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Date : 20190424


Dossier : A-154-19

Référence : 2019 CAF 100

Présent : LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

JAMIE BOULACHANIS

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario) par conférence téléphonique le 23 avril 2019.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 24 avril 2019.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE PELLETIER

 


Date : 20190424


Dossier : A-154-19

Référence : 2019 CAF 100

Présent : LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

JAMIE BOULACHANIS

intimée

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE PELLETIER

[1] Il s’agit d’une requête visant le sursis d’une injonction interlocutoire mandatoire rendue par la Cour fédérale (répertoriée 2019 CF 456) à la demande de Mme Jamie Boulachanis, une détenue à l’Établissement de Donnacona. Mme Boulachanis est une personne transgenre qui exprime son identité de genre féminine depuis récemment. Elle se retrouve à l’Établissement de Donnacona, établissement carcéral pour hommes, parce qu’en décembre 2016, elle a été trouvée coupable de meurtre au premier degré et condamnée à l’emprisonnement à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Au moment de sa condamnation, elle n’avait pas communiqué ses troubles d’identité de genre aux autorités carcérales fédérales. Ce n’est qu’à la suite de sa condamnation que Mme Boulachanis a divulgué ses troubles d’identité de genre à une psychologue du Service correctionnel du Canada (le Service). En août 2018, un psychiatre lui a donné un diagnostic de dysphorie sexuelle. Mme Boulachanis a débuté l’hormonothérapie en janvier 2019. Avant même d’avoir commencé l’hormonothérapie, Mme Boulachanis avait fait une demande de transfert à un établissement pour femmes, l’Établissement Joliette, demande qui a été refusée.

[2] Toujours en janvier 2019, Mme Boulachanis présente une demande de contrôle judiciaire du refus de sa demande de transfert à l’Établissement Joliette, un établissement carcéral pour femmes. Le Service refuse cette demande au motif que la direction de l’Établissement Joliette est d’avis qu’elle n’est pas en mesure de gérer le risque d’évasion et le risque pour la sécurité publique que pose Mme Boulachanis.

[3] C’est à la suite de son placement en isolement préventif en raison de menaces à sa sécurité que Mme Boulachanis présente une demande d’injonction interlocutoire mandatoire visant son transfert à un établissement pour femmes.

[4] Il importe de préciser que la seule preuve déposée au soutien de Mme Boulachanis est l’affidavit comprenant sept paragraphes dont l’auteure est son avocate. Les paragraphes pertinents de cet affidavit sont les suivants :

4- Le 4 avril 2019, la demanderesse m’a avisé par téléphone de son placement involontaire en isolement préventif en raison du risque que son maintien parmi les autre[s] détenus mette en danger sa sécurité;

5- Le 4 avril 2019, la demanderesse m’a verbalisé son sentiment d’impuissance et de désespoir;

6- Le 4 avril 2019, la demanderesse m’a verbalisé sa détresse psychologique;

[5] Les affidavits déposés par le Procureur général du Canada ont complété le dossier de sorte que la Cour fédérale était en mesure de se prononcer sur le fond de la requête.

[6] La Cour fédérale s’est penchée sur le critère à trois volets applicables aux demandes d’injonction interlocutoire mandatoire que la Cour suprême du Canada a récemment réitéré dans l’arrêt R. c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 au paragraphe 18, [2018] 1 R.C.S. 196 (Radio-Canada). Ce critère est sensiblement le même que celui qui doit être rempli dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire sauf qu’un seuil plus élevé doit être satisfait à la première étape. La demanderesse doit en effet démontrer qu’il existe une forte apparence de droit qu’elle obtiendra gain de cause au procès, et pas simplement l’existence d’une question sérieuse à juger. Les deux autres étapes demeurent les mêmes. La demanderesse doit démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie. Au troisième volet, la demanderesse doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

[7] La demande de contrôle judiciaire de Mme Boulachanis est fondée sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6, et non sur la Charte canadienne des droits et libertés.

[8] La Cour fédérale s’est penchée d’abord sur la question de savoir s’il y avait discrimination. Elle en est venue à la conclusion que Mme Boulachanis est victime de discrimination à première vue « en raison de son identité ou expression de genre, étant donné qu’on lui a refusé un transfert dans un établissement pour femmes, malgré le fait que cela corresponde à son identité et à son expression de genre actuelles et à la mention de son sexe qui figure maintenant à son acte de naissance » : Motifs de la Cour fédérale (Motifs), au paragraphe 36.

[9] La Cour a ensuite examiné la question de la justification de la discrimination, comme le prévoit l’alinéa 15(1)g) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cette disposition reconnaît qu’une distinction ne constitue pas un acte discriminatoire lorsqu’elle est appuyée par un « motif justifiable ». Le paragraphe 15(2) de cette loi précise qu’un motif est justifiable si « les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité ».

[10] La Cour fédérale a reconnu que le transfert de Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes obligerait le Service à prendre des mesures particulières pour gérer le risque que celle-ci présente, mais la preuve au dossier ne l’a pas convaincue que ces mesures « causeraient des difficultés excessives ou imposeraient des coûts exorbitants » : Motifs, au paragraphe 52.

[11] Quant au préjudice irréparable, la Cour fédérale a constaté que ce préjudice découlait de deux sources, soit les menaces dont Mme Boulachanis faisait l’objet et le fait qu’on lui ait imposé l’isolement préventif en raison de ces menaces. La Cour a noté que le sérieux des menaces à l’encontre de Mme Boulachanis était confirmé par le fait que le Service a cru bon de lui imposer l’isolement préventif pour assurer sa sécurité. Quant au fait que Mme Boulachanis subissait l’isolement préventif, la Cour fédérale était d’avis que « le maintien de Mme Boulachanis en isolement préventif constitue une forme de préjudice irréparable qui peut étayer une demande d’injonction interlocutoire […] » : Motifs, au paragraphe 66.

[12] En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, la Cour s’est dite « sensible aux préoccupations en matière de sécurité, qui sont au cœur de la [Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition] (voir l’article 3.1 de cette loi) […] » : Motifs, au paragraphe 71. Mais elle était d’avis que :

[…] même si le transfert de Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes entraînera des inconvénients pour le Service, je suis d’avis que ces inconvénients ne sont pas suffisamment importants pour contrebalancer le préjudice que subit Mme Boulachanis en raison de la situation actuelle.

Motifs, au paragraphe 73.

[13] En conséquence, la Cour fédérale a ordonné que le Service transfère Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes.

[14] Cette décision a été portée en appel devant cette Cour et une requête visant un sursis interlocutoire a été déposée en même temps.

[15] Le critère à trois volets énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117 (CSC), s’applique en l’instance. Comme il a été noté ci-dessus, le critère est sensiblement le même que celui énoncé dans l’arrêt Radio-Canada sauf pour le premier volet du critère.

[16] Le Procureur général allègue huit erreurs dans les motifs de la Cour fédérale et fait valoir que chaque erreur alléguée soulève une question sérieuse à juger. Mme Boulachanis, pour sa part, fait valoir qu’aucune des erreurs soulevées par le Procureur général ne constitue une question sérieuse, compte tenu de la déférence que cette Cour doit aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de fait et de droit du juge de première instance. Elle soutient que l’appel est voué à l’échec : Mémoire des faits et du droit de l’intimée, au paragraphe 11.

[17] Or, comme il a été expliqué lors de l’audience, lorsque notre Cour se prononce sur le bien-fondé de l’appel, elle applique la norme de l’erreur manifeste et dominante quant aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit. Cependant, le juge qui traite la demande de sursis interlocutoire doit simplement décider si le Procureur général a soulevé une question non frivole et non vexatoire et n’a pas à se pencher sur la décision ultime quant à cette question.

[18] Malgré le nombre d’erreurs alléguées par le Procureur général, il suffit de déceler une seule question sérieuse à juger pour remplir ce volet du critère. Or, il appert que la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle Mme Boulachanis subit un préjudice irréparable du fait qu’elle soit placée en isolement préventif pose une question sérieuse à juger.

[19] Le Procureur général allègue que la Cour fédérale a commis une erreur en considérant comme des faits les conclusions de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Canadian Civil Liberties Association v. Canada, 2019 ONCA 243 (Canadian Civil Liberties). Ces conclusions sont fondées sur la preuve d’experts présentée dans ce dossier alors qu’il n’y a aucune preuve d’expert dans le dossier de Mme Boulachanis.

[20] Au paragraphe 62 de ses motifs, la Cour fédérale conclut que l’isolement préventif est source de préjudice en soi. Au paragraphe 63, elle fait état des conclusions de fait du juge de première instance dans l’affaire Canadian Civil Liberties quant aux effets de l’isolement préventif :

The application judge made findings that administrative segregation:

  • amounts to a significant deprivation of liberty – it places the inmate in a prison located within the prison;

  • imposes a psychological stress capable of producing serious permanent observable negative mental health effects;

  • is harmful;

  • causes sensory deprivation and has harmful effects as early as 48 hours after admission;

  • can alter brain activity and result in symptoms within seven days; and

  • poses a serious risk of negative psychological effects when prolonged and is offside responsible medical opinion.

[21] La conclusion de la Cour fédérale se lit au paragraphe 66 de ses motifs :

En somme, il est indéniable que l’isolement préventif a des effets psychologiques négatifs importants et rapides. Je suis d’avis que le maintien de Mme Boulachanis en isolement préventif constitue une forme de préjudice irréparable qui peut étayer une demande d’injonction interlocutoire, pourvu, évidemment, que les autres critères soient satisfaits.

[22] Comme il a été noté auparavant, la seule preuve déposée à l’appui de la demande de Mme Boulachanis est l’affidavit de son avocate qui fait état des sentiments d’impuissance et de désespoir de Mme Boulachanis le jour même où elle a été mise en isolement préventif. En plus, l’affidavit rapporte que celle-ci a verbalisé sa détresse psychologique. Il n’y a aucune preuve au dossier quant aux conditions dans lesquelles Mme Boulachanis est détenue en isolement préventif. Qui plus est, il n’y a aucune preuve au dossier quant aux effets de l’isolement préventif.

[23] Le dossier du Procureur général fait état du fait que Mme Boulachanis a « verbalisé » au personnel de l’Établissement de Donnacona qu’elle voulait s’enlever la vie « si jamais un transfert survenait pour elle vers un autre établissement ». Bien que cette déclaration ambiguë ne puisse être ignorée, elle ne semble pas porter sur l’isolement préventif, mais plutôt sur un transfert à un autre établissement.

[24] La question de savoir si la Cour fédérale était en mesure de conclure à un préjudice irréparable pour Mme Boulachanis à partir des quelques renseignements au dossier est une question sérieuse à juger. Le premier volet est donc rempli.

[25] Le deuxième volet est celui de démontrer qu’il y aura un préjudice irréparable si la demande de sursis n’est pas accordée. Le Procureur général allègue qu’il y a préjudice irréparable à l’intérêt public lorsqu’un organisme public est empêché d’exercer les pouvoirs que la loi lui confère. L’article 3.1 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, prévoit que « La protection de la société est le critère prépondérant appliqué par le Service dans le cadre du processus correctionnel ».

[26] La preuve au dossier démontre que le Service n’est pas en mesure de gérer le risque d’évasion posé par Mme Boulachanis si celle-ci est transférée dans un établissement pour femmes. Ceci découle du fait que Mme Boulachanis pose un risque d’évasion élevé en raison de plusieurs facteurs, notamment :

  • son évasion d’un fourgon cellulaire dans lequel elle était seule et la découverte par la suite de deux morceaux de scie dans la cellule du fourgon où elle était seule;

  • le fait que celle-ci a remis aux autorités le lendemain de son évasion, à la suite d’une fouille au détecteur de métal, quatre lames de scie, trois clés de menottes et un fragment de tournevis cachés dans ses cavités corporelles;

  • le fait que lors d’une inspection de sa cellule dans un centre de détention provincial, les agents ont découvert que le cadrage de la fenêtre manquait. En plus, les agents ont trouvé des cordes tressées faites de draps et de poches de lit, des menottes artisanales, plusieurs barres de métal et des outils;

  • Mme Boulachanis a vécu en cavale pendant une période de 14 ans durant laquelle elle a su se procurer de fausses identités.

[27] Il est important de retenir qu’un établissement pour femmes à sécurité maximale correspond à un établissement pour hommes à sécurité moyenne. Or, selon l’évaluation du Service, les risques d’évasion et les risques pour la sécurité du public posés par Mme Boulachanis ne peuvent être gérés que dans un établissement à sécurité maximale.

[28] Mme Boulachanis fait valoir que le Procureur général n’a pas le monopole sur l’intérêt public et que le risque d’évasion et le risque pour la sécurité du public sont hypothétiques. À la lumière de la preuve au dossier, on ne peut dire que le risque d’évasion de Mme Boulachanis est hypothétique. Il est vrai que, dans un sens, ce risque est hypothétique jusqu’à ce qu’il se concrétise. Mais dans un sens pratique, le parcours de Mme Boulachanis est tel que le risque est réel et non hypothétique.

[29] Le deuxième volet du critère est satisfait.

[30] Le troisième volet est celui de la prépondérance des inconvénients. L’avocate de Mme Boulachanis porte à l’attention de la Cour le discours suicidaire de sa cliente. Bien que ces paroles soient un indice important, le Service les a prises au sérieux et a mis en place son protocole de surveillance accrue en cas de possibilité de suicide.

[31] En fin de compte, la question n’est pas de savoir si les intérêts personnels de Mme Boulachanis doivent être sacrifiés aux impératifs institutionnels du Service. Il est certain que Mme Boulachanis a des besoins et des intérêts qui sont les siens. La Cour fédérale a reconnu que le Service « a déployé des efforts sincères et importants afin d’accommoder Mme Boulachanis en ce qui a trait à des questions comme l’utilisation de pronoms, les fouilles, les douches et l’habillement » : Motifs, au paragraphe 21. Au surplus, le Service a avancé un certain nombre de propositions afin d’accommoder plus amplement les préoccupations de Mme Boulachanis, mais elle ne les a pas acceptées. Mme Boulachanis a, pour sa part, proposé certaines possibilités au Service, mais ces propositions n’ont pas été jugées raisonnables : Dossier de requête, aux pages 201-202, paragraphes 24-29. Tout cela pour dire que le Service est conscient de ses responsabilités et fait des efforts importants pour s’en acquitter. Le Service ne s’obstine pas à refuser la demande d’accommodement de Mme Boulachanis sans tenter d’arriver à une solution qui satisfait à ses besoins tout en respectant ses responsabilités d’ordre public. À ce stade, la balance des inconvénients favorise le Procureur général.

[32] La requête visant un sursis interlocutoire de la décision de la Cour fédérale rendue le 15 avril 2019 est accueillie sans frais. Il y aura sursis de l’ordonnance de la Cour fédérale jusqu’à ce que soit rendu le jugement final de la Cour fédérale sur la demande de contrôle judiciaire déposée par Mme Boulachanis.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-154-19

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JAMIE BOULACHANIS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 avril 2019

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE PELLETIER

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 AVRIL 2019

 

 

COMPARUTIONS :

Dominique Guimond

Guillaume Bigaouette

 

Pour l’appelant

 

Alexandra Paquette

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Surprenant Magloé, Avocats

Montréal (Québec)

Pour l’intimée

 

 

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