Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20220613


Dossier : A-24-20

Référence : 2022 CAF 112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

JAMES THOMAS EAKIN

intimé

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 17 février 2022.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 


Date : 20220613


Dossier : A-24-20

Référence : 2022 CAF 112

CORAM :

LE JUGE LOCKE

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

JAMES THOMAS EAKIN

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LOCKE

I. Résumé

[1] Le procureur général du Canada (le procureur général) interjette appel d’une décision de la Cour fédérale (2019 CF 1639, la juge Elizabeth Walker) accueillant une demande de contrôle judiciaire déposée par l’intimé, James Thomas Eakin, concernant une décision rendue par le président indépendant par intérim (le président) du Tribunal disciplinaire de l’Établissement de Beaver Creek, M. Colin Wright. Dans cette décision (la décision du président), M. Eakin, qui était un détenu de l’Établissement de Beaver Creek (l’Établissement), a été déclaré coupable d’une infraction disciplinaire commise en contravention de l’alinéa 40k) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la LSCMLC), soit d’avoir introduit dans son corps une substance intoxicante.

[2] La Cour fédérale a trouvé plusieurs erreurs dans la décision du président et l’a annulée. Dans sa décision, la Cour fédérale accorde également d’autres mesures de réparation, qui sont examinées dans la présente décision.

[3] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueillerais en partie le présent appel.

II. Exposé des faits

[4] Le résumé suivant des faits est suffisant aux fins des présents motifs.

[5] Le 19 septembre 2018, M. Eakin a été choisi au hasard et a dû fournir un échantillon d’urine. Le prélèvement de l’échantillon d’urine a été autorisé par l’agent Gleadhill. Le 24 septembre 2018, un rapport (le rapport de toxicologie) a été envoyé à l’Établissement indiquant que le résultat de l’échantillon de M. Eakin était positif pour le THC (cannabis).

[6] Le 2 octobre 2018, M. Eakin a été suspendu de son emploi de travailleur d’épicerie à l’Établissement. Le formulaire « Suspension d’un délinquant d’une affectation à un programme » (le formulaire de suspension) justifiait ainsi la suspension :

[traduction]
Analyse d’urine positive pour le THC recueillie le 2018-09-21 et inculpation subséquente pour avoir contrevenu à la stratégie d’intervention antidrogue et aux critères applicables aux postes de confiance.

[7] Deux semaines plus tard, le 16 octobre 2018, M. Eakin a reçu un « Rapport de l’infraction d’un détenu et avis de l’accusation » (le rapport d’infraction) concernant l’accusation portée en application de l’alinéa 40k) de la LSCMLC. Selon le rapport d’infraction, l’accusation a été portée le 16 octobre 2018. En ce qui a trait à la « date d’audience proposée », le formulaire indiquait qu’elle n’aurait [traduction] « pas lieu avant 13 h, le 19 octobre 2018 ». Le formulaire ne précisait pas le « lieu de l’audience ».

[8] L’audience devant le président a débuté le 26 octobre 2018. Dans ses observations, M. Eakin a fait valoir plusieurs objections. Par exemple :

  1. Le rapport d’infraction ne précisait pas l’heure ni la date de l’audience, contrairement à l’exigence de l’alinéa 25(1)b) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (DORS/92-620) (le Règlement);

  2. Le rapport d’infraction n’a pas été remis à M. Eakin dès que possible, comme l’exige le paragraphe 25(2) du Règlement (cette objection reposait sur le principe que l’Établissement avait reçu le rapport de toxicologie le 24 septembre 2018 et que la décision de porter des accusations avait été prise au plus tard le 2 octobre 2018, la mention de l’« inculpation subséquente » indiquant que l’inculpation constitue l’un des motifs de suspension de son emploi);

  3. M. Eakin n’a pas reçu le rapport d’infraction, le rapport de toxicologie ni le lieu, l’heure et la date de l’audience dans les deux jours ouvrables du dépôt des accusations, comme le prévoit l’article 17 de la Directive du commissaire 580 de Service correctionnel Canada (la DC 580);

  4. L’agent Gleadhill a participé à la détermination de la catégorie de l’infraction reprochée à M. Eakin ainsi qu’à l’autorisation à prélever un échantillon d’urine, ce qui serait contraire à l’article 10 de la DC 580.

[9] Il semble que le président n’était pas préparé à recevoir des observations orales si détaillées et bien formulées. Après les avoir entendues, le président a demandé à M. Eakin de lui présenter des observations écrites et a reporté l’audience au 19 novembre 2018, au motif qu’il n’avait pas en sa possession les documents nécessaires. Il convient de mentionner que M. Eakin s’est opposé à l’ajournement en mentionnant qu’il souhaitait que l’affaire soit réglée avant son audience de libération conditionnelle, prévue le 8 novembre 2018. Il convient également de souligner que M. Eakin a finalement reçu le rapport de toxicologie le 30 octobre 2018.

[10] L’audience a repris le 19 novembre 2018, mais a rapidement été ajournée de nouveau au 26 novembre 2018, car le président n’avait pas lu les observations écrites de M. Eakin. Avant l’ajournement, M. Eakin a présenté un motif supplémentaire de contestation de l’accusation portée contre lui. Il a mentionné que l’étiquette affichant le code à barres requis se trouvant sur le formulaire original n’était pas apposée sur sa copie du formulaire de « chaîne de possession pour les analyses d’urine » relatif à son échantillon. M. Eakin soutien qu’il s’agit d’une contravention au sous-alinéa 66(1)f)ii) du Règlement.

[11] L’audience a repris le 26 novembre 2018, mais n’a pu se poursuivre parce que l’agent ayant prélevé l’échantillon d’urine (l’agent Quesnelle) n’était pas présent. La tentative suivante de reprise de l’audience (le 10 décembre 2018) a également été un échec en raison de l’absence de l’agent Quesnelle. Cette fois, le président a indiqué que l’accusation serait rejetée si l’agent Quesnelle n’était pas présent à la reprise de l’audience le 17 décembre 2018.

[12] L’audience a enfin eu lieu le 17 décembre 2018. À cette date, l’agent Quesnelle était présent et prêt à répondre aux questions du président concernant la question en litige portant sur l’étiquette affichant le code à barres manquant et a confirmé que l’échantillon d’urine avait donné un résultat positif pour le THC. M. Eakin n’avait pas de questions pour l’agent Quesnelle. Le président a indiqué qu’il rendrait une décision écrite sur l’accusation et les objections de M. Eakin et a conclu en invitant les parties à lui présenter des observations portant sur la sanction à imposer si une déclaration de culpabilité était prononcée.

III. Décision du président

[13] Le président a rendu sa décision le 7 janvier 2019. Il a rejeté l’ensemble des objections de M. Eakin et l’a déclaré coupable des accusations portées contre lui.

[14] Le président a reconnu que l’article 17 de la DC 580 n’avait pas été respecté, car le rapport d’infraction ne précisait pas le lieu, l’heure et la date de l’audience, et que M. Eakin n’avait pas reçu la documentation donnée au président (soit le rapport de toxicologie). Toutefois, le président a conclu que ces non-conformités pouvaient être corrigées et qu’elles l’avaient été.

[15] Le président a souligné que les exigences juridiques peuvent être obligatoires (de telle sorte que le manquement à ces exigences entraîne la nullité) ou indicatives (auquel cas le manquement peut être corrigé ou écarté). Le président a conclu que les dispositions en question (celles de la DC 580 et du Règlement) étaient indicatives, car leur objectif était d’assurer qu’un détenu accusé d’une infraction ait l’occasion de répondre aux éléments de preuve déposés contre lui. Le président a fait remarquer que M. Eakin détenait tous les renseignements manquants dans un délai plus que suffisant pour donner sa version de l’affaire. Le président ne semble pas avoir tenu compte de l’inquiétude de M. Eakin quant au fait que le retard découlant de la production tardive du rapport de toxicologie lui porterait atteinte (c.-à-d. que les accusations seraient toujours en suspens lors de son audience de libération conditionnelle à venir).

[16] Le président a conclu que l’objection de M. Eakin concernant le retard à remettre le rapport d’infraction, qui était fondée sur le fait que l’accusation avait été portée le 2 octobre 2018, n’était pas fondée puisque le rapport d’infraction indiquait que la décision de porter une accusation avait été prise seulement le 16 octobre 2018. En fonction de cette date postérieure, la remise du rapport d’infraction n’était pas tardive.

[17] Sur la question de la participation de l’agent Gleadhill tant à la détermination de la catégorie de l’accusation qu’à l’autorisation du prélèvement de l’échantillon d’urine, le président a conclu qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’article 10 de la DC 580. Cette disposition est ainsi rédigée :

La personne qui détermine la catégorie de l’infraction ne sera aucunement impliquée dans l’incident à l’origine du rapport d’infraction. Lorsqu’il y a lieu, un comité peut être mis sur pied pour aider les personnes désignées qui procèdent à l’examen, au contrôle de la qualité et à la désignation des accusations.

[18] Le président a noté que le rapport d’infraction indiquait que l’agent Quesnelle était la seule personne ayant rempli la partie du rapport décrivant « l’incident à l’origine du rapport ». Le président n’a pas commenté le rôle de l’agent Gleadhill dans l’autorisation du prélèvement de l’échantillon d’urine de M. Eakin.

[19] Relativement aux observations de M. Eakin concernant la chaîne de possession, le président a retenu l’allégation factuelle selon laquelle l’étiquette affichant le code à barres requise n’était pas apposée sur la copie du formulaire de chaîne de possession de l’analyse d’urine de M. Eakin. Il a toutefois conclu que les exigences du sous-alinéa 66(1)f)ii) du Règlement, reproduit ci-après, avaient été satisfaites.

Prises des échantillons d’urine

Collection of Samples

66 (1) La prise d’échantillon d’urine se fait de la manière suivante :

66 (1) A sample shall be collected in the following manner:

[…]

f) lorsque la personne lui remet l’échantillon d’urine, il doit, devant elle :

(f) once the sample has been provided, the collector shall, in the presence of the donor,

[…]

(ii) apposer sur le contenant une étiquette désignant l’échantillon de manière que l’identité de la personne ne soit pas révélée au laboratoire,

(ii) affix a label identifying the sample in such a manner that the identity of the donor is not disclosed to the laboratory,

[20] Le président a également tenu compte d’autres questions relatives à la chaîne de possession, notamment l’attestation signée de M. Eakin selon laquelle son échantillon d’urine avait été scellé et étiqueté en sa présence et que les renseignements figurant dans le formulaire et sur l’étiquette du contenant étaient exacts.

[21] Le président a conclu que les objections de M. Eakin n’étaient pas fondées et a souligné que les éléments de preuve déposés par l’agent Quesnelle, selon lesquels les résultats du test de dépistage de l’échantillon d’urine de M. Eakin étaient positifs au THC, n’étaient pas contestés. Il a conclu que l’accusation contre M. Eakin était fondée et a imposé une peine.

IV. La décision de la Cour fédérale

[22] Lors du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a tranché en faveur de M. Eakin et annulé la décision du président. La Cour fédérale a également ordonné ce qui suit :

  1. toute perte financière subie par M. Eakin en raison de la peine imposée dans la décision et toute perte de rémunération subie parce qu’il n’a pas pu travailler à l’épicerie de l’Établissement doivent être remboursées dans son compte;

  2. si l’accusation contre M. Eakin n’est pas portée dans les trente (30) jours suivant le présent jugement, le rapport d’infraction et toutes les références à celui-ci doivent être retirés du dossier de M. Eakin.

[23] La Cour fédérale a conclu que le président n’avait pas commis d’erreur en concluant que les exigences des dispositions pertinentes du Règlement et de la DC 580 étaient indicatives (et non obligatoires) et que, par conséquent, leur non-respect n’entraînait pas nécessairement la nullité des procédures. Toutefois, la Cour fédérale était d’avis que la conclusion du président, selon laquelle les manquements cités par M. Eakin (et reconnus par le président) avaient été corrigés, était déraisonnable.

[24] La Cour fédérale a exprimé ses préoccupations relativement au défaut du président de tenir compte des ajournements répétés et des conséquences de ces retards pour M. Eakin. La Cour fédérale a également conclu que la conclusion du président, selon laquelle l’accusation portée contre M. Eakin avait uniquement été portée le 16 octobre 2018, était déraisonnable, tout comme la conclusion du président selon laquelle la limite de deux jours prévue par le paragraphe 17 de la DC 580 pour transmettre le rapport d’infraction avait été respectée. En outre, au paragraphe 67, la Cour fédérale qualifie de « quelque peu cavalière » et « pas justifiabl[e] » l’application, par le président, de la divulgation tardive du rapport de toxicologie (après le début de l’audience). Enfin, la Cour fédérale a souligné que l’omission du président d’examiner la question de savoir si M. Eakin avait subi un préjudice en raison de la non-conformité de l’Établissement aux exigences en question était déraisonnable.

[25] La Cour fédérale a également conclu que le président n’avait pas commis d’erreur en concluant que les exigences du sous-alinéa 66(1)f)ii) du Règlement avaient été respectées, malgré l’absence de l’étiquette affichant le code à barres sur la copie de M. Eakin du formulaire de chaîne de possession de l’analyse d’urine. La Cour fédérale a indiqué que i) le président n’avait pas tenu compte des arguments de M. Eakin, qui soutenait que l’attestation de l’agent Quesnelle se trouvant sur le formulaire était inexacte, et que ii) l’attestation était effectivement inexacte. Il demeure toutefois incertain si cette observation fait partie des motifs de la Cour fédérale au soutien de l’annulation de la décision du président.

[26] L’ordonnance de la Cour fédérale prévoyant que M. Eakin soit dédommagé des pertes financières découlant de sa suspension de son travail à l’épicerie semble être fondée sur la conclusion que la suspension faisait partie de la sanction imposée à M. Eakin (voir les paragraphes 61, 65, 66, 72 et 73 de la décision de la Cour fédérale). En plus de qualifier la suspension de sanction, la Cour l’a qualifiée de prématurée (au paragraphe 73), probablement parce qu’elle a été imposée avant qu’une décision ait été rendue sur l’accusation.

[27] Enfin, la Cour fédérale a été muette sur la question concernant l’article 10 de la DC 580 et la participation de l’agent Gleadhill tant à la détermination de la catégorie de l’infraction qu’à l’autorisation du prélèvement de l’échantillon d’urine. Il n’est pas clair si M. Eakin a contesté devant la Cour fédérale la participation de l’agent Gleadhill, mais il a soutenu dans son mémoire des faits et du droit déposé à la Cour fédérale que l’article 10 de la DC 580 avait été violé.

V. Questions en litige

[28] Interjetant appel devant notre Cour, le procureur général fait valoir que la décision de la Cour fédérale contient de nombreuses erreurs.

  1. La suspension d’emploi de M. Eakin n’était pas une sanction disciplinaire, mais plutôt une conséquence administrative du processus disciplinaire. De plus, la Cour fédérale a conclu que cette suspension constituait une sanction inadaptée et prématurée, alors que les parties n’ont pas soulevé cette question et qu’elles n’ont pas été invitées à faire part de leurs observations sur le sujet;

  2. La Cour fédérale aurait dû conclure que l’accusation contre M. Eakin a été portée à la date indiquée dans le rapport d’infraction et que, par conséquent, il n’avait pas été remis tardivement;

  3. La Cour fédérale aurait dû conclure que les diverses contraventions aux exigences du Règlement et de la DC 580 en l’espèce avaient été remédiées par les retards de l’audience;

  4. La Cour fédérale n’aurait pas dû ordonner le retrait du rapport d’infraction et de toutes les références à celui-ci du dossier de M. Eakin; en outre, la Cour fédérale a ordonné la suppression des documents du dossier sans avoir entendu les parties sur cette question.

[29] M. Eakin conteste l’ensemble de ces prétentions. Il soutient également que la Cour fédérale aurait dû conclure que le sous-alinéa 66(1)f)ii) du Règlement et les exigences relatives à la chaîne de possession n’ont pas été respectés en raison de l’absence de l’étiquette de code à barres sur sa copie du formulaire de chaîne de possession de l’analyse d’urine.

VI. Norme de contrôle

[30] Il s’agit d’un appel d’une décision de la Cour fédérale relative à un contrôle judiciaire. Par conséquent, l’approche à adopter sur la question de la norme de contrôle à employer est celle prévue dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 au paragraphe 45, confirmée dans l’arrêt Office régional de la santé du Nord c. Horrocks, 2021 CSC 42 au paragraphe 12 : la Cour doit d’abord décider si la cour inférieure a choisi la norme de contrôle appropriée, puis si elle l’a correctement appliquée.

[31] En l’espèce, la Cour fédérale a correctement choisi la norme de la décision raisonnable comme étant la norme de contrôle applicable aux conclusions du président, et la norme de la décision correcte comme étant celle à appliquer aux questions d’équité procédurale.

[32] Dans la discussion qui suit, j’examinerai si la Cour fédérale a correctement appliqué ces normes de contrôle.

VII. Discussion

A. Suspension du milieu de travail comme sanction disciplinaire

[33] Comme je l’ai mentionné au paragraphe 26, l’ordonnance de la Cour fédérale portant sur la rémunération à verser à M. Eakin repose sur son opinion selon laquelle la suspension de son emploi à l’épicerie était imposée en lien avec sa peine. La Cour fédérale n’a pas expliqué cette opinion. En outre, cette question ne semble pas avoir été soulevée ni débattue par les parties devant la Cour fédérale.

[34] Je suis d’accord avec le procureur général, et M. Eakin ne conteste pas réellement ce point, que la suspension imposée à M. Eakin suivant son dépistage d’urine ne constituait pas une sanction disciplinaire, mais plutôt une conséquence administrative d’un résultat de dépistage positif et de l’accusation en suspens. Comme je l’ai souligné au paragraphe 6 des présentes, le formulaire de suspension précise que le dépistage d’urine et l’accusation qui en a découlé constituent les motifs de la suspension. Rien n’y précise que cette décision a été prise parce que l’accusation était fondée, et rien n’indique que la suspension constituait une sanction disciplinaire.

[35] Le procureur général se fonde sur la Directive du commissaire 585 (DC 585) de Service correctionnel Canada pour soutenir qu’une conséquence administrative diffère d’une sanction disciplinaire et ne doit pas être utilisée à des fins de punition (article 16) et qu’une conséquence administrative peut comprendre la suspension d’un emploi qui requiert un certain degré de confiance (alinéa 19(i)). Le procureur général souligne également que la DC 585 traite séparément des conséquences administratives et des sanctions disciplinaires et renvoie à des décisions ayant reconnu cette distinction : Charbonneau c. Canada (Procureur général), 2013 CF 687, [2013] A.C.F. no 754 (QL), et Oliver v. Attorney General (Canada), 2010 ONSC 3976. De plus, la liste des sanctions disciplinaires possibles prévues au paragraphe 44(1) de la LSCMLC ne comprend pas la suspension d’emploi.

[36] Je suis d’accord avec le procureur général que la distinction entre une sanction disciplinaire et la suspension d’un emploi est importante, car un établissement doit avoir la possibilité de gérer les programmes de travail des détenus en dehors du cadre du système disciplinaire. En l’espèce, M. Eakin a fait l’objet à la fois de conséquences administratives et d’une sanction disciplinaire. Il a demandé le contrôle judiciaire de la sanction disciplinaire. Il aurait pu contester séparément sa suspension d’emploi, ce qu’il ne semble pas avoir fait.

[37] M. Eakin mentionne l’affirmation se trouvant au paragraphe 72 de la décision de la Cour fédérale selon laquelle le procureur général a reconnu que M. Eakin avait été sanctionné de manière inappropriée. Questionné sur cette reconnaissance lors de l’audience devant notre Cour, l’avocat du procureur général était incertain de ce qui s’était dit devant la Cour fédérale (puisqu’il n’y a pas d’enregistrement ou de transcription au dossier), tout en faisant valoir qu’aucune reconnaissance ne pouvait modifier l’état du droit. Je suis d’accord.

[38] En outre, selon moi, cette reconnaissance n’a pas de grandes conséquences. Étant donné le peu d’analyse sur ce point, il semble que la Cour fédérale n’a pas reconnu la distinction entre une suspension et une sanction disciplinaire. Le passage pertinent de la décision de la Cour fédérale est rédigé comme suit : « comme le défendeur l’a reconnu, M. Eakin a été sanctionné de façon inappropriée le 2 octobre 2018 ». Il semble plus probable que le procureur général a simplement reconnu que M. Eakin avait été suspendu le 2 octobre 2018 et que c’est uniquement la Cour fédérale qui a qualifié cette suspension de sanction.

[39] Je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur en qualifiant de sanction disciplinaire la suspension de M. Eakin. Par conséquent, la Cour fédérale a également commis une erreur en ordonnant que M. Eakin soit dédommagé des pertes financières subies en raison de la suspension.

B. Date de l’accusation

[40] Le procureur général soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en ne reconnaissant pas que la date à laquelle l’accusation a été portée contre M. Eakin était la date de remise du rapport d’infraction (le 16 octobre 2018) et non le 2 octobre 2018, date à laquelle il a reçu le formulaire de suspension. Le procureur général fait valoir que l’objectif du formulaire de suspension était d’aviser M. Eakin de sa suspension, et que c’est le rapport d’infraction qui portait l’accusation. Le procureur général renvoie à l’article 25 du Règlement et à l’article 17 de la DC 580.

[41] Premièrement, l’article 25 du Règlement et l’article 17 de la DC 580 disposent qu’un détenu accusé d’une infraction disciplinaire doit recevoir un avis d’accusation comprenant une copie du rapport d’infraction (détaillant la conduite faisant l’objet de l’accusation ainsi que l’heure, la date et le lieu de l’audience) dans les deux jours du dépôt de l’accusation (conformément à l’article 17 de la DC 580) ou dès que possible (selon l’article 25 du Règlement). Rien dans ces dispositions ne définit la date de l’accusation comme étant la date de la remise du rapport d’infraction ni ne requiert que la date indiquée dans le rapport comme étant la date d’accusation soit retenue comme véridique.

[42] De plus, alors que le président a conclu qu’il n’y avait pas eu de décision de porter une accusation le 2 octobre 2018, il n’a pas tenu compte de l’argument de M. Eakin selon lequel le formulaire de suspension remis à cette date indiquait que l’accusation avait déjà été portée, et non que le formulaire de suspension constituait en lui-même le dépôt de l’accusation.

[43] Je ne vois pas bien comment le président en est venu à cette conclusion sur la date du dépôt de l’accusation. Il est possible qu’il ait jugé que la référence à l’[Traduction] « inculpation subséquente » dans le formulaire de suspension n’était pas suffisante pour indiquer que l’accusation avait déjà été portée le 2 octobre 2018. Il n’a toutefois pas précisé que c’était le raisonnement sur lequel il se fondait. D’autre part, il est possible qu’il ait conclu que l’accusation a uniquement été portée le 16 octobre 2018 en se basant uniquement sur le fait qu’il s’agit de la date de remise du rapport d’infraction. Une telle conclusion indiquerait que le rapport d’infraction définit la date d’accusation, ce qui ne peut pas être le cas puisque l’article 17 de la DC 580 précise clairement que le dépôt de l’accusation est distinct du rapport d’infraction. Si nous nous fions à sa décision, le président semble s’être laissé persuader par l’argument que le rapport d’infraction indiquait que l’accusation avait été déposée le 16 octobre 2018. Toutefois, cette conclusion fait abstraction du conflit apparent avec la référence à l’inculpation dans le formulaire de suspension. De plus, cette conclusion a pour effet d’occulter le fait que l’accusation avait déjà été portée simplement par l’inscription sur le rapport d’infraction d’une date propice pour déposer l’accusation.

[44] Je demeure incapable de comprendre le fondement de la conclusion du président selon laquelle l’accusation a été déposée le 16 octobre 2018 et non le 2 octobre 2018. Je conclus par conséquent que la Cour fédérale a eu raison de juger que la conclusion du président à cet égard était déraisonnable.

[45] Le procureur général soutient également que la date du dépôt de l’accusation n’est pas importante puisqu’il s’agissait simplement d’une autre contravention mineure aux exigences du Règlement et de la DC 580 qui a été corrigée par la suite. Cet argument aurait plus de poids si le président avait lui-même tiré cette conclusion. Cependant, ce n’est pas le cas. Il n’a pas reconnu qu’il y a eu contravention à ce niveau, et n’a donc jamais conclu qu’elle avait été corrigée. En outre, il ne revient pas à notre Cour de déterminer que la date de dépôt de l’accusation n’est pas importante. L’effet minimal de cette situation serait d’ajouter deux semaines aux divers retards dont M. Eakin a fait l’objet.

C. Manquement au Règlement et à la DC 580

[46] Le manquement au Règlement et à la DC 580 allégué par M. Eakin comprend i) le défaut de remettre le rapport d’infraction à M. Eakin dès que possible, ii) l’omission de préciser l’heure, la date et le lieu de l’audience dans le rapport d’infraction, et iii) le défaut de fournir à M. Eakin, dans les deux jours du dépôt de l’accusation, le rapport d’infraction et les documents pertinents (comme le rapport de toxicologie) ainsi que le lieu, l’heure et la date de l’audience.

[47] Devant le président, M. Eakin a également allégué que la participation de l’agent Gleadhill tant à la détermination de la catégorie de l’accusation portée contre M. Eakin qu’à l’autorisation du prélèvement de l’échantillon d’urine constituait un manquement. Il a également soutenu devant la Cour qu’il y avait eu un manquement à la disposition pertinente (article 10 de la DC 580), mais il n’a pas soulevé cette question devant notre Cour. Il n’est donc pas nécessaire pour notre Cour de trancher cette question. Cela dit, mon silence sur cette question ne devrait pas être interprété comme une conclusion selon laquelle il n’y a pas eu contravention de l’article 10 de la DC 580.

[48] Le président a conclu que tous les manquements encore en litige n’étaient pas des manquements (pour ce qui est de la période de deux jours pour transmettre le rapport d’infraction) ou qu’ils avaient été corrigés. La Cour fédérale n’était pas d’accord; même si elle reconnaissait que certains manquements pouvaient être corrigés, elle n’a pas été convaincue que tous les manquements l’ont été. Dans la section précédente, j’ai discuté de la question de la date du dépôt de l’accusation, ce qui a mené le président à conclure de façon déraisonnable que le rapport d’infraction n’avait pas été transmis tardivement. La Cour fédérale a également découvert d’autres erreurs commises par le président.

[49] La Cour fédérale a conclu que l’affirmation du président selon laquelle les éléments de preuve comme le rapport de toxicologie avaient été reçus « bien avant que l’audience ait réellement été tenue » était « tout simplement fausse ». Cela semble être essentiellement une question sémantique fondée sur le fait que le rapport de toxicologie n’a été transmis qu’après le premier jour de l’audience, le 26 octobre 2018. À mon avis, le président n’a pas commis d’erreur sur la question plus importante à savoir si M. Eakin a eu l’occasion de se familiariser avec la preuve portée contre lui et d’y répondre.

[50] La Cour fédérale était également préoccupée par le fait que le président n’a pas tenu compte des conséquences pour M. Eakin des nombreux reports de l’audience sur l’accusation déposée contre lui. Sur ce point, je suis d’accord avec la Cour fédérale. M. Eakin a soulevé la question des retards et de leurs conséquences pour lui dès la première date de l’audience (voir le paragraphe 9 de la présente décision). Il a de nouveau soulevé la question le 10 décembre 2018, au moment de l’ajournement (pour la quatrième fois) de l’audience, qui a été remise au 17 décembre 2018. Comme je l’ai mentionné dans le paragraphe précédent, le président s’est penché sur la question de l’équité entourant le moment de la production des documents à M. Eakin et de sa capacité à se préparer à y répondre. Toutefois, M. Eakin avait également le droit de s’attendre à ce que le président tienne compte des autres préjudices qu’il aurait subis (plus précisément la conséquence de l’accusation en suspens sur son audience de libération conditionnelle du 8 novembre) en raison des reports répétés. Le président ne l’a pas fait.

[51] Le défaut du président de tenir compte du préjudice subi par M. Eakin est d’autant plus préoccupant selon ce qu’a décrit la Cour fédérale au paragraphe 67 du fait de l’« application quelque peu cavalière » par le président de l’exigence de fournir les documents pertinents. Une déclaration du président, formulée lors de l’audience du 26 octobre 2018 et indiquant qu’il tolère l’omission systématique de fournir ces documents avec le rapport d’infraction, me préoccupe particulièrement. J’espère que l’impression laissée par la transcription ne reflète pas la façon dont les instances disciplinaires aux termes de la LSCMLC sont généralement menées. Certaines personnes peuvent considérer qu’il n’est pas efficace ou pratique de respecter les exigences de la loi, mais il ne s’agit pas d’une raison pour y désobéir de façon systématique. La solution appropriée, si ces dispositions sont effectivement inefficaces ou difficilement réalisables, est de les modifier.

D. Retrait des dossiers ou correction

[52] Comme je l’ai mentionné au paragraphe 22 de la présente décision, la Cour fédérale a ordonné que le rapport d’infraction et toutes les références à celui-ci soient retirés du dossier de M. Eakin si l’accusation contre lui n’était pas portée dans les 30 jours du jugement. Le procureur général affirme que la LSCMLC autorise la correction des renseignements (voir le paragraphe 24(2)), mais pas leur retrait du dossier d’un détenu. Le procureur général soutient également que cet aspect du jugement de la Cour fédérale est inéquitable, car la question n’a pas été soulevée par les parties, et ces dernières n’ont pas eu l’occasion de présenter des observations sur le caractère approprié d’une telle réparation.

[53] Le procureur général renvoie à plusieurs décisions de la Cour fédérale et de la Cour supérieure de l’Ontario dans lesquelles des ordonnances exigeant la correction, et non le retrait, des informations inexactes du dossier du détenu ont été rendues. Pour sa part, M. Eakin affirme que la jurisprudence n’est pas claire. Il ajoute que le retrait des renseignements en question est nécessaire en raison du renvoi constant à la décision du président dans d’autres recours contre M. Eakin et ce, même si cette décision a été annulée par la Cour fédérale.

[54] À mon avis, cette question peut être tranchée sur le seul fondement de l’équité. M. Eakin ne conteste pas que la question du retrait des renseignements du dossier plutôt que leur correction n’a pas été examinée avec les parties. Son avis de demande à la Cour fédérale concernait la correction, et non le retrait, des renseignements. La Cour fédérale n’aurait pas dû inclure l’exigence de retirer les renseignements du dossier sans permettre aux parties de se pencher sur la question. En fonction des observations des parties, il semble que la Cour fédérale aurait dû ordonner que le dossier en question soit corrigé.

E. Chaîne de possession

[55] Comme je l’ai mentionné, M. Eakin a plaidé devant le président, la Cour fédérale et à présent devant notre Cour, que les exigences entourant la chaîne de possession de son prélèvement d’urine n’ont pas été respectées. Plus précisément, l’étiquette affichant le code à barres devant être placée sur sa copie du formulaire de chaîne de possession de l’analyse d’urine était manquante.

[56] Le président a conclu que cette omission ne contrevenait pas au sous-alinéa 66(1)f)ii) du Règlement (voir le paragraphe 20 de la présente décision). La Cour fédérale a conclu que cette conclusion était raisonnable, et je souscris à son avis.

[57] Cependant, M. Eakin soutient également que l’attestation de l’agent Quesnelle sur le formulaire de chaîne de possession de l’analyse d’urine était inexacte. La Cour fédérale était d’accord.

[58] À mon avis, le président n’a pas commis d’erreur sur la question de l’attestation de l’échantillon d’urine par l’agent Quesnelle. Premièrement, il n’est pas clair que cette question a été soulevée par M. Eakin devant le président. Je reconnais qu’il a soulevé la question de l’étiquette affichant le code à barres manquante, mais je ne vois rien dans le dossier d’appel indiquant qu’il a soulevé la question de l’attestation de l’agent Quesnelle. Je remarque que le dossier d’appel contient des notes manuscrites non datées, apparemment inscrites par M. Eakin, qu’on retrouve dans le dossier certifié du tribunal. Ces notes soulèvent la question de l’attestation de l’agent Quesnelle, mais leur libellé laisse entendre qu’elles ont été préparées à l’intention du contrôle judiciaire à la Cour fédérale et non pour le président. Si cette question n’a pas été soulevée devant le président, on ne peut pas lui reprocher de ne pas l’avoir examinée.

[59] Même si l’attestation de l’agent avait légitimement été en litige devant le président, je ne suis pas d’accord avec la Cour fédérale que cette attestation était inexacte. L’attestation est rédigée comme suit :

[Traduction]
J’atteste que l’échantillon identifié sur le présent formulaire constitue le même échantillon que celui qui m’a été fourni sous la supervision directe du contrevenant identifié ci-dessus, qu’il porte la même étiquette numérotée indiquée au présent formulaire et qu’il a été étiqueté et scellé en présence du contrevenant.

[60] Dans cette attestation, l’agent Quesnelle affirme que l’échantillon prélevé de M. Eakin portait la même étiquette numérotée (l’étiquette affichant le code à barres) [traduction] « indiquée au présent formulaire ». Il n’est pas contesté que la copie de M. Eakin ne comprenait pas l’étiquette, mais il n’est pas non plus contesté que le formulaire original l’avait. L’attestation n’est pas inexacte, car elle n’affirme pas que la copie du formulaire de M. Eakin portait l’étiquette. Plus important encore, M. Eakin n’a pas indiqué, et il est difficile de l’imaginer, comment le fait qu’une étiquette manquante sur sa copie, mais pas sur l’original, pourrait soulever un doute concernant la chaîne de possession.

VIII. Conclusion

[61] Pour les motifs précités, j’accueillerais en partie le présent appel. J’annulerais le paragraphe 3 du jugement de la Cour fédérale concernant le dédommagement de la perte financière subie par M. Eakin en raison de la suspension de son emploi. Je modifierais également le paragraphe 5 du jugement de la Cour fédérale pour qu’il soit libellé ainsi :

Le dossier de M. Eakin sera corrigé de façon à tenir compte du jugement de notre Cour ainsi que de celui de la Cour fédérale, dans la mesure où il n’est pas modifié, et une copie de la présente décision sera ajoutée à son dossier.

[62] Je rejetterais par ailleurs l’appel, le tout avec dépens adjugés à M. Eakin d’un montant total de 250 $.

« George R. Locke »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

K.A. Siobhan Monaghan, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-24-20

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. JAMES THOMAS EAKIN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence en ligne

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 février 2022

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LOCKE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE MACTAVISH

LA JUGE MONAGHAN

DATE DES MOTIFS :

Le 13 juin 2022

COMPARUTIONS :

Andrew Law

Pour l’appelant

James Thomas Eakin

Pour l’intimé

(pour son propre compte)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’appelant

 

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