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Date : 20230221


Dossier : A-169-21

Référence : 2023 CAF 39

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

requérante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 21 février 2023.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20230221


Dossier : A-169-21

Référence : 2023 CAF 39

En présence de monsieur le juge Stratas

ENTRE :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE

requérante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1] Démocratie en surveillance demande par voie de requête la communication de documents de la part du Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. Elle affirme que la communication est nécessaire pour qu’elle puisse défendre sa demande de contrôle judiciaire. Elle a demandé les documents en vertu de la règle 317 des Règles, et le Commissaire a refusé de les communiquer en vertu de la règle 318 des Règles.

A. Contexte

[2] Dans sa demande de contrôle judiciaire, Démocratie en surveillance demande l’annulation d’une décision rendue par le Commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique. La décision concerne la conduite alléguée du premier ministre dans la prise de deux décisions concernant un organisme de bienfaisance appelé « Organisme UNIS ».

[3] À l’appui de sa demande, Démocratie en surveillance fait valoir trois motifs de contrôle : deux erreurs de droit alléguées concernant l’interprétation de la loi et une erreur de fait.

[4] Peu de temps après que Démocratie en surveillance a déposé sa demande, le Commissaire en a demandé la radiation. Il a plaidé, entre autres, l’irrecevabilité de certains motifs de contrôle devant notre Cour : Loi sur les conflits d’intérêts, L.C. 2006, ch. 9, art. 66. Tous les motifs avancés par Démocratie en surveillance sont visés par cette irrecevabilité.

[5] Notre Cour a refusé d’examiner la requête du Commissaire : Démocratie en surveillance c. Le Procureur général du Canada, 2022 CAF 208. Elle l’a plutôt déférée pour examen à la formation qui se penchera sur la demande principale. Elle l’a fait en raison d’une importante contradiction dans la jurisprudence de notre Cour :

  • L’arrêt Canada (Procureur général) c. Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161, établissant que les restrictions partielles au contrôle judiciaire, comme l’irrecevabilité en l’espèce, portent atteinte à la primauté du droit et qu’il faudrait en faire abstraction, tout comme les tribunaux font abstraction des clauses privatives.

  • L’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, [2021] 3 R.C.F. 294, aux para. 102 et 103, selon lequel les restrictions partielles au contrôle judiciaire, comme l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts, sont valides à condition qu’elles soient justifiées par un objectif gouvernemental urgent et valable et qu’elles respectent par ailleurs la primauté du droit, la capacité des tribunaux de déterminer si les actions de l’État sont conformes à la Constitution et l’exigence voulant que l’administration de la justice soit équitable et impartiale.

Il revient à une formation de notre Cour de trancher ce conflit jurisprudentiel.

B. La requête en communication

[6] Démocratie en surveillance demande la communication de tous les documents recueillis durant l’enquête du Commissaire et sur lesquels il s’est appuyé pour rendre la décision. Une grande partie de ces documents a été fournie à titre confidentiel, au moins en partie sur le fondement des garanties de confidentialité prévues par la Loi. Si la requête de Démocratie en surveillance était accueillie, une grande partie des documents confidentiels serait révélée.

[7] La requête en communication de Démocratie en surveillance place le Commissaire dans une position intenable. On lui demande de communiquer des documents confidentiels à l’appui d’un motif qui pourrait être irrecevable au titre de l’article 66. Si la formation saisie de la demande conclut au bout du compte que l’article 66, qui restreint partiellement le contrôle judiciaire, s’applique pour rendre irrecevable une partie ou l’entièreté des motifs avancés dans la présente demande, alors des documents confidentiels qui n’auraient jamais dû être communiqués auront été communiqués.

[8] Démocratie en surveillance propose des protections pour garantir que les documents communiqués demeurent confidentiels dans la mesure du possible. Par exemple, elle propose qu’ils soient communiqués seulement à son avocat et à la formation, et que chacun soit assujetti à des interdictions strictes de divulgation.

[9] Toutefois, ce n’est pas une réponse suffisante aux préoccupations du Commissaire. La confidentialité ne sera plus complète : certaines personnes, quoique peu nombreuses, auront accès aux documents, ce qui pourrait être considéré comme contraire aux attentes et aux droits garantis par la loi des personnes qui ont fourni des éléments de preuve au cours de l’enquête menée par le Commissaire.

[10] Les documents confidentiels demandés par Démocratie en surveillance sont pertinents pour un seul des motifs de contrôle : l’erreur de fait alléguée. Les deux autres motifs concernent l’interprétation des lois, une question purement juridique nécessitant que la Cour examine le texte, le contexte et l’objectif de la Loi. Les documents confidentiels ne sont pas utiles à la tâche à accomplir.

C. La solution

[11] Le dilemme que pose la présente requête en communication peut être tranché par la règle 107 des Règles des Cours fédérales. Selon la règle 107(1) des Règles, la Cour peut ordonner que « les questions en litige dans une instance soient jugées séparément ».

[12] La règle 107(1), qui s’applique à une « instance », s’applique en l’espèce. Une demande de contrôle judiciaire est une « instance » : voir la règle 2 des Règles (définition de « demande »); voir également l’arrêt Lukács c. Swoop Inc., 2019 CAF 145, au para. 9.

[13] Par conséquent, notre Cour a le pouvoir, en vertu de la règle 107 des Règles, d’ordonner qu’une question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire soit jugée séparément. En l’espèce, la question en litige est la contradiction dans la jurisprudence de notre Cour sur la question de savoir si l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts rend irrecevables les motifs invoqués par l’appelante dans sa demande : voir le paragraphe 5 ci-dessus.

[14] Si notre Cour conclut que l’article 66 rend les motifs irrecevables, notre Cour doit rejeter la demande. Si la Cour conclut que l’article 66 ne rend pas les motifs irrecevables, plus précisément le motif de l’erreur de fait soulevée par Démocratie en surveillance, la Cour devra examiner la demande au fond. Dans ce cas, la première chose à faire sera de déterminer si le Commissaire doit communiquer des documents confidentiels et, dans l’affirmative, à quelles conditions.

[15] Ainsi, on s’assure que la communication, si elle a lieu, se fera selon des conditions strictes de protection et seulement en tout dernier recours.

[16] Par conséquent, j’ordonnerai que la présente demande soit examinée en deux étapes :

  • Étape 1. Notre Cour entendra et tranchera la question juridique de savoir si l’article 66 de la Loi sur les conflits d’intérêts, en tout ou en partie, s’applique (le conflit jurisprudentiel mentionné au paragraphe 5 ci-dessus). Si notre Cour conclut que l’article 66 s’applique, elle pourra, s’il y a lieu, rejeter la demande. Si la Cour conclut que l’article 66, en tout ou en partie, ne s’applique pas, elle rendra un jugement déclaratoire intérimaire en ce sens et, dans ce jugement, elle reportera également l’examen du reste de la demande à l’étape 2.

  • Étape 2. La Cour entendra certains des motifs ou tous les motifs invoqués par l’appelante qui demeureront valides après l’application de l’article 66 et se prononcera sur eux.

[17] Puisque les questions en litige à l’étape 1 peuvent être entièrement isolées de l’étape 2, il est légalement possible qu’une formation différemment constituée tranche les questions en litige à l’étape 2. Cela accélérera le processus. Si les trois juges de l’étape 1 étaient saisis de la demande en entier, il faudrait peut-être beaucoup de temps avant qu’ils puissent entendre l’étape 2. Il en est ainsi en partie parce que les horaires des juges de notre Cour sont fixés longtemps à l’avance, pour qu’ils puissent entendre des causes dans de nombreuses villes partout au Canada.

[18] Aux termes de la règle 107(2) des Règles, la Cour peut « assortir l’ordonnance visée au paragraphe (1) de directives concernant les procédures à suivre ». Les procédures pour chaque étape seront les suivantes :

  • Étape 1. Dans les vingt jours suivant l’ordonnance, l’intimé est tenu de déposer un dossier certifié du tribunal pour l’étape 1. Ce dossier doit contenir seulement les documents nécessaires pour aider la formation à trancher le conflit jurisprudentiel. Seuls des documents publics doivent être inclus. Le dossier de demande des parties doit contenir seulement les documents nécessaires pour aider la formation à trancher le conflit jurisprudentiel. Le dossier de la requérante et le dossier de l’intimé doivent être déposés le 3 avril 2023 et le 24 mai 2023 respectivement. La requérante doit déposer une demande d’audience dix jours après le dépôt du dossier de l’intimé.

  • Étape 2. Dans les soixante jours suivant le jugement rendu par notre Cour à l’étape 1, la requérante demandera par écrit une ordonnance exigeant que l’intimé communique les documents nécessaires pour que soient tranchées les questions en litige à l’étape 2. Le déroulement de l’instance pour la suite de l’étape 2 sera régi par l’ordonnance que rendra notre Cour sur la requête en communication.

[19] Le conflit jurisprudentiel mentionné au paragraphe 5 ci-dessus, que notre Cour tranchera à l’étape 1, a été débattu dans des affaires partout au Canada et aussi dans des affaires récentes de notre Cour : Démocratie en surveillance, ci-dessus; Canadian National Railway Company v. British Columbia, 2022 BCSC 2263, aux para. 67 et 68; Prairies Tubulars (2015) Inc. c. Canada (Agence des services frontaliers), 2022 CAF 92, au para. 17; BCE Inc. c. Québecor Média Inc., 2022 CAF 152, aux para. 55-58; Yatar v. TD Insurance Meloche Monnex, 2022 ONCA 446, aux para. 53 à 57, qui semble infirmer les décisions Yatar v. TD Insurance Meloche Monnex, 2021 ONSC 2507, 157 O.R. (3d) 337, aux para. 28 et 29, et Fratarcangeli v. North Blenheim Mutual Insurance Company, 2021 ONSC 3997, au para. 63, sur ce point. La question a divisé la Cour suprême du Royaume-Uni en quatre dans l’arrêt R. (Privacy International) v. Investigatory Powers Tribunal, [2019] UKSC 22.

[20] La question a également fait l’objet d’articles de doctrine. Selon Mark Mancini, un théoricien respecté, l’arrêt Best Buy est [traduction] « discutable » et [traduction] « incompatible avec d’autres précédents » et cette question [traduction] « très importante » n’est [traduction] « toujours pas clairement tranchée » : voir les numéros 4, 45, 57 et 71 du blogue Sunday Evening Administrative Review (en ligne : https://sear.substack.com/p/issue-4-august-8-2021, https://sear.substack.com/p/issue-45-june-19-2022, https://sear.substack.com/p/issue-57-september-11-2022 et https://sear.substack.com/p/issue-71-administrative-law-wrapped). Selon le professeur Paul Daly, un chef de file en théorie du droit administratif, [traduction] « cette question se posera encore et encore et encore, tant et aussi longtemps que le contenu du cadre constitutionnel minimal du contrôle judiciaire demeurera obscur » : voir « Vavilov on the Road » dans le blogue Administrative Law Matters (en ligne : https://www.administrativelawmatters.com/blog/2021/08/12/vavilov-on-the-road/).

[21] Étant donné l’incertitude et l’importance de cette question, il est fort possible qu’une partie demande l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada du jugement rendu par notre Cour à l’étape 1. Par conséquent, dans son ordonnance relative à la présente requête, notre Cour prévoira que, si une partie demande l’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême du Canada du jugement rendu à l’étape 1, l’étape 2 sera suspendue jusqu’à ce que la Cour suprême rejette la demande d’autorisation ou, si la Cour suprême accorde l’autorisation, jusqu’à ce que celle-ci rende un jugement définitif sur l’appel. Dans ce cas, la requête en communication de la requérante à l’étape 2 sera entendue après l’expiration de la suspension.

[22] Mon ordonnance préservera également la capacité de la formation de rendre toute ordonnance nécessaire au bon déroulement de l’instance.

[23] En fin de compte, une petite partie de la requête a été accueillie, mais pour des motifs différents de ceux qu’ont fait valoir les parties. Par conséquent, je n’adjugerai pas de dépens relativement à la requête.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-169-21

 

INTITULÉ :

DÉMOCRATIE EN SURVEILLANCE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 février 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Michael Fisher

 

Pour LA REQUÉRANTE

 

Michael Aquilino

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RavenLaw LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour LA REQUÉRANTE

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour l’intimé

 

 

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