Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230526


Dossier : A-121-21

Référence : 2023 CAF 115

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE MACTAVISH

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

DTECHS EPM LTD.

appelante

et

BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY et AWESENSE WIRELESS INC.

intimées

Audience tenue à Calgary (Alberta), le 27 octobre 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 26 mai 2023.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MACTAVISH

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20230526


Dossier : A-121-21

Référence : 2023 CAF 115

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE MACTAVISH

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

DTECHS EPM LTD.

appelante

et

BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY et AWESENSE WIRELESS INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1] Notre Cour est saisie d’un appel d’un jugement rendu par la Cour fédérale (motifs du juge Fothergill), qui a rejeté l’action en contrefaçon du brevet canadien no 2 549 087 (le brevet 087) intentée par dTechs EPM Ltd. (dTechs) contre les intimées British Columbia Hydro and Power Authority (BC Hydro) et Awesense Wireless Inc. (Awesense). La Cour fédérale a également déclaré que les revendications en litige étaient invalides pour cause d’antériorité et d’évidence.

[2] La présente affaire est quelque peu inhabituelle, en ce que l’appelante contestait au départ la presque totalité des conclusions de la Cour fédérale relativement à l’interprétation du brevet 087 et à la validité des revendications, ainsi que ses conclusions quant à l’absence de contrefaçon. L’appelante a toutefois modifié sa thèse depuis le dépôt initial de l’avis d’appel, au vu de nouveaux éléments de preuve qui ont été obtenus lors de la taxation des dépens de BC Hydro (entente de travail et factures de l’expert) et dont le juge de notre Cour saisi de la requête a autorisé le dépôt. L’appelante a également obtenu l’autorisation de modifier son avis d’appel afin d’y ajouter l’argument que la Cour fédérale a commis une erreur en admettant la preuve de l’expert de BC Hydro ou en y accordant de la valeur.

[3] De fait, dans son mémoire des faits et du droit et devant notre Cour, l’appelante a abandonné tous les autres motifs d’appel qui étaient énoncés dans son avis d’appel modifié. Sa thèse repose désormais entièrement sur l’allégation selon laquelle la Cour fédérale aurait dû exclure les éléments de preuve de l’expert de BC Hydro ou ne leur accorder aucune valeur, car cette preuve n’était pas celle d’un expert indépendant. L’appelante prétend que, si ces éléments de preuve avaient été rejetés, elle aurait eu gain de cause au procès. Pour ce motif, elle demande à notre Cour de rendre un jugement accueillant l’action en contrefaçon et déclarant que les revendications invoquées sont valides ou, à titre subsidiaire, de rendre une ordonnance enjoignant la tenue d’un nouveau procès assujetti à de rigoureuses conditions, à savoir qu’il soit interdit aux parties de présenter de nouvelles preuves d’expert. Dans les deux cas, l’appelante demande les dépens pour la procédure en première instance, ainsi que ceux liés au présent appel.

[4] Dès le début de l’audience, l’avocat de l’appelante a reconnu très clairement que le rôle de notre formation se limitait à l’examen des deux questions suivantes :

  • a)Les nouveaux éléments de preuve (c’est-à-dire l’entente de travail et les factures de l’expert de BC Hydro) ont-ils une valeur probante suffisante pour étayer la thèse de l’appelante que la preuve de l’expert de BC Hydro était inadmissible ou que la Cour n’aurait dû y accorder aucune valeur?

  • b)Le cas échéant, au vu des autres éléments de preuve présentés au procès, une telle conclusion aurait-elle pu amener la Cour fédérale à accueillir l’action en contrefaçon et à rejeter la défense et les demandes reconventionnelles fondées sur l’invalidité?

[5] Il a également été convenu, s’agissant de la deuxième question, que notre Cour devait prendre en compte les conclusions de droit et de fait de la Cour fédérale sur lesquelles la preuve de l’expert de BC Hydro n’avait pas d’incidence, car ces conclusions n’étaient plus contestées en soi dans le présent appel. De toute évidence, il s’ensuit qu’il ne faut pas que les présents motifs confirment ces conclusions, puisque ce n’est pas notre tâche dans le présent appel.

[6] Après l’audience, l’appelante a semblé changer d’idée quant au rôle de notre Cour dans le présent appel, et elle déclare maintenant que ce rôle est limité par l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada R. c. Stolar, [1988] 1 R.C.S. 480 (Stolar), ainsi que par l’ordonnance prononcée en l’espèce par le juge saisi de la requête. J’examine cet argument aux paragraphes 20 à 31 des présents motifs.

[7] En dernière analyse, il s’agit dans la présente affaire d’appliquer des principes connus à un ensemble très inhabituel de faits. Cela montre à quel point notre Cour doit faire attention lorsqu’elle examine une requête en autorisation de présenter de nouveaux éléments de preuve, afin qu’il n’y ait aucun malentendu quant à l’incidence que pourrait avoir l’ordonnance rendue par le juge des requêtes qui accorderait une telle autorisation. Cela fait aussi ressortir l’importance pour les avocats dans les affaires de brevets d’examiner et d’évaluer méticuleusement l’admissibilité d’un rapport d’expert avant que cette preuve ne soit admise au procès ou, à tout le moins, avant la fin du témoignage de cet expert.

[8] Il est également important de signaler dès maintenant que la décision de dTechs de renoncer à ses autres motifs d’appel a une incidence directe sur ses chances d’obtenir gain de cause contre Awesense. À la fin du procès, les réclamations de l’appelante contre cette intimée étaient fondées uniquement sur des allégations de contrefaçon indirecte par incitation ou dessein commun. Vu les conclusions précises tirées par la Cour fédérale aux paragraphes 176 à 179 de sa décision (la décision de la CF), les nouveaux éléments de preuve ne peuvent avoir absolument aucune incidence sur la responsabilité de cette intimée ou défenderesse. En conséquence, l’appel relatif à l’action en contrefaçon engagée contre Awesense devrait être rejeté.

[9] Comme je l’explique dans les présents motifs, je rejetterais également l’appel concernant l’action en contrefaçon contre BC Hydro. J’accueillerais toutefois l’appel concernant la déclaration d’invalidité formulée dans les demandes reconventionnelles à l’égard de la revendication dépendante 4, puisque les nouveaux éléments de preuve pourraient avoir une incidence sur les conclusions de la Cour fédérale sur cette revendication. Si BC Hydro décide de donner suite à sa demande reconventionnelle relativement à la revendication dépendante 4 sur le fondement de l’antériorité ou de l’évidence ou sur tout autre fondement sur lequel la Cour fédérale n’a pas jugé nécessaire de se prononcer, elle devra le faire au moyen d’un nouveau procès devant le même juge. De plus, comme les nouveaux éléments de preuve ne permettent de tirer aucune conclusion si ce n’est que M. Shepherd n’a pas lui-même rédigé la version préliminaire de ses rapports, il appartiendra à la Cour fédérale de déterminer dans quelle mesure ces nouveaux éléments auront une incidence sur la valeur qu’il convient d’accorder, s’il y a lieu, à la preuve de M. Shepherd dans l’analyse des questions qui devront être réexaminées.

[10] La Cour fédérale n’a pas adjugé de dépens dans le jugement dont nous sommes saisis, ceux-ci ayant fait l’objet d’une ordonnance distincte. De fait, dans une ordonnance rendue le 22 avril 2021 par le juge Fothergill (2021 CF 357), des dépens ont été adjugés et des directives ont été données quant à la manière dont ils seraient taxés. La taxation des dépens a été effectuée en fonction de divers facteurs, notamment de l’application de l’article 420 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). La taxation des dépens définitifs a été établie par un officier taxateur dans une ordonnance confidentielle datée du 11 mai 2022. Aucune de ces ordonnances n’a été portée en appel. Dans les circonstances, je ne vois pas sur quels fondements notre Cour pourrait examiner la question des dépens adjugés par la Cour fédérale.

I. Contexte

[11] Le brevet 087 est intitulé « Système de contrôle de profil électrique pour détecter une consommation anormale » et concerne de façon générale [traduction] « la surveillance de l’utilisation des services publics, tels que l’électricité, pour détecter les divergences par rapport aux modèles normaux de consommation des services publics et, plus précisément, un système de détection de modèles indicatifs de vol de services publics d’électricité, comme dans la culture de marijuana en intérieur ». Toutes les revendications portent sur des procédés et aucune ne concerne un appareil. L’appelante est le titulaire du brevet 087 qui a été délivré le 20 janvier 2009. La demande de brevet de l’appelante a été publiée le 10 août 2007. M. Morrison, un ancien sergent du service de police de Calgary, est l’inventeur inscrit dans cette demande. Il est le fondateur de dTechs, une entreprise qu’il a constituée en société le 24 mai 2006. La manière dont il en est venu à créer son invention est décrite aux paragraphes 90 à 100 de la décision de la CF.

[12] BC Hydro est une société d’État et un service public d’électricité et Awesense est une jeune entreprise qui fournissait à BC Hydro des ampèremètres et des compteurs d’énergie sans fil que BC Hydro utilisait sur la ligne d’alimentation primaire avec le logiciel de soutien. Ainsi qu’il a été mentionné, l’appelante soutenait à la fin du procès que, même si Awesense n’exécutait aucune des étapes comprises dans les procédés décrits dans le brevet 087, elle est responsable d’avoir incité ou amené ses clients à contrefaire le brevet 087. L’appelante a aussi fait valoir qu’Awesense est responsable par application du principe du dessein commun.

[13] Chaque partie s’est fondée sur la preuve des experts suivants : i) l’expert de dTechs était M. LaPlace; ii) l’expert de BC Hydro était M. Shepherd et iii) l’expert d’Awesense était M. Bennett. Ces experts se sont prononcés sur des questions liées à l’interprétation des revendications en litige, notamment sur la définition de la personne moyennement versée dans l’art à qui s’adresse le brevet, sur les connaissances générales courantes pertinentes, ainsi que sur la contrefaçon. Seuls M. Shepherd et M. LaPlace ont présenté des éléments de preuve sur des questions liées à la validité des revendications.

[14] L’admissibilité des rapports de ces experts n’a jamais été mise en doute avant que la Cour fédérale ne rende sa décision. En fait, les rapports des trois experts ont été déposés sur consentement et chacun d’eux s’est vu reconnaître la qualité d’expert pouvant se prononcer sur les questions qui y étaient examinées.

[15] Cependant, comme l’a mentionné la Cour fédérale, chaque partie a formulé des critiques au sujet des qualifications des témoins experts ou de la preuve qu’ils ont présentée en l’espèce, et ce, dans le but d’affaiblir la valoir qui devrait être accordée à leurs témoignages. La Cour a conclu que, bien que certaines critiques fussent fondées, aucune n’était suffisante pour compromettre l’intégralité de la preuve d’un de ces témoins. Au paragraphe 89 de sa décision, la Cour fédérale a indiqué qu’elle expliquait dans les paragraphes subséquents les motifs pour lesquels elle avait accordé plus de valeur à la preuve de certains témoins plutôt qu’à celle d’autres témoins.

[16] La Cour fédérale a conclu que ni BC Hydro ni Awesense, que ce soit individuellement ou collectivement, n’avait contrefait les revendications du brevet 087. Elle a jugé qu’aucun élément de preuve ne montrait que BC Hydro établissait des comparaisons entre la consommation mesurée à l’aide de compteurs sur la ligne d’alimentation primaire et des modèles de consommation connus, c’est-à-dire à des modèles de consommation antérieurs ou prévus, qui est l’un des éléments essentiels des revendications indépendantes 1 et 21 (décision de la CF, aux paras. 174 et 175). Elle a également conclu qu’Awesense i) n’avait pas contrefait les revendications, car elle n’avait exécuté aucune des étapes des procédés décrits dans le brevet 087, ii) qu’elle n’avait exercé aucun contrôle sur la manière dont BC Hydro avait utilisé son logiciel et iii) que rien n’indiquait qu’Awesense ait incité BC Hydro à contrefaire les revendications invoquées ni n’appuyait une allégation de contrefaçon par dessein commun (décision de la CF, aux paras. 177 à 179).

[17] La Cour fédérale a conclu que l’utilisation antérieure par BC Hydro, qui avait été établie par les témoignages de témoins profanes, aurait contrefait le brevet 087 (décision de la CF, aux paras. 186 à 203). Elle a toutefois conclu que cette utilisation était antérieure à toutes les revendications qui étaient encore en litige à la fin du procès, à l’exception des revendications dépendantes 4 et 22. La Cour a également jugé que deux publications, appelées document OLO et document De, étaient antérieures à la plupart des revendications. Cependant, seul le document De a été jugé antérieur à la revendication 4. Enfin, la Cour fédérale a conclu que toutes les revendications étaient évidentes.

[18] À ce stade, il est inutile de parler davantage de la décision de la CF, qui compte plus de 80 pages. Je renverrai aux parties les plus pertinentes de cette décision dans mon analyse. Il faut toutefois mentionner que l’interprétation qu’a faite la Cour fédérale de l’expression « modèles de consommation connus », qui est l’un des éléments essentiels de toutes les revendications en litige, a joué un rôle pivot dans les conclusions de la Cour fédérale. De fait, cette interprétation est ce qui a finalement amené la Cour fédérale à conclure que BC Hydro n’avait pas contrefait le brevet 087.

II. Revendications

[19] Toutes les revendications qui étaient initialement en litige sont reproduites aux paragraphes 47 à 71 de la décision de la CF. Pour faciliter la compréhension des présents motifs, il me suffit de reproduire ci-après les revendications 1, 4 et 22 du brevet 087 :

[traduction]
1. Procédé de détection de modèles de consommation électrique atypiques comprenant :

fournir un compteur pour détecter la consommation d’électricité d’un service public;

connecter le compteur à une ligne d’alimentation primaire, la ligne d’alimentation primaire fournissant de l’électricité à une pluralité de transformateurs, chaque transformateur alimentant une pluralité de structures en électricité, le compteur ayant une résolution permettant de détecter une variation par rapport aux modèles de consommation connus;

surveiller la ligne d’alimentation primaire à des intervalles de temps prédéterminés pour la consommation d’électricité;

collecter des données pour déterminer des mesures indicatives de modèles de consommation;

comparer les modèles de consommation à des modèles de consommation connus pour identifier des modèles de consommation suspects;

lorsqu’un modèle de consommation suspect est identifié, notifier le service public du modèle de consommation suspect identifié dans la ligne d’alimentation primaire, le service public surveillant ensuite les caractéristiques de la pluralité de transformateurs pour identifier un transformateur suspect;

soumettre à un essai en charge au moins l’une d’une pluralité de lignes secondaires du transformateur suspect à chacune de la pluralité de structures pour identifier une structure suspecte.

4. Procédé selon la revendication 1, 2 ou 3 ayant en outre un compteur intelligent connecté à des lignes secondaires à chaque structure pour déterminer la consommation à chacune des structures, le procédé comprenant en outre :

comparer l’alimentation électrique de la ligne d’alimentation primaire à une somme des consommations de toutes les lignes secondaires pour rapprocher la consommation avec l’alimentation.

22. Procédé selon la revendication 21, dans lequel les caractéristiques de surveillance de la pluralité de transformateurs comprennent en outre :

notifier à un organisme de surveillance le modèle de consommation suspect dans la ligne d’alimentation primaire, l’organisme de surveillance surveillant ensuite les caractéristiques de la pluralité de transformateurs.

[Non souligné dans l’original.]

III. Requête visant la modification de l’avis d’appel et le dépôt de nouveaux éléments de preuve

[20] L’appelante a déposé une requête écrite demandant que soit rendue une ordonnance admettant en preuve dans le présent appel l’entente de travail et des factures de l’expert de BC Hydro, en vue de montrer que cet expert n’était pas indépendant; elle demandait également que l’avis d’appel soit modifié pour y ajouter le motif que la Cour fédérale a commis une erreur en admettant la preuve de M. Shepherd ou en y accordant quelque valeur. Elle a demandé que ce soit la formation qui entendrait l’appel sur le fond qui se prononce sur l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve, en tenant compte de tous les éléments de preuve présentés au procès et de l’ensemble des arguments sur le bien-fondé du motif d’appel. BC Hydro s’est opposée à la requête de l’appelante et a fait valoir qu’un juge devrait statuer sur cette requête avant l’audience, car cela déterminerait la portée des questions en litige et des motifs d’appel qu’il faudrait examiner. Selon l’intimée, rien ne justifiait qu’il soit statué sur cette requête autrement que sur la base des prétentions écrites, conformément à l’article 369.2 des Règles. Selon l’appelante, faire droit à la demande de BC Hydro de rejeter la requête sur une base interlocutoire aurait mis fin à l’appel, car il s’agissait du seul motif toujours invoqué dans le mémoire des faits et du droit de l’appelante. dTechs n’a jamais fait valoir que la formation qui entendrait l’appel sur le fond serait liée par la décision du juge des requêtes, comme elle l’a fait valoir dans les observations qu’elle a présentées après l’audience sur le fondement de l’arrêt Stolar.

[21] Le juge saisi de la requête semble avoir tenté de plaire à toutes les parties en autorisant immédiatement l’appelante à invoquer ce nouveau motif d’appel. Pour ce faire, il devait conclure que l’appel interjeté pour ce nouveau motif n’était pas voué à l’échec. Il ne pouvait en arriver à cette conclusion que si les nouveaux éléments de preuve sur lesquels l’appelante voulait se fonder étaient admis pour être examinés par la formation devant entendre l’appel sur le fond. Cependant, le juge saisi de la requête semble avoir eu certaines difficultés avec la deuxième question en litige, à savoir s’il pouvait admettre la preuve au vu du dossier dont il disposait, notamment parce que le dossier d’appel n’avait pas encore été déposé et qu’Awesense avait fait valoir que la preuve de son propre expert, M. Bennett, devrait être prise en compte même si la preuve d’expert de M. Shepherd était exclue ou qu’aucune valeur n’y était accordée.

[22] Il convient de rappeler à ce stade que le quatrième volet du critère devant servir à déterminer si de nouveaux éléments de preuve peuvent être admis en appel, qui est énoncé à la page 775 de l’arrêt Palmer c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 759 (Palmer), consiste à déterminer, lorsque les éléments de preuve satisfont aux trois premiers volets du critère, si ces éléments de preuve, « avec les autres éléments de preuve produits au procès », auraient pu influer sur le résultat [non souligné dans l’original].

[23] Par conséquent, même si le juge saisi de la requête pensait tentait d’appliquer le critère défini dans l’arrêt Palmer, il a fait ce que les juges des requêtes de notre Cour font habituellement lorsqu’ils ont à statuer sur de telles requêtes. Même s’il aurait pu l’énoncer plus clairement, il a simplement cherché à déterminer si, en théorie, les nouveaux éléments de preuve pourraient raisonnablement influer sur l’issue du procès, en se concentrant sur leur pertinence quant à l’admissibilité de la preuve de l’expert de BC Hydro et de la valeur à y accorder.

[24] De toute évidence, le juge saisi d’une requête ne peut usurper le rôle de la formation chargée d’entendre l’appel sur le fond en examinant chaque conclusion du tribunal de première instance et le dossier de la preuve présenté à l’appui pour déterminer quelle incidence pourraient avoir ces nouveaux éléments de preuve sur chacune de ces conclusions. Ce n’est tout simplement pas le rôle du juge saisi d’une requête.

[25] C’est dans ce contexte que le juge saisi de la requête a conclu que la question de savoir si les nouveaux éléments de preuve seraient suffisants pour étayer les allégations de l’appelante concernait le bien-fondé de l’appel et qu’il valait mieux laisser à la formation qui entendrait l’appel le soin de trancher cette question. Il a ajouté qu’il incomberait également à la formation qui entendrait l’appel de déterminer, au vu des nouveaux éléments de preuve, si la crédibilité de l’expert de BC Hydro avait été minée au point que sa preuve aurait dû être jugée inadmissible ou que l’on aurait dû y accorder beaucoup moins de valeur.

[26] Fait encore plus important, le juge saisi de la requête a clairement indiqué que [traduction] « [l]a question de savoir si la décision de la Cour fédérale serait restée la même et si ses conclusions définitives seraient restées inchangées si la crédibilité de l’expert de BC Hydro avait été mise en doute est une question qu’il vaut mieux laisser à la formation qui entendra l’appel ».

[27] Il convient également de mentionner que les règles de procédure ou la jurisprudence de la plupart des cours d’appel provinciales indiquent clairement que les requêtes en admission de nouveaux éléments de preuve en appel ne devraient être entendues que par une formation ou par la formation devant entendre l’appel sur le fond. Au Québec, l’exigence selon laquelle la preuve nouvelle doit être indispensable (article 380 du Code de procédure civile, RLRQ c. C-25.01) a été interprétée d’une manière conforme au critère de l’arrêt Palmer. Seule une formation peut statuer sur une telle requête, et il est courant que cette formation autorise le versement des éléments de preuve au dossier d’appel et s’en remette à la décision que rendra la formation qui entendra l’appel sur le fond quant à l’admissibilité et à l’incidence de cette preuve – une approche qui s’apparente à celle adoptée par le juge saisi de la requête en l’espèce (Syndicat des copropriétaires du Square Champlain II c. Syndicat des copropriétaires du Samuel de Champlain, 2018 QCCA 1538; Duscheneau c. Ville de Montréal, 2019 QCCA 1955; Simon c. Haccoun, 2020 QCCA 64).

[28] Bien que je sois d’avis que cette observation a été incorrectement formulée après l’audience (voir le paragraphe 38), je dois ajouter ce qui suit. L’affirmation de l’appelante fondée sur l’arrêt Stolar, selon laquelle l’ordonnance rendue par le juge des requêtes lie la présente formation et limite son pouvoir soit d’accueillir l’appel et de rendre un jugement favorable à l’appelante, soit d’ordonner la tenue d’un nouveau procès sur toutes les questions en litige, est sans fondement. Le processus en deux étapes décrit dans l’arrêt Stolar (dans le contexte d’un procès criminel) ne peut pas s’appliquer directement dans des affaires comme la présente, où la requête en admission de nouveaux éléments de preuve a été examinée par un juge des requêtes siégeant seul et ne disposant pas de tous les éléments de preuve présentés au procès, et où les nouveaux éléments de preuve proposés ont été présentés à l’appui d’un nouveau motif d’appel qui n’avait pas d’incidence claire sur l’ensemble des conclusions de la Cour fédérale et sur l’issue du procès. Toute interprétation différente irait à l’encontre de la logique des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Stolar.

[29] Habituellement, on s’attend généralement à ce que les juges des requêtes de notre Cour tranchent les affaires les plus évidentes où, par exemple, les nouveaux éléments de preuve proposés ne satisfont pas aux trois premiers volets du critère énoncé dans l’arrêt Palmer, ou que l’intérêt de la justice justifie que le juge des requêtes exerce son pouvoir discrétionnaire et autorise le dépôt de l’élément de preuve au dossier, sous réserve que la formation devant entendre l’appel sur le fond rende une décision sur l’incidence que cette preuve aurait eu sur les conclusions du tribunal de première instance, en se fondant sur un dossier d’appel complet. Il n’existe aucun précédent dans la jurisprudence de notre Cour qui limiterait les réparations que la formation d’appel peut accorder en raison de l’ordonnance d’un juge des requêtes admettant de nouveaux éléments de preuve.

[30] Je conviens avec l’appelante que le juge saisi de la requête a rendu, à juste titre, une décision définitive quant à savoir si l’appelante satisfaisait au premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Palmer, soit celui portant sur la diligence raisonnable. À cet égard, le pourvoi dont notre Cour est saisie ne vise pas cette décision. Il n’est pas contesté que dTechs n’avait pas en sa possession les nouveaux éléments de preuve à proprement parler. L’argument des intimées soulevait la question de savoir si l’appelante aurait dû, quoi qu’il en soit, examiner pleinement durant le procès la manière dont le rapport avait été préparé.

[31] Dans les circonstances, je dois néanmoins mentionner quelques observations générales sur les particularités de la preuve d’expert dans les affaires de brevets.

A. Observations générales

[32] Dans les affaires de brevets, il n’est pas inhabituel que les rapports d’expert soient préparés en étroite collaboration avec l’avocat, afin que l’opinion de fond de l’expert soit exposée d’une manière et dans une forme qui soient utiles à la Cour, compte tenu de la complexité des questions soulevées. En l’espèce, je ne veux pas parler uniquement des questions techniques à proprement parler, mais également des questions complexes auxquelles doivent répondre les experts en raison de leur rôle particulier dans les affaires de brevets. En effet, il est très rare que les experts techniques sachent comment présenter une analyse des revendications ou qu’ils connaissent les règles de droit qui s’appliquent aux questions telles que l’interprétation des revendications, l’antériorité ou l’évidence.

[33] Sur un plan pratique, on sait que des notes détaillées sont prises durant les réunions qui ont eu lieu avec des experts pour aider à la rédaction des rapports préliminaires et que les avocats participent activement à la rédaction de ces rapports. Cela ne signifie pas inévitablement que ces rapports ne traduisent pas l’opinion de fond objective qui a été exprimée par l’expert durant ces réunions. La rédaction de ces rapports est souvent un processus long, fastidieux et itératif. Il est manifestement difficile pour les avocats de veiller à ce que cette pratique nécessaire et bien connue dans ce domaine particulier n’amenuise pas l’indépendance et la crédibilité de l’expert. Je dois rappeler que je ne parle ici que des affaires portant sur les brevets.

[34] Je suis d’accord avec l’appelante qu’il existe toutefois des limites à la participation de l’avocat. Au bout du compte, c’est l’opinion de fond objective de l’expert qui doit être présenté à la Cour. Voilà pourquoi les experts sont informés très clairement de leurs obligations envers la Cour fédérale lorsqu’ils acceptent de se conformer au Code de déontologie régissant les témoins experts. Je ne connais aucune affaire de brevets où un rapport d’expert a été exclu au seul motif que la version préliminaire de ce rapport avait été rédigée par l’avocat, après des réunions organisées avec l’expert pour discuter en détail de son opinion. Bien que l’avocat puisse faire des erreurs et outrepasser les limites de ce qui constitue un apport autorisé, de telles erreurs seront généralement mises au jour lors du contre-interrogatoire au procès, et le tribunal de première instance en tiendra compte dans son appréciation de la preuve (Medimmune Ltd. v. Novartis Pharmaceuticals UK Ltd., [2011] EWHC 1668 (Pat.) (Medimmune).

[35] Par conséquent, les avocats qui plaident dans des affaires de brevets doivent être bien conscients de l’obligation qu’ils ont de vérifier si ces limites ont été transgressées en obtenant, en contre-interrogatoire, les renseignements dont la Cour a besoin pour déterminer si l’opinion présentée par l’expert traduit véritablement l’opinion objective de cet expert.

[36] Ainsi qu’il est indiqué au paragraphe 61 de l’arrêt Moore v. Getahun, 2015 ONCA 55 (Moore), renvoyant au paragraphe 111 de la décision Medimmune, la preuve d’expert qui est partiale est presque toujours révélée pour telle lors du contre-interrogatoire. Dans les affaires de brevets, il arrive souvent qu’un simple examen de la structure et du libellé du rapport ou des réponses données en contre-interrogatoire confère une certaine vraisemblance à l’allégation voulant que l’avocat ait indûment influencé un témoin expert.

[37] Il ne serait pas dans l’intérêt de la justice ni de la bonne administration de la justice si une partie pouvait simplement attendre après le procès pour examiner les factures de l’expert et faire valoir, en se fondant sur les renseignements indiqués sur ces factures, qu’un nouveau procès devrait avoir lieu. Il peut bien sûr y avoir des exceptions, mais celles-ci devraient être rares.

B. Observations présentées après l’audience

[38] Il convient maintenant de formuler quelques remarques sur les observations que l’appelante a présentées après l’audition du présent appel. Notre Cour n’a jamais demandé d’observations comme celles que l’appelante a présentées après l’audience. La Cour avait demandé aux parties de lui présenter des précédents (copies surlignées de décisions seulement) dans lesquels des cours d’appel avaient admis de nouveaux éléments de preuve à l’appui d’une prétendue erreur sur une question qui n’avait pas été soulevée devant le tribunal de première instance (en l’espèce, l’inadmissibilité des rapports de cet expert). La Cour avait très clairement indiqué qu’elle ne voulait pas recevoir d’observations écrites, et les parties avaient accepté. Malgré les directives expresses de notre Cour, dTechs y a vu l’occasion d’exposer une nouvelle thèse, une thèse qui va totalement à l’encontre de celle qu’elle avait exposée à l’audience, en déposant neuf pages d’observations écrites intitulées [traduction] « Réparations », dans lesquelles elle allait jusqu’à demander que le nouveau procès se tienne devant un autre juge, une mesure de réparation qu’elle n’avait jusque-là jamais demandée. dTechs l’a fait en prétextant qu’à son avis la demande de notre Cour indiquait que cette dernière se posait la mauvaise question. Bien que je puisse comprendre la passion avec laquelle les avocats défendent leur client, notamment lorsque la faiblesse de leur thèse est mise en lumière à l’audience, je ne peux tout simplement pas donner mon aval à de telles pratiques. Par conséquent, j’examine le présent appel en me fondant sur la thèse que l’appelante a défendue dans son mémoire et à l’audience.

IV. Les questions en litige

[39] Dans les circonstances, nous ne sommes dûment saisis que des deux questions suivantes :

  1. Les nouveaux éléments de preuve ont-ils une valeur probante suffisante pour étayer l’allégation que la preuve de l’expert de BC Hydro était inadmissible ou que la cour de première instance n’aurait dû y accorder aucune valeur (nouveau motif d’appel)?

  2. Le cas échéant, au vu des autres éléments de preuve présentés au procès, ces nouveaux éléments de preuve auraient-ils pu amener la Cour à accueillir l’action en contrefaçon et à rejeter les allégations d’invalidité?

V. Analyse

A. Nature et valeur probante des nouveaux éléments de preuve

[40] Ainsi qu’il a été mentionné, les nouveaux éléments de preuve consistent en une entente de travail signée par M. Curtis E. Falany, président de J.B. Shepherd & Company, Inc. (J.B. Shepherd), en vue de retenir les services de M. Brad Shepherd à titre de témoin expert, ainsi qu’en les factures connexes décrivant le travail qui a été fait entre le 14 avril 2020 et le 25 novembre 2020 pour l’exécution de cette entente.

[41] Il n’y a aucune raison de mettre en doute la véracité et la crédibilité de ces documents. dTechs allègue que ces nouveaux éléments de preuve étayent son allégation selon laquelle M. Shepherd n’était pas un expert indépendant et impartial puisqu’il n’a pas rédigé ses rapports et que la participation de M. Falany montre que les rapports pourraient en fait avoir été rédigés par ce dernier.

[42] D’après le premier document, il ne fait aucun doute que M. Shepherd était l’expert dont on sollicitait l’opinion. L’entente énonce expressément ce qui suit :

[traduction]
J.B. Shepherd & Company, Inc., représentée par Brad Shepherd (l’expert), comprend que le client veut obtenir l’opinion honnête et indépendante de l’expert sur les questions en litige. L’expert comprend qu’il a l’obligation primordiale d’aider la Cour avec impartialité quant aux questions qui relèvent de son domaine de compétence, et que cette obligation l’emporte sur toute obligation qu’il aurait envers le client ou des clients de son client. L’expert accepte de se conformer au Code de déontologie régissant les témoins experts des Cours fédérales du Canada, dont le client remettra un exemplaire à l’expert.

[43] M. Shepherd a pris connaissance de ce Code de déontologie et a signé le certificat exigé à l’article 52.2 des Règles.

[44] Pour ce qui est des factures, il est vrai qu’aucune entrée de temps ne porte explicitement sur la rédaction des versions préliminaires de ces rapports par M. Shepherd, après les réunions par Zoom avec l’avocat de BC Hydro. De nombreuses entrées indiquent que M. Shepherd a lu, examiné et commenté les versions préliminaires des rapports qu’il a reçus, en plus d’avoir mené des recherches et examiné divers documents qui lui ont été remis par l’avocat. Il n’y a pas non plus d’entrée de temps pour la rédaction de documents par M. Falany.

[45] Étant donné que les versions préliminaires révisées par M. Shepherd ont été reçues après diverses conférences par Zoom avec l’avocat de BC Hydro, la seule conclusion raisonnable que l’on puisse tirer est que ces versions ont été rédigées par cet avocat, après discussion des questions en litige avec M. Shepherd.

[46] Les entrées de temps sont conformes à la manière dont M. Shepherd décrit s’être acquitté de son mandat relativement à chacun de ses rapports. Voir, par exemple, les paragraphes 12 à 16 de son rapport sur l’interprétation et la validité, où il décrit l’ordre dans lequel il a examiné les documents reçus de l’avocat, les réponses qu’il a fournies aux questions précises posées par l’avocat, ainsi que les rubriques sous lesquelles ces renseignements figurent dans le rapport (rapport de M. Shepherd sur l’interprétation et la validité, dossier d’appel, vol. 2, onglet 136, p. 4128 et 4129).

[47] dTechs a reconnu que l’on ignore le rôle que M. Falany a pu jouer dans la rédaction du rapport ou dans quelle mesure il a influencé l’opinion définitive qui y est exprimée (mémoire de l’appelante, au para. 150). L’appelante soutient néanmoins la théorie que la présence de M. Falany à ces conférences indique qu’il pourrait être l’auteur ou le coauteur des rapports. Cette affirmation n’est toutefois pas corroborée par les factures et elle n’est rien de plus qu’une simple hypothèse. Je peux penser à plusieurs raisons pour lesquelles M. Falany, en sa qualité de président de cette société américaine, aurait choisi d’assister à ces réunions avec le client sans facturer son temps. Par exemple, sa société profiterait d’une meilleure compréhension des particularités des affaires de brevets, car il semble qu’il s’agissait pour cette société d’un nouveau type de litige. Cependant, M. Falany a signé un contrat indiquant clairement que BC Hydro ne payait que pour l’expertise et l’opinion de M. Shepherd.

[48] La participation de M. Falany aux conférences par Zoom entre M. Shepherd et l’avocat de BC Hydro serait insuffisante pour que le juge de première instance en déduise de manière raisonnable que M. Falany est l’auteur fantôme des rapports.

[49] Dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23, la Cour suprême du Canada a énoncé le principe selon lequel ce n’est que lorsqu’il est clairement établi que l’expert proposé ne peut pas ou ne veut pas s’acquitter de son obligation de donner un témoignage qui soit juste, objectif et impartial que les doutes soulevés par la partie opposée jouent au regard de l’admissibilité de ce témoignage. Dans tous les autres cas, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas manifeste que l’expert ne veut pas ou ne peut pas s’acquitter de cette obligation, les doutes joueront sur la valeur devant être accordée à la preuve de cet expert.

[50] Dans cette affaire, la Cour suprême devait statuer sur une question d’indépendance concernant la partialité, mais elle a aussi rejeté, au paragraphe 61, l’argument voulant que l’experte dans cette affaire n’ait pas été indépendante parce qu’elle avait incorporé une partie du travail qui avait été fait par d’autres membres de son cabinet.

[51] Même si M. Shepherd n’a pas rédigé les versions préliminaires des rapports, il ressort clairement de son contre-interrogatoire qu’il considère que les opinions qui y sont exprimées sont les siennes. Je ne vois rien dans les factures qui pourrait raisonnablement étayer la conclusion que les rapports de M. Shepherd, tels qu’ils ont été signés et présentés à la Cour, n’expriment pas les opinions objectives et impartiales de cet expert.

[52] Ainsi qu’il a été mentionné plus haut, notre Cour reconnaît depuis au moins 20 ans qu’il n’est pas inhabituel, dans des affaires de brevets, que l’avocat prépare la version préliminaire d’affidavits ou de déclarations d’un expert (Janssen Pharmaceutica Inc. c. Apotex Inc. (C.A.), 2001 CAF 247, au para. 53). Contrairement à ce que l’appelante a soutenu à l’audience, les affidavits d’experts ne diffèrent pas des rapports qui nous sont présentés. En fait, les Règles utilisent les termes « affidavit » ou « déclaration » pour désigner ces éléments de preuve, même si on emploie souvent le terme « rapport » pour les désigner.

[53] Même la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que, dans certains domaines hautement spécialisés comme le droit des brevets, il s’avère nécessaire que les avocats donnent des directives détaillées aux témoins experts et que cela peut nécessiter de vastes consultations comprenant la rédaction de plusieurs ébauches (Moore, au para. 55).

[54] Je note que, même si la technologie n’était pas particulièrement complexe et que M. Shepherd avait agi à titre de témoin expert dans plusieurs affaires au civil aux États-Unis, il n’avait aucune expérience dans les affaires de brevets, que ce soit au Canada ou aux États-Unis. Par conséquent, il avait certainement besoin de conseils sur la manière de répondre au type particulier de questions auxquelles les experts doivent généralement répondre dans les affaires de brevets (voir le paragraphe 32 plus haut).

[55] La Cour fédérale n’aurait pas pu conclure qu’il existait un fondement raisonnable justifiant le refus d’admettre la preuve d’expert de M. Shepherd simplement parce que les premières versions de ses rapports avaient été rédigées par l’avocat après de nombreuses heures de consultation entre eux.

[56] La Cour fédérale aurait pu, en revanche, tenir compte de tout argument que dTechs aurait pu invoquer au sujet de la rédaction des rapports au moment de juger de la valeur à accorder à cette preuve, auquel cas elle aurait évalué la validité de ces arguments en bénéficiant du témoignage oral de cet expert. La valeur qu’il convient d’accorder à la preuve de M. Shepherd n’est pas une question qu’il appartient à notre Cour de trancher.

[57] Cependant, la conclusion selon laquelle les nouveaux éléments de preuve auraient pu avoir une incidence sur la valeur accordée à la preuve d’expert de M. Shepherd ne met pas fin à l’examen. Notre Cour doit déterminer si, au vu des autres éléments de preuve présentés au procès, les autres conclusions de la Cour fédérale demeureraient inchangées, de sorte que l’issue du procès resterait la même.

[58] À cette fin, je me fonde sur le meilleur scénario possible pour dTechs – à savoir qu’aucune valeur n’aurait été accordée à la preuve de M. Shepherd. Il ne faut toutefois pas en déduire que, dans les circonstances actuelles, je suis réellement d’avis qu’aucune valeur n’aurait dû être accordée à cette preuve ou qu’aucune valeur n’y aurait vraisemblablement été accordée.

B. Compte tenu des autres éléments de preuve présentés au procès, la Cour fédérale aurait‑elle pu être amenée à accueillir l’action en contrefaçon et à rejeter les allégations d’invalidité?

[59] Dans cette portion de l’analyse, j’examine dans quelle mesure le fait de n’accorder aucune valeur à la preuve de M. Shepherd aurait pu avoir une incidence sur trois questions distinctes : premièrement, sur l’interprétation de l’expression « modèles de consommation connus », qui est pertinente pour toutes les revendications; deuxièmement, sur la conclusion de la Cour fédérale quant à l’absence de contrefaçon de la part de BC Hydro et Awesense; troisièmement, sur les conclusions de la Cour fédérale quant à l’antériorité découlant de l’utilisation antérieure et quant à l’antériorité du document De sur les revendications 4 et 22. Enfin, si cela s’avère nécessaire pour trancher le présent appel, je me pencherai sur les conclusions d’évidence concernant ces deux revendications.

[60] Cependant, avant d’entreprendre cet exercice, je dois examiner l’argument de dTechs concernant l’interprétation et la contrefaçon, à savoir que la Cour fédérale n’aurait eu d’autre choix que de retenir la preuve de son propre expert, M. LaPlace. Cet argument est fondé sur l’observation de dTechs selon laquelle la Cour fédérale ne pouvait accorder aucune valeur à la preuve de l’expert d’Awesense, M. Bennett, qui s’est également exprimé sur des questions liées à l’interprétation et à la contrefaçon. Par conséquent, la Cour fédérale aurait été obligée de se fonder sur la preuve de M. LaPlace quant au sens à donner à l’expression « modèles de consommation connus » et retenir cette preuve.

[61] Les arguments de dTechs se résument essentiellement ainsi : M. Bennett n’était pas un expert indépendant, car il n’a fait que souscrire à l’opinion exprimée par M. Shepherd. Sans la preuve de M. Shepherd, la preuve de M. Bennett n’aurait eu aucune valeur. Je ne souscris pas à cette thèse.

[62] Premièrement, un simple examen du rapport de M. Bennett montre que cette thèse présente une description inexacte de la preuve de M. Bennett. De plus et surtout, l’argument selon lequel aucune valeur ne devrait être accordée à la preuve de M. Bennett parce qu’il n’a fait que souscrire à l’opinion de M. Shepherd a été soulevé devant la Cour fédérale. La Cour fédérale n’a toutefois pas jugé que cet argument était suffisant pour n’accorder aucune valeur à la preuve de M. Bennett; elle a, au contraire, clairement pris en considération la preuve de M. Bennett et s’est fondée sur celle-ci (voir, par exemple, décision de la CF, au para. 132).

[63] Deuxièmement, le rapport de M. Bennett a été déposé le 26 août 2020, après que M. LaPlace et M. Shepherd ont tous deux déposé leurs propres rapports principaux. Le rapport de M. Bennett a été produit en réponse aux rapports de M. LaPlace sur l’interprétation et la contrefaçon.

[64] Le Code de déontologie régissant les témoins experts, auquel M. Bennett a accepté de se conformer (alinéa 52.2(1)c) des Règles), dispose que l’expert a l’obligation primordiale d’aider la Cour avec impartialité quant aux questions qui relèvent de son domaine de compétence. Il est également indiqué, à l’alinéa 3f), que le rapport d’expert comprend :

dans le cas du rapport qui est produit en réponse au rapport d’un autre expert, une mention des points sur lesquels les deux experts sont en accord et en désaccord;

[65] Même si, à strictement parler, M. Bennett ne répondait pas au rapport de M. Shepherd sur l’interprétation, il ne fait aucun doute que ce rapport lui avait été remis et qu’il a tenté d’exprimer les points sur lesquels il était en accord et en désaccord, comme il l’indique au paragraphe 17 de son rapport (rapport de M. Bennett, dossier d’appel, vol. 2, onglet 146, p. 6099). On peut facilement comprendre l’avantage qu’il y a d’inclure le même type de renseignements au sujet des opinions exprimées par cet autre expert dans son rapport. De fait, il s’agit de la meilleure façon de faire.

[66] Les Règles ont été modifiées en 2010 afin d’y ajouter l’article 52.6, lequel dispose que, lorsque des questions sur lesquelles les avis diffèrent ne sont pas énoncées assez clairement dans les rapports d’expert, la Cour peut demander à tous les experts de se réunir afin de circonscrire les questions et de dégager leurs divergences d’opinions. Il ne fait aucun doute que, dans les affaires de brevets, il est essentiel que les juges de première instance comprennent les points sur lesquels les avis des experts convergent et divergent, notamment lorsqu’il s’agit de déterminer le contenu des connaissances générales courantes de la personne moyennent versée dans l’art et d’interpréter des termes techniques utilisés dans les revendications. Voilà pourquoi il est important que les experts soient aussi clairs que possible à cet égard dans leurs rapports.

[67] Cela dit, la Cour fédérale a fait sa propre évaluation de la valeur à accorder aux preuves respectives de M. Bennett et M. LaPlace. Il était loisible à la Cour fédérale de sélectionner quels aspects de la preuve de ces experts elle allait préférer, sur le fondement de sa propre analyse des revendications. En l’espèce, il est clair que, sur la question de l’interprétation, la Cour fédérale n’a retenu la preuve d’aucun expert dans son intégralité. Ainsi qu’il est mentionné au paragraphe 33 de l’arrêt Tensar Technologies, Limited c. Enviro-Pro Geosynthetics, Ltd., 2021 CAF 3 (Tensar Technologies), je ne connais aucun précédent, et les appelantes n’en ont invoqué aucun, donnant à penser que le juge de première instance était tenu d’accepter l’ensemble de preuve de l’une ou l’autre partie et qu’il ne pouvait pas tirer sa propre conclusion, notamment à l’égard de questions de droit comme l’interprétation de revendications, question que j’examine ci-après.

(1) L’interprétation des « modèles de consommation connus » dans les revendications

[68] Il est important de rappeler que l’interprétation de revendications est au bout du compte une question de droit et que le rôle des experts à cet égard est plus restreint que celui que propose dTechs en l’espèce.

[69] Bien que la Cour fédérale n’ait pu bénéficier, en l’espèce, de l’arrêt de notre Cour Biogen Canada Inc. c. Pharmascience Inc., 2022 CAF 143, il m’apparaît utile d’en reproduire les paragraphes suivants :

[72] Comme il est mentionné dans l’arrêt Whirlpool au paragraphe 49e), interpréter un brevet revient à interpréter un règlement. L’interprétation téléologique des revendications consiste à examiner les mots des revendications dans leur contexte. Cela inclut les revendications individuellement et dans leur ensemble, compte tenu de leur objectif ainsi que de la description. Comme l’a fait remarquer la Cour fédérale, il est nécessaire de prendre en considération le brevet dans son ensemble, mais le fait de s’en tenir au texte des revendications permet d’interpréter ces dernières de la manière dont l’inventeur est présumé l’avoir voulu, en mettant l’accent sur l’équité et la prévisibilité (décision de la CF, au para. 78).

[73] Dans l’arrêt Whirlpool, au paragraphe 49f), la Cour suprême nous a rappel[é] qu’il en est ainsi parce que le but de l’analyse est d’interpréter et de respecter l’intention objective de l’inventeur telle qu’elle se manifeste dans les mots qu’il a utilisés. C’est pourquoi l’ensemble de la divulgation doit être examinée, même pour des mots qui sembleraient à première vue simples et sans ambiguïté à la seule lecture des revendications. En effet, l’une des raisons d’examiner la divulgation est de déterminer si l’inventeur définit réellement des mots particuliers qui pourraient être clairs et simples même pour une personne moyennement versée dans l’art en lisant uniquement les revendications (Whirlpool, aux paras. 52 et 54, aide à la définition). Évidemment, et comme le savent bien les spécialistes du droit de la propriété intellectuelle, les termes techniques ou soi-disant termes de l’art doivent être interprétés du point de vue de la personne moyennement versée dans l’art. Cependant, comme l’a également fait remarquer la Cour suprême dans l’arrêt Whirlpool au paragraphe 61, une Cour a le droit de donner une interprétation différente de celle avancée par l’une ou l’autre des parties, car il lui incombe d’interpréter les revendications comme une question de droit. Cela s’explique par le fait que le rôle de l’expert consiste non pas à interpréter les revendications du brevet en soi, « mais à faire en sorte que le juge de première instance soit en mesure de le faire de façon éclairée » (Whirlpool au para. 57).

[70] dTechs affirme que la Cour fédérale n’a pas fait sa propre analyse de ces mots ni des revendications. Selon elle, la Cour fédérale n’a fait que retenir intégralement les opinions exprimées par M. Shepherd, notamment en ce qui concerne l’interprétation de la revendication 4. Elle fait valoir que la décision de la CF est en fait illogique. Là encore, je ne suis pas d’accord. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits. Lorsqu’on lit la décision de la CF en tenant compte du contexte dans lequel ont été présentés les arguments des parties ainsi que du dossier dont la Cour a été saisie, cette décision devient claire et intelligible. En fait, dans son analyse, la Cour fédérale a fait exactement ce que notre Cour a dit qu’elle devait faire, conformément aux indications données par la Cour suprême dans l’arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67. Elle a fait une interprétation téléologique des revendications, en examinant leur libellé dans leur contexte global. Elle a clairement tenu compte des avis des experts quant aux connaissances générales courantes de la personne moyennement versée dans l’art (décision de la CF, aux paras. 122 et 123), ainsi qu’au sens technique à donner, s’il y a lieu, à l’expression « modèles de consommation connus ». C’est à juste titre que la Cour fédérale, dans ses motifs sur les questions en litige entre les parties, a mis l’accent sur l’interprétation des revendications en concentrant son analyse sur « là où le bât blesse » (Cobalt Pharmaceuticals Company c. Bayer Inc., 2015 CAF 116, au para. 83). Cela ne signifie pas que, ce faisant, la Cour n’a pas fait sa propre interprétation des revendications.

[71] Les trois experts convenaient que les « modèles de consommation connus » s’entendent normalement des données antérieures recueillies par les compteurs sur la ligne d’alimentation primaire et qu’ils comprendraient les modèles de consommation prévus. Ce fait demeurerait un point commun entre M. Bennett et M. LaPlace, même si l’on faisait abstraction de toute la preuve de M. Shepherd.

[72] Comme l’a mentionné la Cour fédérale, le différend relatif aux « modèles de consommation connus » portait sur la question de savoir si, compte tenu du libellé de la revendication 4, la personne moyennement versée dans l’art comprendrait que cette expression utilisée dans les revendications indépendantes vise également les modèles de consommation en simultané mesurés sur les lignes secondaires. Cette interprétation, qui a été défendue par M. LaPlace, n’était pas fondée sur le sens technique qui est généralement donné à l’expression « modèles de consommation connus », mais sur l’opinion de ce dernier selon laquelle la revendication 4 devrait être interprétée comme conférant un sens supplémentaire à la revendication 1, en précisant que la comparaison indiquée dans la revendication 1 pourrait comprendre les modèles de consommation en simultané mesurés sur les lignes secondaires. Il n’est pas contesté que le bilan énergétique ou le rapprochement visé dans la revendication 4 est un concept connu, qui sert à déterminer les différences entre ce qui est mesuré à l’entrée sur la ligne d’alimentation primaire et à la sortie sur toutes les lignes secondaires (décision de la CF, au para. 122b)).

[73] M. Bennett a également présenté des éléments de preuve pour étayer son interprétation de la revendication 4 et expliquer pourquoi celle-ci n’aurait aucune incidence sur la manière dont la personne moyennement versée dans l’art interpréterait l’expression « modèles de consommation connus » dans la revendication 1. Par conséquent, le différend auquel renvoie la Cour fédérale au paragraphe 134 resterait toujours à trancher, même sans la preuve de M. Shepherd puisque, ainsi qu’il a été mentionné, l’expression « modèles de consommation connus » devait être interprétée dans son contexte puisqu’il s’agit d’une question de droit.

[74] C’est en réponse à l’interprétation proposée par M. LaPlace dans son rapport sur l’interprétation (dossier d’appel, vol. 1, onglet 58, p. 800 et 801) que la Cour fédérale, ainsi qu’il lui incombait de faire, a eu à tirer une conclusion de droit relativement au sens et à l’effet précis des mots [traduction] « comprenant en outre » figurant dans la revendication 4 du brevet 087. Bien que M. LaPlace ait déclaré que les mots [traduction] « comprenant en outre » dans la revendication 4 ne faisaient qu’apporter une précision ou que préciser comment l’étape de la comparaison avec les « modèles de consommation connus » dans la revendication 1 devait être effectuée – ce qui s’apparente aux mots [traduction] « dans lequel » utilisés dans d’autres revendications dépendantes –, la Cour fédérale a conclu que les mots [traduction] « comprenant en outre » dans la revendication 4 ajoutaient une étape supplémentaire au procédé défini à la revendication 1 (une revendication ouverte dans laquelle le procédé est défini comme [traduction] « comprenant »). Elle a conclu que l’étape supplémentaire comprise dans la revendication 4 n’était pas une mesure de rechange à l’étape de comparaison décrite dans la revendication 1 (décision de la CF, au para. 145).

[75] Dans son témoignage oral, M. LaPlace a fourni plus de détails sur les raisons pour lesquelles l’expression « modèles de consommation connus » devrait, selon lui, comprendre une comparaison avec des données en simultané. L’extrait suivant de la transcription du contre-interrogatoire de M. LaPlace est particulièrement utile pour mieux comprendre le lien entre l’expression « modèles de consommation connus » et les données en simultané issues d’un ou de plusieurs rapprochements effectués au moyen de compteurs intelligents :

[traduction]
M. CRICHTON : J’ai seulement besoin d’une confirmation : vous dites que la comparaison des données en simultané provenant de compteurs intelligents avec les mesures sur la ligne primaire est une comparaison concomitante; il ne s’agit pas d’une comparaison avec un élément qui était déjà connu.

M. LaPLACE : Eh bien, c’est simultané, c’est pourquoi nous disons – je ne veux pas utiliser le terme « antérieures ». Si les données étaient connues, il s’agirait de données antérieures, mais elles ne le sont pas – c’est simultané.

[...]

Et cela dépend. Ce que je veux dire, j’imagine, c’est que – la particularité des données en simultané est que les mesures sont prises en même temps; il ne s’agit pas de mesures anciennes ou nouvelles, prévues ou connues; elles sont obtenues en même temps. Ce sont les renseignements utiles. Il s’agit de données très efficaces, vous savez, pour déterminer les déséquilibres, ou les écarts avec les calculs sur la consommation énergétique.

[76] Il semble que, pour M. LaPlace, il ne s’agissait pas tant de savoir si la personne moyennement versée dans l’art aurait normalement compris que les « modèles de consommation connus » incluaient les données en simultané, car il s’agissait clairement de deux choses distinctes.

[77] Cet autre extrait de la transcription de l’interrogatoire principal de M. LaPlace clarifie ce que proposait en fait M. LaPlace, qui était de remplacer l’étape consistant à [traduction] « comparer [...] à des modèles de consommation connus » dans la revendication 1 par l’étape de rapprochement prévue dans la revendication indépendante 4, parce qu’elle était plus fiable :

[traduction]
M. MOYSE : Eh bien, si vous me le permettez, j’aimerais vous poser la question suivante : que penserait la personne versée dans l’art de l’idée de faire deux comparaisons distinctes : une visant à déterminer les données antérieures ou à établir des comparaisons avec ces données pour détecter les vols, et une autre visant à comparer avec la consommation en simultané pour détecter uniquement les pertes techniques mais non les vols? Que penserait la personne versée dans l’art d’une telle proposition?

M. LaPLACE : Je ne crois pas que cela lui paraîtrait très logique. Les calculs les plus fiables seraient ceux faits à partir des données en simultané; il serait insensé de faire deux comparaisons et, de plus, pourquoi avoir deux comparaisons? Vous savez, lorsque vous avez déjà la meilleure comparaison, il ne sert à rien de faire deux comparaisons distinctes. À mon avis, ça n’a aucun sens.

[78] Il convient de mentionner que, durant le contre-interrogatoire de M. LaPlace sur le sens des mots [traduction] « comprenant en outre », le juge de première instance a affirmé ce qui suit (dossier d’appel, vol. 3, onglet 159, p. 8151) :

[traduction]
L’interprétation des revendications est certainement une question qui relève de la Cour et je ne suis pas certain que des termes comme « en outre » ou « dans lequel » requièrent l’avis d’un témoin expert. Quoi qu’il en soit, cela ne relève pas vraiment du domaine d’expertise de M. LaPlace […]

[79] Au vu de cette remarque, l’avocat de dTechs a expressément indiqué, durant le contre-interrogatoire de M. Shepherd, que l’interprétation de ces mots ne nécessitait pas de connaissances spécialisées au-delà de celles que possède une personne ordinaire (dossier d’appel, vol. 3, onglet 167, p. 8931 à 8933). M. Shepherd l’a reconnu.

[80] Je suis entièrement d’accord avec le juge de première instance pour dire que, si les mots [traduction] « comprenant en outre » sont des termes techniques, il s’agit de termes relevant de l’art de rédiger des revendications, un art sur lequel aucun des experts n’avait qualité pour donner son avis et à l’égard duquel le juge n’avait pas besoin de conseils d’experts. Il est donc évident que la Cour fédérale a interprété les revendications en se fondant sur sa propre analyse, même si elle renvoie à la preuve des experts.

[81] Pour interpréter la revendication 4, la Cour fédérale pouvait tenir compte, et a de fait tenu compte, de la partie de la divulgation décrivant l’objet et les avantages du rapprochement et de l’utilisation de compteurs intelligents (décision de la CF, aux paras. 148 et 149). La divulgation ne fait nullement mention du fait qu’un tel rapprochement à l’aide de compteurs intelligents pourrait être utilisé en remplacement de la comparaison avec les « modèles de consommation connus ».

[82] Bien qu’il ne soit pas demandé à notre Cour de déterminer si la Cour fédérale a commis une erreur de droit dans son interprétation des revendications (ce motif d’appel distinct ayant été abandonné), il ne fait aucun doute que les mots [traduction] « comprenant en outre » utilisés dans la revendication 4 visent à ajouter un élément essentiel à l’ensemble des éléments jugés essentiels dans la revendication 1. La Cour fédérale a conclu que cette interprétation était conforme à l’objet de l’invention décrite dans la revendication 1, ainsi qu’à l’objet et aux avantages d’ajouter l’étape supplémentaire définie dans la revendication 4. La Cour ne pouvait tout simplement pas réécrire les revendications comme le proposait M. LaPlace pour qu’elles englobent ce qui, selon lui, serait plus logique. La Cour fédérale a rejeté l’interprétation de M. LaPlace en se fondant sur sa propre interprétation téléologique des revendications. Il s’agit d’une conclusion de droit qui ne pourrait être modifiée par les nouveaux éléments de preuve ni par leur incidence potentielle sur la preuve de M. Shepherd.

(2) La contrefaçon

[83] La Cour fédérale a conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait que BC Hydro avait comparé des lectures de lignes primaires à des « modèles de consommation connus », un élément essentiel de toutes les revendications correctement interprétées (décision de la CF, au para. 174). Il convient de mentionner que cette conclusion de fait n’a pas été contestée par l’appelante dans son avis d’appel original, ni en appel après le dépôt de son mémoire des faits et du droit. Cette conclusion de la Cour fédérale fait partie de celles dont notre Cour doit tenir compte (quoi qu’il en soit, elle avait également pu profiter des éléments de preuve détaillés de M. Bennett, ainsi que de l’admission verbale faite par M. LaPlace durant son contre-interrogatoire : dossier d’appel, vol. 3, onglet 159, p. 8055).

[84] Puisque rien ne pourrait modifier la conclusion de droit de la Cour fédérale sur l’interprétation des revendications, quelle que soit la valeur accordée à la preuve de M. Shepherd, sa conclusion quant à l’absence d’éléments de preuve sur ce point resterait nécessairement inchangée.

[85] Même si elle n’était pas strictement tenue de le faire pour statuer sur l’action en contrefaçon, la Cour fédérale a examiné les allégations précises de contrefaçon indirecte par incitation ou dessein commun qui ont été formulées à l’encontre d’Awesense. Ainsi qu’il a été mentionné, il s’agissait des seules allégations contre Awesense qui demeuraient à la fin du procès. De fait, dTechs ne prétendait plus qu’Awesense avait exécuté quelque étape du procédé revendiqué dans le brevet 087.

[86] De même, ainsi qu’il a été mentionné plus haut, la Cour fédérale a conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait qu’Awesense avait incité BC Hydro à contrefaire les revendications ni n’étayait l’allégation de contrefaçon par dessein commun (décision de la CF, aux paras. 177 à 179). Comme cette autre conclusion n’est fondée sur aucune preuve d’expert, elle n’aurait été nullement influencée par les nouveaux éléments de preuve proposés ou par leur incidence potentielle sur la preuve de M. Shepherd.

[87] Je conclus donc que les nouveaux éléments de preuve ne pourraient pas modifier la conclusion définitive de la Cour fédérale selon laquelle ni BC Hydro ni Awesense, individuellement ou collectivement, n’ont contrefait les revendications en cause.

(3) La validité

[88] Bien que je conclue que l’action en contrefaçon serait quand même rejetée eu égard aux autres éléments de preuve présentés au procès et aux conclusions de droit de la Cour fédérale, je dois néanmoins examiner les conclusions sur la validité formulées par la Cour fédérale en raison des demandes reconventionnelles.

(a) Antériorité découlant de l’utilisation publique antérieure

[89] J’examinerai la première conclusion de la Cour fédérale selon laquelle toutes les revendications en cause, à l’exception des revendications dépendantes 4 et 22, sont antériorisées par l’utilisation antérieure de BC Hydro avant 2006, et que les détails des techniques d’enquête de BC Hydro étaient publics.

[90] Il convient de mentionner que les principaux arguments de dTechs relativement à l’utilisation antérieure de BC Hydro n’étaient pas strictement fondés sur la preuve d’expert de M. LaPlace, dont l’opinion sur la question était extrêmement limitée. En fait, la Cour fédérale mentionne, au paragraphe 204 de sa décision, que M. LaPlace n’a pas contesté le fait que l’utilisation antérieure de BC Hydro pourrait antérioriser les revendications, sauf pour faire remarquer que les techniques d’enquête de BC Hydro ne faisaient pas appel à une comparaison avec des « modèles de consommation en simultané » (rapport de M. LaPlace sur la validité, au para. 30; dossier d’appel, vol. 1, onglet 60, p. 1324 et 1325). M. LaPlace est allé encore plus loin durant son contre-interrogatoire en déclarant que l’utilisation antérieure de BC Hydro [traduction] « antériorise bel et bien » [non souligné dans l’original] (dossier d’appel, vol. 3, onglet 159, p. 8011).

[91] M. Trustham a témoigné à titre de témoin ordinaire sur les méthodes utilisées par BC Hydro pour mener ses enquêtes sur les pertes techniques ou sur les vols d’énergie durant la période pertinente (date des revendications). La Cour fédérale a jugé qu’il était un témoin crédible et digne de confiance qui a établi les faits énoncés aux paragraphes 188 et 189 de la décision de la CF. Elle a également conclu que le témoignage de M. Trustham avait été corroboré par celui de M. Shaigec, un témoin cité à comparaître pour le compte d’Awesense, ainsi que par l’affidavit de M. Heilkema, président de SensorLink Corporation, qui a été déposé en preuve sur consentement (décision de la CF, aux paras. 198 à 200).

[92] La Cour fédérale a conclu que les étapes des enquêtes menées par le personnel de BC Hydro, telles qu’elles ont été décrites par M. Trustham, viendraient contrefaire le brevet 087 (décision de la CF, au para. 192). La Cour a également formulé, aux paragraphes 199 à 203 de sa décision, d’autres conclusions de fait en se fondant sur les éléments de preuve de ces témoins ordinaires, notamment que l’ampèremètre VARcorder utilisé par BC Hydro avait une résolution de 0,1 A. Par conséquent, des ampèremètres à enregistrement numérique (AEN) haute résolution étaient en fait disponibles et utilisés pour mesurer le courant sur les lignes primaires avant 2006.

[93] Toutes ces conclusions de fait demeureraient inchangées, et notre Cour doit les prendre en compte pour déterminer les effets qui pourraient résulter si aucune valeur n’était accordée à la preuve de M. Shepherd.

[94] Bien que la Cour fédérale renvoie en termes généraux à l’opinion non contestée de M. Shepherd dans le tout dernier paragraphe de cette partie de la décision de la CF, je ne peux en conclure que la Cour avait besoin de cet élément de preuve pour formuler sa conclusion au sujet des revendications indépendantes 1 et 21, compte tenu des autres éléments de preuve qui avaient été présentés, notamment ceux de M. LaPlace. Il en va de même des revendications dépendantes à l’égard desquelles la Cour fédérale a formulé des conclusions de fait explicites, notamment celles précisant l’utilisation de dispositifs infrarouge ou de compteurs et d’AEN dont la résolution se situait dans une plage inférieure à un ampère (1 A) ou d’environ 0,01 à environ 0,1 A, ou celle selon laquelle BC Hydro a utilisé le procédé lorsque le modèle de consommation suspect était supérieur au modèle de consommation connu (décision de la CF, au para. 188d)). Il ressort également clairement des conclusions de fait que l’utilisation antérieure décrite par M. Trustham ne mettait pas en cause un organisme de surveillance indépendant. Elle ne pouvait donc pas être antérieure à la revendication 22. Enfin, comme le procédé utilisé par le personnel de BC Hydro ne prévoyait pas l’utilisation de données en simultané à des fins de rapprochement (aucune conclusion à cet égard), ce procédé ne pouvait antérioriser la revendication 4.

[95] Compte tenu de l’interprétation que la Cour fédérale a faite des revendications, de ses conclusions de fait mentionnées plus haut qui demeurent inchangées et des autres éléments de preuve, notamment ceux de M. LaPlace sur les caractéristiques techniques du VARcorder, je ne peux souscrire à la thèse de dTechs selon laquelle la Cour n’aurait pu conclure que l’utilisation antérieure de BC Hydro répondait aux exigences énoncées à l’article 28.2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, car, sans la preuve de M. Shepherd, BC Hydro ne se serait pas acquittée de son fardeau de la preuve.

[96] Lorsqu’une allégation d’antériorité repose sur une divulgation découlant de l’utilisation antérieure, il peut s’avérer nécessaire de recourir à une preuve d’expert pour s’acquitter du fardeau de la preuve lorsque, par exemple, cette preuve établirait que le composé particulier utilisé entre dans la description technique d’une espèce ou d’un genre visé par la revendication. Cela ne relèverait pas du champ de connaissances du juge. Cependant, le demandeur reconventionnel n’aurait peut-être pas à présenter une preuve d’expert sur la validité en soi si, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour a bénéficié des opinions de deux autres experts (M. Bennett sur les connaissances générales courantes et l’interprétation et M. LaPlace) et qu’elle a facilement compris et interprété les étapes pratiques fondamentales décrites dans le procédé breveté (voir, par exemple, la décision de la CF, aux paras. 13 à 23, d’après l’aperçu présenté par M. LaPlace et décrivant de façon générale le réseau de distribution électrique et la détection des pertes électriques, ainsi que les paragraphes 122 et 123 décrivant les connaissances générales courantes). C’est d’autant plus vrai lorsqu’il n’est pas contesté que cette utilisation pourrait en fait antérioriser les revendications et que les connaissances générales courantes ayant servi à juger de l’antériorité sont les mêmes que celles ayant servi à l’interprétation (rapport sur la validité de M. LaPlace, au para. 41, dossier d’appel, vol. 1, onglet 60, p. 1332 et 1333).

[97] M. Shepherd n’avait pas la moindre connaissance personnelle de l’utilisation antérieure de BC Hydro. On lui a simplement demandé de présumer de faits qui seraient par la suite établis par d’autres témoins lors du procès. À mon avis, cela explique pourquoi la Cour fédérale ne renvoie à la preuve de M. Shepherd que brièvement dans le dernier paragraphe de cette portion de sa décision portant sur l’antériorité découlant de l’utilisation antérieure de BC Hydro (décision de la CF, au para. 204), bien après avoir conclu que cette utilisation contreferait le brevet 087 (décision de la CF, au para. 192).

[98] Il est possible que la preuve de M. Shepherd ait facilité la tâche de la Cour fédérale; cependant, après avoir interprété les revendications en litige entre les parties et en avoir notamment déterminé les éléments essentiels, et après avoir formulé des conclusions de fait en se fondant sur le témoignage de témoins ordinaires sur des faits qui s’inscriraient facilement dans chacun de ces éléments, la Cour n’aurait pu que conclure que l’utilisation antérieure de BC Hydro était antérieure aux revendications indépendantes 1 et 21, ainsi qu’aux revendications dépendantes en cause, à l’exception des revendications 4 et 22. Il en est ainsi parce qu’il était loisible à la Cour d’examiner tous les éléments de preuve présentés, y compris ceux des experts d’autres parties, pour déterminer si elle était convaincue d’un fait en particulier.

[99] Puisque je conclus que les nouveaux éléments de preuve, et leurs effets potentiels sur la preuve de M. Shepherd, n’auraient pu modifier la conclusion de la Cour fédérale sur l’antériorité découlant de l’utilisation antérieure à l’égard de toutes les revendications à l’exception des revendications 4 et 22, la seule question qui reste à examiner est de déterminer si ces deux revendications ont été antériorisées par l’état de la technique publié ou si elles étaient évidentes.

(b) Antériorité découlant de l’état de la technique publié

[100] Ainsi qu’il a été indiqué plus haut, la Cour fédérale a conclu que seul le document De était antérieur aux revendications 4 et 22. Je limite donc mes observations à ce document.

[101] La revendication 4 porte sur un procédé qui comprend tous les éléments essentiels de la revendication 1, auxquels s’ajoute une étape de rapprochement à l’aide de données en simultané obtenues de compteurs intelligents connectés à des lignes secondaires, pour comparer l’alimentation électrique de la ligne d’alimentation primaire à la somme de la consommation de toutes les lignes secondaires. Le seul élément de la revendication 22 qui s’ajoute à ceux de la revendication indépendante 21 est le recours à un organisme de surveillance indépendant.

[102] Les parties n’ont pas présenté d’observations détaillées sur la validité de ces deux revendications. dTechs a simplement fait valoir que, de toute évidence, la Cour fédérale s’est largement fondée sur la preuve de M. Shepherd sur ce point et que l’incidence qu’auraient les nouveaux éléments de preuve sur la preuve de M. Shepherd se répercuterait nécessairement également sur cette question.

[103] Awesense, qui avait des ressources limitées et qui a assisté à l’audience devant notre Cour par la plateforme Zoom (audience hybride), n’a pas abordé la question de la validité de ces revendications dans son mémoire, se fondant plutôt sur les observations de BC Hydro sur cette question, lesquelles observations se limitent essentiellement à celles énoncées au paragraphe 73 de son mémoire et n’étaient pas particulièrement utiles.

[104] La Cour fédérale a conclu ce qui suit :

[228] Tous les témoins experts ont convenu que le document De divulgue le comptage sur la ligne d’alimentation primaire pour identifier les variations par rapport aux modèles de consommation connus (c’est-à-dire antérieurs) afin de détecter les écarts suspects. Dans ce document, on utilise le terme [traduction] « profil de base », mais il équivaut aux [traduction] « modèles de consommation connus » dont fait état le brevet 087. Comme le brevet 087, le document De enseigne l’utilisation d’un seuil pour déclencher une enquête (10 à 15 % au-dessus d’une valeur attendue dans le document De, par opposition à 25 % dans le brevet 087).

[Non souligné dans l’original.]

[105] Cette conclusion correspond à l’appréciation que la Cour fédérale a faite de la preuve de M. LaPlace. Comme cette appréciation n’est pas contestée dans l’appel dont nous sommes saisis, notre Cour doit considérer qu’elle demeure inchangée.

[106] Il n’est pas contesté que, dans le document De, l’utilisation de compteurs intelligents à des fins de rapprochement était considérée comme un avantage supplémentaire (une amélioration). Au paragraphe 28 de son rapport sur la validité, M. LaPlace renvoie à la phrase ci‑après, extraite de la page 657 du document De (dossier d’appel, vol. 1, onglet 60, p. 1323) :

[traduction]
De plus, le comptage général sur la ligne d’alimentation principale du bâtiment permet d’établir un rapprochement entre le comptage total et tous les compteurs domestiques individuels.

[Non souligné dans l’original.]

[107] La Cour fédérale s’est fondée sur ce passage pour étayer sa conclusion selon laquelle le document De divulguait l’étape supplémentaire énoncée dans la revendication 4. Cependant, la preuve de M. LaPlace était que le système révélé par le document De, y compris la phrase citée ci-dessus, ne serait pas clairement compris par la personne moyennement versée dans l’art de la manière qui a été avancée par M. Shepherd et adoptée par la Cour fédérale (décision de la CF, au para. 231).

[108] Au paragraphe 28d) de son rapport sur la validité, et dans son contre-interrogatoire par l’avocat de BC Hydro (dossier d’appel, vol. 3, onglet 161, p. 8267 à 8273), M. LaPlace a insisté sur le fait que la phrase citée plus haut, de laquelle il est dit au paragraphe 231 de la décision de la CF qu’elle décrit un avantage supplémentaire du système révélé par le document De, ne ferait pas clairement référence à un rapprochement avec les données mesurées sur la ligne primaire. En réalité, elle ne pourrait faire référence qu’à un rapprochement avec les données mesurées au niveau du transformateur de distribution.

[109] Contrairement à l’évaluation de l’antériorité découlant de l’utilisation antérieure qui a été examinée précédemment, une preuve d’expert expliquant comment une personne moyennement versée dans l’art interpréterait et comprendrait une publication donnée est nécessaire, à moins que le texte de ce document ne soit très clair. La Cour fédérale n’a pas expliqué pourquoi elle n’avait pas tenu compte de la preuve de M. LaPlace sur cette question ni comment elle pouvait interpréter cette phrase différemment, si ce n’est qu’en invoquant la preuve de M. Shepherd. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que les conclusions de la Cour fédérale fondées sur son interprétation de cet art antérieur, laquelle interprétation doit être faite du point de vue d’une personne moyennement versée dans l’art, resteraient inchangées si aucune valeur n’était accordée à la preuve de M. Shepherd.

[110] En ce qui concerne la revendication 22, le procédé décrit dans le document De exige que le service public de distribution envoie une [traduction] « équipe de surveillance » pour vérifier les raisons de l’écart et prendre les mesures qui s’imposent. La Cour fédérale n’a pas examiné la question de savoir si la personne moyennement versée dans l’art interpréterait l’expression [traduction] « équipe de surveillance » comme faisant référence au personnel du service public ou à celui d’une autre entité. Cependant, il est clair que la Cour avait déjà souscrit à l’opinion de M. LaPlace selon laquelle une personne moyennement versée dans l’art comprendrait que [traduction] « le procédé revendiqué fonctionnerait exactement de la même façon, que chacune des étapes soit exécutée par le service public ou par une entité qui n’est pas un service public » (rapport sur la validité produit en réponse par M. LaPlace, au para. 24, dossier d’appel, vol. 1, onglet 60, p. 1319). C’est sur ce fondement que la Cour fédérale a interprété l’étape consistant à [traduction] « notifier le service public » comme étant un élément non essentiel de la revendication 1.

[111] À propos de cette revendication, M. Shepherd a simplement indiqué qu’à son avis la personne moyennement versée dans l’art comprendrait que [traduction] « l’équipe de surveillance » pourrait être une entité autre que le service public (rapport sur l’interprétation et la validité de M. Shepherd, dossier d’appel, vol. 2, onglet 136, p. 4184). Il n’est donc pas étonnant que M. LaPlace n’ait jamais abordé la question de savoir si le document De était antérieur à la revendication 22 (rapport sur la validité présenté en réponse par M. LaPlace, au para. 28, dossier d’appel, vol. 1, onglet 60, p. 1321 et 1322).

[112] Dans ces circonstances, et compte tenu des conclusions formulées par la Cour fédérale aux paragraphes 225 et 227, ainsi que de la concession qui a été faite par M. LaPlace et qui est mentionnée au paragraphe 232, je conclus que la Cour fédérale n’aurait pas pu modifier sa conclusion relative à la revendication 22 si elle avait décidé de n’accorder aucune valeur à la preuve de M. Shepherd.

(c) L’évidence

[113] Compte tenu de ma conclusion concernant l’antériorité, je limite ma discussion sur l’évidence à la revendication 4.

[114] L’essentiel de l’analyse de la Cour fédérale sur cette question porte sur tous les éléments essentiels des revendications indépendantes (décision de la CF, aux paras. 250 à 253), notamment sur l’utilisation de compteurs sur la ligne primaire pour détecter les modèles de consommation atypiques, qui était l’une des principales différences entre l’état de la technique et le concept inventif des revendications par M. LaPlace (décision de la CF, au para. 247).

[115] Selon le paragraphe 253, il semble que la Cour fédérale se soit fondée sur la preuve de M. Shepherd pour dire que tous les éléments essentiels des revendications 1 et 21 feraient partie des connaissances générales courantes de la personne moyennement versée dans l’art. Ces connaissances générales courantes sont décrites d’une manière plus détaillée qu’aux paragraphes 122 et 123 de la décision de la CF. Si aucune valeur n’avait été accordée à cette preuve, cela aurait pu avoir une incidence sur la conclusion de la Cour sur cette question.

[116] L’élément essentiel supplémentaire de la revendication dépendante 4 n’est discuté qu’au paragraphe 254 de la décision de la CF. Dans ce paragraphe, plutôt que de simplement renvoyer aux connaissances générales courantes à propos desquelles il y avait peu de désaccord entre les experts des parties, telles qu’elles sont présentées aux paragraphes 122 et 123 (voir la décision de la CF, au para. 240), là encore, la Cour fédérale a expressément renvoyé aux connaissances générales courantes de la personne moyennement versée dans l’art telles qu’elles étaient décrites dans le rapport sur l’interprétation et la validité de M. Shepherd. Cette description des connaissances générales courantes se rapportant à l’élément essentiel de cette revendication semble un peu plus étoffée que celle qui est présentée aux paragraphes 122b) et h) de la décision de la CF.

[117] Dans les circonstances, je juge également préférable que la question de l’évidence fasse l’objet d’un réexamen par la Cour fédérale, s’il y a lieu, car il s’agit d’une question de fait qui dépend largement de la preuve d’expert. C’est d’autant plus vrai que, si la Cour fédérale accorde une certaine valeur à la preuve de M. Shepherd malgré les nouveaux éléments de preuve (contrairement au scénario que j’ai utilisé dans les présents motifs), cela pourrait confirmer ses premières conclusions.

VI. Conclusion

[118] Au vu de ce qui précède, je conclus que, même si les nouveaux éléments de preuve auraient pu avoir une certaine incidence sur la valeur attribuée à la preuve de l’expert de BC Hydro, cela n’aurait pas modifié l’issue de l’action en contrefaçon en soi. Cette action aurait néanmoins été rejetée, car les conclusions de droit et de fait de la Cour fédérale seraient demeurées inchangées.

[119] Dans les circonstances, je propose que notre Cour rejette l’appel relatif à l’action en contrefaçon et qu’elle confirme le jugement de la Cour fédérale selon lequel :

1. Ni British Columbia Hydro and Power Authority ni Awesense Wireless Inc., individuellement ou collectivement, ne contrefont les revendications du brevet canadien 2 549 087 [le brevet 087].

[120] En ce qui a trait aux demandes reconventionnelles dans lesquelles il est allégué que les revendications sont invalides, je conclus, en me fondant sur les autres éléments de preuve présentés au procès, que les nouveaux éléments de preuve n’auraient pas eu d’incidence sur les conclusions suivantes de la Cour fédérale : i) les revendications ont été antériorisées par l’utilisation antérieure de BC Hydro, à l’exception des revendications 4 et 22 et ii) la revendication dépendante 22 a été antériorisée par le document De. Je conviens toutefois que les nouveaux éléments de preuve auraient pu avoir une incidence sur les conclusions de la Cour fédérale concernant l’antériorité du document De sur la revendication dépendante 4, ainsi que l’évidence de cette revendication. Par conséquent, j’accueillerais l’appel en partie et je modifierais le jugement en conséquence.

[121] En ce qui concerne les dépens, dTechs a convenu avec les intimées des dépens qu’elle paierait si l’appel était rejeté. Je suis d’avis que les arguments qui ont été présentés devant notre Cour ne fournissent aucun fondement valable à l’appel contre Awesense. Par conséquent, j’adjugerais les dépens convenus de 15 000 $. Je réduirais toutefois quelque peu les dépens accordés à BC Hydro et je les fixerais à 10 000 $.

[122] Puisque mes conclusions concernant les conclusions de la Cour fédérale sur la validité n’ont d’incidence que sur les demandes reconventionnelles, les intimées et demanderesses reconventionnelles devraient avoir le droit, si elles le souhaitent, de demander le réexamen de la validité de la revendication dépendante 4, notamment pour tout motif soulevé mais sur lequel la Cour fédérale n’a pas statué. Cela nécessiterait la tenue d’un nouveau procès devant le même juge, où seraient pris en compte tous les éléments de preuve déjà présentés à la Cour fédérale, ainsi que les nouveaux éléments de preuve, qui ne sont admis que pour la validité de la revendication 4, et tout autre élément de preuve que la Cour jugera approprié d’examiner dans les circonstances. Bien sûr, il serait loisible à la Cour fédérale d’examiner, à titre de question préliminaire, l’incidence des nouveaux éléments de preuve sur la valeur attribuée à la preuve de M. Shepherd, afin que les parties puissent limiter les frais découlant d’un réexamen complet des questions toujours en litige.

[123] Comme aucuns dépens n’ont en fait été adjugés dans le jugement qui fait l’objet du présent appel, et que ni l’ordonnance d’adjudication de ces dépens ni l’ordonnance établissant le montant de ces dépens n’ont été portées en appel, je suis d’avis que notre Cour n’a pas compétence pour statuer sur la question des dépens adjugés par la Cour fédérale en l’espèce.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT OU D’UNE ORDONNANCE DU JUGE FOTHERGILL DU 16 MARS 2021, DOSSIER NO T-227-17

DOSSIER :

A-121-21

 

INTITULÉ :

DTECHS EPM LTD. c. BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY ET AWESENSE WIRELESS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 octobre 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MACTAVISH

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

En personne : Christian J. Popowich

Alex McKay

 

Pour l’appelante

 

En personne : Michael Crichton

R. Nelson Godfrey

Claire Stempien

 

Pour l’intimée

BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY

 

Virtuellement : Vincent M. de Grandpré

Kenza Salah

Pour l’intimée

AWESENSE WIRELESS INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Code Hunter LLP

Calgary (Alberta)

 

Pour l’appelante

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimée

BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY

 

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour l’intimée

AWESENSE WIRELESS INC.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.