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[2002] 3 C.F. 190

A-583-00

2001 CAF 391

Imperial Oil Limited (appelante) (demanderesse devant la Section de première instance)

c.

Petromar Inc. et Petromar Marketing Inc. (intimées) (défenderesses devant la Section de première instance)

Répertorié : Imperial Oil Ltd. c. Petromar Inc. (C.A.)

Cour d’appel, juges Stone, Décary et Rothstein, J.C.A. Ottawa, 14 novembre et 14 décembre 2001.

Droit maritime — Privilèges et hypothèquesLa fourniture de lubrifiants maritimes au Canada à des navires immatriculés au Canada ne donne pas lieu à un privilège maritime en vertu du droit maritime des États-Unis, mais simplement à un droit réel d’origine législative en vertu du droit maritime canadienNature du privilège maritimeApplication du critère du lien le plus étroit et le plus importantCompte tenu de l’ensemble des facteurs de rattachement, la loi applicable est celle du Canada et aucun privilège maritime n’existe en l’espèce.

Conflit de loisLa fourniture de lubrifiants maritimes au Canada à des navires immatriculés au Canada ne donne pas lieu à un privilège maritime en vertu du droit maritime des États-Unis, mais simplement à un droit réel d’origine législative en vertu du droit maritime canadienNature du privilège maritimeIl n’existe aucune décision canadienne dans laquelle les règles de droit régissant le privilège maritime ont été énoncéesRenvoi à l’ouvrage de Castel intitulé Canadian Conflicts of LawsApplication du critère du lien le plus étroit et le plus importantLes décisions de la Cour suprême des États-Unis méritent le plus grand respectLa question du choix de la loi n’a pas été réglée dans l’arrêt Fraser Shipyard c. Expedient Maritime Co.Il faut tenir compte de la nécessité d’accommoder les intérêts légitimes des États au moment de soupeser et d’évaluer les différents facteurs de rattachementCompte tenu de l’ensemble des facteurs de rattachement, la loi applicable est celle du Canada et aucun privilège maritime n’existe en l’espèce.

La question à trancher est de savoir si, compte tenu des règles canadiennes portant sur les conflits de lois, la fourniture de lubrifiants maritimes au Canada à deux navires immatriculés au Canada conformément à un accord que le gestionnaire de ceux-ci a conclu avec des sociétés américaines a donné lieu à un privilège maritime en vertu du droit maritime des États-Unis ou plutôt à un droit réel d’origine législative à l’encontre des navires en vertu du droit maritime canadien. En qualité de titulaire d’un privilège maritime en vertu du droit américain, le fournisseur peut prendre rang avant les titulaires d’un privilège non maritime et d’autres créanciers, y compris les créanciers hypothécaires. En revanche, au Canada, le fournisseur qui approvisionne un navire occupe un rang bien inférieur à celui des titulaires d’un privilège maritime.

Devant la Section de première instance, l’appelante a demandé une déclaration portant que les intimées n’ont aucun privilège maritime contre les navires en vertu du droit des États-Unis. L’action visait probablement à empêcher Petromar de faire arraisonner les navires au Canada afin d’exercer un privilège maritime découlant du droit américain à l’égard des lubrifiants maritimes impayés qui ont été fournis aux navires au Canada. Le juge de première instance a statué que les transactions étaient régies par le droit maritime des États-Unis et que, par conséquent, Petromar avait droit à un privilège maritime. Pour régler la question du conflit de lois, le juge de première instance a appliqué le critère de la question de savoir quel était le ressort avec lequel les transactions avaient « le lien le plus étroit et le plus important ». Il a examiné certaines décisions américaines dans lesquelles différents facteurs à soupeser et à évaluer ont été énumérés, notamment l’arrêt clé Lauritzen c. Larsen, 345 U.S. 571 (1953), dans lequel sont énoncés sept facteurs de rattachement à prendre en compte pour décider si la responsabilité relative au préjudice qu’avait subi un marin à bord d’un navire danois qui se trouvait dans les eaux cubaines devrait être régie par la Jones Act américaine ou par un régime de droit étranger. Appliquant ce jugement, le juge de première instance a énuméré 11 différents éléments de fait tirés de la situation en cause. Il s’est également fondé sur la décision qu’a rendue la Section de première instance de la Cour fédérale dans Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co.Atlantis Two ») où, selon lui, la question a été réglée.

Imperial Oil a soutenu que le juge de première instance a commis une erreur lorsqu’il a dit que la question avait été réglée dans les décisions rendues dans l’affaire Le navire Atlantis Two et qu’il avait mal interprété la décision du protonotaire. De plus, elle a fait valoir que le juge de première instance n’avait pas accordé la moindre importance aux nombreux facteurs rattachant les transactions au Canada.

Le privilège maritime, au sens où il est compris aujourd’hui en droit maritime canadien, remonte à l’arrêt classique Harmer v. Bell The Bold Buccleugh (1851), 7 Moo. 267; 13 E.R. 884 (P.C.). Il est évident qu’un privilège maritime constitue non pas un seul droit, mais plutôt un ensemble de droits. Tant en Angleterre qu’au Canada, le fournisseur d’approvisionnements nécessaires ne peut invoquer un privilège maritime, mais uniquement un droit réel d’origine législative ou un « privilège d’origine législative » : Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (C.A).

En ce qui a trait aux questions touchant les conflits de lois, aucune décision canadienne dans laquelle les règles de droit régissant le privilège maritime ont été énoncées n’a été portée à l’attention de la Cour. L’ouvrage de Castel intitulé Canadian Conflicts of Laws a été cité ainsi que les commentaires que le juge Ritchie a formulés dans l’arrêt Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Colmenares, [1967] R.C.S. 443, selon lesquels lorsque les parties n’ont exprimé aucun choix au sujet de la loi applicable et qu’aucun choix de cette nature ne peut être déduit, la loi applicable à leur contrat est celle du régime du droit avec lequel la transaction a le lien le plus étroit et le plus réel. Le juge de première instance a eu raison d’appliquer ce critère. De plus, cette interprétation est celle que privilégient Tetley et Cheshire, les auteurs d’ouvrages portant sur les conflits de lois dans le domaine maritime. Le juge de première instance a également eu raison de tenir compte des facteurs énumérés dans l’arrêt Lauritzen v. Larsen, 345 U.S. 571 (1953). Même si les décisions de la Cour suprême des États-Unis ne lient pas les tribunaux du Canada, elles méritent le plus grand respect.

Il ne faut pas confondre la présente affaire avec une longue série de décisions canadiennes portant généralement que le privilège maritime créé par la loi des États-Unis à l’égard des approvisionnements nécessaires fournis à un navire dans ce pays sera reconnu et exercé dans une action réelle au Canada. Ces décisions vont tout à fait à l’encontre de l’arrêt Bankers Trust International Limited v. Todd Shipyards Corpn., [1981] A.C. 221 (P.C.), où le Conseil privé a statué que la loi applicable à un contrat relatif à l’exécution de travaux de réparation d’un navire est la loi de l’Angleterre, où l’action avait été engagée, et non celle des États-Unis, où les réparations avaient été faites. L’avocat d’Imperial Oil souligne à juste titre que la question du choix de la loi applicable n’a nullement été examinée dans les décisions rendues dans l’affaire Atlantis Two. La Cour semble plutôt s’être fondée sur le témoignage d’expert présenté sans d’abord se demander si les droits des demandeurs devaient être tranchés selon le droit positif des États-Unis ou celui d’un autre pays. Par conséquent, la question du choix de la loi ne peut être considérée comme ayant été réglée par l’arrêt Atlantis Two. Il faut tenir compte de la nécessité d’accommoder les intérêts légitimes des États au moment de soupeser et d’évaluer les différents facteurs de rattachement.

L’appelante n’était pas partie aux contrats relatifs à la fourniture de lubrifiants maritimes aux navires, lesquels ont été fournis à Montréal et à Sarnia. Il serait peu judicieux de retenir un seul facteur (lieu de livraison); il importe plutôt d’examiner et d’évaluer tous les facteurs de rattachement afin d’accommoder les intérêts légitimes des États. Cependant, dans la présente affaire, il y a lieu d’accorder une plus grande importance aux endroits où les produits ont été livrés au Canada, compte tenu des différents autres facteurs rattachant les transactions au Canada. Les contrats américains ne représentaient pas le facteur le plus important en l’espèce.

Les facteurs rattachant les transactions au Canada comprenaient l’immatriculation des navires, le pavillon, la propriété, la possession au Canada par un affréteur à coque nue, l’exploitation des navires depuis une base à Montréal et la fourniture des lubrifiants au Canada. Parmi ces facteurs, celui auquel une importance considérable doit être accordée est le fait que l’entreprise de Socanav, l’affréteur à coque nue, était basée au Canada lorsque les lubrifiants maritimes ont été fournis et que c’est le Canada, où les navires étaient basés et exploités, qui était le plus avantagé au plan économique par la fourniture des lubrifiants. Toutefois, le juge de première instance n’a pas examiné ni soupesé la base des activités. Étant donné que le droit maritime canadien s’appliquait, Petromar ne possédait pas de privilège maritime.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Commercial Instruments and Maritime Liens Act, 46 U.S.C. § 3130131343 (1994).

Jones Act, 46 U.S.C. § 688 (1953).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 22(2), 43(3).

Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, art. 2 « voyage de cabotage ».

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Harmer v. Bell The Bold Buccleugh (1851), 7 Moo. 267; 13 E.R. 884 (P.C.); The Strandhill v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680; [1926] 4 D.L.R. 801; Goodwin Johnson v. The Ship (Scow) A.T. & B. n 28, [1954] R.C.S. 513; [1954] 4 D.L.R. 1; Coastal Equipment Agencies Ltd. c. Le Comer, [1970] R.C.É. 12; Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (1989), 99 N.R. 42 (C.A.); Todd Shipyards Corp. c. Altema Compania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248; (1972), 32 D.L.R. (3d) 571; Equitable Life Assurance Society of the United States v. Larocque, [1942] R.C.S. 205; [1942] 2 D.L.R. 273; (1942), 9 I.L.R. 150; Bankers Trust International Ltd. v. Todd Shipyards Corpn., [1981] A.C. 221 (P.C.); Hellenic Lines Ltd. v. Rhoditis, 398 U.S. 306 (1970); Gulf Trading & Transp. Co. v. M/V Tento, 694 F.2d 1191 (9th Cir. 1982), demande de certiorari refusée 103 S. Ct. 2091 (1983); Forsythe Intern. U.K. Ltd. v. M/V Ruth Venture, 633 F. Supp. 74 (D. Or. 1985); Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Colmenares, [1967] R.C.S. 443; (1967), 62 D.L.R. (2d) 138; [1967] I.L.R. 180.

distinction faite d’avec :

Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co. (1999), 170 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co. (1999), 170 F.T.R. 57 (C.F. 1re inst.); Gulf Trading & Transp. Co. v. Vessel Hoegh Shield, 658 F.2d 363 (5th Cir. 1981), demande de certiorari refusée, 457 U.S. 1119 (1982); Rainbow Line, Inc. v. M/V Tequila, 480 F.2d 1024 (2d Cir. 1973); Marlex Petroleum, Inc. c. Le navire Har Rai, [1984] 2 C.F. 345 (1984), 4 D.L.R. (4th) 739; 53 N.R. 1 (C.A.); conf. par [1987] 1 R.C.S. 57; (1987), 72 N.R. 75.

DÉCISION EXAMINÉE :

Lauritzen v. Larsen, 345 U.S. 571 (1953); Nestor, The, 18 F. Cas. 9 (C.C.D. Me. 1834).

DÉCISIONS CITÉES :

Johnson v. BlackThe Two Ellens (1872), 8 Moo. N.S. 398; 17 E.R. 361 (P.C.); Heinrich Bjorn, The (1885), 10 P.D. 44 (C.A.); Hamilton v. Baker. The « Sara » (1889), 14 A.C. 209 (H.L.); Dictator, The, [1892] P. 304 (P.D.); Ripon City, The, [1897] P. 226 (P.D.); Currie v. M’Knight, [1897] A.C. 97 (H.L.); Gemma, The, [1899] P. 285 (C.A.); Dupleix, The, [1912] P. 8 (P.D.); Tolten, The, [1946] P. 135 (C.A.); Cardinal Shipping Corp. v. M/S Seisho Maru, 744 F. 2d 461 (5th Cir. 1984); Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] 1 C.F. 245 (1991), 47 F.T.R. 149 (1re inst.); conf. par (1992), 150 N.R. 149 (C.A.F.); Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le), [2001] 3 C.F. 41(1re inst.); Romero v. International Terminal Operating Co., 358 U.S. 354 (1959).

DOCTRINE

Castel, J.-G. Canadian Conflicts of Laws, 4th ed. Toronto : Butterworths, 1997.

Cheshire’s Private International Law, 8th ed. London : Butterworths, 1970.

Gilmore, G. et C. L. Black. The Law of Admiralty, 2nd ed. New York : Foundation Press, 1975.

Tetley, William. International Conflict of Laws : Common, Civil & Maritime. Montréal : Blais, 1994.

Tetley, William. Maritime Liens and Claims. Montréal : International Shipping Pub., 1985.

Wiswall, F. The Development of Admiralty Jurisdiction and Practice Since 1800 : An English Study with American Comparisons. Cambridge : University Press, 1970.

APPEL interjeté à l’égard d’une ordonnance de la Section de première instance (Imperial Oil Ltd. c. Petromar Inc. (2000), 187 F.T.R. 208) portant que la fourniture de lubrifiants maritimes au Canada à deux navires immatriculés au Canada conformément à un accord que le gestionnaire de ceux-ci a conclu avec des sociétés américaines a donné lieu à un privilège maritime en vertu du droit maritime des États-Unis. Appel accueilli.

ONT COMPARU :

Richard L. Desgagnés pour l’appelante.

George R. Strathy pour les intimées.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ogilvy Renault S.E.N.C., Montréal, pour l’appelante.

Strathy & Richardson, Toronto, pour les intimées.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1]        Le juge Stone, J.C.A. : Le présent appel interjeté à l’égard d’une ordonnance que la Section de première instance a rendue le 17 août 2000 [(2000), 187 F.T.R. 208] soulève la question de savoir si, compte tenu des règles canadiennes portant sur les conflits de lois, la fourniture de lubrifiants maritimes au Canada à deux navires immatriculés au Canada conformément à un accord que le gestionnaire de ceux-ci a conclu avec des sociétés américaines a donné lieu à un privilège maritime en vertu du droit maritime des États-Unis ou plutôt à un droit réel d’origine législative à l’encontre des navires en vertu du droit maritime canadien.

[2]        Comme l’appelante le soutient, il semblerait que la politique du droit américain consiste à protéger les intérêts des fournisseurs en leur accordant un privilège maritime à l’égard des approvisionnements nécessaires fournis à un navire. En revanche, la politique du droit maritime canadien consiste à refuser un privilège de cette nature aux fournisseurs et plutôt à leur accorder un droit personnel à l’encontre du débiteur ou, dans les circonstances décrites ci-après, un droit réel d’origine législative contre le navire. La politique canadienne semblerait protéger davantage les intérêts du navire à cet égard. En faisant valoir un privilège maritime, le fournisseur qui approvisionne un navire occupe en vertu du droit américain une position nettement supérieure à celle de son homologue en vertu du droit maritime canadien. En qualité de titulaire d’un privilège maritime en vertu du droit américain, le fournisseur peut prendre rang avant les titulaires d’un privilège non maritime et d’autres créanciers, y compris les créanciers hypothécaires. Au Canada, le fournisseur qui approvisionne un navire occupe un rang bien inférieur à celui des titulaires d’un privilège maritime, d’où le conflit entre les deux régimes de droit.

L’ACTION

[3]        L’action a été engagée en juillet 1997 devant la Section de première instance. Dans cette action, l’appelante a demandé une déclaration portant que les intimées n’ont aucun privilège maritime contre les navires en vertu du droit des États-Unis. L’action visait probablement à empêcher Petromar de faire arraisonner les navires au Canada afin d’exercer un privilège maritime découlant du droit américain à l’égard des lubrifiants maritimes impayés qui ont été fournis aux navires au Canada entre les mois de mars et d’août 1996. Après le dépôt des actes de procédure, les parties ont consenti à une ordonnance de la Section de première instance afin que la Cour statue sur la question de droit suivante :

Petromar Inc. a-t-elle un privilège maritime portant sur les navires M.V. « LE BRAVE » et M.V. « A. G. FARQUHARSON » du fait qu’elle a approvisionné ces navires en lubrifiants maritimes?

Les parties conviennent également que cette question doit être tranchée sur la base de l’exposé conjoint des faits qui se trouve au dossier. Cet exposé, auquel ont été joints les différents accords et autres documents qui y sont mentionnés, est reproduit mot à mot dans les motifs du jugement publiés[1] du juge de première instance.

[4]        En décembre 1997, Petromar a engagé une action in rem (no T-2675-97) contre le navire sur lequel Petromar revendique un privilège maritime en vertu du droit maritime américain au titre du prix impayé des mêmes lubrifiants maritimes qui font l’objet du présent appel. Les parties conviennent que le résultat de la présente action les liera également dans cette autre action.

LES FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE

[5]        Les principaux faits peuvent être résumés brièvement comme suit :

[6]        Pendant toute l’époque pertinente, les navires MS Le Brave et MS A.G. Farquharson étaient immatriculés au port de Toronto, appartenaient à l’appelante et arboraient le pavillon canadien.

[7]        En vertu de chartes-parties distinctes datées du 1er septembre 1986, les navires ont été affrétés coque nue par leurs propriétaires d’alors à une société de personnes composée de La Société Sofati Ltée et Socanav Inc., qui sont toutes deux des sociétés canadiennes. Le principal établissement commercial de la société de personnes se trouvait à Montréal. Chacune de ces ententes prévoyait (clause 23) que [traduction] « les relations entre les parties contractantes seront interprétées et mises en œuvre selon le droit maritime du Canada ». Les chartes-parties ont plus tard été cédées à Socanav Inc., de Montréal, au moyen d’un accord daté du 7 novembre 1986 par Texaco Canada Inc., qui était alors propriétaire des navires. Les parties ont convenu qu’en tout temps pertinent, Socanav transigeait ses affaires principalement au Canada (surtout sur les Grands Lacs, sur la Voie maritime du Saint-Laurent et sur la côte est du Canada) et se livrait au transport en vrac de produits du pétrole, en plus d’être propriétaire de navires-citernes qu’elle exploitait sur le plan international. Le 24 février 1989, l’appelante a acquis le contrôle de Texaco Canada Inc., dont le nom a subséquemment été remplacé, le 23 août 1989, par McColl Frontenac Inc. Selon une clause figurant dans chaque charte-partie, l’affréteur coque nue s’obligeait à [traduction] « approvisionner le navire, notamment en carburant, entièrement à ses frais et par ses soins » (clause 5c)) ainsi qu’à entretenir, à équiper et à réparer les navires (clause 5a), b) et c)). Dans la description de chaque navire (clause 1a)), il est fait mention de « CSI Home Trade » (voyage de cabotage national CSI), laquelle mention n’est pas expliquée. Les avocats conviennent néanmoins que l’expression « voyage de cabotage national » a le sens donné à l’expression « voyage de cabotage » définie à l’article 2 de la Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S-9, et utilisée dans les règlements d’application de cette Loi.

[8]        Dans un accord en date du 26 janvier 1993 qui est intervenu entre Socanav et Imperial Oil, société de personnes composée de l’appelante et de McColl Frontenac Petroleum Inc., il a été convenu que les chartes-parties datées du 1er septembre 1986 [traduction] « demeureraient pleinement en vigueur » (article 3.1). Au moyen de cet accord, Socanav a acquis le [traduction] « droit de fournir tous les produits de pétrole liquide dont Imperial a besoin pour ses activités de transport maritime dans l’est du Canada », exception faite des produits transportés à bord de certains navires immatriculés au Canada dont la société de personnes Imperial est le propriétaire-exploitant ainsi que des produits supplémentaires qui sont exportés du Canada ou qui y sont importés. Les parties ont convenu que les relations entre les parties contractantes [traduction] « doivent être interprétées et mises en œuvre selon les lois de l’Ontario et les lois maritimes du Canada ».

[9]        À une date non indiquée, Socanav Inc. a conclu avec Star Ship Management Ltd. (Star), société américaine ayant un bureau et un établissement commercial à Miami (Floride), un accord par lequel Star s’engageait à gérer la flotte de navires de Socanav, y compris le MS Le Brave et le MS A.G. Farquharson. L’accord n’a pas été produit en preuve.

[10]      Dans un accord daté du 1er mai 1995, Star a confié à l’intimée Petromar Inc., société américaine ayant des bureaux dans la ville de New York, l’approvisionnement en lubrifiants maritimes, lesquels devant être livrés à la demande de Star à différents navires que celle-ci gérait, y compris les navires en cause en l’espèce. Le premier paragraphe de cet accord est ainsi libellé :

[traduction] Sous réserve des conditions énoncées ci-après, PETROMAR convient d’assurer la vente et la livraison des lubrifiants maritimes d’Exxon qui sont mentionnés à la clause II des présentes, aux ports dont il est fait mention dans la brochure d’Exxon intitulée « Ports, Supplies & Service for Marine Lubricants » (ci-après « liste des ports ») et sur la liste d’Exxon intitulée « International Contract Price List for Marine Lubricants » (ci-après « liste de prix ») en vigueur à la date et au lieu de livraison, lesquelles publications sont intégrées aux présentes par renvoi et en font partie, et l’acheteur convient d’acheter et de recevoir lesdits produits de la société d’approvisionnement qui est précisée auxdites liste de prix et liste des ports ou que PETROMAR lui indique autrement. Si un mandataire signe le présent contrat pour le compte d’un mandant à titre d’acheteur en application des présentes, ce mandataire sera responsable non seulement en qualité de mandataire, mais également relativement à l’exécution de toutes les obligations énoncées à la charge du mandant aux présentes.

Star a convenu de suivre la procédure énoncée dans la liste des ports au sujet de la passation des commandes (article IV). Les parties ont également convenu que [traduction] « toutes les commandes doivent être passées auprès de PETROMAR » et que si Star [traduction] « passe la commande auprès de la société d’approvisionnement, que ce soit directement ou indirectement ou encore par l’entremise de son mandataire, la livraison n’aura lieu que lorsque PETROMAR aura confirmé la commande ». L’accord comportait une clause prévoyant que [traduction] « l’interprétation, la validité et les obligations… en vertu de l’accord seront gouvernées par les lois de l’État de New York, à l’exclusion de tout autre régime juridique » (article IX).

[11]      Plus tôt, le 26 octobre 1989, Petromar avait signé avec Exxon Company International (ECI), qui est une division d’Exxon Corporation et possède des bureaux dans l’État du New Jersey, un accord d’une durée indéfinie par lequel ECI convenait de vendre et de livrer des lubrifiants maritimes aux clients identifiés par Petromar. Voici une partie du préambule de cet accord :

[traduction] Le présent accord concerne la vente et la livraison par ECI ou en son nom de lubrifiants maritimes (ci-après « produits ») aux clients que Petromar désigne et dont les navires peuvent avoir besoin de lubrifiants aux ports desservis par ECI et les sociétés d’approvisionnement/de livraison de celle-ci (ci-après « sociétés d’approvisionnement »). Dès la signature d’un accord de mise en œuvre écrit entre Petromar et ECI au sujet de ces clients, de leurs navires et de leurs besoins ainsi que de toute autre condition pouvant être convenue, ECI assurera la vente et la livraison conformément à ce qui suit : […]

[12]      Ce préambule est suivi d’un ensemble de dispositions détaillées régissant la vente et la livraison de lubrifiants maritimes par ECI ou une société d’approvisionnement aux clients désignés par Petromar. Les produits à vendre et à livrer devaient figurer sur la liste des ports d’Exxon en vigueur à la date et au lieu de livraison (article 1, section 1.1); toutes les commandes devaient être passées par écrit par Petromar (article 2, section 2.1); le prix de chaque produit devait correspondre au prix indiqué sur la liste de prix d’Exxon en vigueur à la date et au lieu de livraison et, s’il n’y figurait pas, au prix fixé par la société d’approvisionnement à la date et au lieu de livraison (article 3, section 3.1); la société d’approvisionnement devait obtenir un récépissé de livraison rempli et signé par le capitaine ou le chef mécanicien du navire (article 5, section 5.1); le titre de propriété afférent aux produits livrés devait passer directement de la société d’approvisionnement au client de Petromar à la bride de raccordement du navire (article 7, section 7.1); Petromar devait payer intégralement le prix d’achat à ECI indépendamment de l’impossibilité pour elle de recouvrer ultérieurement le montant en question de ses clients (article 8, section 8.1); Petromar devait payer le prix d’achat du produit à ECI en dollars américains dans les 45 jours suivant la date de la facture adressée par la société d’approvisionnement au client de Petromar (article 9, section 9.2); le droit pour ECI, Petromar ou la société d’approvisionnement de faire valoir un privilège contre les navires au titre du prix impayé des produits livrés a été expressément réservé (article 9, section 9.5). Enfin, il était prévu que [traduction] « l’interprétation, la validité et les obligations en vertu de l’accord seront gouvernées par les lois de l’État de New York à l’exclusion de tout autre régime juridique » (article 13, section 13.9).

[13]      Entre le 11 mars et le 6 août 1996, l’appelante, agissant à titre de société d’approvisionnement désignée par ECI, a approvisionné les navires MS Le Brave et MS A.G. Farquharson à Montréal et Sarnia en lubrifiants maritimes au coût de 79 211,10 $US. Petromar a payé à ECI le prix de ces achats, mais soutient qu’elle n’a été payée ni par Star ni par Socanav. Lors de l’approvisionnement, Petromar savait que les navires appartenaient à l’appelante.

[14]      Les parties conviennent que la décision quant au droit positif applicable doit être prise en conformité des règles canadiennes portant sur les conflits de lois. Elles conviennent également que, si les transactions sont régies par le droit positif des États-Unis, l’approvisionnement en lubrifiants maritimes donne lieu à un privilège maritime pouvant être exercé par la voie d’une action in rem contre les navires et que Petromar a droit à un jugement à l’égard de la dette impayée convertie en dollars canadiens; en revanche, si les transactions sont régies par le droit positif canadien, l’appelante a droit à une déclaration portant que Petromar n’a pas de privilège maritime in rem contre les navires.

LE JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[15]      Le juge de première instance a statué que les transactions étaient régies par le droit maritime des États-Unis et que, par conséquent, Petromar avait droit à un privilège maritime. Tout en accordant des intérêts avant jugement, il a limité ceux-ci à la période allant du 11 mars au 6 août 1996 à la date du jugement, au taux préférentiel moyen en vigueur pendant cette période.

[16]      Le juge de première instance a d’abord choisi le critère qui, selon lui, devait s’appliquer pour déterminer si la transaction était régie par le droit du Canada ou celui des États-Unis. À son avis, le critère applicable était le suivant : quel est le ressort avec lequel les transactions ont « le lien le plus étroit et le plus important »? Pour appliquer ce critère, le juge de première instance a examiné et soupesé un certain nombre de facteurs indiquant un lien plus étroit avec le Canada ou les États-Unis. Auparavant, il a examiné certaines décisions américaines dans lesquelles différents facteurs à soupeser et à évaluer ont été énumérés. Dans l’arrêt clé Lauritzen v. Larsen, 345 U.S. 571 (1953), la Cour suprême des États-Unis a énoncé, aux pages 583 à 591, sept facteurs de rattachement à soupeser et à examiner [traduction] « séparément ou ensemble » pour décider si la responsabilité relative au préjudice qu’avait subi un marin à bord d’un navire danois qui se trouvait dans les eaux cubaines devrait être régie par la Jones Act, 46 U.S.C. § 688 (1953), ou par un régime de droit étranger. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Jackson a invoqué le raisonnement suivant au sujet de l’utilisation de ces facteurs (à la page 582) :

[traduction] Dans des affaires semblables à celle-ci, le droit international ou maritime ne cherche pas à atteindre l’uniformité ni ne vise à empêcher un pays d’adopter des lois régissant sa propre navigation et son propre territoire ou de modifier les lois en question. Cependant, il vise la stabilité et l’ordre représentés par des coutumes qui ont été établies progressivement par des facteurs liés à la courtoisie, à la réciprocité et à l’intérêt à long terme et qui servent à définir le domaine que chaque nation considère comme le sien. À l’instar de notre droit municipal, notre droit maritime a tenté d’éviter ou de régler les conflits entre des lois opposées en déterminant et en évaluant les liens entre la transaction et les États ou gouvernements dont les lois sont en cause. De façon générale, les critères semblent avoir été déterminés par suite d’une évaluation de l’importance de différents facteurs de rattachement entre la transaction réglementée et l’intérêt national desservi par l’exercice du pouvoir. Il ne serait pas honnête d’affirmer que nos tribunaux en sont arrivés à des normes satisfaisantes ou qu’ils appliquent celles qui favorisent l’uniformité. Cependant, en matière de commerce international, nous devons reconnaître qu’une tolérance mutuelle est nécessaire si nous voulons éviter les représailles; de plus, il ne faut pas oublier que tout facteur de rattachement qui nous apparaît suffisamment important pour justifier l’application de nos lois à une transaction étrangère aura logiquement tout autant d’importance aux yeux d’un pays étranger qui l’invoque pour appliquer ses lois à une transaction américaine.

Les facteurs que le juge Jackson a énumérés sont les suivants : 1) le lieu du délit; 2) le pavillon arboré par le navire; 3) l’allégeance ou le domicile du marin blessé; 4) l’allégeance du propriétaire du navire; 5) l’endroit où le contrat d’emploi a été signé; 6) la possibilité d’avoir recours à un tribunal étranger; 7) la loi du for. Six ans plus tard, la même Cour a étendu la portée du raisonnement suivi dans l’arrêt Lauritzen de façon que [traduction] « les tribunaux s’en inspirent au cours de l’application de l’ensemble des règles du droit maritime » : Romero v. International Terminal Operating Co., 358 U.S. 354 (1959).

[17]      Dans ce contexte, le juge de première instance a énuméré 11 différents éléments de fait tirés de la situation en cause. Ces éléments étaient les suivants : 1) la demanderesse est une société canadienne; 2) les navires sont immatriculés au Canada; 3) l’affréteur, Socanav, est une société canadienne; 4) les chartes-parties contiennent un choix explicite portant que la loi applicable est celle du Canada; 5) l’affréteur faisait du commerce au Canada et exploitait certains navires dans le commerce international; 6) l’affréteur a conclu avec Star, une société américaine, un contrat concernant la gestion de sa flotte, notamment des deux navires en cause; 7) Star a conclu un contrat aux États-Unis avec Petromar, qui est une société américaine, relativement à la vente et à la fourniture de lubrifiants maritimes aux navires que Star gère à travers le monde; 8) Petromar a conclu un contrat aux États-Unis avec ECI relativement à la fourniture de lubrifiants maritimes aux clients de Petromar à travers le monde; 9) le choix de la loi applicable dans le contrat Star/Petromar et dans le contrat ECI/Petromar est celui de la loi de l’État de New York, savoir la loi des États-Unis; 10) l’appelante, qui est une société canadienne, a fourni les approvisionnements nécessaires aux navires au Canada en vertu d’une entente qu’elle a conclue avec ECI; 11) la fourniture des approvisionnements nécessaires a eu lieu au Canada.

[18]      Pour définir la question en litige comme une question de droit maritime et le choix de la loi applicable comme celui des États-Unis, le juge de première instance s’est inspiré en bonne partie de la décision que le protonotaire a rendue à Vancouver dans Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co. (1999), 170 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.) (ci-après Atlantis Two) et du jugement rendu par suite de l’appel interjeté dans cette affaire, Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co. (1999), 170 F.T.R. 57 (C.F. 1re inst.) (ci-après Atlantis Two), lesquelles décisions ont réglé la question à son avis. Selon le juge de première instance, ce résultat était justifié au vu d’un examen du régime de droit avec lequel la question avait le lien le plus étroit et le plus réel. Le juge a ensuite procédé à un examen des décisions rendues dans l’affaire Atlantis Two ainsi que des liens factuels entre les transactions et les régimes juridiques du Canada et des États-Unis pour en arriver aux conclusions suivantes aux paragraphes 21, 22, 26 et 27 de ses motifs :

Selon moi, la jurisprudence de notre Cour dans les décisions Fraser Shipyard (Le navire « Atlantis Two ») a réglé la question de la définition et celle du choix de la loi applicable dans des circonstances où, comme c’est le cas ici, un privilège maritime en vertu de la loi des États-Unis est invoqué pour la fourniture d’approvisionnements nécessaires à un navire au Canada. Dans cette affaire, le protonotaire Hargrave a accueilli une réclamation de privilège maritime dans un cas où la fourniture des approvisionnements nécessaires au Canada était faite en vertu d’arrangements pris par une société des États-Unis à New York au nom d’un entrepreneur norvégien. Dans l’appel de cette décision, portant sur une autre réclamation, M. le juge Rouleau a accueilli l’appel, reconnaissant dans les faits l’existence d’un privilège maritime que le protonotaire Hargrave n’avait pas accueilli puisqu’il considérait la preuve insuffisante. Le privilège qui existe en vertu de la loi des États-Unis pour les approvisionnements nécessaires livrés à un navire dans un port canadien a été jugé par le juge Rouleau pouvoir être exercé en cette Cour.

Je ne vois pas pourquoi je n’arriverais pas à la même conclusion en l’instance, la question en litige étant définie comme en étant une de droit maritime, le choix de la loi applicable dans les circonstances de l’affaire étant celui des États-Unis, en reconnaissant que le droit positif des États-Unis s’applique lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’un privilège maritime.

[…]

Parmi ces liens, les plus significatifs selon moi se trouvent dans la série de contrats qui ont mené à la fourniture des approvisionnements nécessaires aux navires. Les contrats sur la fourniture de lubrifiants maritimes sont le contrat Star Ship Management/Petromar et le contrat Petromar/E.C.I., tous les deux conclus aux États-Unis et comportant chacun une disposition portant que la loi applicable est celle de l’État de New York. Il doit y avoir eu une autre entente importante, dont il n’est pas question dans l’Énoncé conjoint des faits, savoir une entente entre E.C.I. et Imperial. Imperial peut difficilement dire qu’elle ne savait pas, lorsqu’elle a fourni des lubrifiants à ses propres navires exploités par Socanav, quelles étaient les directives de E.C.I. pour la fourniture des lubrifiants, non plus que ces directives résulteraient d’une entente commerciale et contractuelle entre E.C.I. et un représentant ou un agent de Socanav.

Selon moi, les ententes pour la fourniture des approvisionnements nécessaires constituent le lien le plus significatif pour déterminer le choix de la loi applicable à la question en litige. Non seulement n’y aurait-il aucun litige en l’absence de ces ententes, puisqu’il n’y aurait pas eu fourniture de lubrifiants, mais lesdites ententes cadrent bien avec les pratiques du commerce international moderne, qui encouragent la spécialisation dans les relations commerciales internationales et qui créent vraisemblablement des économies tout en introduisant une plus grande certitude en spécifiant le choix de la loi applicable.

ARGUMENTS INVOQUÉS EN APPEL

[19]      L’appelante soutient que le juge de première instance a commis une erreur lorsqu’il a dit que la question avait été réglée dans les décisions rendues dans l’affaire Atlantis Two et, plus précisément, qu’il a mal interprété la décision du protonotaire dans cette affaire. L’appelante ajoute que le juge de première instance a mal compris les conditions des accords intervenus entre Petromar et Star et entre Petromar et ECI ou qu’il a accordé une importance démesurée à ces conditions. Enfin, elle fait valoir que le juge de première instance n’a pas accordé la moindre importance aux nombreux facteurs rattachant les transactions au Canada.

[20]      Pour sa part, Petromar allègue que les décisions rendues dans l’affaire Atlantis Two sont pertinentes et que le juge de première instance ne les a pas mal interprétées. Selon Petromar, le juge de première instance a examiné les facteurs rattachant l’affaire au Canada avant de déterminer le régime de droit avec lequel les transactions avaient le lien le plus étroit et le plus réel. Petromar affirme que le juge de première instance a eu raison de décider que le facteur le plus important à cet égard était la série de contrats concernant la fourniture des approvisionnements nécessaires au Canada. Effectivement, elle fait valoir que l’évaluation et la pondération des différents facteurs de rattachement de la part du juge de première instance constituaient une conclusion de fait que la Cour d’appel ne devrait pas modifier, à moins que le juge n’ait commis une erreur manifeste et dominante qui a touché son appréciation des faits.

[21]      Dans l’appel incident, Petromar soutient que le juge de première instance a commis une erreur en refusant d’accorder le taux d’intérêt annuel de 18,5 pour cent prévu dans le contrat qu’elle avait conclu avec Star relativement à la dette impayée plutôt que d’accorder des intérêts avant jugement jusqu’à la date du jugement au taux moyen pour les prêts consentis par les banques au cours de la période allant du 11 mars 1996 au 6 août 1996. Petromar fait valoir en réalité que, selon un principe bien connu du droit maritime canadien, la Cour peut, dans le cadre de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, accorder des intérêts avant jugement comme partie intégrante des dommages-intérêts relativement aux droits d’origine contractuelle ou délictuelle afin d’accorder une réparation qui respecte le principe très important de la restitution intégrale.

ANALYSE

[22]      Bien que la présente controverse concerne des transactions qui seraient liées au Canada ou aux États-Unis, il n’est pas inhabituel, dans le domaine de la navigation maritime, qu’un navire soit approvisionné en carburant en application d’un contrat qui a été conclu entre des parties se trouvant dans plusieurs pays, négocié dans un pays et exécuté dans un autre parfois par une personne qui n’était pas partie au contrat initial. Fort heureusement, aucune complexité de cette nature n’existe en l’espèce.

Le privilège maritime

[23]      Avant d’examiner les règles ou principes régissant les conflits de lois, il convient d’étudier la nature ou les caractéristiques d’un privilège maritime. Dans l’arrêt classique Harmer v. BellBold Buccleugh (1851), 7 Moo. P.C. 267; 13 E.R. 884 (C.P.), sir John Jervis a défini le privilège maritime au sens où il est compris aujourd’hui en droit maritime canadien. Cette décision était fortement influencée par l’opinion que le juge Story avait formulée dans Nestor, The, 18 F. Cas. 9 (C.C.D. Me. 1834). Voici comment sir John Jervis s’est exprimé aux pages 284 et 285 [pages 890 et 891 E.R.] de son jugement :

[traduction] Un privilège maritime ne comporte pas la possession et ne l’exige pas non plus. Le mot n’est pas utilisé en droit maritime au sens juridique strict que nos tribunaux lui donnent en common law et selon lequel il ne peut y avoir de privilège en l’absence de possession, réelle ou présumée; le privilège maritime renvoie plutôt, par analogie, aux réclamations qui, de par leur nature, ne présupposent pas la possession ni n’en découlent. Cette réalité a été bien comprise en droit civil, dont les règles reconnaissaient la possibilité d’un gage avec possession et d’une hypothèque sans possession et prévoyant, dans un cas comme dans l’autre, que le droit suivait l’objet, indépendamment de la personne qui en avait la possession. Le privilège maritime, qui tire son origine du droit civil, a été défini par lord Tenterden comme un droit ou un privilège pouvant être exercé par la voie d’une procédure judiciaire; selon le juge Story (1 Sumner, ’78), cette procédure est une procédure in rem (une action réelle) et, quel que soit l’endroit où le privilège grève l’objet, l’Amirauté y donne effet au moyen d’une action réelle et est effectivement le seul tribunal compétent à cette fin. Le privilège maritime constitue le fondement de la procédure réelle, laquelle vise à rendre opposable un droit virtuel à compter du moment où le privilège est grevé; un privilège maritime, qui confère un droit sur l’objet, existe et peut être exercé au moyen d’une procédure judiciaire. Ce droit ou privilège suit l’objet, indépendamment de la personne qui en obtient la possession. Il est virtuel à compter du moment où il naît et, lorsqu’il est exercé par la voie d’une procédure judiciaire (procédure réelle), il est relié de façon rétroactive à la période où il est né.

Voir également Johnson v. BlackThe Two Ellens (1872), 8 Moo. N.S. 398; 17 E.R. 361 (C.P.); Heinrich Bjorn, The (1885), 10 P.D. 44 (C.A.); Hamilton v. Baker. The « Sara » (1889), 14 A.C. 209 (C.L.); Dictator, The, [1892] P. 304 (P.D.); Ripon City, The, [1897] P. 226 (P.D.); Currie v. M’Knight, [1897] A.C. 97 (C.L.); Gemma, The, [1899] P. 285 (C.A.); Dupleix, The, [1912] P. 8 (P.D.). Plus tard au cours du siècle dernier, dans l’arrêt Tolten, The, [1946] P. 135 (C.A.), le lord juge Scott a décrit le privilège maritime (page 144) [traduction] « comme l’un des premiers principes du droit international public de la mer qui a une incidence profonde ». Le principe énoncé dans l’arrêt The Bold Buccleugh a été adopté au Canada : voir, p. ex., The Strandhill v. Walter W. Hodder Co., [1926] R.C.S. 680; Goodwin Johnson v. The Ship (Scow) A.T. & B. No. 28, [1954] R.C.S. 513. Il est évident qu’un privilège maritime constitue non pas un seul droit, mais plutôt un ensemble de droits.

[24]      Lorsqu’il s’est prononcé en faveur de Petromar, le juge de première instance a établi une distinction entre le droit maritime américain et celui du Canada qui s’applique à la question. Tel qu’il est mentionné plus haut, un privilège maritime existe à l’égard des approvisionnements nécessaires selon le droit maritime des États-Unis, mais non selon les règles correspondantes du Canada. L’expression « approvisionnements nécessaires » comprend les lubrifiants maritimes fournis à un navire. Ce droit à un privilège maritime au titre des approvisionnements nécessaires est actuellement reconnu dans la loi intitulée Commercial Instruments and Maritime Liens Act, 46 U.S.C. § 31301-31343 (1994), notamment au paragraphe 31342, qui est ainsi libellé :

[traduction]

§ 31342. Création des privilèges maritimes

(a) Sous réserve de l’alinéa (b) du présent article, une personne qui fournit des approvisionnements nécessaires à un navire sur l’ordre du propriétaire ou d’une personne autorisée par celui-ci

(1) possède un privilège maritime sur le navire;

(2) peut engager une action civile réelle pour faire valoir le privilège;

(3) n’est pas tenue d’alléguer ou de prouver dans l’action qu’une avance a été consentie au profit du navire.

(b) Le présent article ne s’applique pas à un navire public.

Une lecture de ces dispositions indique que le privilège doit grever le navire, que les approvisionnements nécessaires soient fournis sur l’ordre du propriétaire du navire en question ou d’une personne autorisée par celui-ci.

[25]      Le juge de première instance a souligné et les parties ont admis que le droit maritime canadien ne reconnaît aucun privilège maritime au titre des approvisionnements nécessaires. C’est ce qui ressort d’un examen des dispositions pertinentes de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985) ch. F-7. Bien que le paragraphe 22(2) de cette Loi énumère différentes questions qui relèvent de la compétence de la Cour fédérale, le paragraphe 43(3) restreint la compétence en matière réelle prévue à l’article 22 de telle sorte qu’une demande « relative à des marchandises, des matériels ou services fournis à un navire pour son fonctionnement ou son entretien », suivant l’alinéa 22(2)m), ne peut être satisfaite dans une action réelle « que si, au moment où l’action est intentée, le véritable propriétaire du navire […] est le même qu’au moment du fait générateur ». Il s’ensuit, en droit, que la personne qui a fourni des marchandises à un navire sans avoir été payée ne peut invoquer un privilège maritime contre le navire. Elle devra plutôt intenter une action in rem contre le navire, pourvu que le véritable propriétaire de celui-ci n’ait pas changé entre la date de la naissance du droit d’action et la date à laquelle l’action est engagée, ou poursuivre le débiteur dans une action personnelle devant la Cour fédérale ou ailleurs. Il appert nettement de la jurisprudence tant anglaise que canadienne que le fournisseur d’approvisionnements nécessaires ne peut invoquer un privilège maritime, mais uniquement un droit réel d’origine législative qui est parfois appelé « privilège d’origine législative ». Cette règle a l’avantage d’être résumée dans les arrêts Coastal Equipment Agencies Ltd. c. Le Comer, [1970] R.C.É. 12; et Mount Royal/Walsh Inc. c. Jensen Star (Le), [1990] 1 C.F. 199 (C.A.).

[26]      Comme l’indique clairement l’arrêt The Bold Buccleugh, précité, et comme le juge de première instance l’a effectivement souligné, le privilège maritime naît non pas d’un contrat, mais de l’application de la loi relativement à un nombre restreint de réclamations fondées sur le droit maritime canadien, y compris les demandes d’indemnisation pour dommages et pour sauvetage et les demandes relatives au salaire ou à toute autre forme de rémunération du marin ou du capitaine. La possibilité qu’ont ces personnes de faire valoir un privilège maritime est reconnue aux alinéas 22(2)d), j) et o) de la Loi sur la Cour fédérale, lus de concert avec le paragraphe 43(3) de cette même Loi. Le privilège maritime relatif aux demandes de cette nature découle de l’effet de la loi plutôt que d’un délit ou d’un contrat.

[27]      Les tribunaux des États-Unis ont reconnu que le privilège découle de l’effet de la loi. Ainsi, dans l’arrêt Gulf Trading & Transp. Co. v. Vessel Hoegh Shield, 658 F. 2d 363 (5th Cir. 1981), certiorari refusée, 457 U.S. 1119 (1982), qui concernait une action réelle intentée par un fournisseur (Gulf) de combustible de soute et un affréteur à temps (Multinational) au profit d’un navire norvégien, le juge Brown, de la Cour de circuit, s’est exprimé comme suit à la page 366 :

[traduction] La réclamation de Gulf d’un privilège maritime contre le navire trouve son origine dans le droit applicable plutôt que dans le contrat, étant donné que le propriétaire du navire n’était pas partie au contrat entre Gulf et Multinational. […] La controverse en l’instance, ainsi que la validité du privilège maritime s’attachant au navire, est plus large que le défaut de Multinational de payer pour les approvisionnements nécessaires livrés au navire.

Précédemment, dans l’arrêt Rainbow Line, Inc. v. M/V Tequila, 480 F.2d 1024 (2d Cir. 1973), le juge de la Cour de circuit Anderson avait fait remarquer ce qui suit à la page 1026 :

[traduction] Cependant, les privilèges maritimes naissent séparément et indépendamment de l’accord intervenu entre les parties et les droits des tierces parties ne peuvent être touchés par l’intention des parties au contrat […]

Il semblerait également que, selon le droit maritime des États-Unis, le privilège maritime possède les mêmes caractéristiques générales que celles qu’a énumérées le Conseil privé dans l’arrêt The Bold Buccleugh. Voir, p. ex., Cardinal Shipping Corp. v. M/S Seisho Maru, 744 F.2d 461 (5th Cir. 1984), à la page 466, ainsi que les arrêts et ouvrages qui y sont cités, notamment G. Gilmore et C. Black, The Law of Admiralty, 2e éd. (Foundation Press : New York, 1975), à la page 595. Voir également F. Wiswall, The Development of Admiralty Jurisdiction and Practice Since 1800 : An English Study with American Comparisons (University Press : Cambridge, 1970), aux pages 155 à 169.

Principes régissant les conflits de lois

[28]      Il importe d’abord de déterminer les principes canadiens relatifs aux conflits de lois qui sont pertinents quant à la question de savoir si c’est le droit positif du Canada ou celui des États-Unis qu’il faut appliquer pour décider si Petromar a droit à un privilège maritime en vertu du droit des États-Unis ou simplement à un droit réel d’origine législative contre les navires en vertu du droit maritime canadien. Aucune décision canadienne dans laquelle les règles de droit régissant le privilège maritime ont été énoncées n’a été portée à notre attention. Dans son ouvrage intitulé Canadian Conflict of Laws, (4e éd.) (Toronto : Butterworths, 1997), J.-G. Castel formule les commentaires suivants au paragraphe 448 au sujet des règles de conflit qui servent à déterminer la loi applicable au contrat :

[traduction]

448. Portée de la doctrine de la loi applicable

La loi applicable au contrat régit la plupart des questions d’ordre contractuel. La loi applicable peut être déterminée de trois façons : 1) par l’examen du choix explicite fait par les parties; 2) par l’examen du choix pouvant être déduit des circonstances; 3) par la détermination judiciaire du régime de droit avec lequel la transaction a le lien le plus étroit et le plus réel. Effectivement, il serait préférable d’envisager deux possibilités seulement : le cas où les parties ont fait un choix explicite et le cas où les parties n’en ont pas fait. La distinction entre le choix explicite et le choix tacite est artificielle. Si les parties avaient désiré choisir la loi applicable, elles l’auraient fait. De plus, sauf en ce qui a trait au principe de la lex validitatis, les facteurs à prendre en compte pour déterminer la loi implicitement choisie sont ceux-là même qui permettront au tribunal de choisir le régime de droit avec lequel la transaction a son lien le plus étroit et le plus réel. [Non souligné à l’original; note de bas de page omise.]

Plus loin, au paragraphe 452, l’auteur ajoute les commentaires suivants :

[traduction]

452. Absence de choix explicite ou tacite de la loi applicable

Lorsque les parties n’ont exprimé aucun choix au sujet de la loi applicable et qu’aucun choix de cette nature ne peut être déduit, la loi applicable à leur contrat est celle du régime du droit avec lequel la transaction a le lien le plus étroit et le plus réel. En pareil cas, le tribunal ne cherche pas à déterminer une intention présumée ou fictive des parties, mais statue plutôt que le contrat est régi par le régime de droit avec lequel il a son lien le plus étroit et le plus réel, car c’est probablement ce que des gens d’affaires raisonnables auraient décidé.

Pour déterminer le régime de droit avec lequel la transaction a le lien le plus réel et le plus étroit, le tribunal devrait tenir compte de toutes les circonstances.

Bien qu’aucune règle ferme ne puisse être établie, il est indubitable que le tribunal examinera des facteurs comme l’endroit où le contrat a été signé, le lieu d’exécution du contrat, le lieu de résidence ou des activités commerciales des parties ainsi que la nature et l’objet du contrat. Lorsque l’endroit où le contrat a été signé est le même que celui où il a été exécuté, le tribunal jugera peut-être qu’il est impossible en pratique d’appliquer une autre loi au contrat. En pareil cas, il semble évident que l’État ou la province où ces deux événements se sont produits est le plus intéressé à faire en sorte que son régime de droit soit appliqué aux questions découlant du contrat. [Non souligné à l’original; notes de bas de page omises.]

[29]      Cette approche est compatible avec celle que la Cour suprême du Canada a adoptée dans l’arrêt Imperial Life Assurance Co. of Canada v. Colmenares, [1967] R.C.S. 443, où le juge Ritchie s’est exprimé comme suit à la page 448 :

[traduction] Les plus hauts tribunaux d’Angleterre semblent désormais admettre que, pour déterminer la loi applicable à un contrat, il faut examiner celui-ci dans son ensemble à la lumière de toutes les circonstances qui l’entourent et appliquer le régime de droit avec lequel il semble avoir son lien le plus étroit et le plus important.

Le Conseil privé a adopté ce critère dans l’arrêt Bonython v. Commonwealth of Australia, où lord Simonds a formulé les remarques suivantes à la page 219 :

[…] la substance de l’obligation doit être déterminée en fonction de la loi applicable au contrat, soit le régime de droit au regard duquel le contrat a été conclu ou celui avec lequel la transaction avait son lien le plus étroit et le plus réel.

Dans l’arrêt Tomkinson v. First Pennsylvania Banking and Trust Co., lord Denning et lord Morris of Borth-y-Gest ont réitéré ce raisonnement respectivement aux p. 1068 et 1081.

Les nombreux facteurs qui ont été pris en compte dans différentes décisions concernant la loi applicable sont décrits dans l’extrait suivant de l’ouvrage de Cheshire intitulé Private International Law, 7th ed., à la page 190 :

Le tribunal doit tenir compte, par exemple, des éléments suivants : le domicile et même la résidence des parties; la nature nationale d’une société et l’endroit où son principal établissement se trouve; l’endroit où le contrat est signé et celui où il doit être exécuté; le style dans lequel le contrat est rédigé, notamment la question de savoir si la langue convient à un régime de droit donné, mais non à un autre, le fait qu’une certaine stipulation est valable selon une loi mais nulle selon une autre; […] le lien économique du contrat avec une autre transaction; […] la nature de l’objet ou son emplacement; le siège social d’une compagnie d’assurance dont les activités sont poursuivies dans plusieurs pays et, bref, tout autre fait permettant de localiser le contrat. [Non souligné à l’original.]

Voir également Ontario Bus Industries Inc. c. Federal Calumet (Le), [1992] 1 C.F. 245 (1re inst.), et, [confirmé] en appel (1992), 150 N.R. 149 (C.A.F.); Richardson International, Ltd. c. Mys Chikhacheva (Le), [2001] 3 C.F. 41 (1re inst.).

Critère relatif au choix de la loi applicable

[30]      Devant le juge de première instance et à nouveau devant nous, l’appelante a soutenu que le critère du « lien le plus étroit et le plus important » dont il est fait mention dans l’ouvrage de Castel, précité, ainsi que dans la jurisprudence britannique et canadienne au sujet de la loi applicable au contrat devrait être retenu en l’espèce. À mon avis, le juge de première instance a eu raison d’appliquer ce critère. De plus, cette interprétation est celle que privilégient les auteurs d’ouvrages portant sur les conflits de lois dans le domaine maritime : voir, p. ex., W. Tetley, International Conflict of Laws : Common, Civil & Maritime (Montréal : Blais, 1994), à la page 596. Par ailleurs, dans l’arrêt Todd Shipyards Corp. c. Altema Compania Maritima S.A., [1974] R.C.S. 1248, à la page 1254, le juge Ritchie a cité avec approbation l’extrait suivant de l’ouvrage Cheshire’s Private International Law (8e éd.) (Londres : Butterworths, 1970), qui, selon lui, résume correctement le droit en vigueur en Angleterre (page 676) :

[traduction] Lorsque, par exemple, deux personnes ou plus poursuivent des réclamations contre un navire qui a été saisi en Angleterre, l’ordre selon lequel elles ont le droit d’être payées est régi exclusivement par le droit anglais.

Dans le cas d’un droit in rem tel qu’un privilège, il ne faut pas, cependant, permettre à ce principe de voiler la règle que le droit fondamental du créancier est fondé sur le droit applicable. Il faut faire la distinction entre la validité et la nature du droit et le rang qu’il occupe parmi les autres réclamations. Avant de pouvoir déterminer l’ordre des paiements, la cour doit étudier le droit applicable à l’acte qu’invoque le réclamant, aux fins de vérifier la validité du droit réclamé et sa nature exacte. Une fois la nature du droit ainsi établie, le principe de la procédure entre alors en jeu et décrète qu’il faut adopter l’ordre de paiement que le droit anglais prescrit à l’égard d’un droit de cette catégorie particulière. [Non souligné à l’original.]

[31]      Il est indéniable que, pour décider si les transactions ont leur « lien le plus étroit et le plus important » avec le droit positif du Canada ou avec celui des États-Unis, il est nécessaire d’examiner et de soupeser les facteurs énumérés dans l’arrêt Lauritzen et complétés et appliqués par les tribunaux américains. Il semblerait utile de tenir compte de ces facteurs, même s’ils ont été énoncés par la Cour suprême des États-Unis, dont les jugements ne lient pas les tribunaux canadiens. Dans l’arrêt Equitable Life Assurance Society of the United States v. Larocque, [1942] R.C.S. 205, à la page 239, le juge Rinfret a dit clairement que, même si les décisions de la Cour suprême des États-Unis ne lient pas les tribunaux du Canada, [traduction] « il est indéniable qu’elles méritent le plus grand respect ». Bien que, de façon générale, les décisions rendues par les tribunaux inférieurs des États-Unis n’aient pas droit au même respect au Canada, il semblerait illogique, dans la présente affaire qui concerne une question relevant du droit positif américain, de les ignorer totalement, surtout en ce qui concerne le choix de la loi applicable aux revendications de privilège maritime à l’égard des approvisionnements nécessaires fournis au Canada conformément à des contrats signés aux États-Unis.

[32]      Il ne faut pas confondre la présente affaire avec une longue série de décisions canadiennes portant généralement que le privilège maritime créé par la loi des États-Unis à l’égard des approvisionnements nécessaires fournis à un navire dans ce pays sera reconnu et exercé dans une action réelle au Canada : The Strandhill, précité; Todd Shipyards Corp. c. Altema Compania Maritima S.A., précité; Marlex Petroleum Inc. c. Le navire Har Rai, [1984] 2 C.F. 345 (C.A.); Marlex Petroleum Inc. c. Har Rai (Le), [1987] 1 R.C.S. 57. Ces décisions vont tout à fait à l’encontre de celle que le Conseil privé a rendue dans Bankers Trust International Ltd. v. Todd Shipyards Corpn., [1981] A.C. 221 (C.P.), où il a statué que la loi applicable à un contrat relatif à l’exécution de travaux de réparation d’un navire est la loi de l’Angleterre, où l’action avait été engagée, et non celle des États-Unis, où les réparations avaient été faites.

[33]      Tel qu’il est mentionné plus haut, le juge de première instance estimait que la question du choix de la loi applicable avait été réglée dans les décisions que la Section de première instance a rendues dans l’affaire Atlantis Two. Le navire Atlantis Two a été saisi relativement à différentes réclamations réelles alors qu’il mouillait au port de Vancouver. Ces réclamations se rapportaient, notamment, aux approvisionnements nécessaires fournis au navire en Australie et à Vancouver, f.a.b. Houston (Texas), et à ceux qui avaient été fournis au navire à Vancouver par une entreprise norvégienne qui agissait par l’entremise de son mandataire américain. Le protonotaire de Vancouver a statué à la lumière de la preuve qu’aucun privilège maritime n’avait été créé en vertu du droit américain au titre des approvisionnements nécessaires fournis depuis Houston (Texas). Cependant, en appel, le juge Rouleau a trouvé dans le dossier certains éléments de preuve indiquant que les approvisionnements nécessaires avaient effectivement été fournis au navire et a donc fait droit à la revendication de privilège maritime du fournisseur en vertu du droit maritime des États-Unis. Pour décider s’il y avait lieu de reconnaître un privilège maritime en vertu du droit des États-Unis à l’égard des approvisionnements nécessaires fournis par l’entremise d’un mandataire américain à Vancouver, le protonotaire s’est fondé sur la preuve d’expert présentée au sujet du droit en vigueur dans ce pays relativement à un privilège maritime s’y rapportant. Selon cette preuve, [traduction] « un privilège maritime est créé en faveur d’un fournisseur même si les biens et services sont fournis dans un port étranger ». À mon avis, l’avocat de l’appelante souligne à juste titre que la question du choix de la loi applicable n’a nullement été examinée dans les décisions rendues dans l’affaire Atlantis Two. La Cour semble plutôt s’être fondée sur le témoignage d’expert présenté sans d’abord se demander si les droits des demandeurs devaient être tranchés selon le droit positif des États-Unis ou celui d’un autre pays. L’affaire ne peut donc être considérée comme une décision qui règle la question quant au choix de la loi des États-Unis plutôt que celle du Canada ou d’un autre ressort.

[34]      Des considérations de principe semblables n’ont pas échappé à l’attention des tribunaux aux États-Unis. Ainsi, dans Hellenic Lines Ltd. v. Rhoditis, 398 U.S. 306 (1970), la Cour suprême des États-Unis a formulé les commentaires suivants à la page 309 :

[traduction] L’importance d’un facteur doit être examinée à la lumière de l’intérêt national desservi par l’exercice de la compétence [des États-Unis].

Plus tard, dans l’arrêt Gulf Trading & Transp. Co. v. M/V Tento, 694 F.2d 1191 (9th Cir. 1982), certiorari refusée, 103 S. Ct. 2091 (1983), le juge Kennedy (alors juge de la Cour de circuit) a élargi la portée de ces remarques à la page 1194 :

[traduction] Même si nous n’avons pas déterminé la norme à retenir au sujet du choix de la loi applicable dans le contexte des privilèges maritimes, l’affirmation selon laquelle le choix de la loi applicable en pareil cas dépend de l’importance de plusieurs facteurs de rattachement est compatible avec nos décisions antérieures, tant dans les affaires maritimes portant sur d’autres types de controverses que dans les affaires non maritimes concernant le choix de la loi applicable. L’utilisation d’un seul facteur de rattachement irait à l’encontre d’un principe important, selon lequel il est souhaitable, voire nécessaire, d’accommoder les intérêts légitimes des différentes souverainetés qui font valoir leurs propres politiques juridiques. Arrêt Lauritzen, 345 U.S., page 582, 73 S.Ct., à la page 928. Ce principe revêt une importance spéciale en matière d’amirauté, compte tenu de la nature délicate des relations internationales dans ce domaine.

Je conviens qu’il faut tenir compte de la nécessité d’accommoder les intérêts légitimes des États au moment de soupeser et d’évaluer les différents facteurs de rattachement.

Loi régissant les transactions

[35]      De l’avis du juge de première instance, les contrats conclus entre Star et Petromar et entre Petromar et ECI à l’égard de la fourniture de lubrifiants maritimes aux navires constituaient le facteur de rattachement le plus important. Tel qu’il est mentionné plus haut, les parties à ces contrats étaient américaines et ont convenu que le droit des États-Unis s’appliquerait aux questions d’interprétation, de validité et d’exécution. Cependant, ni l’appelante non plus que Socanav n’étaient parties à ces contrats. Le premier de ces contrats a été conclu entre Petromar et Star, qui s’occupait de la gestion du navire. Cependant, le dossier n’indique pas si Star a conclu un contrat avec Petromar au nom de Socanav ou en son propre nom. Ce contrat intervenu entre Star et Socanav n’a tout simplement pas été produit en preuve. Il ne s’agit pas d’un cas où Star se trouvait elle-même en possession des navires, de telle sorte que Petromar aurait eu le droit de se fonder sur le pouvoir présumé de lier l’appelante : arrêt Goodwin Johnson, précité. Tel qu’il a déjà été souligné, si, d’autre part, les facteurs de rattachement liaient les transactions au droit des États-Unis, un privilège maritime existerait, malgré l’absence de possession, dans la mesure où Star était effectivement autorisée à commander les lubrifiants maritimes. Même si l’accord conclu entre Socanav et Star n’a pas été produit en preuve, il semblerait logique de déduire que Star était effectivement autorisée par l’affréteur à commander les lubrifiants maritimes en cause, étant donné que le propriétaire du navire avait confié à l’affréteur la responsabilité liée à l’obtention des approvisionnements nécessaires selon les conditions des chartes-parties. Même si tel était le cas, la question à trancher demeure celle de savoir si les facteurs sous étude indiquent que c’est avec le Canada ou avec les États-Unis que les transactions avaient le lien le plus étroit et le plus important.

[36]      L’appelante soutient que, même si tous les facteurs pertinents doivent être soupesés et évalués, l’endroit où les lubrifiants maritimes ont été fournis, soit Montréal et Sarnia, constitue le facteur de rattachement le plus important à prendre en compte en l’espèce. Cet argument revient à dire que la sélection de ce facteur permettrait au milieu des affaires de se fonder sur un critère simple, certain, direct et facile à appliquer. Aux États-Unis, les tribunaux se sont montrés réticents à choisir un seul facteur de rattachement sans tenir compte des autres. Ainsi, dans l’arrêt M/V Tento, précité, le juge Kennedy a souligné, à la page 1195, que la sélection du seul facteur de l’endroit où les approvisionnements sont fournis à l’exclusion des autres facteurs serait [traduction] « peu judicieuse dans le contexte maritime ». Au Canada, le professeur Tetley a souligné lui aussi dans son ouvrage Maritime Liens and Claims (Montréal : International Shipping Pub., 1985), à la page 527, qu’en l’absence de directives d’origine législative ou contractuelle,

[traduction] […] les faits et circonstances du problème […] constituent les « facteurs de rattachement » et les « éléments de base » du conflit de lois […] Ce sont ces facteurs que le tribunal utilise pour relier un ensemble de circonstances à une loi donnée. Habituellement, plusieurs facteurs de rattachement doivent être examinés. Il peut s’agir du lieu du contrat, du lieu du délit, du lieu de l’exécution du contrat, du pavillon arboré par le navire, de la nationalité de l’équipage, du domicile des propriétaires du navire ou du domicile des affréteurs. Il importe d’établir et d’évaluer tous les facteurs de rattachement afin de déterminer la loi qui s’applique parmi les lois des différents États concernés.

Je reconnais qu’il serait peu judicieux de retenir un seul facteur et qu’il importe d’examiner et d’évaluer tous les facteurs de rattachement afin d’accommoder les intérêts légitimes des États. À mon avis, dans la présente affaire, il y a lieu d’accorder une plus grande importance aux endroits où les produits ont été livrés au Canada, compte tenu des différents autres facteurs rattachant les transactions au Canada.

[37]      Même si le juge de première instance a eu raison d’examiner et de soupeser l’importance des contrats américains comme facteur et même si ce facteur a une importance considérable, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit du facteur le plus important. Cependant, Petromar fait valoir que la sélection de ce facteur équivalait à une conclusion de fait qui ne devrait pas être modifiée. Je ne puis souscrire à cet argument. Les faits ont été admis de part et d’autre et n’ont pas été contestés. Le problème résidait dans l’application du droit aux faits admis et la Cour avait pour tâche de décider si, à la lumière de ces faits, les transactions avaient un lien plus étroit et plus important avec le droit positif des États-Unis ou avec celui du Canada. À mon avis, il s’agissait là d’une question mixte de droit et de fait plutôt que d’une simple question de fait simpliciter.

[38]      Les facteurs rattachant les transactions au Canada comprenaient l’immatriculation des navires, le pavillon, la propriété, la possession au Canada par un affréteur à coque nue, l’exploitation des navires depuis une base à Montréal et la fourniture des lubrifiants au Canada. Parmi ces facteurs, celui auquel une importance considérable doit être accordée à mon sens est le fait que l’entreprise de Socanav, l’affréteur à coque nue, était basée au Canada lorsque les lubrifiants maritimes ont été fournis et que c’est le Canada, où les navires étaient basés et exploités, qui était le plus avantagé au plan économique par la fourniture des lubrifiants. Aux États-Unis, dans l’arrêt Hellenic Lines, précité, la Cour suprême a jugé, à la page 309, que la base des activités du propriétaire du navire constituait [traduction] « un autre facteur important » à évaluer. Depuis ce temps, les tribunaux de ce pays ont constamment évalué ce facteur dans les cas pertinents. Ainsi, dans l’arrêt M/V Tento, précité, qui concernait une revendication de privilège maritime par une société américaine qui avait fourni du mazout en Italie conformément à un accord conclu avec l’affréteur d’un navire norvégien, le juge Kennedy a souligné ce qui suit à la page 1193 :

[traduction] Dans une décision subséquente, la Cour suprême a déclaré que les facteurs énoncés dans Lauritzen n’étaient pas exhaustifs. Hellenic Lines, Ltd. v. Rhoditis, 398 U.S. 306, 309, 90 S.Ct. 1731, 1734, 26 L.Ed. 2d 252 (1970). La « base des activités » du navire, c’est-à-dire le centre de gestion du propriétaire du navire et l’endroit le plus avantagé au plan économique par l’exploitation de celui-ci sont également pertinents. Id., p. 309, 90 S. Ct., p. 1734.

Cette opinion a été adoptée plus tard dans une affaire concernant la fourniture de mazout en Afrique du Sud par un fournisseur basé à Londres à un navire dont les propriétaires étaient également basés à Londres : Forsythe Intern. U.K. Ltd. v. M/V Ruth Venture, 633 F. Supp. 74 (D. Or. 1985), à la page 77.

[39]      Le juge de première instance n’a pas examiné ni soupesé la base des activités. Toutefois, au cours des plaidoiries présentées en appel, les avocats ont formulé des commentaires à ce sujet à la demande de la Cour. Lorsque ce facteur est évalué de concert avec d’autres facteurs rattachant les transactions au Canada, ceux qui reliaient les transactions aux États-Unis, c’est-à-dire les contrats d’approvisionnement, semblent moins importants. Les livraisons de lubrifiants maritimes ont été faites au Canada, où les navires étaient immatriculés, où se trouvaient la base des activités et le centre de gestion du propriétaire des navires et de l’affréteur à coque nue et où les navires voyageaient. Même si les parties conviennent que Socanav poursuivait ses activités principalement sur les Grands Lacs, sur la Voie maritime du Saint-Laurent et sur la côte est canadienne, il appert clairement de l’accord du 26 janvier 1993 qu’elle a acquis, en vertu de l’article 6.1 de ce même accord, le droit de satisfaire à tous les besoins en produits de pétrole liquide de l’appelante pour les activités de transport de celle-ci dans l’est du Canada. L’objet sous-jacent de cet accord consistait apparemment à assurer une utilisation constante des navires à cette fin tant que les deux chartes-parties demeureraient en vigueur. Aucun élément du dossier ne donne à entendre qu’au cours du transport des produits de pétrole dans l’est du Canada, les navires voyageaient aux États-Unis. Tous ces éléments semblent indiquer que le Canada était l’endroit le plus avantagé au plan économique par l’exploitation des navires. Il n’est probablement pas nécessaire d’ajouter que ce n’est pas par suite d’un accident, d’un événement fortuit ou d’une autre circonstance imprévue que les navires ont été approvisionnés au Canada; cela s’explique probablement davantage par le fait que la base des activités de l’affréteur se trouvait ici.

DÉCISION

[40]      Pour les motifs exposés ci-dessus, j’accueillerais l’appel, j’accorderais à l’appelante les dépens de l’appel et de première instance et je déclarerais que Petromar ne possède pas de privilège maritime contre les navires MS Le Brave et MS A.G. Farquharson. Je rejetterais également l’action que Petromar a engagée dans le dossier de la Cour no T-2675-97. L’appelante n’ayant pas déposé de défense dans cette action ni engagé d’autres frais entre parties, je ne rendrais aucune ordonnance au sujet des dépens dans cette action. Étant donné que j’accueillerais l’appel, il s’ensuit que l’appel incident devrait être rejeté avec dépens.

Le juge Décary, J.C.A. : J’y souscris.

Le juge Rothstein, J.C.A. : J’y souscris.



[1] (2000), 187 F.T.R. 208 (C.F. 1re inst.).

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