de l’article 95 de la LDN ne se limitent pas aux contacts physiques, c’est-à-dire le fait de « frapper » quelqu’un, il faut prendre garde de ne pas élargir la nature de la conduite qui s’y rattache. Sinon, on compromet la nature de l’infraction et cela crée, dans le contexte d’attouchements mineurs importuns envers les femmes, de la méfiance et entraîne des conséquences imprévues. Pour faire la preuve d’une infraction prévue à l’article 95, il faut que la conduite en cause présente un élément de cruauté, qui peut s’appliquer lorsque la personne de grade supérieur ne tient pas compte de la douleur ou de la souffrance de la personne de grade inférieur, ou qu’elle y prend plaisir. Cela peut se produire lorsque la personne de grade supérieur savait, ou aurait dû savoir que la conduite envisagée serait non seulement importune, mais qu’elle équivaudrait à de la méchanceté flagrante. Par exemple, si la personne de grade supérieur avait déjà fait l’objet d’un avertissement relativement à certains comportements importuns ou à des gestes posés dans le but avoué de tourmenter le subalterne, ou si en tant que personne de grade supérieur, elle savait que la capitaine souffrait du syndrome de stress post‑traumatique ou d’une autre sensibilité connue qui pourrait être déclenchée par le fait de lui toucher les cheveux, il y aurait alors à ce moment de solides arguments en faveur d’une conclusion d’infraction. De même, s’il existait des antécédents, notamment du harcèlement ou un incident antérieur, qui auraient exacerbé la sensibilité de la plaignante, et que l’accusé savait ou aurait dû savoir que sa conduite aggraverait la situation, il pourrait alors également y avoir un fondement à l’infraction. Toutefois, au vu des faits discernables relatés par la plaignante, la Cour est d’avis que les détails de l’infraction, s’ils étaient prouvés, constitueraient une conduite inconvenante; toutefois, en l’absence d’éléments de preuve supplémentaires, ils ne seraient pas suffisants pour correspondre à de mauvais traitements à subalterne.
[82] Je doute raisonnablement que les faits appuient ce qui est allégué dans les détails du premier chef. En outre, même si les détails étaient avérés en preuve — et qu’il se serait agi là d’une conduite inconvenante pouvant constituer une infraction d’ordre militaire différente —, les faits de l’espèce ne permettraient pas de conclure, hors de tout doute raisonnable, que le lieutenant‑colonel Jonasson a maltraité la capitaine Thibeault au sens de l’article 95 de la LDN.
POUR TOUS CES MOTIFS, LA COUR :
[83] DÉCLARE le lieutenant‑colonel Jonasson non coupable en ce qui a trait au premier et seul chef d’accusation demeurant dans l’acte d’accusation.
Avocats :
Le directeur des poursuites militaires, représenté par le major R. Gauvin
Le capitaine de corvette J.E. Léveillé, des Services d’avocats de la défense, avocat du lieutenant‑colonel J.D. Jonasson