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Date : 20220714


Dossier : A-29-21

Référence : 2022 CAF 127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

MARY LLOYD

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 juin 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE ROUSSEL

 


Date : 20220714


Dossier : A-29-21

Référence : 2022 CAF 127

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

LA JUGE ROUSSEL

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

MARY LLOYD

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] L’appelant, le procureur général du Canada (le procureur général) sollicite l’intervention de notre Cour en ce qui concerne une décision de la Cour fédérale qui a accueilli une demande de contrôle judiciaire d’un grief que l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) avait rejeté au dernier palier. L’intimée, Mme Lloyd, a déposé un grief à l’encontre de la décision de l’ARC de la muter de la Direction des enquêtes criminelles (la DEC) en raison d’un cas d’inconduite pour lequel elle a été sanctionnée et qui, selon l’ARC, pourrait miner sa crédibilité à titre de témoin lors de poursuites, soit l’une des principales activités d’une enquêteuse. La Cour fédérale a conclu que l’ARC avait accordé un poids indu aux avis juridiques du Service des poursuites pénales du Canada (le SPPC) concernant l’aptitude de l’intimée à occuper le poste d’enquêteuse, sans avoir suffisamment pris en compte tous les facteurs disponibles et pertinents ni justifié sa décision.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

I. Contexte

[3] Le présent appel est l’aboutissement d’un très long conflit de travail opposant l’appelant et l’intimée au cours duquel Mme Lloyd a déposé plusieurs griefs à l’encontre de l’ARC. Les présents motifs ne présenteront que les griefs les plus pertinents.

[4] L’intimée a commencé à travailler pour l’ARC en 1997. En 2004, elle assumait le rôle d’enquêteuse principale au sein de la DEC. Après avoir reçu un diagnostic de fibromyalgie en 2005, Mme Lloyd a pris un congé de maladie prolongé en janvier 2006, suivi d’un congé d’invalidité de longue durée de juin à octobre 2006. En février 2006, elle a déposé un grief au motif que son employeur n’avait pas pris à son endroit des mesures d’adaptation adéquates et opportunes (le premier grief pour discrimination).

[5] Lors de son congé, l’intimée a cherché à obtenir certains renseignements personnels stockés dans son ordinateur de travail en vue de la rédaction de son grief. Elle a été aiguillée vers la Direction générale de l’informatique de l’ARC, qui a copié l’intégralité du contenu de son disque dur sur environ 16 disques compacts (CD) non cryptés, puis remis le matériel à l’intimée. Ces CD contenaient des renseignements confidentiels sur des contribuables et des fichiers personnels.

[6] Le 7 août 2007, l’intimée a subi un accident de vélo qui lui a infligé des blessures corporelles graves, notamment un traumatisme cérébral. Elle a donc dû prendre un autre congé d’invalidité de longue durée, cette fois-ci d’août 2007 jusqu’en novembre 2009.

[7] Le premier grief pour discrimination a été envoyé à l’arbitrage à la mi-septembre 2008 devant ce qui était à l’époque la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (connue maintenant sous le nom de Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, ou la Commission). La Commission devait trancher plusieurs questions, notamment si Mme Lloyd avait envoyé un courriel pour demander des mesures d’adaptation à son directeur adjoint le 30 juin 2005. L’avocat de l’ARC s’étant opposé à l’admissibilité de la copie papier de ce courriel présenté par Mme Lloyd, et ayant demandé la production du CD pour prouver l’existence de ce courriel, Mme Lloyd a présenté l’ensemble des 16 CD tout en indiquant qu’elle avait fait deux copies du CD contenant le courriel en cause à l’aide de l’ordinateur personnel d’un ami. L’ARC les a immédiatement saisis. De plus, l’admission de Mme Lloyd a déclenché auprès de la Division des affaires internes et de la prévention de la fraude (la DAIPF) une enquête sur la conduite de l’intimée relativement aux renseignements confidentiels sur les contribuables.

[8] Le 6 février 2009, la Commission a conclu que l’ARC avait omis de prendre des mesures d’adaptation en réponse au problème de santé de Mme Lloyd et fait preuve de discrimination (Lloyd c. Agence du revenu du Canada, 2009 CRTFP 15).

[9] Le 3 novembre 2009, Mme Lloyd a informé l’ARC qu’elle était prête pour un retour au travail à temps partiel avant la fin du mois. Cependant, l’employeur a suspendu indéfiniment l’intimée le 6 novembre 2009 en attendant le résultat de l’enquête de la DAIPF. Cette suspension a fait l’objet d’un grief de la part de Mme Lloyd, qui a allégué qu’il s’agissait d’une mesure disciplinaire constituant du harcèlement, imposée en représailles de la décision en sa faveur relative aux mesures d’adaptation et visant à empêcher le retour au travail de l’intimée. Selon la conclusion du rapport d’enquête de la DAIPF, rendu public le 22 décembre 2010, Mme Lloyd a contrevenu à la politique de l’ARC en matière de sécurité et de protection des renseignements confidentiels sur les contribuables ainsi qu’à l’article 241 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la LIR). L’ARC a imposé une suspension de 40 jours le 17 mars 2011, à l’encontre de laquelle Mme Lloyd a déposé un grief (le grief relatif à la mesure disciplinaire).

[10] Lorsque l’intimée est retournée au travail le 13 juin 2011, elle a été réaffectée temporairement à un poste du Programme spécial d’exécution, dans lequel elle n’aurait pas à mener d’enquêtes. Son employeur l’a informée le 17 janvier 2012 qu’elle serait mutée à la Division des petites et moyennes entreprises (la DPME) et écartée de toute participation à des enquêtes criminelles en raison des préoccupations exprimées à l’égard de son inconduite.

[11] Ces préoccupations découlent de l’arrêt de la Cour suprême du Canada R. c. McNeil, 2009 CSC 3, [2009] 1 R.C.S. 66 [arrêt McNeil], dans lequel cette Cour conclut que les procureurs de la Couronne doivent communiquer à la défense toute « inconduite grave » de la part de personnes chargées d’une enquête lorsque cette inconduite est liée à l’enquête ou qu’il est raisonnable de penser qu’elle risque d’avoir des répercussions sur la poursuite engagée contre l’accusé. Sont visés par cet arrêt les enquêteurs de l’ARC qui mènent des enquêtes dans des dossiers d’évasion fiscale et de fraude. L’ARC doit par conséquent signaler toute conclusion d’inconduite grave au SPPC, qui évalue l’impact potentiel des préoccupations soulevées dans l’arrêt McNeil sur une enquête et détermine si l’avocat de la défense doit en être informé.

[12] Mme Lloyd a déposé un grief pour contester sa mutation à la DPME (le grief relatif à la mutation) et a allégué qu’elle avait fait l’objet de discrimination en raison de son invalidité, en violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (le deuxième grief pour discrimination). Le commissaire de l’ARC a accueilli le grief et annulé la mutation le 2 août 2012, permettant ainsi à Mme Lloyd de réintégrer la DEC. L’ARC a néanmoins maintenu son refus de lui attribuer des fonctions d’enquête en raison des préoccupations existantes semblables à celles soulevées dans l’arrêt McNeil.

[13] Le 23 juillet 2015, la Commission a tranché les multiples griefs déposés par l’intimée (Lloyd c. Agence du revenu du Canada, 2015 CRTEFP 67). Plus précisément, l’arbitre a rejeté le grief déposé en novembre 2009 portant sur sa suspension pour une période indéfinie. Il a conclu que cette suspension ne constituait pas du harcèlement ni des représailles en raison du grief relatif aux mesures d’adaptation, mais qu’elle reposait plutôt sur les besoins opérationnels de l’ARC et sur ses préoccupations concernant le besoin de protéger la confidentialité des renseignements sur les contribuables. De même, la Commission a conclu que la preuve appuyait les motifs invoqués par l’ARC pour imposer une suspension disciplinaire de 40 jours et que tous les facteurs atténuants avaient été pris en compte. Cependant, la Commission a confirmé la décision sur le grief relatif à la mutation et a accordé 7 000 $ à Mme Lloyd au titre de préjudice moral après avoir conclu que l’ARC « [avait] omis de s’acquitter de son obligation de prendre des mesures d’adaptation à l’égard de l’invalidité de [l’intimée] [...] [et] s’[était] livré à une pratique discriminatoire » en la mutant à la DPME sans son consentement.

[14] Lors du contrôle judiciaire, notre Cour a annulé la décision de 2015 de la Commission : voir l’arrêt Lloyd c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 115, 2016 CAF 115 (CanLII) [arrêt Lloyd 2016]. Selon la conclusion de notre Cour, la Commission avait soit rejeté comme étant sans pertinence les allégations selon lesquelles Mme Lloyd avait enfreint la politique de l’ARC et l’article 241 de la LIR en se servant de l’ordinateur de son ami pour accéder aux CD, soit tiré aucune conclusion quant aux allégations (par. 15, 16 et 23). Notre Cour a également conclu à l’absence de fondement factuel permettant à la Commission de conclure que Mme Lloyd avait contrevenu à la LIR (par. 16 et 17).

[15] Le dossier a été renvoyé à la Commission, qui a réexaminé le grief lié à la suspension et rendu une nouvelle décision le 28 août 2017, Lloyd c. Agence du revenu du Canada, 2017 CRTESPF 22 (la décision après nouvel examen). La Commission n’a trouvé aucun élément de preuve démontrant un risque permanent de divulgation de renseignements sur les contribuables ni aucun fondement factuel de l’allégation voulant que Mme Lloyd ait sciemment divulgué ce genre de renseignements, enfreignant ainsi la LIR. La Commission a conclu que l’intimée n’avait pas commis « d’actes d’inconduite graves constituant des infractions du groupe 5 » selon la politique sur la discipline de son employeur, mais plutôt que l’inconduite de l’intimée était comparable à une infraction de groupe 3, soit l’utilisation non autorisée des véhicules, des magasins ou de l’équipement de l’Agence (par. 149 et 166). Elle a réduit la suspension de l’intimée à six jours (par. 168).

[16] Il convient de noter que l’ARC a demandé à quatre reprises au SPPC des avis sur les préoccupations semblables à celles soulevées dans l’arrêt McNeil concernant Mme Lloyd. Selon la conclusion des deux premiers avis, obtenus en mars 2011 et en mai 2015, l’intimée ne convenait pas au poste à la DEC, car le fait d’accéder à des renseignements confidentiels sur les contribuables et de les copier constituait une inconduite grave qui avait le potentiel de compromettre une éventuelle poursuite du SPPC dans laquelle elle participerait. Ces deux avis ne font pas partie du dossier. Le troisième avis du SPPC a été rendu après la décision de la Commission datant de 2017. Selon cet avis, la réduction de la suspension de Mme Lloyd ne modifiait pas l’avis précédemment rendu en 2015. Enfin, le SPPC a rendu un quatrième avis en février 2018 qui rappelait le bien-fondé des préoccupations initiales concernant Mme Lloyd, tout en ajoutant que la crédibilité de l’intimée pourrait se rétablir avec le temps, grâce notamment à un plan de supervision étroite au travail qui prévoirait un niveau de responsabilité accru.

[17] L’ARC a conclu qu’il serait impossible, sur le plan pratique, de rétablir la crédibilité de l’intimée, car cela exigerait qu’un superviseur soit désigné spécifiquement pour l’intimée pour vérifier chaque aspect de son travail. Par conséquent, l’ARC a informé Mme Lloyd dans sa lettre du 20 septembre 2018 qu’elle ne pouvait demeurer au poste d’enquêteuse principale au sein de la DEC. Elle lui a présenté 11 postes de remplacement de niveau équivalent qui pourraient combler ses besoins en matière de santé, tout en précisant qu’un refus pourrait entraîner son licenciement pour des motifs non disciplinaires. Mme Lloyd a déposé un grief à l’encontre de cette décision le 13 novembre 2018.

[18] L’ARC a rejeté ce grief au deuxième palier le 28 janvier 2019 (la réponse au grief au deuxième palier). Elle a conclu que les préoccupations soulevées quant à la crédibilité de l’intimée demeuraient pertinentes malgré le temps écoulé. En outre, elle a conclu que, même si la Commission avait réduit la suspension à un seuil bien inférieur aux 29 jours prévus pour inconduite grave selon les politiques et procédures de la Commission en lien avec les préoccupations soulevées dans l’arrêt McNeil, l’avis juridique du SPPC indiquait que Mme Lloyd avait commis un acte d’inconduite grave en copiant les CD contenant des renseignements confidentiels. Par conséquent, l’ARC a conclu qu’il faudrait probablement divulguer son inconduite et que celle-ci pourrait compromettre des poursuites à l’avenir.

[19] Le 22 juillet 2019, M. Dan Couture, sous‑commissaire à la Direction générale des ressources humaines de l’ARC (le sous‑commissaire), a rejeté le grief au dernier palier. Il a conclu que l’ARC ne pouvait confier à Mme Lloyd les activités principales d’un enquêteur de la DEC pour les motifs établis dans la réponse au grief au deuxième palier. Mme Lloyd a demandé un contrôle judiciaire de la décision du sous-commissaire à la Cour fédérale.

[20] Le 27 décembre 2019, la demanderesse a accepté sous toutes réserves un poste à l’ARC, celui de vérificatrice de la taxe d’accise, à compter du 6 janvier 2020.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[21] Le 7 janvier 2021, la Cour fédérale (le juge Ahmed) a accueilli la demande de contrôle judiciaire : voir la décision Lloyd c. Canada (Procureur général), 2021 CF 29, [2021] 6 C.T.C. 174 [décision Lloyd]. La Cour a d’abord tranché la question de l’admission de l’affidavit de Mme Kalyn Lord, daté du 7 octobre 2019, ainsi que de neuf pièces documentaires à l’appui. Même si le sous-commissaire n’avait pas ces documents à sa disposition pour rendre sa décision, ces documents tombaient sous le coup d’une exception à la règle générale concernant l’inadmissibilité des nouveaux éléments de preuve lors d’un contrôle judiciaire, car ils fournissaient des éléments de preuve généraux ayant trait au contexte (renvoyant à l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] ACF no 93 (QL)). Plus précisément, les deux premières pièces contiennent les descriptions de travail et les politiques qui étaient à la disposition du sous-commissaire avant de rendre sa décision. Les autres pièces contiennent des renseignements portant sur le bien-fondé de la décision, dont le sous‑commissaire était censé avoir tenu compte.

[22] Ensuite, la Cour a rejeté l’argument du procureur général selon lequel le litige qui oppose les parties était théorique. Elle a conclu que le litige demeurait tangible et concret, car le poste à la DEC existait toujours et que Mme Lloyd avait l’intention de le réintégrer au cas où elle aurait gain de cause (renvoyant à l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, 1989 CanLII 123 (CSC)). La Cour n’étant pas d’avis que Mme Lloyd avait volontairement quitté la DEC, elle a conclu que la mutation s’était produite sous la menace d’un licenciement.

[23] Sur le fond de la question, la Cour fédérale a conclu que le sous‑commissaire portait une responsabilité accrue, celle de fournir des motifs démontrant qu’il avait tenu compte des conséquences de sa décision et de justifier ces conséquences au regard des faits et du droit pertinents. Il en était ainsi, selon la Cour, parce que l’Agence avait fait preuve de discrimination à l’égard de l’intimée à deux reprises et qu’elle avait procédé à sa mutation contre sa volonté à deux reprises à l’extérieur de la DEC. En outre, la Cour a noté que ni les motifs du sous-commissaire ni le dossier de l’affaire ne tenaient compte du fait que l’arrêt Lloyd 2016, la décision après nouvel examen de la Commission et la politique de l’Agence en lien avec l’arrêt McNeil semblaient tous s’opposer à la conclusion selon laquelle l’inconduite de Mme Lloyd était « grave ». Même si la réponse de l’ARC au grief au deuxième palier mentionnait que la sévérité des mesures disciplinaires imposées à Mme Lloyd étant inférieure au seuil d’inconduite grave défini dans la politique en lien avec l’arrêt McNeil, la Cour a conclu que le sous-commissaire n’avait pas réussi à expliquer les raisons pour lesquelles l’inconduite empêcherait toujours l’intimée d’occuper son poste à la DEC.

[24] Selon la Cour, le sous-commissaire s’en est plutôt tenu exclusivement aux avis juridiques du SPPC, selon lesquels les préoccupations soulevées dans l’arrêt McNeil subsistaient en raison d’un manque de jugement grave de la part de Mme Lloyd. S’il lui était raisonnable d’accepter les avis juridiques du SPPC au pied de la lettre, le sous-commissaire ne pouvait le faire sans tenir compte de tous les autres facteurs pertinents, à moins de présenter des justifications et des explications convenables. En résumé, la Cour a conclu qu’il n’avait pas justifié son recours à ces avis juridiques du fait que les actes de Mme Lloyd différaient considérablement des exemples d’inconduite grave présentés dans la politique de l’ARC fondée sur l’arrêt McNeil. Il en a résulté une décision déraisonnable qui manque de justifications, de transparence et d’intelligibilité.

[25] Enfin, la Cour a accepté que la présence d’une clause de temporisation dans la convention collective de Mme Lloyd n’exclue pas la nécessité de divulguer son inconduite au SPPC. La Cour a également rejeté l’argument de l’appelant selon lequel la Commission avait conclu dans sa décision de 2017 que l’inconduite de Mme Lloyd était grave, tout en précisant que la Commission avait en fait conclu que cette inconduite était analogue à une infraction du groupe 3.

III. Les questions en litige

[26] À mon avis, la seule question litigieuse du présent appel est de savoir si la décision du sous-commissaire de rejeter le grief de Mme Lloyd au dernier palier était raisonnable.

[27] Les parties conviennent qu’un appel d’une décision de la Cour fédérale dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire exige que notre Cour détermine si le juge de première instance a choisi la norme de contrôle appropriée pour chaque question litigieuse et s’il l’a appliquée correctement. Cette démarche est conforme à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada : voir les arrêts Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42 (CanLII), par. 12 [arrêt Horrocks]; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 46. Elle n’accorde aucune déférence à l’application de la norme de contrôle par le juge de révision. En d’autres termes, la cour d’appel doit se « met[tre] à la place » du tribunal d’instance inférieure et procéder à un examen de novo de la décision administrative (arrêt Horrocks, par. 10). Cela dit, même si la Cour fédérale semble avoir donné une réponse complète à un argument plaidé lors d’un contrôle judiciaire, c’est l’appelant qui porte le fardeau tactique de démontrer qu’il existe une faille dans le raisonnement de la Cour fédérale : voir les arrêts Canada RNA Biochemical Inc. c. Canada (Santé), 2021 CAF 213, 2021 CarswellNat 4834 (WL Can), par. 7; Banque de Montréal c. Canada (Procureur général), 2021 CAF 189 (CanLII), par. 4.

[28] En l’espèce, les parties sont d’avis que la Cour fédérale a correctement déterminé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait. Leur différend porte sur l’application de cette norme.

IV. Discussion

[29] Le procureur général soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le sous-commissaire n’avait pas pris en compte la contradiction apparente entre, d’une part, sa conclusion selon laquelle l’inconduite de Mme Lloyd était grave, et d’autre part, l’arrêt Lloyd 2016, la décision après nouvel examen de la Commission et la politique de l’ARC en lien avec l’arrêt McNeil. Le procureur général souligne effectivement que le sous-commissaire n’a jamais conclu que l’inconduite de l’intimée était suffisamment grave pour nécessiter une divulgation fondée sur l’arrêt McNeil. Comme il est du ressort du SPPC de déterminer si l’inconduite d’un enquêteur doit être divulguée à l’avocat de la défense, il importe peu que le sous-commissaire n’ait pas lui-même qualifié cette inconduite. Par conséquent, selon l’argument de l’appelant, la Cour fédérale a rejeté la décision de manière déraisonnable en se fondant sur ce que le décideur aurait dû évaluer alors qu’il n’y était pas autorisé.

[30] Le procureur général soutient également que les avis juridiques du SPPC ont effectivement pris en compte l’arrêt Lloyd 2016 et la décision après nouvel examen de la Commission, jugeant ainsi que la preuve que Mme Lloyd avait manifesté un manque de jugement grave pouvant nuire à sa crédibilité tenait toujours. Le SPPC a jugé que, même si la Commission a fini par réduire la suspension de 40 jours à six jours, il subsistait [traduction] « un manque de jugement grave » qui pouvait miner la crédibilité de l’enquêteuse et, par conséquent, [traduction] « il vaudrait mieux ne pas exposer une éventuelle poursuite aux risques associés à un employé de la DEC reconnu comme ayant fait preuve d’inconduite par suite d’un manque de jugement grave, surtout lorsque ce manque de jugement est lié à une fonction d’enquête essentielle, à savoir la protection des renseignements sur les contribuables » (avis juridique du SPPC du 20 septembre 2017; dossier d’appel, onglet 19, p. 154). De plus, le procureur général note que ni notre Cour ni la Commission n’ont estimé que l’inconduite de Mme Lloyd n’était pas grave.

[31] Enfin, le procureur général soutient que le sous-commissaire a en effet examiné et expliqué les conséquences de la politique fondée sur l’arrêt McNeil lorsqu’il a noté que cette politique n’était pas exhaustive et qu’il revenait au SPPC de déterminer ce qui constitue une inconduite grave.

[32] Selon moi, ces arguments doivent être rejetés. En résumé, la thèse centrale du procureur général repose sur le fait que le sous-commissaire était tenu de suivre les avis du SPPC et ne pouvait pas tenir compte des autres facteurs afin de déterminer si Mme Lloyd pouvait continuer à travailler à son poste d’attache à titre d’enquêteuse à la DEC. Pourtant, après une lecture attentive, ces avis n’apparaissent pas aussi catégoriques que ce que l’avocat du procureur général voudrait nous faire croire. D’ailleurs, comme l’a noté la Cour fédérale, le sous-commissaire n’a pas expliqué pour quelles raisons ces avis supplantent toute autre considération pesant sur la décision, y compris la qualification de l’inconduite de Mme Lloyd dans l’arrêt Lloyd 2016, la décision après nouvel examen de la Commission et la politique de l’ARC fondée sur l’arrêt McNeil. Étant donné que la Cour suprême nous instruit dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 96 à 98 [arrêt Vavilov] qu’une décision ne satisfait pas à la norme requise d’intelligibilité, de justification et de transparence « [l]orsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance », la Cour fédérale avait la possibilité de conclure que la décision du sous-commissaire était déraisonnable.

[33] Les parties conviennent, à juste titre, que les avis juridiques du SPPC ne pouvaient pas être remis en question par le sous-commissaire, et la Cour fédérale était d’avis qu’il était raisonnable pour le sous-commissaire de s’appuyer sur ces avis [traduction] « au pied de la lettre » (décision Lloyd, par. 57). Il est évident qu’il appartient au SPPC de déterminer, dans un cas donné, si l’inconduite grave d’une personne participant à une enquête doit être divulguée à l’avocat de la défense. Cela dit, ces avis ne peuvent entièrement soustraire d’un contrôle judiciaire les décisions de gestion de l’ARC. Comme l’a mentionné la Cour fédérale, le sous-commissaire avait l’obligation de tenir compte d’autres facteurs et d’en débattre avant de rendre une décision. Qui plus est, les avis juridiques eux-mêmes affirment la même chose et reconnaissent de manière assez claire que la décision définitive appartient à l’ARC.

[34] Lorsqu’on lui a demandé de mettre à jour son avis de 2015 à la suite de l’arrêt Lloyd 2016 rendu par notre Cour et de la décision après nouvel examen de la Commission qui lui a succédé, le SPPC a estimé que la réduction de la mesure disciplinaire n’avait pas modifié son point de vue et que [traduction] « [t]out bien considéré, il vaudrait mieux ne pas exposer une éventuelle poursuite aux risques associés à un employé de la DEC reconnu comme ayant commis une faute en faisant preuve d’un manque de jugement grave » (livre d’appel, onglet 19, p. 154). Il poursuit en affirmant que de telles questions doivent être traitées au cas par cas, tout en ajoutant que les contraintes de temps imposées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, compliquent ce type de décision. Selon l’opinion d’un des rédacteurs des avis du SPPC, [traduction] « [l]es dossiers devraient être simplifiés et non complexifiés. Il faudrait éviter, dans la mesure du possible, les questions secondaires qui accaparent l’attention et le temps » (livre d’appel, onglet 19, p. 154).

[35] Cette mise en garde du SPPC est compréhensible et sensée. Cette thèse, cependant, est très loin de faire obstacle de façon complète à la réintégration de Mme Lloyd dans ses fonctions à la DEC. En effet, l’avis propose par la suite plusieurs recommandations pour atténuer le risque pour des poursuites engagées à l’avenir et fait allusion à la possibilité de réhabiliter l’employée en lui attribuant de plus en plus de responsabilités sous une supervision stricte. De plus, voici le texte des deux dernières phrases de l’avis : [traduction] « la thèse du SPPC n’a pas pour objet de conseiller l’ARC en matière de ressources humaines ou de gestion du travail. L’ARC devra gérer elle-même ce type de questions » (livre d’appel, onglet 19, p. 155).

[36] Dans le dernier avis de 2018, plus concis, le SPPC a précisé que la crédibilité de Mme Lloyd ne peut être rétablie uniquement avec l’écoulement du temps et sa propre opinion de l’affaire, tout en rappelant que le fait d’accroître ses responsabilités sous une supervision stricte pourrait favoriser son rétablissement. Encore une fois, il est impossible d’utiliser ce seul avis d’une page, fondé sur une demande par courriel envoyée par le directeur adjoint de l’ARC, pour justifier la décision de l’Agence de contraindre Mme Lloyd à quitter son poste à la DEC. Cette conclusion est d’autant plus juste du fait que nous ne savons pas ce qui a été communiqué au SPPC.

[37] Ces avis ne suffisent donc pas à expliquer ou à justifier la décision du sous-commissaire de rejeter le grief de Mme Lloyd. Ils ne sont pas aussi catégoriques que l’ARC l’indiquait dans sa réponse au grief au deuxième palier et, qui plus est, ils ne sont que l’un des facteurs à prendre en compte par l’Agence pour en arriver à une décision.

[38] Le procureur général fait valoir que, de toute façon, les avis du SPPC sur lesquels l’Agence s’appuyait pour empêcher le retour de Mme Lloyd à son poste à la DEC sont cohérents avec l’arrêt Lloyd 2016 et la décision après nouvel examen de la Commission, où, ni dans l’un ou l’autre cas, n’a-t-on conclu que l’inconduite de l’intimée n’était pas grave. À mon avis, cette qualification de ces décisions n’est pas tout à fait exacte.

[39] Dans l’arrêt Lloyd 2016, notre Cour a conclu que la preuve au dossier ne justifiait pas la mesure disciplinaire initiale de 40 jours imposée à Mme Lloyd. Au paragraphe 22, notre Cour a constaté que la suspension était attribuable à deux facteurs : d’une part, « un risque permanent et continu de divulgation de renseignements personnels sur les contribuables » découlant de la copie de disques compacts sur des ordinateurs personnels et, d’autre part, l’allégation selon laquelle la demanderesse aurait contrevenu à l’article 241 de la LIR. Cependant, elle a conclu que la Commission avait rejeté ces allégations comme étant sans pertinence ou n’avait tiré aucune conclusion à leur égard. Notre Cour a également conclu que la Commission n’avait pas examiné le caractère approprié de la durée de la suspension de 40 jours en tenant compte des deux actes d’inconduite qui avaient été établis, à savoir le fait de prendre des renseignements sur les contribuables sans autorisation expresse et le fait de copier les CD sur des ordinateurs n’appartenant pas à l’ARC (par. 23). En effet, « le fondement sur lequel la suspension de 40 jours était justifiée ne peut pas être discerné sans se livrer à la spéculation et la rationalisation » (par. 24). Il est vrai que la Cour n’a pas dit explicitement que l’inconduite de l’intimée n’était pas grave, mais elle a certainement jeté des doutes sur une telle conclusion.

[40] Une telle lecture de l’arrêt Lloyd 2016 est effectivement compatible avec la propre évaluation de l’ARC concernant l’incident de 2008 qui avait entraîné le retrait de Mme Lloyd de son poste à la DEC. Dans sa réponse à un enquêteur principal du Commissariat à la protection de la vie privée préoccupé par la protection de la confidentialité à la suite de l’incident, l’ARC a noté que [traduction] « le risque de préjudice pour les contribuables découlant de cet incident était faible ». Elle a ajouté par la suite que [traduction] « l’enquête a conclu que les seuls renseignements visualisés et consultés à partir du CD étaient un courriel aux fins d’une procédure d’arbitrage en matière de relations de travail » (livre d’appel, onglet 12, p. 116). Encore une fois, il ne faut pas déduire de cette lettre, rédigée dans le contexte d’une enquête sur la confidentialité de renseignements, que la conduite de l’intimée ne constitue pas un manque de jugement. Cependant, il ne s’agit aucunement d’une inconduite grave qui exigerait sans plus d’explications une réaffectation définitive de l’intimée par son employeur.

[41] Dans sa décision après nouvel examen, la Commission a réduit la suspension de 40 jours à six jours après avoir conclu que la sévérité de la mesure disciplinaire était excessive, compte tenu de toutes les circonstances. Ce faisant, elle a examiné un ensemble de facteurs atténuants, notamment les 14 années de service sans tache à l’ARC de Mme Lloyd, sa franchise lors de l’audience devant la Commission sur la question de l’incident, et sa coopération au cours de l’enquête. La Commission n’a pas convenu avec l’intimée que l’employeur tolérait son inconduite et elle a plutôt conclu qu’il était de la responsabilité de l’intimée d’informer la direction lorsqu’elle a reçu les 16 CD; pourtant, elle a tout de même conclu au paragraphe 162 de ses motifs que Mme Lloyd n’avait jamais eu l’intention d’accéder aux renseignements sur les contribuables ni de les divulguer et que les infractions du groupe 2 d’après la politique sur la discipline de l’ARC, comme l’accès non autorisé à des renseignements sur les contribuables, de nature sensible ou confidentiels, « sembl[aient] [...] concern[er] une inconduite plus grave que ce qui a été établi en l’espèce ». La Commission explique ensuite aux paragraphes 164 à 166 que l’inconduite de Mme Lloyd était plus grave que celle d’un autre groupe d’infractions (p. ex. l’utilisation inappropriée, insouciante ou négligente des biens, de l’équipement ou des cartes de l’ARC) et était analogue aux infractions du groupe 3 (p. ex. la mauvaise utilisation des installations, des biens ou des renseignements de l’ARC, et l’utilisation non autorisée des véhicules, des magasins ou de l’équipement). Les infractions du groupe 3 entraînent une suspension allant de 1 à 30 jours selon les facteurs aggravants ou atténuants en cause.

[42] Ce qui tranche encore plus avec la qualification des actes de l’intimée d’inconduite grave, c’est la propre politique de l’appelant fondée sur l’arrêt McNeil. Voici des exemples d’inconduite grave devant figurer dans un rapport au SPPC en lien avec l’arrêt McNeil : falsification d’allocations de dépenses, utilisation de réseaux électroniques de l’ARC pour des activités illicites, contrefaçon, entrave à une enquête, détournement de fonds, fausse représentation dans le but de réaliser un gain personnel, sollicitation ou acceptation d’un pot-de-vin, vol, violation des lois appliquées par l’ARC, obtention frauduleuse d’un congé, divulgation non autorisée de renseignements confidentiels ou de nature sensible appartenant à un contribuable, inconduite pour laquelle une suspension de plus de 29 jours a été imposée. La liste n’est certes pas exhaustive, comme le mentionne la réponse au grief au deuxième palier sur laquelle le sous-commissaire s’est appuyé pour rendre sa décision définitive, mais elle indique clairement le type d’inconduite que l’appelant considère comme étant grave en lien avec l’arrêt McNeil. À première vue, l’inconduite de Mme Lloyd, qui demeure répréhensible et contrevient à la politique de l’ARC, diffère énormément des exemples d’inconduite grave énumérés dans la politique de l’Agence.

[43] Sont également pertinents au moment d’examiner la gravité de l’inconduite de Mme Lloyd les faits vraiment uniques de l’affaire. Il ne s’agit pas d’une affaire lors de laquelle une personne aurait copié subrepticement des renseignements sur des contribuables afin de réaliser un gain personnel. Mme Lloyd n’avait qu’une seule raison pour demander l’accès aux renseignements personnels stockés sur son ordinateur de travail : se préparer pour l’audience concernant son premier grief pour discrimination. Le courriel qu’elle cherchait à obtenir démontrait qu’elle avait demandé des mesures d’adaptation en raison de sa fibromyalgie, un fait contesté par l’ARC devant la Commission. Finalement, la Commission lui a donné gain de cause sur ce grief. Il est probable que Mme Lloyd n’aurait jamais accédé de manière irrégulière au contenu des CD ni copié ce contenu si l’ARC n’avait pas au départ fait preuve de discrimination à son égard. De plus, si Mme Lloyd avait travaillé au moment de se préparer pour l’audience et n’avait pas été en congé, elle aurait probablement eu accès aux renseignements pertinents stockés sur son ordinateur de travail et n’aurait jamais eu recours à un appareil n’appartenant pas à l’ARC. Il est loin d’être clair, d’après le dossier, si le sous-commissaire a pris en considération ces facteurs pour en arriver à sa conclusion ou encore si ces faits étaient connus du SPPC.

[44] Vu ce contexte et les contradictions apparentes entre les avis juridiques du SPPC et la décision de notre Cour en 2016, la décision après nouvel examen de la Commission et la politique de l’ARC fondée sur l’arrêt McNeil, il incombait au sous-commissaire d’expliquer les raisons pour lesquelles il a décidé de donner la priorité aux avis juridiques au point de se sentir lié par ces avis. En l’absence de telles explications, la décision rendue ne peut être considérée comme étant justifiée, transparente et intelligible. Cela ne signifie pas que le SPPC n’avait pas le droit de tirer ses propres conclusions ni que le sous-commissaire aurait dû rejeter ou remettre en question les avis juridiques du SPPC, mais sa décision sur le plan de la gestion avait préséance sur les avis du SPPC, aussi importants soient-ils. L’ARC ne pouvait pas simplement faire fi de tout autre facteur. Mme Lloyd avait droit à une explication bien structurée des raisons pour lesquelles le SPPC n’a pas battu en brèche la conclusion de l’ARC selon laquelle son inconduite était si grave qu’elle l’empêchait de rétablir sa crédibilité au fil du temps et d’exercer ses fonctions d’enquêteuse au sein de la DEC.

[45] Je conviens avec la Cour fédérale que le sous-commissaire, vu la relation tumultueuse de Mme Lloyd avec l’ARC, avait une responsabilité accrue de fournir des motifs qui démontreraient qu’il avait tenu compte de tous les facteurs pertinents, dont celui des conséquences de sa décision. L’analyse de la Cour fédérale sur ce point est entièrement conforme à l’orientation exprimée par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov (par. 106), selon lequel « l’impact potentiel [d’une] décision sur l’individu qui en fait l’objet » est un facteur pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si une décision est raisonnable (voir aussi le par. 135).

[46] Enfin, l’argument du procureur général voulant que les avis juridiques du SPPC et la réponse au grief au deuxième palier fournissent une explication de la décision et tiennent compte des diverses questions soulevées par l’intimée s’avère insoutenable. Les avis juridiques du SPPC ne font pas partie des motifs et il serait impossible de se fonder sur eux pour remédier aux lacunes de la décision qui a été effectivement rendue. De plus, l’intimée n’a jamais eu accès à ces avis et ne connaissait pas leur contenu jusqu’à ce que l’appelant choisisse, beaucoup plus tard, de renoncer au secret professionnel de l’avocat en divulguant une partie de ce contenu dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Quoi qu’il en soit, les renvois occasionnels à l’arrêt Lloyd 2016 et à la décision après nouvel examen de la Commission dans les avis juridiques du SPPC ne constituent pas une explication ou une justification significative visant à démontrer que la thèse du SPPC est conforme à ces décisions. La simple mention que [traduction] « la liste des exemples d’inconduite ne se veut pas exhaustive », tirée de la réponse au grief au deuxième palier, ne suffit pas à expliquer rationnellement de quelle façon la décision de la Commission de réduire la suspension de l’intimée à six jours est conforme à une interdiction définitive pour l’intimée d’exercer ses fonctions d’enquêteuse au sein de la DEC.

[47] Ainsi, le procureur général ne peut prétendre, comme il l’a fait, que la décision du sous-commissaire était justifiée parce que l’inconduite de l’intimée posait un risque pour le rôle de l’ARC et compromettait ses enquêtes criminelles. Une affirmation de ce genre prend pour hypothèse ce qui devrait être démontré; encore une fois, cela équivaut à ne s’appuyer que sur les avis juridiques du SPPC sans même essayer de prendre en compte tout autre facteur.

[48] Il n’est pas plus utile au procureur général de s’appuyer sur le caractère raisonnable de la décision de l’ARC en se fondant sur le pouvoir de gestion l’Agence d’attribuer des fonctions à ses employés. Selon le procureur général, la Loi sur l’Agence du revenu du Canada, L.C. 1999, ch. 17 (la Loi sur l’ARC) confère à l’Agence les pleins pouvoirs sur les questions d’organisation et de ressources humaines, notamment sur les conditions d’emploi, et l’article 7 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, ch. 22, art. 2, protège le droit de l’Agence à attribuer des fonctions à ses employés. En effet, la convention collective de Mme Lloyd comporte une clause sur les droits de la direction selon laquelle l’ARC conserve « les fonctions, les droits, les pouvoirs et l’autorité » qui ne sont pas, d’une façon précise, « diminués, délégués ou modifiés » par la convention.

[49] L’argument ne me convainc pas et il est parfaitement absent des motifs du sous-commissaire et de la réponse au grief au deuxième palier. Un décideur n’est évidemment pas tenu de préciser la source exacte de son autorité (voir les arrêts Colombie-Britannique (Milk Board) c. Grisnich, [1995] 2 R.C.S. 895, 1995 CanLII 106 (CSC), par. 2, 4, 5, 19 et 20; Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610, par. 31-32). Je trouve qu’il est fallacieux de la part du procureur général de déclarer que l’ARC pouvait se fonder raisonnablement sur les seuls avis du SPPC et qu’elle avait le pouvoir de faire comme bon lui semble aux termes de la Loi sur l’ARC.

[50] Précision sans doute plus importante encore, les droits résiduels de la direction ne sont pas illimités. La Cour suprême a reconnu dans son arrêt intitulé Association des juristes de justice c. Canada (Procureur général), 2017 CSC 55, [2017] 2 R.C.S. 456, par. 20, que « les droits de la direction doivent être exercés raisonnablement et conformément à la convention collective ». Voir également : Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537 and KVP Co., (1965), 16 L.A.C. 73, [1965] O.L.A.A. No. 2 (Ont. Arb.); Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, par. 24; Donald J.M. Brown and David M. Beatty, Canadian Labour Arbitration, 4e éd. (Toronto : Carswell, 2014) [document à feuillets mobiles], vol. 1, sujet 4:1520). Par conséquent, même si elle avait le pouvoir de démettre Mme Lloyd de son poste d’attache contre sa volonté, l’ARC devait tout de même exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable, une obligation qui était renforcée par son devoir d’apporter à l’intimée des mesures d’adaptation pour son invalidité. Le procureur général a donc éludé la question en s’appuyant sur les droits de la direction de l’ARC.

[51] Les deux décisions invoquées par l’avocat de l’appelant pour appuyer sa thèse ne sont pas particulièrement utiles. Dans la première décision (Toy v. Edmonton (Police Services), 2018 ABCA 37, 66 Alta. L.R. (6th) 205), la Cour d’appel de l’Alberta a conclu qu’il n’était pas déraisonnable pour un organe disciplinaire de confirmer le licenciement d’un agent de police qui avait menti en faisant une déclaration et un témoignage sous serment. La Cour avait conclu que la capacité des services de police de la ville d’Edmonton à assurer le maintien de l’ordre serait réduite si la crédibilité de l’agent de police pouvait être contestée avec succès lors d’un témoignage, en raison des préoccupations quant à la crédibilité soulevées dans l’arrêt McNeil. Comme l’intimée, j’ai des doutes sur la pertinence de cette décision, car l’inconduite en cause semble beaucoup plus grave que celle de Mme Lloyd et elle est certainement plus susceptible de miner la crédibilité de l’agent de police en cause.

[52] Dans la deuxième décision (Municipal Association of Police Personnel v. Halifax (Municipality), 2012 CanLII 97776 (N.S. L.A.) [la décision Halifax], l’agent de police avait déposé un grief à l’encontre de la décision de son employeur lui refusant une mutation à la Division des enquêtes criminelles de la police régionale d’Halifax, parce qu’il avait contrefait un permis de stationnement quatre ans plus tôt et en avait fait usage. Il est intéressant de noter que l’arbitre a formulé la question comme suit : [traduction] « un dossier disciplinaire radié pour ce qui n’était qu’une transgression mineure dans une carrière [...] et qui, en l’absence d’autres inconduites, pose-t-il un risque réel dans le contexte de poursuites pénales » (par. 45). Finalement, l’arbitre a conclu que l’employeur avait pris une décision sensée en consultant le service des poursuites publiques relativement aux préoccupations soulevées dans l’arrêt McNeil, mais avait adopté une approche inflexible en évaluant les circonstances particulières du plaignant et leur évolution au fil du temps.

[53] Mis à part la notion voulant que chaque affaire repose sur des faits qui lui sont propres (et que l’inconduite de l’agent de police dans cette affaire était potentiellement plus grave que celle de Mme Lloyd) et que la décision d’un arbitre provincial ne lie pas notre Cour, je n’arrive pas à voir de quelle façon cette affaire soutient l’argumentation du procureur général. Je reconnais qu’en l’espèce, l’ARC a demandé à maintes reprises les avis du SPPC à la suite de la réduction de la suspension et de l’écoulement du temps. Mais le fait est que l’ARC ne semble pas avoir pris en considération aucun autre facteur pour prendre sa décision; citons les circonstances personnelles de Mme Lloyd, le contexte dans lequel l’inconduite a eu lieu, l’absence d’inconduites antérieures ou postérieures, l’arrêt de 2016 de notre Cour et la décision après nouvel examen de la Commission. Comme l’a affirmé la Cour fédérale, le sous-commissaire n’a relevé ni explicitement ni par inférence aucun de ces facteurs. Il s’est plutôt appuyé sur les seuls avis juridiques du SPPC. C’est à mon avis la marque d’une approche inflexible, aussi inflexible que celle qui est décrite dans la décision Halifax, qui se détache complètement des circonstances particulières de l’intimée, ainsi que du contexte général et de l’évolution du dossier d’inconduite, et qui traduit de l’indifférence à l’égard de celles-ci.

V. Conclusion

[54] Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel et je fixerais les dépens à 4 000 $ conformément à l’entente entre les parties.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

George R. Locke, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Sylvie E. Roussel, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-29-21

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. MARY LLOYD

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2022

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE ROUSSEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JUILLET 2022

 

COMPARUTIONS :

Kieran Dyer

Richard Fader

 

Pour l’appelant

 

Peter Engelmann

Colleen Bauman

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l’appelant

 

Goldblatt Partners LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimée

 

 

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