Dossier : A-21-22
Référence : 2023 CAF 171
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
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LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL |
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appelante |
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HYDRO-QUÉBEC |
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intimée |
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Audience tenue à Montréal (Québec), le 8 mars 2023.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2023.
MOTIFS DU JUGEMENT : |
LA JUGE GOYETTE |
MOTIFS CONCORDANTS : |
LE JUGE BOIVIN LE JUGE LEBLANC
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Date : 20230727
Dossier : A-21-22
Référence : 2023 CAF 171
CORAM :
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LE JUGE BOIVIN
LE JUGE LEBLANC
LA JUGE GOYETTE
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ENTRE : |
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LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL |
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appelante |
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et |
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HYDRO-QUÉBEC |
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intimée |
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE GOYETTE
[1] Cet appel soulève la question de savoir si un jugement portant sur une demande d’autorisation judiciaire présentée par la ministre du Revenu national (la ministre) en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (la Loi) a autorité de chose jugée. Plus précisément, une décision refusant l’autorisation de signifier une demande de renseignements concernant des personnes non désignées nommément fait-elle en sorte qu’une nouvelle demande pratiquement identique à la précédente doit subir le même sort? Autrement dit, la Cour fédérale a-t-elle erré en droit en appliquant la règle de la chose jugée au paragraphe 231.2(3) de la Loi?
I. Contexte
[2] Le paragraphe 231.2(1) de la Loi prévoit que la ministre peut, par avis, exiger d’une personne qu’elle lui fournisse des renseignements ou produise des documents (demande péremptoire). Le paragraphe 231.2(2) dispose que la ministre ne peut exiger d’une personne qu’elle lui fournisse des renseignements ou produise des documents concernant une ou plusieurs personnes non désignées nommément, c’est-à-dire des personnes dont l’identité n’est pas connue de la ministre, sans être au préalable autorisée par un juge (demande péremptoire judiciarisée). Le paragraphe 231.2(3), dont le texte est reproduit en annexe A, prévoit qu’un juge de la Cour fédérale peut autoriser la demande s’il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit : a) il existe un groupe identifiable et b) la fourniture de renseignements ou production de documents est exigée pour vérifier si les personnes de ce groupe ont respecté leurs obligations fiscales.
[3] Dans le cas présent, la ministre a présenté deux demandes d’autorisation à la Cour fédérale; une première discutée dans Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2018 CF 622 [Hydro-Québec 2018] et une deuxième, laquelle a donné lieu au jugement Canada (Revenu national) c. Hydro-Québec, 2021 CF 1438 [Hydro-Québec 2021]. C’est ce deuxième jugement rendu par la Cour fédérale, Hydro-Québec 2021, qui est porté en appel devant cette Cour.
[4] Plus spécifiquement, en 2017, la ministre a demandé à la Cour fédérale, notamment en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi, la permission de signifier à Hydro-Québec une demande péremptoire concernant quasiment tous les clients commerciaux ou d’affaires d’Hydro-Québec, soit ceux dont l’abonnement est assujetti à un tarif général (la Demande 2017) : Hydro-Québec 2018 au para. 7. La Demande 2017 et la preuve à son soutien ne comportaient aucune explication permettant de comprendre de quelle façon les clients commerciaux ou d’affaires constituent un groupe identifiable au sens de la Loi, ni pourquoi cette clientèle était ciblée par la ministre : Hydro-Québec 2018 aux para. 8 à 10. La Cour fédérale a conclu que les deux conditions du paragraphe 231.2(3) n’étaient pas remplies. Comme les clients d’Hydro-Québec visés par la Demande 2017 constituent un groupe générique sans lien avec la Loi, il n’y avait pas de groupe identifiable au sens de l’alinéa 231.2(3)a) : Hydro-Québec 2018 aux para. 9, 10, 68 in fine, 72, 73, 78. De ce fait, l’information recherchée par la ministre ne pouvait avoir pour objet de vérifier le respect de devoirs et obligations d’un groupe identifiable au sens de l’alinéa 231.2(3)b) : Hydro-Québec 2018 aux para. 69, 78. Le juge de la Cour fédérale ajouta que même s’il avait conclu que les deux conditions étaient remplies, il aurait, à cause de l’ampleur de l’invasion demandée par la ministre, exercé la discrétion que lui confère le paragraphe 231.2(3) afin de refuser l’autorisation judiciaire recherchée par la ministre : Hydro-Québec 2018 aux para. 84, 88 in fine à 96.
[5] En 2019, la ministre a demandé à la Cour fédérale l’autorisation de signifier à Hydro-Québec une deuxième demande péremptoire (la Demande 2019). Bien qu’elle soit libellée différemment de la Demande 2017, la Demande 2019 vise pratiquement la même clientèle et les mêmes renseignements que la Demande 2017 : Hydro-Québec 2021 aux para. 32 à 35 et tableau comparatif reproduit au paragraphe 85 du mémoire des faits et du droit de l’intimée. Par contre, à la différence de la précédente, la Demande 2019 est appuyée d’éléments de preuve.
[6] La Cour fédérale a rejeté la demande d’autorisation à l’égard de la Demande 2019. Ce faisant, la Cour fédérale a indiqué qu’à la lumière des enseignements de cette Cour dans Roofmart Ontario Inc. c. Canada (Revenu national), 2020 CAF 85 [Roofmart], il est permis de croire que sa décision à l’égard de la Demande 2019 serait différente de celle rendue à l’égard de la Demande 2017 : Hydro-Québec 2021 au para. 6. Cependant, ayant conclu que la décision Hydro-Québec 2018 a autorité de chose jugée, la Cour fédérale a rejeté la demande de la ministre sans se prononcer sur la question de savoir si la Demande 2019 satisfait aux conditions du paragraphe 231.2(3) de la Loi.
[7] Le litige devant cette Cour porte sur la question de savoir si la décision Hydro-Québec 2018 a autorité de chose jugée avec la conséquence que la Demande 2019 doit être rejetée. Dans la négative, l’appelante nous demande de rendre la décision que la Cour fédérale aurait dû rendre à son avis, c’est-à-dire accueillir la demande d’autorisation fondée sur le paragraphe 231.2(3) de la Loi et autoriser la ministre à signifier à Hydro-Québec la Demande 2019.
[8] Pour les motifs exprimés ci-après, je suis d’opinion (1) que le principe de la chose jugée ne s’applique pas aux autorisations ou refus d’autorisation rendus en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi; et (2) qu’il est préférable, dans les circonstances, de retourner le dossier à la Cour fédérale afin qu’elle analyse si la Demande 2019 satisfait aux deux conditions du paragraphe 231.2(3) de la Loi et, si tel est le cas, qu’elle exerce sa discrétion afin de déterminer si cette demande doit être autorisée ou refusée.
II. Analyse de l’application du principe de la chose jugée
A. Observation préliminaire
[9] La question de savoir si le principe de la chose jugée s’applique à une décision rendue en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi est une question de droit. La norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 au para. 8; Canada c. Villa Ste-Rose Inc., 2021 CAF 35 au para. 27.
B. Application du principe de la chose jugée par la Cour fédérale
[10] Les clients d’Hydro-Québec sont entièrement situés au Québec, les faits générateurs de la Demande 2019 ont leur source au Québec, et l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5, prévoit que le droit du Québec en matière de preuve s’applique dans les procédures exercées au Québec relevant de l’autorité législative du Parlement du Canada. Dans ce contexte, la Cour fédérale a correctement conclu qu’elle devait déterminer si le principe de la chose jugée, une règle de preuve de droit civil québécois, empêche la ministre, vu Hydro‑Québec 2018, de faire une demande d’autorisation à l’égard de la Demande 2019 : Hydro-Québec 2021 au para. 7.
[11] Le principe de la chose jugée est énoncé au premier alinéa de l’article 2848 du Code civil du Québec, R.L.R.Q. c. CCQ-1991 [C.c.Q.], lequel se lit :
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[12] Pour que s’applique le principe de la chose jugée, six conditions doivent être remplies. Trois de ces conditions sont relatives au jugement : « le tribunal doit avoir compétence, le jugement doit être définitif et il doit avoir été rendu en matière contentieuse »
: Roberge c. Bolduc, 1991 CanLII 83 (C.S.C.), [1991] 1 R.C.S. 374 [Roberge] à la p. 404. Les trois autres conditions sont relatives à l’action : il doit y avoir présence des trois identités énumérées à l’article 2848 C.c.Q., soit l’identité « de parties, d’objet et de cause »
: Roberge à la p. 409.
[13] Dans le cas présent, la Cour fédérale a déterminé que la décision Hydro-Québec 2018 satisfait aux trois conditions relatives au jugement et que les Demande 2017 et Demande 2019 présentent l’identité de parties, d’objet et de cause. De là, la Cour fédérale a conclu que la présomption absolue de la chose jugée mettait fin à la Demande 2019 : Hydro-Québec 2021 au para. 63.
C. La chose jugée ne s’applique pas au paragraphe 231.2(3)
[14] Or, le fait que les conditions d’application de la chose jugée puissent être satisfaites ne peut pallier au fait que la disposition en cause, de par son libellé et sa nature, ne permet pas l’application du principe de la chose jugée. C’est le constat qui s’impose au terme d’une interprétation du paragraphe 231.2(3) de la Loi appliquant le « principe moderne »
selon lequel il faut lire les termes d’une loi « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’[économie] de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 au para. 117; voir Stubart Investments Ltd. c. La Reine, 1984 CanLII 20 (C.S.C.), [1984] 1 R.C.S. 536 à la p. 578.
[15] En soi, le texte du paragraphe 231.2(3) ne permet pas de déterminer si une décision autorisant ou refusant la signification d’une demande péremptoire judiciarisée bénéficie de l’autorité de la chose jugée. Toutefois, les mots « […] peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser [une demande péremptoire] »
confèrent une discrétion et dénotent qu’il ne s’agit pas de la situation habituelle où le juge applique la Loi à la lumière des faits devant lui. Au surplus et tel qu’expliqué ci-après, le contexte du paragraphe 231.2(3), son objet et l’économie de la Loi apportent l’éclairage nécessaire permettant de conclure que le principe de la chose jugée ne s’applique pas aux décisions rendues en vertu de ce paragraphe.
[16] Le paragraphe 231.2(3) se trouve dans la partie XV de la Loi intitulée « Application et exécution »
dont la toute première disposition, le paragraphe 220(1), dispose que « [la] ministre assure l’application et l’exécution »
de la Loi. Les autres dispositions portent sur les divers aspects de l’application et l’exécution de la Loi. Certaines de ces dispositions imposent aux contribuables des obligations telles les obligations reliées à la tenue de livres. D’autres dispositions confèrent à la ministre les pouvoirs de vérification et d’enquête incluant le pouvoir de signifier des demandes péremptoires. Ces pouvoirs sont essentiels pour assurer l’intégrité du régime fiscal canadien, lequel repose sur l’autocotisation : R. c. Jarvis, 2002 CSC 73 au para. 51 citant R. c. McKinlay Transport Ltd., 1990 CanLII 137 (C.S.C), [1990] 1 R.C.S. 627 à la p. 648 [McKinlay].
[17] Les obligations des contribuables de respecter la Loi ne sont pas limitées à une seule opération ou année d’imposition. La Loi exige qu’ils déclarent correctement leur revenu, et ce, à chaque année d’imposition. De même, le paragraphe 220(1) de la Loi ne limite pas la tâche de la ministre d’assurer l’application et l’exécution de la Loi à une seule opération ou année d’imposition. Il s’agit plutôt d’une tâche continue et répétée. Dans ces circonstances, le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21 dispose que « [l]es pouvoirs conférés peuvent s’exercer, et les obligations imposées sont à exécuter, en tant que de besoin. »
: Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12, 1997 CanLII 399 (C.S.C.) aux para. 41 à 46.
[18] Ainsi, en vertu des pouvoirs généraux de vérification que lui confère l’article 231.1, la ministre peut demander le même type de renseignements à un contribuable à plus d’une reprise si cela est nécessaire. L’exemple classique est celui de la même information demandée pour une année subséquente ou pour une opération différente. Il y a aussi celui de la demande réitérée lorsque le contribuable n’a pas répondu à la première demande. De plus, dans certaines situations, la ministre fera une demande qui est fondamentalement la même qu’une demande précédente, mais avec l’ajustement ou les ajustements requis afin d’obtenir l’information ou les documents qu’elle cherche à obtenir. Par exemple, la ministre demande à un contribuable, qu’elle présume être un vendeur de livres, de lui communiquer les détails concernant ses ventes de livres des trois dernières années. Le contribuable répond qu’il n’a aucune information à remettre car il n’a vendu aucun livre. Si la ministre apprend subséquemment que le contribuable est plutôt un vendeur d’outils, elle fera la même demande que la précédente, mais en l’adaptant pour demander des détails concernant la vente d’outils. Dans tous ces exemples, personne n’argumenterait que le pouvoir de la ministre en vertu de l’article 231.1 était limité à une seule demande d’information.
[19] Une logique similaire prévaut pour les demandes péremptoires non judiciarisées : la ministre peut envoyer une demande péremptoire à plus d’une reprise lorsque nécessaire. À ce propos, la Cour suprême a souligné que l’objet du paragraphe 231.2(1) (alors le paragraphe 231(3) de la Loi) et de l’article 238 (selon lequel le défaut de se conformer à une demande péremptoire constitue une infraction punissable), considérés simultanément, « n’est pas de sanctionner une conduite criminelle mais d’imposer le respect de la Loi »
. Tel que l’explique la Cour suprême, « cet objet serait totalement mis en échec si l[a] ministre perdait son pouvoir en vertu du par. [231.2(1)] après une seule demande et l’imposition d’une amende au contribuable pour son défaut d’obtempérer »
puisque cela permettrait au contribuable, par le paiement d’une amende, de ne pas avoir à répondre à la demande péremptoire et, par le fait même, d’éviter des impôts : R. c. Grimwood, 1987 CanLII 14 (C.S.C.), [1987] 2 R.C.S. 755 à la p. 756.
[20] La situation ne devrait pas être différente dans le cas d’une demande péremptoire judiciarisée dont l’objet est aussi d’imposer le respect de la Loi. Cette judiciarisation n’affecte pas l’obligation continue de la ministre d’administrer la Loi et, par conséquent, d’exercer ses pouvoirs en tant que besoin tel que le lui permet le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation.
[21] Bien qu’elle ne s’exerce pas dans un contexte criminel, la demande péremptoire judiciarisée s’apparente à une demande à un juge pour l’obtention d’un mandat de perquisition, telles les demandes en vertu de l’article 231.3 de la Loi ou de l’article 487 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 : McKinlay à la p. 642. Ces articles sont reproduits en annexes A et B. Effectivement, tant la demande péremptoire judiciarisée que les demandes pour l’obtention d’un mandat de perquisition sont des demandes à un juge afin d’être autorisé à obtenir des renseignements. Or, il est bien établi que la décision d’un juge refusant de décerner un mandat de perquisition n’a pas autorité de chose jugée (ou de res judicata dans les provinces de common law) ni n’empêche-t-elle qu’un mandat soit subséquemment décerné si la demande subséquente est appuyée d’une preuve nouvelle et plus fiable ou d’une preuve plus détaillée : Kourtessis v. M.N.R., 1987 CarswellBC 191, 1987 CanLII 2603 (B.C.S.C.) au para. 60, confirmé en appel : Kourtessis v. Canada (Minister of National Revenue), 1989 CarswellBC 680, 1989 CanLII 237 (B.C.C.A.) à la p. 30 in fine, appel à la Cour suprême limité à la validité constitutionnelle de la législation accueilli : Kourtessis c. M.R.N., 1993 CanLII 137 (C.S.C.), [1993] 2 R.C.S. 53; Dobney Foundry Ltd. v. R. (No. 3), 11 C.P.R. (3d) 285, 1986 CanLII 1174 (B.C.C.A.) aux para. 8-9; R. v. Martin, 2008 CarswellOnt 2366, [2008] O.J. No. 1596 (Ont. S.C.J.) aux para. 15-17, 25; Hatzinicoloau v. Minister of National Revenue, 87 D.T.C. 5191 (O.N.S.C.), 1987 CarswellOnt 926 au para. 36; R. v. Wilder, 2001 BCSC 1567 au para. 100; Comtois c. R., 2017 QCCA 1376 au para. 22. Si le principe de la chose jugée ne s’applique pas à une demande de mandat de perquisition en matière criminelle où les attentes en matière de protection contre les saisies abusives sont les plus élevées, cela devrait être d’autant plus vrai à l’égard d’une demande d’autorisation pour l’émission d’une demande péremptoire.
[22] L’analyse ci-dessus mène à la conclusion que le principe de la chose jugée ne peut s’appliquer aux décisions rendues à l’égard des demandes d’autorisation judiciaire que la ministre présente en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi. Cela ne signifie pas pour autant que la ministre peut abuser de son droit de solliciter à plus d’une reprise une autorisation judiciaire à l’égard de la même demande péremptoire ou d’une demande similaire.
[23] Comme indiqué au paragraphe 15, les mots suivants du paragraphe 231.2(3) « peut, aux conditions qu’il estime indiquées, autoriser [la demande], s’il est convaincu »
confèrent au juge à qui une demande d’autorisation est présentée une discrétion laquelle protège les contribuables à l’encontre de l’utilisation abusive par la ministre de son pouvoir d’exiger des renseignements ou documents : Canada (Revenu national) c. Derakhshani, 2009 CAF 190 au para. 19; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance-vie RBC, 2013 CAF 50 au para. 23; Rona Inc. c. Canada (Revenu national), 2017 CAF 118 au para. 7; Roofmart au para. 56.
[24] Il s’ensuit que même si la ministre peut solliciter l’autorisation de signifier une demande péremptoire à plus d’une reprise, si elle abuse de cette discrétion en sollicitant la même demande sans explication satisfaisante ou preuve au soutien, ou si elle présente une demande déraisonnable, elle risque non seulement un refus d’autorisation, mais aussi une décision judiciaire selon laquelle elle abuse de sa discrétion: voir par exemple : Québec (Sous-ministre du Revenu) c. 6217125 Canada inc., 2007 QCCA 306 aux para. 27-32; Slaight Communications Inc. c. Davidson, 1989 CanLII 92 (C.S.C.), [1989] 1 R.C.S. 1038 à la p. 1076; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (C.S.C.), [1999] 2 R.C.S. 817 au para. 53.
[25] Enfin, je note que dans McKinlay, la Cour suprême a pris le soin d’écrire que « [l’]intérêt de l’État à contrôler le respect de la Loi doit être soupesé en fonction du droit des particuliers à la protection de leur vie privée »
: McKinlay à la p. 649. Quelques années plus tard, elle a ajouté qu’une certaine mesure de vie privée est associée aux documents commerciaux : 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), 1994 CanLII 89 (C.S.C.), [1994] 2 R.C.S. 339 à la p. 379. Ces enseignements prennent une importance accrue à l’heure où l’information abonde et est facilement transmissible, et où aucune institution, pas même l’Agence du revenu du Canada, n’est à l’abri d’actes de piratage informatique. La demande péremptoire est une saisie (McKinlay à la p. 642) et la protection contre les saisies abusives implique qu’on évite les violations à la vie privée plutôt que d’y remédier ex post facto : R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (C.S.C.), [1988] 2 R.C.S. 417 à la p. 430.
D. Conséquences sur la disposition de l’appel
[26] Il ressort des paragraphes précédents que lorsque la ministre présente de nouveau une demande d’autorisation de signifier une demande de renseignements concernant des personnes non désignées nommément, la Cour fédérale doit se demander si la demande de renseignements satisfait aux deux conditions du paragraphe 231.2(3) de la Loi et, si tel est le cas, exercer sa discrétion afin de déterminer si cette demande doit être autorisée ou non. En l’espèce, cet exercice n’a pas été effectué par la Cour fédérale étant donné la conclusion de chose jugée. Dès lors, la question devient celle de savoir si l’affaire devrait lui être renvoyée pour nouvelle décision.
[27] Tel que mentionné précédemment, la ministre demande plutôt à cette Cour de rendre la décision qui aurait dû être rendue en première instance : voir la partie IV du mémoire des faits et du droit de l’appelante. Un tel pouvoir est conféré à cette Cour : sous-alinéa 52b)(i) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7; voir Sandhu Singh Hamdard Trust c. Navsun Holdings Ltd., 2019 CAF 295 au para. 60; Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2003 CAF 234 au para. 90. Cependant, il serait inapproprié d’exercer ce pouvoir, car la Cour fédérale n’a pas effectué l’exercice que lui commande le paragraphe 231.2(3). Dans les circonstances, un renvoi à la Cour fédérale représente plus fidèlement la distinction entre le rôle dévolu respectivement aux tribunaux de première instance et aux juridictions d’appel. Il revient en effet à la Cour fédérale d’évaluer la preuve, tirer des conclusions de faits et exercer la discrétion prévue au paragraphe 231.2(3): Barendregt c. Grebliunas, 2022 CSC 22 au para. 40.
III. Dispositif proposé
[28] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale dans le dossier T-1329-19 (2021 CF 1438) et je retournerais le dossier à la Cour fédérale afin qu’elle procède à l’analyse de la demande de la ministre. Compte tenu du résultat partagé, chaque partie devrait assumer ses dépens.
« Nathalie Goyette »
j.c.a.
LE JUGE BOIVIN ET LE JUGE LEBLANC (motifs concordants)
[29] Nous avons lu les motifs de notre collègue. Nous sommes d’accord avec elle, tel qu’elle le formule au paragraphe 9 de ses motifs, que la principale question en litige en l’espèce est celle de savoir si le principe de la chose jugée s’applique à une décision rendue en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.) (la Loi). Comme elle, nous sommes d’avis que cette question doit recevoir une réponse négative et que conformément au sous-alinéa 52b)(iii) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, c. F-7, la réparation appropriée, dans les circonstances, est de renvoyer l’affaire au juge de la Cour fédérale afin qu’elle procède à l’analyse requise par le paragraphe 231.2(3) de la Loi, ce qu’elle n’a pas fait dans son jugement.
[30] Toutefois, nous avons certaines réserves quant à l’analyse qui sous-tend les conclusions de notre collègue. Notamment, nous nous dissocions de la façon dont elle établit, au paragraphe 21 de ses motifs, un parallèle entre l’article 487 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 et le paragraphe 231.2(3) de la Loi. Également, après avoir conclu, au paragraphe 22 de ses motifs, que le principe de la chose jugée ne peut s’appliquer aux décisions rendues à l’égard des demandes d’autorisation judiciaire que la ministre présente en vertu du paragraphe 231.2(3) de la Loi, il n’était ni nécessaire, ni utile, à notre avis, puisque l’affaire est retournée au juge de la Cour fédérale, de traiter de la discrétion résiduaire dont dispose la Cour fédérale aux termes de cette disposition.
[31] Selon nous, il aurait été amplement suffisant de simplement en rappeler l’existence tout en spécifiant par ailleurs, comme l’a fait notre Cour dans Roofmart Ontario Inc. c. Canada (Revenu national), 2020 CAF 85 (Roofmart), que ce pouvoir résiduaire « ne constitue pas un moyen par lequel les choix politiques du législateur, comme énoncé [au paragraphe 231.2(3)], peuvent être réexaminés »
(Roofmart au para. 56). Nous nous dissocions donc aussi des paragraphes 23, 24 et 25 des motifs de notre collègue.
« Richard Boivin »
j.c.a.
j.c.a.
ANNEXE A
Extraits de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.)
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ANNEXE B
Extraits du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-21-22 |
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INTITULÉ :
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LA MINISTRE DU REVENU NATIONAL c. HYDRO-QUÉBEC |
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Montréal (Québec) |
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 8 mars 2023 |
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE GOYETTE |
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MOTIFS CONCORDANTS :
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LE JUGE BOIVIN LE JUGE LEBLANC |
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DATE DES MOTIFS :
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LE 27 juillet 2023 |
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COMPARUTIONS :
Martin Lamoureux Raphaëlle Jacques |
Pour l'appelante |
William Moran |
Pour l'intimée |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Shalene Curtis-Micallef Sous-procureure générale du Canada |
Pour l'appelante |
Hydro-Québec – Affaires juridiques Montréal, Québec |
Pour l'intimée |