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Date : 20130909


Dossier :

A-481-12

 

Référence : 2013 CAF 201

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE MAINVILLE

 

 

 

ENTRE :

STEVE BLACK

 

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

Audience tenue à Calgary (Alberta), le 12 juin 2013

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 septembre 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                        LA JUGE TRUDEL

                                                                                                                    LE JUGE MAINVILLE           

 

 


Date : 20130909


Dossier :

A-481-12

 

Référence : 2013 CAF 201

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE MAINVILLE

 

 

 

ENTRE :

STEVE BLACK

 

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Au mois de novembre 2010, le commandant du sergent Steve Black (le sergent Black) a introduit une instance disciplinaire contre ce dernier à l’égard de présumées violations du code de déontologie de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Plus tard au cours du même mois, un comité d’arbitrage a été constitué par une tierce partie pour entendre la plainte, et le commandant en a été avisé. Aux termes du paragraphe 43(4) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10 (la Loi), le commandant devait informer le sergent Black de la tenue de l’audience et lui fournir le détail des allégations le visant « dès » qu’il était avisé de la constitution du comité. L’avis d’audience (l’avis) a été donné au sergent Black le 30 septembre 2011, dix mois environ après que le commandant a été avisé de la constitution du comité.

 

[2]               Devant le comité d’arbitrage, le sergent Black a invoqué l’absence de compétence du comité découlant du défaut du commandant de lui signifier l’avis dès qu’il avait été informé de sa constitution, et il a demandé le rejet des accusations de contravention au code de déontologie portées contre lui. Le comité d’arbitrage a jugé que, dans les circonstances, l’avis avait été signifié « dès » que le commandant avait été avisé, et il a rejeté la requête. L’audience a ensuite été reportée à une date ultérieure.

 

[3]               Entretemps, le sergent Black a demandé le contrôle judiciaire de la décision du comité d’arbitrage. La Cour fédérale devait déterminer s’il y avait lieu de contrôler la décision interlocutoire du comité. Selon le sergent Black, la compétence du comité d’arbitrage étant en cause, il y avait une circonstance exceptionnelle justifiant de demander un contrôle judiciaire avant épuisement des recours internes. L’intimé, le procureur général du Canada (le procureur général), a soutenu pour sa part que le sergent Black devait épuiser ses recours internes avant de demander un contrôle judiciaire, ce à quoi le sergent Black a opposé que le droit d’appel au commissaire prévu par la Loi ne constituait pas un recours approprié, de sorte que des circonstances exceptionnelles justifiaient une demande de contrôle judiciaire.

 

[4]               S’appuyant sur l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. CB Powell Ltd, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332 (CB Powell), de notre Cour, la Cour fédérale a jugé que la question « de compétence » ne constituait pas une circonstance exceptionnelle justifiant le recours anticipé au contrôle judiciaire et que le droit d’appel devant le commissaire prévu à l’article  45.14 de la Loi était un recours approprié, conclusions qui l’ont amenée à rejeter la demande de contrôle judiciaire sans déterminer si l’avis avait été signifié « dès » que le commandant avait été avisé de la constitution du comité, laissant au commissaire le soin de trancher cette question si le sergent Black portait la décision définitive du comité d’arbitrage en appel devant lui.

 

[5]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejetterais l’appel.

 

ANALYSE

 

[6]               Notre Cour doit déterminer si la Cour fédérale pouvait à bon droit refuser d’entendre la demande de contrôle judiciaire du sergent Black. Puisque l’appel porte sur une question de droit, la norme d’examen est celle de la décision correcte.

 

[7]               La jurisprudence de notre Cour est à l’effet de ne pas intervenir dans les décisions interlocutoires de tribunaux administratifs à moins de circonstances exceptionnelles : voir Air Canada c. Lorenz (1re inst.), [2000] 1 C.F. 494, [1999] A.C.F. no 1383 (Lorenz), aux paragraphes 37‑38. Pour contourner cette jurisprudence, le sergent Black fait valoir que la décision dont il est question ici est une décision définitive.

 

[8]               Il est vrai que la décision du comité d’arbitrage est définitive au sens où elle statue sur la question en cause et que le comité n’a pas l’intention de la reconsidérer. Cependant, elle ne porte que sur une question de procédure non déterminante pour le fond du litige, soit la question de savoir si le sergent Black a contrevenu au code de déontologie. Il s’agit en conséquence d’une décision interlocutoire : voir Reebok Canada c. Canada (Sous‑ministre du Revenu national, Douanes et Accises - M.R.N.), [1995] A.C.F. no 220, aux paragraphes 7-11.

 

[9]               Le sergent Black prétend que, sa contestation se rapportant à la compétence du comité d’arbitrage, il y a circonstance exceptionnelle, citant à l’appui de cet argument les décisions Pfeiffer c. Redling, [1996] 3 C.F. 584 (Pfeiffer), Lorenz, précitée, et Secord v. Saint John (City) Board of Police Commissioners, 2006 NBQB 65, 300 N.B.R. (2d) 202 (Secord). Dans chacune de ces affaires, la compétence du tribunal administratif était contestée. Dans les décisions Pfeiffer et Secord, la cour de révision a statué que l’attaque concernant l’« existence » du tribunal administratif constituait une circonstance exceptionnelle. Dans la décision Lorenz, le juge Evans (à présent juge surnuméraire de notre Cour) a conclu que, bien que des circonstances exceptionnelles puissent justifier d’intervenir dans une décision interlocutoire, une allégation de partialité d’un membre du tribunal ne constituait pas une circonstance exceptionnelle.

 

[10]           Ces décisions doivent, à mon avis, être interprétées à la lumière de l’arrêt CB Powell de notre Cour. Sans exclure la possibilité que des faits particuliers puissent justifier d’intervenir dans une décision interlocutoire, notre Cour a confirmé le principe portant qu’il doit s’agir de circonstances vraiment exceptionnelles. L’argument de la nature juridictionnelle d’une question, notamment, ne satisfait pas à cette condition extrêmement rigoureuse :

 

Il y a une trentaine d’années, cette façon de faire a été écartée dans l’arrêt S.C.F.P. c. Société des alcools du N.‑B., [1979] 2 R.C.S. 227. Dans cet arrêt, le juge Dickson (par la suite devenu juge en chef), qui écrivait au nom d’une Cour suprême unanime, déclare, à la page 233 : « À mon avis, les tribunaux devraient éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard ». Récemment, la Cour suprême a de nouveau formulé quelques commentaires au sujet de l’ancienne approche qui avait été rejetée en la taxant de « test d’emploi aisé axé sur la “compétence”, à la fois artificiel et très formaliste » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 43). Le recours à l’étiquette « compétence » pour justifier l’intervention des tribunaux judiciaires dans le déroulement d’un processus de prise de décision administratif ne convient tout simplement plus.

 

[…]

 

Il n’est donc pas étonnant que, partout au Canada, les tribunaux ont soigneusement évité de s’immiscer dans les décisions administratives intermédiaires ou interlocutoires et qu’ils ont interdit le recours aux tribunaux judiciaires lorsque le processus administratif est encore en cours, et ce, même lorsque la décision semble porter sur ce qu’il est convenu d’appeler une question « de compétence » (voir, par ex. Bande indienne de Matsqui, précité; Aéroport international du Grand Moncton, précité, paragraphe 1; Lorenz c. Air Canada, [2000] 1 C.F. 494 (C.F. 1re inst.), paragraphes 12 et 13; Delmas, précité; Myers c. Law Society of Newfoundland (1998), 163 D.L.R. (4th) 62 (C.A. Terre‑Neuve); Canadian National Railway Co. c. Winnipeg City Assessor (1998), 131 Man. R. (2d) 310 (C.A.); Dowd c. Société dentaire du Nouveau‑Brunswick (1999), 210 R .N.-B. (2e) 386, 536 A.P.R. 386 (C.A.))

 

CB Powell, précité, aux paragraphes 42 et 45

 

 

[11]           Il s’ensuit que l’argument de l’erreur de compétence ne constitue pas en soi une circonstance exceptionnelle justifiant une intervention judiciaire dans une décision interlocutoire.

 

[12]           Le sergent Black tente d’étoffer son argument relatif aux circonstances exceptionnelles en soutenant que le droit d’appel prévu à l’article 45.14 de la Loi n’est pas un recours approprié parce qu’il ne permet pas de soulever de questions de compétence. Voici le texte des dispositions pertinentes de cet article :

 

45.14 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, toute partie à une audience tenue devant un comité d’arbitrage peut en appeler de la décision de ce dernier devant le commissaire :

a) soit en ce qui concerne la conclusion selon laquelle est établie ou non, selon le cas, une contravention alléguée au code de déontologie;

 

b) soit en ce qui concerne toute peine ou mesure imposée par le comité après avoir conclu que l’allégation visée à l’alinéa a) est établie.

 

 (2) Pour l’application du présent article, le rejet par un comité d’arbitrage d’une allégation en vertu du paragraphe 45.1(6) ou pour tout autre motif, sans conclusion sur le bien-fondé de l’allégation, est réputé être une conclusion portant que cette dernière n’est pas établie.

 

 

 (3) Le commissaire entend tout appel, quel qu’en soit le motif; toutefois, l’officier compétent ne peut en appeler devant le commissaire de la peine ou de la mesure visée à l’alinéa (1)b) qu’au motif que la présente loi ne les prévoit pas.

 

45.14 (1) Subject to this section, a party to a hearing before an adjudication board may appeal the decision of the board to the Commissioner in respect of

 

(a) any finding by the board that an allegation of contravention of the Code of Conduct by the member is established or not established; or

 

(b) any sanction imposed or action taken by the board in consequence of a finding by the board that an allegation referred to in paragraph (a) is established.

 

(2) For the purposes of this section, any dismissal of an allegation by an adjudication board pursuant to subsection 45.1(6) or on any other ground without a finding by the board that the allegation is established or not established is deemed to be a finding by the board that the allegation is not established.

 

(3) An appeal lies to the Commissioner on any ground of appeal, except that an appeal lies to the Commissioner by an appropriate officer in respect of a sanction or an action referred to in paragraph (1)(b) only on the ground of appeal that the sanction or action is not one provided for by this Act.

 

 

[13]           Selon le sergent Black, son droit d’appel ne porte que sur la question de savoir si les allégations ont été établies et, le cas échéant, si la peine imposée est prévue par la loi. Il en conclut que l’appel interjeté devant le commissaire ne peut soulever de question de compétence, et il affirme que le paragraphe 45.14(3), qui comporte les mots « quel qu’en soit le motif » n’a pas pour effet d’[traduction] « élargir la compétence d’appel du commissaire au-delà de celle qui est énoncée au paragraphe 45.14(1) » : exposé des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 21.

 

[14]           Cette interprétation de l’article 45.14 est trop restrictive, à mon avis. Le droit d’appel est, certes, décrit de façon inhabituelle pour le droit administratif mais, pour quiconque a le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, comme principal cadre de référence, les termes employés paraîtront certainement familiers :

 

675. (1) Une personne déclarée coupable par un tribunal de première instance dans des procédures sur acte d’accusation peut interjeter appel, devant la cour d’appel :

 

a) de sa déclaration de culpabilité :

(i) soit pour tout motif d’appel comportant une simple question de droit,

(ii) soit pour tout motif d’appel comportant une question de fait, ou une question de droit et de fait, avec l’autorisation de la cour d’appel ou de l’un de ses juges ou sur certificat du juge de première instance attestant que la cause est susceptible d’appel,

 

(iii) soit pour tout motif d’appel non mentionné au sous-alinéa (i) ou (ii) et jugé suffisant par la cour d’appel, avec l’autorisation de celle-ci;

 

 

 

b) de la sentence rendue par le tribunal de première instance, avec l’autorisation de la cour d’appel ou de l’un de ses juges, à moins que cette sentence ne soit de celles que fixe la loi.

 

675. (1) A person who is convicted by a trial court in proceedings by indictment may appeal to the court of appeal

 

 

(a) against his conviction

(i) on any ground of appeal that involves a question of law alone,

(ii) on any ground of appeal that involves a question of fact or a question of mixed law and fact, with leave of the court of appeal or a judge thereof or on the certificate of the trial judge that the case is a proper case for appeal, or

 

 

 

(iii) on any ground of appeal not mentioned in subparagraph (i) or (ii) that appears to the court of appeal to be a sufficient ground of appeal, with leave of the court of appeal; or

 

(b) against the sentence passed by the trial court, with leave of the court of appeal or a judge thereof unless that sentence is one fixed by law.

 

 

[15]           Le texte du paragraphe 675(1) indique clairement que l’objet de l’appel (déclaration de culpabilité, peine) n’en détermine pas le motif (erreur de droit, question mixte de fait et de droit).

 

[16]           Il en va de même pour l’article 45.14 de la Loi. En vertu du paragraphe 45.14(3), la conclusion selon laquelle le sergent Black a contrevenu au code de déontologie peut être portée en appel pour tout motif susceptible de mener à l’infirmation de cette conclusion, dont celui de l’absence de compétence du comité d’arbitrage. La distinction qu’il y a entre les paragraphes 45.13(1) et (3) est celle qui existe entre l’objet et les motifs d’un appel.

 

[17]           L’argument du sergent Black voulant que son droit d’appel ne constitue pas un autre recours approprié ne peut donc être retenu.

 

[18]           Le sergent Black soutient, en dernier lieu, que la nécessité d’attendre la décision définitive du comité d’arbitrage avant de pouvoir porter en appel sa décision en matière de compétence est une circonstance exceptionnelle. Il fait valoir qu’une décision lui donnant raison sur cette question mettrait fin à l’instance et lui permettrait, ainsi qu’à d’autres, d’éviter les dépenses de temps et d’argent d’une instruction au fond.

 

[19]           Le passage suivant de l’arrêt CB Powell réfute cet argument :

On évite ainsi [en refrénant le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires] le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […] De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire […] Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles ….

CB Powell, au paragraphe 32 (références omises)

 

[20]           Le désir du sergent Black d’éviter les dépenses de temps et d’argent d’une instruction au fond lui vaut d’être condamné aux dépens de l’instance devant notre Cour et devant la Cour fédérale et retarde de plus d’un an le règlement des allégations encore pendantes contre lui.


[21]           En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens. 

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je suis d’accord.

            Johanne Trudel, j.c.a. »

 

 

« Je suis d’accord.

            Robert M. Mainville, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifié conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                                                                A-481-12

 

 

INTITULÉ :

STEVE BLACK c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                                Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                                LE 12 JUIN 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                                LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                            LA JUGE TRUDEL

LE JUGE MAINVILLE

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 9 SEPTEMBRE 2013

COMPARUTIONS :

Barry Benkendorf

 

POUR L’INTIMÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Jennifer Koschinsky

 

POUR L’APPELANT

STEVE BLACK

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Heenan Blaikie LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR L’APPELANT

STEVE BLACK

 

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