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Date : 20211006


Dossiers : A-224-20

A-271-20

Référence : 2021 CAF 197

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

Dossier : A-224-20

ENTRE :

STÉPHANE LANDRY, NATHALIE GROLEAU,

KEVIN GAILLARDETZ-LANDRY, PIERRE-OLIVIER BERTHIAUME,

SARAH LANDRYLANDRY-GAGNON, LANDRY-GAGNON,

DAREN SHAREEN LANDRY, LOUISE SAVARD, DENIS LANDRY,

NATHALIE BERNARD, NORMAND CORRIVEAU,

NORMAND JUNIOR CORRIVEAU, PASCAL BERNARD CORRIVEAU,

ANDRE MONTPLAISIR, DANIEL LANDRY, DANIEL ROCHELEAU,

EMMANUEL CLOUTIER

appelants

et

LE CONSEIL DE BANDE DES ABENAKIS DE WOLINAK, MICHEL R. BERNARD, RENE MILETTE, LUCIEN MILETTE, CHRISTIAN TROTTIER

intimés

Dossier : A-271-20

ET ENTRE :

STÉPHANE LANDRY, DENIS LANDRY, HUGO LANDRY,

MAXIME LANDRY, SHANNONE LANDRY, NORMAND CORRIVEAU,

NORMAND BERNARD CORRIVEAU, NICOLAS ALEXIS LELAIDIER ET

REAL GROLEAU

appelants

et

LE CONSEIL DE BANDE DES ABENAKIS DE WOLINAK,

MICHEL R. BERNARD, RENE MILETTE, LUCIEN MILETTE,

LA REGISTRAIRE DE LA PREMIÈRE NATION DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

intimés

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe, le 19 mai 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 octobre 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20211006


Dossiers : A-224-20

A-271-20

Référence : 2021 CAF 197

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LOCKE

 

Dossier : A-224-20

ENTRE :

STÉPHANE LANDRY, NATHALIE GROLEAU,

KEVIN GAILLARDETZ-LANDRY, PIERRE-OLIVIER BERTHIAUME,

SARAH LANDRYLANDRY-GAGNON, LANDRY-GAGNON,

DAREN SHAREEN LANDRY, LOUISE SAVARD, DENIS LANDRY,

NATHALIE BERNARD, NORMAND CORRIVEAU,

NORMAND JUNIOR CORRIVEAU, PASCAL BERNARD CORRIVEAU,

ANDRE MONTPLAISIR, DANIEL LANDRY, DANIEL ROCHELEAU,

EMMANUEL CLOUTIER

appelants

et

LE CONSEIL DE BANDE DES ABENAKIS DE WOLINAK, MICHEL R. BERNARD, RENE MILETTE, LUCIEN MILETTE, CHRISTIAN TROTTIER

intimés

Dossier : A-271-20

ET ENTRE :

STÉPHANE LANDRY, DENIS LANDRY, HUGO LANDRY,

MAXIME LANDRY, SHANNONE LANDRY, NORMAND CORRIVEAU,

NORMAND BERNARD CORRIVEAU, NICOLAS ALEXIS LELAIDIER ET

REAL GROLEAU

appelants

et

LE CONSEIL DE BANDE DES ABENAKIS DE WOLINAK,

MICHEL R. BERNARD, RENE MILETTE, LUCIEN MILETTE,

LA REGISTRAIRE DE LA PREMIÈRE NATION DES ABÉNAKIS DE WÔLINAK

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

I. Survol

[1] La Cour est saisie de deux appels dans le cadre de ce qu’il convient maintenant de qualifier d’une longue saga mettant aux prises deux clans rivaux au sein de la Première Nation des Abénakis de Wôlinak (les Abénakis ou la Bande), une bande indienne au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, c. I-5 (la Loi). La question au cœur de ces litiges porte sur la question de savoir si un membre associé de la Bande, c’est-à-dire un allochtone marié à un membre ordinaire ou l’enfant allochtone adopté par un membre ordinaire, peut participer au processus électoral à titre de candidat ou d’électeur.

[2] Le premier appel (A-271-20) a été logé à l’encontre d’une décision portant sur deux demandes de contrôle judiciaire rendue le 1er octobre 2020 par la juge en chef associée Gagné de la Cour fédérale: Landry c. Première Nation des Abénakis de Wôlinak, 2020 CF 945, 2020 CarswellNat 4116 (WL Can) [le jugement Gagné].

[3] Dans le premier des dossiers dont elle avait à traiter (T-1139-20), la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelants visant à faire annuler la résolution RCB-2019-2020-010 du Conseil de Bande (Conseil), laquelle suspendait une élection fixée au 11 août 2019 pour les postes de quatre conseillers, ainsi qu’à ordonner la tenue d’élections dans un délai raisonnable conformément au Code électoral de la Bande. De l’avis de la Cour, même si la résolution RCB-2019-2020-010 avait été dûment adoptée par le Conseil, la question était devenue académique puisque les élections du 11 août 2019 n’avaient pas eu lieu et qu’aucune décision que pourrait rendre la Cour ne serait susceptible de remédier à ce fait et aux conséquences qui en découlent.

[4] Dans le deuxième dossier (T-1227-19), la Cour a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire du Conseil visant à obtenir que des correctifs au Registre de la Bande et à la liste des membres de la Bande soient apportés. La Cour a en effet ordonné à la Registraire de la Bande de fournir une liste à jour des membres de la Bande, laquelle identifierait ou exclurait les membres associés. Cette ordonnance fait suite à la conclusion de la Cour selon laquelle les appelants n’ont pas fait la preuve d’une norme coutumière qui permettrait aux membres associés de voter aux élections pour les postes de chef et de conseiller; au contraire, suivant le Code d’appartenance de la Bande, les membres associés ne sont pas autorisés à participer à un tel processus électoral.

[5] Le deuxième appel (A-224-20) porte sur une ordonnance du juge Pentney dans le dossier T-922-20 de la Cour fédérale, rendue le 15 septembre 2020 (le jugement Pentney) dans laquelle il a rejeté une requête visant notamment à obtenir une injonction interlocutoire qui aurait interdit au Conseil de poser tout acte ou d’adopter toute résolution autre que de simple administration, jusqu’à ce qu’un séquestre soit nommé ou qu’un Conseil soit légitimement élu. Ce faisant, les demandeurs cherchaient à empêcher le Conseil de réaliser certains projets comme la construction d’un casino et d’un garage municipal, ainsi que l’abattage d’une aire forestière protégée. La demande de contrôle judiciaire sous-jacente à cette requête en injonction était fondée sur la prémisse que le mandat du chef et des membres du Conseil avait expiré. Le juge Pentney a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils subiraient un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’était pas accordée.

[6] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que les deux appels devraient être rejetés.

II. Contexte factuel

[7] Suite à la modification apportée en 1985 à l’article 10 de la Loi, autorisant une bande à établir ses propres règles aux fins de décider de l’appartenance à ses effectifs, les Abénakis se sont dotés en 1987 d’un Code d’appartenance. Ce Code, qui a reçu l’aval du Ministre au terme du paragraphe 10(7) de la Loi (Dossier d’appel A-271-20 (D.A. A-271-20), à la p. 1174), a pour objet selon son préambule de « facilier [sic] l’intégration des Abénakis à la Bande » (D.A. A-271-20, à la p. 1176). Ce Code crée trois catégories de membres : les membres ordinaires, les membres associés et les membres honorifiques.

[8] Dans un souci d’inclusivité, le Code d’appartenance reconnaît la qualité de membre ordinaire non seulement à toute personne qui était inscrite sur la liste de bande des Abénakis (ou avait droit de l’être) au moment de son entrée en vigueur, mais également 1) à tout autochtone inscrit au registre des Indiens qui n’est pas membre d’une autre bande (ou qui renonce à l’être) et qui est accepté par une assemblée générale spéciale de la Bande (al. 8(2)(c) du Code d’appartenance), et 2) à tout Abénakis qui descend d’un Abénakis ayant eu un domicile sur la réserve des Abénakis, pour autant qu’il ou elle n’est pas membre d’une autre bande (ou renonce à l’être conditionnellement à son acceptation comme membre ordinaire de la Bande) (al. 8(2)(b) du Code).

[9] Par ailleurs, tout allochtone non membre d’une autre bande (ou qui renonce à l’être conditionnellement à son acceptation comme membre associé) qui épouse un membre ordinaire, ainsi que tout enfant allochtone légalement adopté par un membre ordinaire (jusqu’à l’âge de sa majorité) et tout enfant d’un membre associé, peut devenir « membre associé » en vertu de l’article 9 du Code d’appartenance.

[10] La troisième catégorie de membre prévue par le Code est celle de membre à titre honorifique. Comme son nom l’indique, ce statut est accordé par décision du Conseil, durant bon plaisir, en récompense pour des services exceptionnels rendus à la Bande ou à ses membres (art. 10).

[11] Les droits des membres sont énoncés au Titre III du Code. On y prévoit notamment que tous les membres « ont le devoir de participer à l’évolution sociale, culturelle et économique de la bande » (art. 11), de même que le droit de pénétrer et de circuler librement sur la réserve (art. 12). Enfin, l’article 13 stipule que tous les membres de la Bande ont tous les droits que leur confère le Code d’appartenance, sous réserve des prescriptions et restrictions qu’il comporte. Au nombre de celles-ci, on trouve l’éligibilité à une fonction officielle de la Bande (art. 15) ou au poste de chef (art. 16), le droit de vote aux assemblées générales et spéciales des membres de la Bande (art. 18), le droit à la possession légale d’un lot sur la réserve (art. 19) et, par voie de conséquence, la possibilité de recevoir des subventions pour effectuer des améliorations ou construire un immeuble sur un tel lot (art. 20). Seuls les membres ordinaires jouissent de ces droits. L’article 26, qui est au cœur du présent litige, vient par ailleurs préciser que « [l]e membre associé ne peut assister aux assemblées générales ou spéciales ayant trait aux élections au poste de conseiller ou de chef de la bande et ne peut participer au processus électoral ».

[12] C’est au Titre V du Code que l’on retrouve les dispositions relatives au Registre de la Bande. L’article 37 prévoit que le Registre dans lequel figure la liste des membres doit contenir six chapitres, correspondant aux inscriptions relatives à chacune des catégories suivantes : 1) les membres ordinaires Abénakis (articles 8-1, 8-2(a), 8-2(b) et 8-2(g) du Code d’appartenance); 2) les autres membres ordinaires (articles 8-2(c), 8-2(d) du Code d’appartenance); 3) les membres associés en tant qu’enfant allochtone légalement adopté par un membre ordinaire (articles 9(c) et 9(d) du Code d’appartenance); 4) les membres associés en tant que conjoints des membres ordinaires (article 9(a) et 9(b) du Code d’appartenance); 5) les membres honorifiques (article 10 du Code d’appartenance); et 6) la liste officielle de tous les membres, en ordre alphabétique et en indiquant clairement à quelles catégories ils appartiennent.

[13] Il n’est pas facile de déterminer avec précision le nombre total et par catégories des membres de la Bande, étant donné le nombre de contestations, de résolutions et de décisions qui ont jalonné les dix dernières années. Il semble que la Bande comptait 624 membres au 1er novembre 2016, dont 546 avaient la qualité d’électeurs et environ 335 étaient des Indiens dits « statués » en vertu de la Loi (D.A. A-271-20, à la p. 86). Les appelants dans le dossier A-271-20 allèguent par ailleurs dans leur mémoire que la Bande comptait 66 membres associés en date du 6 juillet 2020 (Mémoire des faits et du droit de l’appelant, au para. 9).

[14] Les Abénakis se sont d’autre part dotés d’un Code électoral en juin 2008, lequel a été approuvé par arrêté ministériel le 29 mai 2009 (D.A. A-271-20, à la p. 578). Dans son préambule, il est énoncé que le Code est adopté pour « mieux refléter, dans un document formel, les pratiques, us et coutumes relatives à la façon démocratique utilisée par la communauté pour élire ses dirigeants ». On y définit un électeur comme une personne qui est inscrite sur la liste de bande ou qui a droit de l’être (art. 1.3). Dans la même veine, l’article 5.1 établit qu’aux fins de confection de la liste électorale, le Registraire doit remettre dès qu’il est nommé une liste à jour des membres au Président d’élection. Ces dispositions font écho à la définition que l’on retrouve à l’article 77 de la Loi, où l’électeur est simplement défini comme un membre de la Bande.

[15] Les articles 2.1 et 2.6 précisent que le Conseil est constitué d’un Chef, de trois conseillers « de statut autochtone » (c’est-à-dire une personne ayant le droit d’être inscrite comme Indien en vertu de la Loi), et d’un conseiller n’ayant pas ce statut, élus pour une durée de quatre ans, mais à des dates différentes afin de favoriser une plus grande stabilité. Il est acquis que les conseillers intimés Lucien Milette, René Milette et Christian Trottier ont été élus lors des élections de juin 2014 tandis que le chef intimé Michel Bernard a été élu en juin 2016. Leurs mandats respectifs sont donc échus depuis juin 2018 et juin 2020.

III. Historique procédural

[16] Tel que mentionné précédemment, il serait fastidieux et peu utile pour les fins du présent appel de revenir sur toutes les contestations judiciaires qui ont émaillé le présent litige depuis ses origines. Je me contenterai donc, dans les paragraphes qui vont suivre, de résumer brièvement les décisions antérieures ainsi que la trame des événements qui ont donné naissance aux trois dossiers qui sont présentement devant nous et qui permettent d’en mieux saisir la portée.

A. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-990-18

[17] Le Conseil a tenté à plusieurs reprises d’exclure de la Bande les membres de la famille élargie des Landry. Ces derniers sont tous des descendants de Clothilde Metzalabanlette, une Abénakise ayant résidé sur la réserve de Wôlinak, et d’Antonio Landry, que la Cour supérieure du Québec a reconnu être un Indien membre de la Bande dans un jugement en date du 7 février 2017 (Landry c. Canada (Procureur général), 2017 QCCS 433, [2019] 3 C.N.L.R. 125.

[18] En novembre 2016, le Conseil prend un certain nombre de mesures visant à expulser les membres de la famille Landry. Une résolution est adoptée statuant que tous les membres sans statut autochtone (ce qui était le cas de plusieurs membres de la famille Landry selon la décision finale du Registraire du ministre, ultérieurement cassée par la Cour supérieure dans le jugement cité au paragraphe précédent) sont exclus de tout vote référendaire ou électoral. Une modification du Code d’appartenance ayant pour effet d’exclure de la Bande les membres non inscrits en tant qu’Indiens au sens de la Loi sera par la suite adoptée en mars 2017. Suite aux nombreux vices de procédure entourant l’adoption de cette modification, le Conseil a consenti à jugement dans la demande de contrôle judiciaire déposée par les Landry.

[19] Le 5 décembre 2017, le Conseil adopte une nouvelle résolution modifiant le Code d’appartenance de 1987 et convoque une assemblée générale spéciale pour entériner les amendements au Code d’appartenance, à laquelle ne sont conviés que les membres ordinaires inscrits au registre des Indiens. Une nouvelle demande de contrôle judiciaire est introduite par les appelants le 25 mai 2018, visant notamment à faire déclarer nulles les modifications apportées au Code d’appartenance ayant pour effet d’exclure les membres non statués (soit 289 personnes) de même que la radiation des membres statués de la famille Landry, au nombre de 94.

[20] Étant donné que les mandats des trois conseillers de statut autochtone, MM. Lucien Milette, René Milette et Christian Trottier (intimés dans le présent appel) venaient à échéance et que des élections devaient avoir lieu le 10 juin 2018, les appelants ont déposé une demande d’injonction au même moment que leur demande de contrôle judiciaire. Ils cherchaient ainsi à préserver leur droit de participer à ces élections en suspendant la tenue de ces dernières jusqu’à ce qu’un jugement final soit rendu dans leur demande de contrôle judiciaire.

[21] Le 8 juin 2018, le juge Pentney de la Cour fédérale a accueilli cette demande d’injonction provisoire, au motif qu’il était nécessaire de maintenir le statu quo jusqu’à ce que le jugement au fond soit rendu et que la question de la légalité des modifications apportées au Code d’appartenance par le Conseil soit tranchée (Landry c. Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 601, 2019 CarswellNat 8648 (WL Can)). S’inspirant de l’article 8.8 du Code électoral, qui s’applique lorsque les résultats d’une élection sont contestés, le juge Pentney a également conclu (avec l’accord des parties) que les conseillers dont le mandat était échu continueraient d’exercer leurs fonctions, qu’ils pourraient prendre des décisions de nature urgente, et que les responsabilités de gestion et d’administration courantes continueront de relever du Conseil sortant, et ce jusqu’à ce que la décision sur le fond de la demande de contrôle judiciaire soit rendue et que des élections puissent être tenues.

[22] Le 4 décembre 2018, la juge en chef adjointe Jocelyne Gagné accueille en partie la demande de contrôle judiciaire et déclare que les modifications apportées au Code d’appartenance de 1987 n’ont pas été validement adoptées : voir Landry c. Conseil des Abénakis de Wôlinak, 2018 CF 1211, 2018 CarswellNat 7948 (WL Can). En effet, les demandeurs avaient été écartés du processus ayant précédé l’adoption des modifications (ils n’ont pas été convoqués à l’assemblée générale spéciale convoquée pour entériner les modifications au Code d’appartenance et n’ont pu participer au vote référendaire sur cette question), et ce malgré le fait qu’ils étaient inscrits sur la liste des membres de la Bande ainsi que sur le Registre des Indiens tenu par le registraire des Affaires indiennes.

[23] La juge Gagné a également conclu que les avis de radiation transmis aux membres statués de la famille Landry par le registraire étaient invalides et contraires au Code d’appartenance de 1987 ainsi qu’aux paragraphes 10(8) et 10(10) de la Loi. À ce chapitre, la juge Gagné souligne que le pouvoir d’ajouter ou de retrancher un nom de la liste de Bande est délégué au registraire – un poste auquel, depuis le 30 mai 1994, personne n’a été élu conformément à la procédure du Code d’appartenance. En outre, note la juge Gagné, la liste des membres de la Bande n’a jamais été tenue avec rigueur, si bien que la date d’inscription, le statut ou l’absence de statut d’Indien inscrit au registre du Ministre ainsi que le nom des ascendants des membres n’ont pas été adéquatement colligés.

[24] Le 25 mars 2019, le Conseil adopte la Résolution RCB 2018-2019-0539, indiquant avoir pris acte du jugement rendu par la juge Gagné et exprimant une volonté de trouver une solution négociée au litige opposant le Conseil aux représentants de la famille Landry. Le Conseil en a néanmoins appelé du jugement, pour finalement se désister le 12 mars 2020.

B. Les suites du jugement rendu le 4 décembre 2018

[25] Le 10 avril 2019, le Conseil adopte la Résolution RCB 2019-2020-001, par laquelle il convoque la population à une assemblée générale spéciale le 27 avril 2019 afin de pourvoir à l’élection d’un registraire, le tout conformément aux prescriptions de l’article 40 du Code d’appartenance. Lors de cette assemblée générale spéciale, Mme Lynda Landry sera élue au poste de Registraire de la Bande.

[26] Le Conseil adopte également une autre résolution le 10 avril 2019 (RCB 2019-2020-002) prévoyant la tenue d’une élection le 7 juillet 2019 pour les postes de quatre conseillers, conformément au Code électoral. Une autre résolution sera adoptée le 1er mai 2019 (RCB 2019-2020-007), confirmant la tenue d’élections le 7 juillet 2019 et nommant Guylaine Boisvert à titre de Présidente d’élection, en conformité avec l’article 1.5 du Code électoral. Ce même jour, la Présidente d’élection demande par écrit à la Registraire de lui fournir une liste à jour des membres de la Bande avant le 9 mai 2019, afin de pouvoir procéder à la confection de la liste électorale conformément à l’article 5.1 du Code électoral.

[27] Comme le note la juge Gagné dans les motifs de son jugement faisant l’objet du présent appel, plusieurs incidents marqueront les rapports entre le Conseil, la Présidente d’élections et la Registraire au cours des semaines qui suivront. Il ne m’appartient pas de départager la bonne ou la mauvaise foi de chacun de ces acteurs dans l’exécution de leurs responsabilités respectives. Il suffit de constater, comme l’a fait la juge Gagné au paragraphe 28 de ses motifs, que la pierre d’achoppement semble avoir été la question de savoir si le Registre et la liste des membres de la Bande doivent permettre d’identifier clairement les membres associés (qui constituent près de la moitié des effectifs de la Bande) de façon à ce qu’ils puissent être exclus du processus électoral.

[28] Devant l’impossibilité de respecter les délais prévus au Code électoral, dont l’article 5.2 prévoit que la liste des électeurs doit être affichée au moins trente-cinq jours avant la tenue du scrutin (donc le 2 mai si les élections se tenaient le 7 juillet), le Conseil a repoussé une première fois la date des élections au 11 août 2019 (RCB 2019-2020-006, adoptée le 27 mai 2019).

[29] Ce n’est que le 10 juin 2019 que la Registraire transmettra finalement à la Présidente d’élection une liste à jour des membres de la Bande. Cette liste est préparée dans la même forme que les précédentes, c’est-à-dire sans distinguer selon les différentes catégories de membre.

[30] S’ensuit une série d’interactions entre le Conseil et la Registraire qui témoignent d’un désaccord profond quant au rôle de cette dernière. Après que la Registraire se soit dite d’avis que le Conseil et ses représentants n’avaient pas la qualité pour exiger ces correctifs, le Conseil lui transmet une mise en demeure, la sommant d’exercer ses devoirs et obligations conformément aux articles 45 et 49 du Code d’appartenance et de procéder aux correctifs requis. On lui enjoint notamment de transmettre une liste tenant compte des divers chapitres du Registre d’où sont issues les inscriptions. À cette mise en demeure, datée du 25 juin 2019, est annexée une liste de deux cent onze inscriptions susceptibles de comporter des erreurs et nécessitant des vérifications. À l’occasion d’une rencontre tenue le 3 juillet 2019, la Registraire informe le Conseil qu’elle n’entend se pencher sur les problématiques soulevées et apporter les correctifs appropriés, le cas échéant, qu’après la tenue des élections.

[31] Invoquant le manque de collaboration de la Registraire et son manque de disponibilité, ainsi que la nécessité de s’assurer que la liste des membres soit exacte, complète et fiable avant de procéder aux élections, le Conseil adopte une nouvelle résolution le 7 juillet 2019 (RCB 2019-2020-010) ayant pour effet de suspendre les élections en attendant que jugement soit rendu sur le fond du litige l’opposant à la Registraire. Aux yeux du Conseil, la référence aux divers chapitres du Registre d’où sont issues les inscriptions est essentielle à la confection d’une liste électorale valide, laquelle devrait exclure les membres associés n’ayant pas le droit de vote suivant l’article 26 du Code d’appartenance.

C. Les demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers T-1139-19 et T-1227-19

[32] Le 12 juillet 2019, les appelants déposent une demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1139-19, demandant essentiellement à la Cour fédérale d’annuler la résolution RCB 2019-2020-010, de reconnaître le droit de vote des membres associés et d’ordonner la tenue des élections sans délai. Ils allèguent également que la résolution n’aurait pas été dûment adoptée par le Conseil, et que ce dernier n’aurait pas l’intérêt légal pour contester la liste des membres préparée par la Registraire.

[33] Cette demande de contrôle judiciaire fut suivie d’une requête en injonction interlocutoire produite le 2 août 2019, demandant une ordonnance de tenir des élections sans autre délai. Cette demande ne sera pas entendue par la Cour fédérale, compte tenu de l’importance de traiter de toutes les questions reliées à ce dossier dans le cadre de la même instance au fond. Par ailleurs, Service aux Autochtones Canada procède le 9 août 2019 à la nomination d’un séquestre administrateur, dont le rôle est de gérer l’entente de financement entre le Conseil et le ministère au nom du Conseil, ainsi que de livrer les programmes et services aux mêmes conditions que celles prévues dans le cadre de l’entente de financement.

[34] Parallèlement à ces démarches des appelants, le Conseil a déposé une demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1227-19 le 26 juillet 2019. L’objet de cette demande était de solliciter l’émission d’une ordonnance de mandamus contraignant la Registraire à apporter les correctifs requis au Registre et à la liste des membres de la Bande afin que les élections puissent être tenues sur la base d’une liste électorale exacte, complète et fiable dans les meilleurs délais.

[35] Lors de l’audition des demandes de contrôle judiciaire dans les dossiers T-1139-19 et T-1227-19, le 18 juin 2020, la juge Gagné a demandé à la Registraire, nommée à titre de défenderesse dans le dossier T-1227-19, de produire au dossier de la Cour et de fournir à la Présidente d’élection une liste des membres de la Bande qui identifierait les membres associés. La Registraire s’est conformée à cette demande et, le 6 juillet 2020, a transmis la liste des membres identifiant soixante-six membres associés.

[36] Lors de cette même audition, les intimés ont consenti à la demande d’ordonnance de tenir des élections sans délai et à la demande, faite verbalement par les appelants, que la juge Gagné reste saisie du dossier afin d’assurer l’intégrité du processus électoral et le respect du Code électoral.

[37] Le 20 juillet 2020, les appelants ont fait parvenir une lettre à la juge Gagné dans laquelle ils demandaient la tenue d’une conférence de gestion afin de soumettre une demande de réouverture d’enquête, d’une part, ainsi que la possibilité d’amender leurs procédures dans le dossier T-1139-19 pour y introduire des conclusions en quo warranto. Cette correspondance est demeurée sans réponse.

[38] Le 1er octobre 2020, la juge Gagné a rendu jugement dans les dossiers T-1139-19 et T-1227-19. Elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire des appelants dans le premier de ces deux dossiers, et accueilli en partie celle du Conseil dans le deuxième en ordonnant à la Registraire de fournir une liste à jour des membres de la Bande en prenant soin d’identifier ou d’exclure les membres associés. C’est cette décision qui fait l’objet du premier appel devant cette Cour.

D. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-922-20

[39] Le 13 août 2020, les appelants ont déposé un avis de demande en contrôle judiciaire. Ils allèguent que les mandats des conseillers et du chef sont échus respectivement depuis le10 juin 2018 et 14 juin 2020, que les élections ont été reportées à une date indéterminée par voie de communiqué le 7 juillet 2020, et que les intimés réalisent néanmoins avec les actifs de la Bande des projets qui n’ont pas été valablement autorisés, à savoir un casino, une serre destinée à la culture du cannabis, une arène de boxe, et la construction d’un nouveau garage qui a nécessité l’abattage d’un boisé de 3 hectares au centre de la réserve. Par le biais de leur requête, les appelants demandent notamment à la Cour fédérale qu’elle constate que les défendeurs occupent irrégulièrement leur charge, qu’elle ordonne la tenue d’élections le plus rapidement possible, et que l’administration de la Bande soit confiée à un séquestre judiciaire qui ne sera autorisé à poser que des gestes de pure administration jusqu’à ce qu’un nouveau conseil valablement constitué entre en fonction. Ils demandent également que tout contrat ou entente passés avec des tiers depuis le 10 juin 2018 soit déclaré nul et sans effet, et que soit ordonné l’arrêt de tous les travaux entrepris aux fins de la réalisation des projets mentionnés précédemment.

[40] Le lendemain, soit le 14 août 2020, les appelants ont par ailleurs déposé un dossier de requête pour obtenir une injonction interlocutoire.

[41] Dans leur dossier de réponse à la requête en injonction, les intimés ont fait valoir que les conclusions et les ordonnances recherchées ont déjà pour l’essentiel été réglées par la décision rendue par le juge Pentney le 8 juin 2018 dans le dossier T-990-18, ou visées par les conclusions de la demande de contrôle judiciaire alors en délibéré devant la juge en chef adjointe Gagné dans les dossiers T-1139-19 et T-1227-19. Ils soutiennent par ailleurs que les prétentions des appelants reposent sur de fausses prémisses et relèvent de la pure spéculation, en l’absence de preuve.

[42] Il importe par ailleurs de mentionner que le Règlement concernant l’annulation ou le report d’élections au sein de premières nations (prévention de maladies), DORS/2020-84 [le Règlement], adopté le 8 avril 2020, prévoyait à son paragraphe 5(2) (abrogé le 7 avril 2021) que dans l’hypothèse où une élection qui devait être tenue dans les trente jours précédant la date d’entrée en vigueur de ce règlement n’avait pas eu lieu en raison de la prophylaxie de maladies dans la réserve, une nouvelle élection devait être tenue dans les six mois subséquents. Dans l’intervalle, le chef et les conseillers qui étaient en poste étaient réputés être maintenus en poste jusqu’à la nouvelle élection.

IV. Décisions inférieures

A. Le jugement Gagné

[43] Dans sa décision du 1er octobre 2020, la Cour regroupe les nombreuses questions soulevées par les dossiers T-1139-19 et T-1227-19 sous un seul thème. En effet, au moment d’identifier les questions en litige, la Cour souligne que « la seule question au cœur de ces demandes de contrôle judiciaire est celle de savoir si les membres associés ont droit de vote aux élections visant à combler les postes au Conseil de bande » (jugement Gagné, au para. 30; soulignements ajoutés). L’analyse exige, selon la Cour, de se pencher sur les deux sous-questions suivantes : (i) L’article 26 du Code d’appartenance est-il discriminatoire?, et (ii) Le droit des membres associés de participer au processus électoral de la Bande est-il une coutume établie qui a préséance sur le Code d’appartenance?

[44] Avant de s’y attarder, la Cour discute à titre préliminaire des questions dites « périphériques » ou même « académiques » que soulève le dossier T-1139-19, soit celles de la validité de la Résolution RCB 2019-2020-010 et l’intérêt requis pour contester la liste des membres.

[45] Quant à la première de ces questions, la Cour estime que la Résolution RCB 2019-2020-010 a été dûment adoptée par une majorité des conseillers présents lors d’une réunion du Conseil, elle-même régulièrement convoquée. Le fait que la résolution ait été rédigée avant la tenue de la réunion, et que son contenu n’ait pas fait l’objet de débats ou de discussions, n’entache en rien sa validité (jugement Gagné, aux paras. 33-34). À tout événement, la Cour souligne que cette question est devenue académique puisque les élections du 11 août 2019 n’ont pas eu lieu et qu’aucune décision que pourrait rendre la Cour n’est susceptible de remédier à ce fait et aux conséquences qui en découlent (jugement Gagné, au para. 37).

[46] Eu égard à la deuxième question préliminaire, la Cour conclut que le Conseil a l’intérêt légal pour contester la liste des membres de la Bande ainsi que la façon de tenir le Registre (jugement Gagné, au para. 42). Ce faisant, la Cour rejette la prétention des appelants selon laquelle, suivant l’article 63 du Code d’appartenance, seul un membre ou une personne prétendant être membre a la qualité requise pour contester une inscription à la liste des membres de la Bande. De l’avis de la Cour, les corrections et modifications à la liste des membres demandées par le Conseil résultent du refus par le Registraire de se conformer aux obligations que lui imposerait le Code d’appartenance (jugement Gagné, au para. 40). En pareilles circonstances, la Cour estime tout à fait logique que ce soit le Conseil – et non des membres individuels – qui prenne les mesures nécessaires pour remédier à la situation (jugement Gagné, au para. 41).

[47] Ayant tranché ces questions préliminaires, la Cour se penche sur la validité constitutionnelle de l’article 26 du Code d’appartenance au regard de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte). L’arrêt Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, 173 D.L.R. (4e) 1 [Corbière] constitue par ailleurs le point de départ de l’analyse de la Cour.

[48] La Cour trace d’abord une « distinction fondamentale » entre les circonstances en l’espèce et la situation qui prévalait dans Corbière, où tous les membres de la Bande – résidant sur la réserve ou hors de la réserve – avaient le statut d’autochtone. Dans le présent cas, la Cour note que les droits électoraux accordés aux membres allochtones de la Bande sont comparés à ceux de ses membres autochtones. Bien que le statut d’allochtone « constitue certainement un motif énuméré à l’article 15 ou un motif analogue » (jugement Gagné, au para. 46), la Cour considère que les appelants ne sont privés d’aucun avantage auquel ils auraient autrement droit, n’eût été la disposition contestée du Code d’appartenance. L’essentiel du raisonnement de la Cour à ce chapitre tient dans le paragraphe suivant de ses motifs :

[47] À la base, la Bande n’avait pas à accorder quelque statut ou droit aux membres associées puisqu’ils ne sont pas des personnes qui sont inscrites à titre d’Indien ou qui ont le droit de l’être en vertu de la Loi. Le fait qu’ils n’aient pas le droit de vote aux élections du Conseil de bande ne les prive donc d’aucun avantage auquel ils auraient autrement droit. En adoptant son Code d’appartenance, il était loisible à la Bande de permettre à certains allochtones de participer à la vie culturelle de la Bande tout en conservant la destinée de la Bande entre les mains des membres ordinaires de descendance Abénakise. Il est tout à fait légitime pour une bande autochtone de prendre les dispositions nécessaires pour préserves son identité et sa culture, et pour se prémunir contre une prise de contrôle de sa destinée et contre son assimilation par une majorité de membres allochtones (Jaime Grismer c Première Nation de Squamish, 2006 CF 1088 aux paras 61-62).

[49] Ayant ainsi conclu que les articles 18 et 26 du Code d’appartenance ne sont pas discriminatoires à l’égard des membres associés, la Cour se penche ensuite sur l’argument des demandeurs fondé sur la coutume. S’appuyant sur les affidavits d’une douzaine de membres associés qui affirmaient avoir voté aux élections depuis de nombreuses années, les appelants soutenaient que cette coutume devait l’emporter sur l’article 26 du Code d’appartenance. La Cour a rejeté cet argument.

[50] Bien qu’elle reconnaisse que certains membres associés ont effectivement voté aux élections du Conseil par le passé, la Cour souligne que cela s’explique du fait qu’aucun registraire n'a été élu conformément à la procédure prévue au Code d’appartenance jusqu’en 2019, par une mise à jour déficiente de la liste des membres de la Bande et par l’absence d’identification des membres associés (jugement Gagné, au para. 53). Qui plus est, la preuve ne permettait pas de savoir combien de membres associés compte la Bande, si tous ces membres ont régulièrement voté aux élections, et si cette pratique était connue et acceptée par l’ensemble des membres ordinaires. Par voie de conséquence, il était impossible de soutenir qu’une coutume avait pour ainsi dire neutralisé l’article 26 du Code d’appartenance :

[56] Dans la mesure où il est établi qu’il n’a jamais été possible pour le président d’élections d’identifier les membres associés et partant, de les exclure du processus électoral, et dans la mesure où il est impossible de savoir s’il s’agissait d’une pratique généralement connue et acceptée des membres de la Bande (dont plusieurs sinon la majorité demeure à l’extérieur de la réserve), on ne peut logiquement parler d’une coutume qui aurait supplanté les termes clairs du Code d’appartenance auquel les membres ont clairement adhéré.

[51] La Cour ajoute que le défaut de respecter le Code d’appartenance quant à l’élection d’un Registraire et la tenue d’un Registre et d’une liste de membres ne saurait non plus être générateur de coutume, et que l’adoption subséquente d’un Code électoral n’a pas eu pour conséquence de modifier le Code d’appartenance. Enfin, la Cour note que le Code d’appartenance ne peut être modifié que par résolution du Conseil entérinée par la majorité des membres de la Bande.

[52] Conformément à sa conclusion selon laquelle les membres associés n’ont pas le droit de voter aux élections du Conseil, la Cour ordonne à la Registraire de fournir à la Présidente d’élection une liste des membres de la Bande ayant droit de voter, laquelle exclurait ou à tout le moins identifierait les membres associés (jugement Gagné, au para. 61).

B. Le jugement Pentney

[53] Après avoir énoncé les trois critères énoncés par la jurisprudence (notamment dans R c. Société Radio-Canada, 2018 CSC 5, 417 D.L.R. (4e) 587 au para. 12) pour obtenir une injonction interlocutoire, à savoir l’existence d’une question sérieuse, le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients, le juge Pentney a d’abord repris les arguments invoqués par les appelants au soutien de leur requête. Se disant d’avis qu’il ne lui était pas nécessaire de se prononcer sur l’existence d’une question sérieuse, le juge Pentney a rejeté la requête des appelants en se fondant sur l’absence de preuve d’un préjudice réel, certain et inévitable.

[54] Se penchant brièvement sur chacun des moyens mis de l’avant par les appelants, le juge Pentney a déterminé que :

  • (a)L’abattage de la Pinède a déjà eu lieu, de sorte qu’il est impossible d’en éviter les conséquences;

  • (b)Il n’est pas approprié de se prononcer sur l’impact du Règlement dans le contexte du présent dossier, compte tenu des autres demandes de contrôle judiciaire opposant les mêmes parties;

  • (c)Un séquestre-administrateur a déjà été nommé par Services aux Autochtones Canada;

  • (d)Il n’y a pas de preuve démontrant qu’il serait difficile d’annuler le prêt ou la ligne de crédit obtenus par le Conseil actuellement en fonction;

  • (e)Les compagnies affectées par la résiliation des baux dans un centre commercial, aux fins d’opérer le casino projeté, peuvent faire valoir leurs droits contractuels si elles le désirent.

[55] Les appelants n’ayant pas établi qu’ils subiront un préjudice réel, et non pas simplement hypothétique et conjectural, qui ne pourra être redressé plus tard, le juge Pentney a rejeté la requête en injonction interlocutoire.

V. Questions en litige

[56] Les appelants soulèvent plusieurs arguments dans chacun des deux appels. Je suis d’avis que les questions sur lesquelles la Cour doit se prononcer pour trancher les deux appels sont les suivantes :

  • (1)La Cour a-t-elle commis une erreur en concluant que ni le Code électoral ni l’existence d’une quelconque coutume n’ont préséance sur l’article 26 du Code d’appartenance?

  • (2)L’article 26 du Code d’appartenance viole-t-il l’article 15 de la Charte et, si oui, constitue-t-il une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte?

  • (3)La Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant la requête en injonction interlocutoire, notamment en ne se prononçant pas sur l’existence d’une question sérieuse et en concluant que les appelants n’avaient pas fait la preuve d’un préjudice irréparable?

VI. Analyse

A. Norme de contrôle

[57] Il est bien établi, depuis la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] R.C.S. 559 au para. 45, que le rôle de cette Cour lorsqu’elle siège en appel d’une décision en matière de contrôle judiciaire, consiste simplement à décider si la cour de première instance a employé la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement : voir aussi Canada (Agence du revenu) c. Telfer, 2009 CAF 23, [2009] 4 C.T.C. 123 au para. 18. En d’autres termes, cette Cour doit se mettre à la place du juge de première instance et se concentrer non pas sur la décision qu’il a rendue, mais plutôt sur la décision administrative contestée.

[58] La juge Gagné ne s’étant pas prononcée sur la norme de contrôle applicable aux deux demandes de contrôle judiciaire dont elle était saisie, il me faut donc procéder à cet exercice sans pouvoir compter sur son éclairage. Pour ce faire, je me concentrerai sur le libellé des avis de demande ainsi que sur les questions qui ont été portées en appel devant nous.

[59] Dans le dossier T-1139-19, les appelants plaident que la résolution RCB 2019-2020-010, par laquelle le Conseil a suspendu les élections jusqu’à ce qu’une décision soit rendue dans le litige qui l’oppose au registraire, est invalide puisqu’elle n’a pas été adoptée conformément aux dispositions de l’article 2(3) de la Loi. Les appelants demandaient également que soit ordonnée la tenue d’une élection dans les meilleurs délais. Sur ces questions, il ne me semble pas faire de doute que la Cour doit faire preuve d’une grande déférence, de telle sorte que notre intervention ne sera justifiée que dans la mesure où il peut être établi que les décisions du Conseil étaient déraisonnables.

[60] Les deux dossiers (T-1139-19 et T-1227-19) soulèvent d’autre part (le premier en filigrane, le second plus directement) la question de savoir si la Registraire devait fournir une liste identifiant les membres selon la catégorie à laquelle ils appartiennent (ordinaire, associé ou honorifique). L’objectif visé et avoué d’une telle demande est de restreindre le droit de vote aux membres ordinaires. Pour répondre à cette question, la Cour fédérale devait se prononcer sur les trois arguments soulevés par les appelants et qui sont au cœur du présent appel, à savoir la conformité de l’article 26 du Code d’appartenance avec la coutume, le Code électoral et l’article 15 de la Charte. Le premier argument est largement tributaire de la preuve déposée au dossier et de l’évaluation qui doit en être faite, et la norme de contrôle applicable en pareille matière ne peut être que celle de la décision raisonnable. Il en va de même du deuxième, dans la mesure où les appelants prétendent que certaines dispositions du Code électoral ont eu pour effet de cristalliser et d’élever au rang de coutume la pratique préexistante et par le fait même d’écarter l’application de l’article 26 du Code d’appartenance. Quant à la validité constitutionnelle de l’article 26 du Code d’appartenance, elle doit s’apprécier à l’aulne de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4e) 1 aux paras. 25, 55.

[61] En ce qui concerne le deuxième appel, il n’y a pas de désaccord entre les parties eu égard aux exigences auxquelles est soumise une ordonnance d’injonction interlocutoire. Le débat porte plutôt sur l’application des principes juridiques aux faits de l’affaire, ainsi que sur les conclusions de fait tirées par la Cour fédérale. Or, il est bien établi que les questions de cette nature sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante : voir notamment Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, 402 D.L.R. (4e) 497 aux paras. 79, 83, 84; Tearlab Corporation c. I-Med Pharma Inc., 2017 CAF 8, 2017 CarswellNat 39 (WL Can) au para. 6. Par voie de conséquence, cette Cour doit faire preuve de retenue et de déférence dans l’examen des conclusions du juge des requêtes, et ne pas perdre de vue que l’injonction interlocutoire est une réparation extraordinaire qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge. Il ne nous appartient pas de substituer notre discrétion à celle du juge des requêtes : Canada (Procureur général) c. Simon, 2012 CAF 312, [2013] 1 C.N.L.R. 58 aux paras. 2, 21-22 [Simon].

B. Les questions préliminaires dans le jugement Gagné

[62] Les appelants soutiennent que la juge Gagné a erré en concluant que la résolution RCB 2019-2020-010 a été dûment adoptée par le Conseil, d’une part parce qu’aucune disposition du Code électoral ou de la Loi n’autorise le Conseil à suspendre la tenue des élections de façon indéfinie, et d’autre part que les pouvoirs de simple administration que le Conseil exerce depuis juin 2018 ne lui permettaient que de tenir des élections dès que le jugement final a été prononcé dans le dossier T-990-19, en décembre 2018.

[63] Je suis d’avis, comme la juge Gagné, que ces questions sont très périphériques et n’ont pas d’incidence déterminante sur l’enjeu véritable du litige. Au surplus, la validité de la suspension des élections qui devaient se tenir le 11 août 2019 ne peut maintenant être que d’un intérêt académique, comme l’a souligné la juge Gagné.

[64] Je note par ailleurs que les arguments soulevés par les appelants devant nous quant à la validité de la Résolution RCB 2019-2020-010 n’ont pas été plaidés devant la juge Gagné, comme les appelants l’admettent eux-mêmes au paragraphe 3 de leur avis d’appel (D.A. A-271-20, à la p. 7). Il est acquis qu’une cour d’appel sera très réticente à se prononcer sur une question qui n’a pas été soulevée en première instance, pour la bonne et simple raison qu’ « il y a toujours un risque très réel que le dossier d’appel ne comporte pas tous les faits pertinents ou l’opinion du juge de première instance sur quelque question de fait cruciale, ou encore que n’ait jamais été obtenue une explication qui aurait pu être donnée par une partie ou par un ou plusieurs de ses témoins en déposant » : Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678 au para. 32, cité avec approbation par cette Cour dans l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c. Teva Canada Limitée, 2018 CAF 53, 2018 CarswellNat 1114 (WL Can) au para. 44. Dans le cas, les appelants ne se sont pas déchargés du lourd fardeau qui leur incombait d’établir que l’intérêt de la justice commande de passer outre à cette règle et que tous les faits pertinents avaient été présentés en première instance.

[65] Les appelants prétendaient également que le Conseil n’avait pas l’intérêt légal pour contester la liste de bande préparée par la Registraire, une prétention que la juge Gagné a rejeté au motif que le Conseil devait logiquement pouvoir prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que la Registraire respecte les termes de son mandat et se conforme au Code d’appartenance. Cette conclusion n’a pas été remise en question dans le cadre du présent appel, et il ne m’est donc pas nécessaire d’en traiter davantage.

(1) La Cour a-t-elle commis une erreur en concluant que ni le Code électoral ni l’existence d’une quelconque coutume n’ont préséance sur l’article 26 du Code d’appartenance?

[66] Les appelants font valoir que la juge Gagné aurait erré, non pas dans l’identification des principes applicables eu égard aux conditions requises pour établir l’existence d’une coutume ni même dans l’application de ces principes, mais plutôt dans son appréciation des faits. En effet, les parties ne remettent pas en cause les éléments constitutifs d’une coutume, à savoir des pratiques constantes, généralement acceptables pour les membres de la bande, et qui font l’objet d’un large consensus : voir Francis c. Conseil mohawk de Kanesatake, [2003] 4 CF 1133, [2003] 3 C.N.L.R. 86 au para. 23 (1e inst.); Ghislain Otis, « Élection, gouvernance traditionnelle et droits fondamentaux chez les peuples autochtones du Canada » (2004) 49 R.D. McGill 393, aux pp. 402-403.

[67] Ce que les appelants remettent en cause, c’est donc la conclusion de la juge Gagné voulant que la preuve n’appuyait pas l’existence d’une norme coutumière permettant la participation des membres associés à l’élection du Conseil. Dans le cadre de leur argumentation, les appelants tentent de démontrer en quoi la juge Gagné aurait manifestement erré dans son appréciation des faits lui étant présentés. À mon avis, le raisonnement de la juge Gagné n’est pas entaché des failles qu’invoquent les appelants.

[68] Les appelants se disent tout d’abord en désaccord avec la conclusion selon laquelle il n’était pas possible, selon la preuve, de déterminer si tous les membres associés ont régulièrement voté aux élections. Aux dires des appelants, cette partie du raisonnement de la juge Gagné serait contraire à la totalité des dix-huit affidavits déposés en preuve, incluant ceux de six membres ordinaires, selon lesquels les membres associés ont toujours voté depuis 1987.

[69] À mon avis, cette affirmation repose sur une lecture erronée de la preuve et relève de l’exagération. Comme le souligne la juge Gagné, les douze affiants ayant le statut de membre associé « [ont] affirm[é] avoir voté aux élections depuis de nombreuses années » (jugement Gagné, au para. 53), et non pas depuis toujours ni même régulièrement. On note par ailleurs de nombreuses disparités quant aux dates d’inscription sur les listes électorales de ces témoins. Comme le révèle la réponse des appelants aux précisions additionnelles sollicitées par la Cour après l’audition, deux de leurs affiants étaient inscrits sur les listes électorales depuis 1996, trois d’entre eux depuis 2002, et quatre autres depuis 2004, alors que les trois derniers n’y étaient tout simplement pas inscrits. Dans ces circonstances, la juge Gagné était fondée à conclure (au paragraphe 54 de ses motifs) que la preuve ne lui permettait pas de savoir « combien exactement il y a de membres associés au sein de la Bande, si tous les membres associés ont régulièrement voté aux élections et, plus important encore, si cette pratique était connue et acceptée de l’ensemble des membres ordinaires, ni même d’une majorité d’entre eux ».

[70] Par ailleurs, les appelants font grand cas du témoignage du directeur général Dave Bernard, qui dit avoir occupé la fonction de registraire de 2006 à 2011, et selon qui les membres associés ont commencé à voter « pour augmenter le nombre d’électeurs » et « par stratégie politique » du chef Raymond Bernard. Selon les appelants, de tels propos constitueraient un aveu des intimés, pour qui Dave Bernard agit comme témoin, voulant que le Conseil ait délibérément autorisé le vote des associés par calcul politique. Or, les intimés soutiennent que Dave Bernard n’a pas agi à titre de Registraire mais bien d’Agent à l’inscription de 2006 à 2011. Qui plus est, et plus significativement, une lecture attentive des propos tenus par Dave Bernard ne permet pas de tirer une telle inférence. Comme le soulignent à juste titre les intimés, son interrogatoire est caractérisé par un manque de certitude quant aux affirmations péremptoires qu’on lui impute, tel qu’il appert des extraits suivants :

Q. 161 Lors des élections depuis 1987, est-ce que les membres associés votent?

R. 153 Écoutez, Monsieur, j’ai … en ’87, j’avais quatre ans, je peux pas vous dire.

Q. 162 Au cours des…

R. 154 Je commence à travailler en 2006.

Q. 163 O.K. Depuis 2006, est-ce que les membres associés votent?

R. 155 Oui, certains votent, oui.

[…]

Q. 172 Depuis 1987, est-ce que les non statués ont une seule fois été privés de leur droit de vote?

R. 164 Avant 2006, je le sais pas. Depuis 2006, je le sais qu’aux assemblées générales, c’est seulement les statués qu’on leur donne le droit de vote.

Q. 173 Je vous parle aux élections.

R. 165 Aux élections? J’en ai connu…18, 14, 10…donc, j’en ai eu trois, puis non, je pense pas qu’ils aient été empêchés de …

Q. 174 O.K. Depuis 1987, est-ce que les associés ont une seule fois été privés de leur droit de vote?

R. 166 Je me rappelle pas.

[…]

[Interrogatoire de Dave Bernard du 6 février 2020, aux pp. 44-46; D.A. A-271-20, onglet 13, à la p. 1359.]

[71] Quoi qu’il en soit, le fait que des représentants élus de la Bande affirment avoir su, depuis des décennies, que des membres associés votaient lors des élections ne saurait ni faire preuve d’une coutume datant depuis « toujours », ni de la connaissance et de l’adhésion d’une majorité de la communauté à cette prétendue coutume. Les propos du juge Martineau dans l’arrêt Francis démontrent bien que des assentiments tacites d'une tranche réduite de la communauté ne suffisent pas pour établir l’existence d’un « large consensus » :

[35] Ainsi, il est nécessaire de savoir comment un code électoral a été appliqué en pratique à une situation donnée, par exemple relativement à la question de savoir qui a le droit de voter et qui dirigera le déroulement des élections générales ou partielles. Il arrive fréquemment que des attitudes, habitudes, abstentions, opinions partagées et assentiments tacites se manifestent parallèlement à l’application d’une règle codifiée et viennent préciser ou compléter le texte de celle-ci. Ces comportements peuvent devenir la nouvelle coutume de la bande qui aura une existence en soi et dont le contenu sera parfois différent de celui de la règle codifiée applicable à une question donnée. Dans ce genre de situations, compte tenu de la nature changeante de la coutume, il sera nécessaire de vérifier s’il existe un large consensus au sein de la communauté relativement au contenu d’une règle ou de la façon dont elle sera appliquée.

[36] Pour qu’une règle devienne une coutume, la pratique se rapportant à une question ou situation donnée qui est visée par cette règle doit être fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un « large consensus » quant à son applicabilité. Cette description exclurait les comportements sporadiques visant à corriger des difficultés d’application exceptionnelles à un moment donné ainsi que d’autres pratiques qui sont manifestement considérées au sein de la communauté comme des pratiques suivies à titre d’essai. S’il existe, ce « large consensus » prouvera la volonté de la communauté à un moment donné de ne pas considérer le code électoral adopté comme un document exhaustif et exclusif. Ce consensus aura pour effet d’exclure de l’équation un nombre infime de membres d’une bande qui se sont constamment opposés à l’adoption d’une règle régissant les élections à titre de règle coutumière.

[Soulignements ajoutés]

[72] Au soutien de leur argumentaire, les appelants prétendent également qu’il était tout à fait possible, contrairement à ce qu’a conclu la juge Gagné, d’identifier les membres associés afin de les exclure du processus électoral, si tel avait véritablement été l’intention de la Bande. Ils en veulent pour preuve le fait que la Registraire a produit, en date du 6 juillet 2020, une liste des membres de la Bande – et plus particulièrement, une liste qui identifiait les membres associés. Avec égards, l’argumentation des appelants confond les rôles distincts qui sont dévolus aux présidents d’élection et aux registraires, et témoigne d’une lecture erronée des conclusions de la juge Gagné.

[73] La juge Gagné n’a jamais prétendu qu’il n’était pas possible, depuis 1987, pour les registraires d’identifier les membres associés, mais plutôt qu’une telle chose s’était avérée impossible pour les présidents d’élection : « …il n’a jamais été possible pour le président d’élection d’identifier les membres associés et partant, de les exclure du processus électoral… » (Jugement Gagné, au para. 56). Avant que la Registraire ne soit nommée en 2019, la Bande ne procédait pas à l’élection d’un registraire conformément à la procédure prévue au Code d’appartenance (jugement Gagné, au para. 53), une conclusion à laquelle en était déjà arrivée la juge Gagné dans son jugement antérieur de 2018 (jugement Gagné, au para. 22). De ce fait, l’obligation de mise à jour de la liste des membres qui incombe au registraire suivant l’article 45 du Code d’appartenance n’était pas satisfaite. En toute logique, les présidents d’élection ne pouvaient donc, en l’absence d’une liste identifiant les membres associés, procéder à la confection de listes électorales excluant les membres associés. En l’espèce, la confection d’une liste électorale excluant les membres associés ne sera rendue possible que par leur identification préalable dans la liste des membres – une tâche qui, avant l’élection de la Registraire en 2019, n’avait jamais été réalisée rigoureusement.

[74] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la Cour fédérale n’a pas erré en concluant que la preuve n’appuyait pas l’existence d’une norme coutumière permettant la participation des membres associés à l’élection du Conseil.

[75] Qu’en est-il maintenant de l’argument voulant que l’exclusion des membres associés du processus électoral viole le Code électoral? Ici encore, je ne vois aucune faille dans le raisonnement développé par la juge Gagné dans ses motifs.

[76] L’argument des appelants, si je le comprends bien, est à l’effet que les articles 1.3, 1.4 et 5.1 du Code électoral adopté en 2008 sont venus cristalliser la pratique préexistante de considérer comme électeur tous les membres de la bande, écartant du même coup implicitement l’article 26 du Code d’appartenance. Ces dispositions se lisent comme suit :

1.3 Électeur

Une personne qui

a) est inscrite sur la liste de bande de la Première nation des Abénakis de Wôlinak ou qui a droit de l’être;

b) a dix-huit ans (18) révolus, le jour du scrutin, et

c) n’a pas perdu son droit de vote aux élections de la Première nation

1.4 Liste électorale

La liste des électeurs de la Première nation des Abénakis de Wôlinak maintenue par le registraire de la bande.

5.1 Liste électorale

Aux fins de confection de la liste électorale, la personne responsable de l’effectif de la Première nation doit remettre dès qu’il est nommé, au Président d’élection, une liste à jour des membres avec leur date de naissance et leur numéro de bande ou de membre ainsi que leur adresse.

[D.A. A-271-20, aux pp. 579, 588.]

[77] Pour que l’argument des appelants ait quelque chance de succès, il aurait fallu dans un premier temps qu’ils puissent démontrer une quelconque coutume à l’effet que les membres associés avaient le droit de voter lors d’une élection; Or, tel que démontré dans les paragraphes qui précèdent, une telle coutume n’a pu être établie, et les articles 1.3, 1.4 et 5.1 du Code électoral ne peuvent donc venir cristalliser une coutume inexistante.

[78] D’autre part, j’ai du mal à comprendre comment le Code électoral pourrait être interprété comme l’expression d’une volonté claire de passer outre à une disposition importante du Code d’appartenance. Comme le souligne avec justesse la juge Gagné aux paragraphes 51 et 52 de ses motifs, le Code d’appartenance a été adopté par la Bande en 1987 suite à la modification de la Loi en 1985, et il a été adopté par la majorité des électeurs. Ces derniers ont clairement limité les droits et privilèges de la nouvelle classe de membres composée d’allochtones, notamment au niveau du droit de vote. Qui plus est, les deux Codes sont parfaitement compatibles, dans la mesure où la Registraire se conforme à l’obligation qui lui est faite par l’article 37 du Code de tenir un registre qui identifie clairement les trois catégories de membres. La liste des électeurs que doit maintenir le Registraire et transmettre au Président d’élection doit donc être conforme à cette prescription. Comme l’indique avec justesse la juge Gagné, « [le Code électoral] ne (…) contredit [le Code d’appartenance] si la liste fournie par le Registraire ne contient que les noms des membres ordinaires de la Bande, comme le prévoit le Code d’appartenance » (jugement Gagné, au para. 58).

[79] Enfin, il importe de souligner que le Code d’appartenance prévoit à son article 76 qu’« aucun amendement ne peut être effectué à ce code sans résolution du conseil de la bande entérinée par le vote de la majorité de tous les membres de la bande ayant droit de vote à une assemblée générale spéciale convoquée à cet effet ». De même, l’article 79 du Code d’appartenance prévoit que ses dispositions priment sur toute dispositions contraire; le Code électoral ne contient pas de disposition équivalente. Considérer l’adoption du Code électoral comme une abrogation implicite de l’article 26 du Code d’appartenance reviendrait donc à contourner la procédure de modification prévue à l’article 76 et à la vider de son sens.

[80] Bref, les appelants ne m’ont pas convaincu que la décision de la Cour fédérale était erronée, et ce peu importe la norme de contrôle applicable.

(2) L’article 26 du Code d’appartenance viole-t-il l’article 15 de la Charte et, si oui, constitue-t-il une limite raisonnable au sens de l’article premier de la Charte?

[81] Les appelants soutiennent que la distinction faite par le Code d’appartenance entre les membres ordinaires et les membres associés repose sur la race et l’origine ethnique ou nationale et contrevient de ce fait à l’article 15(1) de la Charte. En privant les membres associés du droit de vote, les articles 18 et 26 du Code d’appartenance seraient discriminatoires dans la mesure où ils s’appuient sur une caractéristique personnelle immuable plutôt que sur le mérite pour les empêcher de participer pleinement à l’administration de la Bande. Ce faisant, ces dispositions portent atteinte à la dignité des allochtones qui se joignent à la bande par les liens du mariage ou de l’adoption, en envoyant le message qu’ils sont moins méritants que les membres ordinaires. Ils reprochent enfin à la juge Gagné d’avoir implicitement reconnu la légitimité de ces dispositions au regard de l’article premier de la Charte, sans procéder à l’analyse que requiert l’arrêt R c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, 26 D.L.R. (4e) 200 pour arriver à cette conclusion et en l’absence de toute preuve à cet égard.

[82] Après avoir dûment considéré les arguments des deux parties sur cette question, je suis d’avis que la juge Gagné n’a pas erré en concluant que les articles 18 et 26 du Code d’appartenance sont valides et ne contreviennent pas à la Charte. J’en arrive cependant à cette conclusion pour des motifs quelque peu différents des siens.

[83] À mon avis, la distinction qu’opère les articles 18 et 26 du Code d’appartenance entre les membres ordinaires et associés ne fait pas même intervenir l’article 15 de la Charte. En effet, la Loi elle-même est fondée sur la prémisse qu’elle n’est applicable qu’aux individus inscrits à titre d’Indien ou qui ont droit de l’être (voir la définition du mot « Indien » à l’article 2(1) de la Loi, ainsi que les articles 4 à 13 qui portent sur le Registre des Indiens tenu par le Ministère des Services aux Autochtones et sur les listes de bande). Les Indiens inscrits jouissent de certains droits et avantages que ne peuvent revendiquer les Indiens non inscrits, les Métis, les Inuit ou les autres Canadiens.

[84] Il ne viendrait à l’esprit de personne de contester la constitutionnalité de la Loi, de même que des droits et privilèges qui en découlent, au motif que cette loi serait discriminatoire. La distinction que fait cette loi entre les Indiens et les non Indiens est inhérente au pouvoir même du Parlement de légiférer sur les Indiens, prévue au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, annexe II, n⁰ 5 [L.C. de 1867]. Il est vrai qu’a priori, une classification fondée sur la race et l’origine ethnique est suspecte et portera généralement atteinte au droit à l’égalité enchâssée à l’article 15 de la Charte. Mais la Cour suprême a réitéré à plusieurs reprises qu’une partie de la Constitution ne peut en abroger une autre. De la même façon que les garanties confessionnelles accordées aux protestants et aux catholiques, de même que les garanties linguistiques accordées aux francophones et aux anglophones, ne peuvent être contestées sous l’angle de l’article 15 bien qu’elles s’accordent mal, dans l’abstrait, avec le concept d’égalité, le traitement particulier réservé aux autochtones ne peut faire l’objet d’une contestation judiciaire pour ce même motif. C’est dans les motifs concordants du juge Estey dans l’arrêt Reference re Bill 30, An Act to Amend the Education Act (Ont.), [1987] 1 R.C.S. 1148, 40 D.L.R. (4e) 18 aux paras. 79-80) que l’on retrouve ce principe le plus clairement énoncé :

Si l’on considère l’art. 93 comme une attribution de compétence à la province, analogue aux attributions que l’on trouve à l’art. 92, il devient évident que son objet est de conférer à la province la compétence pour légiférer d’une manière à première vue sélective et en opérant des distinction dans le domaine de l’éducation, que certaines portions de la société considèrent ou non le résultat comme discriminatoire. En ce sens, l’art. 93 est l’équivalent provincial du par. 91(24) (les Indiens et les terres réservées aux Indiens) qui autorise le Parlement du Canada à légiférer au profit de la population indienne selon un mode préférentiel, discriminatoire u distinctif, par rapport aux autres.

Le rôle de la Charte n’est pas conçu dans notre philosophie du droit comme opérant automatiquement l’abrogation de dispositions de la Constitution du Canada, laquelle inclut tous les documents énumérés à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Une action fondée sur la Loi constitutionnelle de 1867 est bien entendu assujettie au contrôle de la Charte. C’est là une chose fort différente que de dire qu’une compétence législative expresse, existant avant avril 1982, a été entièrement supprimée par la simple arrivée de la Charte. C’est une chose de contrôler et, lorsque cela s’impose, de restreindre l’exercice d’un pouvoir de légiférer, c’en est une toute autre que de dire qu’une compétence législative entière a été supprimée de la Constitution par l’introduction de ce pouvoir judiciaire de contrôle.

Voir aussi, dans la même décision, les propos au même effet de la majorité aux paragraphes 62-63. Voir aussi : Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, 252 D.L.R. (4e) 529 aux paras. 30-55; Gosselin c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 238, 250 D.L.R. (4e) 483 aux paras. 12-14; Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, 140 D.L.R. (4e) 385 aux paras. 33-35.

[85] Bien entendu, la Loi ou toute autre disposition adoptée sous l’autorité du paragraphe 91(24) de la L.C. de 1867 pourrait être contestée si elle créait une distinction entre les personnes fondée sur une caractéristique autre que leur statut d’Indien. C’est précisément ce qui s’est produit dans l’arrêt Corbière où la Cour suprême a invalidé la portion du paragraphe 77(1) de la Loi qui privait les membres hors réserve des bandes indiennes du droit de voter lors des élections au conseil de bande. On a considéré dans cette affaire que la qualité de membre hors réserve d’une bande indienne (autochtonité-lieu de résidence) constituait un motif analogue à ceux énumérés à l’article 15 et constituait de la discrimination du fait qu’elle perpétuait un désavantage historique vécu par les membres hors réserve des bandes indiennes. En revanche, la Cour suprême a considéré dans l’arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 188 D.L.R. (4e) 193 que le fait d’exclure certaines communautés autochtones non constituées en bandes au sens de la Loi du partage des profits tirés d’un casino ne contrevenait pas à l’article 15 de la Charte. Le plus haut tribunal a considéré que ce programme ne s’appuyait pas sur des stéréotypes et tenait compte de la situation véritable des individus qu’il touchait, même si d’autres groupes étaient également défavorisés.

[86] En vertu de cette même logique, je vois mal comment on pourrait prétendre que l’article 77 de la Loi et les nombreux codes électoraux adoptés sous l’autorité de cette dernière sont contraires à l’article 15 de la Charte au motif qu’ils limitent aux seuls membres de la bande (tel que défini par la Loi elle-même où les codes d’appartenance de ces bandes) le droit de voter ou de se présenter à titre de chef ou de conseiller. Par définition, le Parlement ne peut légiférer en cette matière que dans la mesure où son intervention peut être rattachée à sa compétence sur les Indiens. Dans sa Politique sur la conversion à un système électoral communautaire, il est d’ailleurs bien précisé que le ministre n’autorisera une bande à se soustraire au processus électoral prévu par la Loi que si son code électoral répond à un certain nombre d’exigences, et notamment à ce qu’un électeur soit membre de la bande et soit âgé d’au moins 18 ans.

[87] En restreignant le droit de vote aux seuls membres ordinaires majeurs de la Bande inscrits au Registre des Indiens, le Code électoral des Abénakis ne fait donc que se conformer à l’un des critères élaborés par le ministère lorsqu’il est appelé à déterminer s’il y a lieu ou non d’accepter un système électoral coutumier en remplacement du système électoral prévu par la Loi. Pour cette raison, je suis d’avis que cette limite au droit de vote (de même qu’au droit de se présenter au poste de chef ou de conseiller), peu importe qu’elle émane du Code électoral lui-même ou d’une lecture croisée avec le Code d’appartenance, ne porte pas atteinte à la Charte et ne déclenche pas l’application de son article 15. Le fait que l’on ait choisi d’accorder à certains allochtones, par souci d’inclusivité, le droit de participer à la vie sociale, culturelle et économique de la Bande est sans conséquence si l’on s’en tient à cette logique.

[88] Dans l’hypothèse même où l’on en arriverait à la conclusion que l’article 15 doit néanmoins recevoir application (une hypothèse qui m’apparaît erronée pour les motifs qui précèdent), il est clair que la décision de priver les membres associés du droit de vote ne saurait être considérée comme discriminatoire. L’objectif de cette garantie constitutionnelle, comme l’a rappelé la Cour suprême à de nombreuses reprises, est de prévenir la discrimination envers les groupes qui ont historiquement été victimes de désavantages sociaux, politiques et juridiques dans la société canadienne et à y remédier : voir notamment Andrews c. Law Society of British Canada, [1989] 1 R.C.S. 143, 56 D.L.R. (4e) 1 à la p. 171; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, 170 D.L.R. (4e) 1 au para. 3 [Law]; Québec (Procureur général) c. A., 2013 CSC 5, [2013] 1 R.C.S. 61 aupara. 332 [Québec c. A.]; R c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, 4 O.R. (3e) 383 à la p. 994.

[89] Au fil des années, la Cour suprême a peaufiné sa démarche pour déterminer si une loi enfreint le paragraphe 15(1) de la Charte. Dans les arrêts R c. Kapp, 2008 CSC 41, [2008] 2 R.C.S. 483 [Kapp] et Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396 [Withler], un test en deux étapes a été élaboré et constamment suivi par la suite : voir notamment Centrale des syndicats du Québec c. Québec (Procureure générale), 2018 CSC 18, [2018] 1 R.C.S. 522 au para. 22; Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548 aux paras. 19-20 [Taypotat]; Québec c. A., aux paras. 323-324, 327, 332; Québec (Procureure générale) c Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464 aux paras. 25-28; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, 450 D.L.R. (4e) 1 aux paras. 27, 30). Dans sa plus récente décision sur le sujet, la Cour a résumé ce test dans les termes suivants:

La Cour se pose deux questions lorsqu’elle est appelée à décider si une loi enfreint le par. 15(1). Premièrement, la loi contestée crée-t-elle, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue? Une loi en apparence neutre peut créer indirectement une distinction si elle a un effet préjudiciable sur les membres d’un groupe protégé. Deuxièmement, dans l’affirmative, la loi contestée impose-t-elle « un fardeau ou [nie-t-elle] un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage », y compris le désavantage « historique » subi?...

[Ontario (Procureur général) c. G., 2020 CSC 38, 451 D.L.R. (4e) 541 au para. 40 [Ontario c. G.]]

[90] Dans le cas présent, il n’y a aucun doute que le Code électoral et le Code d’appartenance créent une distinction (entre autochtone et allochtone) fondée sur la race. Cela n’est pas contesté, et la juge Gagné le reconnaît explicitement au paragraphe 46 de ses motifs. La véritable question qui se pose est celle de savoir si la différence de traitement contrevient à la norme fondamentale d’égalité de sort qu’elle vienne renforcer, perpétuer ou accentuer un désavantage qu’auraient subi ou subissent encore les allochtones. À ce chapitre, la Cour suprême s’est éloignée d’une analyse formaliste fondée sur la comparaison entre deux groupes se trouvant dans une situation semblable, en reconnaissant que cette approche ne garantissait pas la suppression du mal auquel le paragraphe 15(1) vise à remédier et se heurtait à de nombreuses difficultés : Withler, aux. paras. 39-40, 56-59.

[91] Dans l’arrêt Law (aux paras. 63-75), le juge Iacobucci a proposé quatre facteurs contextuels pertinents pour déterminer si une mesure législative a un but ou un effet discriminatoire : 1) le désavantage préexistant; 2) le rapport entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelles du demandeur; 3) l’objet ou l’effet d’amélioration; et 4) la nature du droit touché. Ces facteurs ont été repris par la suite, non pas de façon formaliste mais plutôt comme des indices permettant d’évaluer la situation véritable du groupe visé et le risque que la mesure contestée aggrave la situation : voir Withler, au para. 37; Kapp, aux paras. 23-24. La Cour suprême est récemment revenue à la charge et a résumé la démarche applicable dans les termes suivants :

[47] L’égalité réelle, laquelle ressort des fondements établis dans l’arrêt Andrews, s’intéresse aux conditions antérieures ou actuelles qui causent des désavantages et qui sont le résultat de la discrimination systémique qui continue d’opprimer des groupes (Fraser, par. 42). L’égalité réelle commande l’adoption d’une démarche « qui tienne compte du contexte dans son ensemble, y compris la situation du groupe de demandeurs et [l’effet de] la mesure législative contestée » sur le demandeur et les groupes auxquels il appartient, et que reconnaisse également que l’appartenance à plusieurs groupes tend à accentuer les effets discriminatoires d’une mesure législative (Centrale des syndicats, par. 27, citant Withler, par. 40), ou peut créer des effets discriminatoires uniques qui ne sont ressentis par aucun groupe examiné de façon isolée. L’égalité réelle doit demeurer étroitement liée aux « véritables expériences que vivent les gens ordinaires » (Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 53, la juge L’Heureux-Dubé) : elle ne doit donc pas être appliquée [TRADUCTION] « les yeux fermés » (McIntyre, p. 103)…

[Ontario c. G., au para. 47]

[92] Dans l’arrêt Corbière, la preuve révélait que les membres hors réserve des bandes indiennes faisaient l’objet de stéréotypes généraux, et souffraient de désavantages particuliers comparativement aux membres résidant sur les réserves. Il est vrai que dans cette affaire comme dans le cas présent, le droit touché est important et doit être pris en considération. Je note toutefois que la Cour suprême, dans l’arrêt Corbière, a relié l’exercice du droit de vote à l’identification aux intérêts de la bande et considéré que le déni de ce droit avait des répercussions sur le sentiment d’appartenance et d’attachement à la bande. Dans l’affaire qui nous occupe, ce facteur revêt beaucoup moins d’importance dans la mesure où les membres associés sont des allochtones dont les liens avec la Bande sont pour ainsi dire indirects. Je note également que les membres associés peuvent participer à l’évolution sociale, culturelle et économique de la bande au même titre que les membres ordinaires (art. 11 du Code d’appartenance), ainsi que prendre part (avec droit de parole) à toute assemblée générale et spéciale de la bande (art. 27 du Code d’appartenance).

[93] En bout de ligne, je vois mal comment on pourrait relier la situation des membres associés des Abénakis avec celle des membres non-résidents de la bande de Batchewana, dont la demande de jugement déclaratoire est à l’origine de l’arrêt Corbière. Dans sa conclusion au terme de l’analyse contextuelle requise par le paragraphe 15(1), la majorité dans cette affaire résume sa pensée dans les termes suivants :

Dans le contexte de ce groupe vulnérable et compte tenu de ces droits importants, cette distinction renforce le stéréotype selon lequel les membres des bandes indiennes qui n’habitent pas les réserves sont des personnes « moins autochtones » que celles qui y vivent, et qu’elles ne sont pas des membres aussi valables de leur bande respective que les habitants de la réserve. Une personne raisonnable, placée dans la situation des demandeurs et bien informée du contexte, considèrerait que la différence de traitement prévue au par. 77(1) [de la Loi] tend à indiquer que les membres hors réserve des bandes indiennes ne sont pas des personnes aussi valables ou dignes de reconnaissance en tant que membres d’une bande et membres de la société canadienne que ne le sont les membres habitant les réserves, et qu’elle leur accorde moins d’intérêt, de respect et e considération qu’à ces derniers. Suivant cette conclusion qui reconnaît l’existence d’un effet discriminatoire, il a été satisfait à la troisième étape de l’analyse, c’est-à-dire la détermination de l’existence, dans les circonstances de l’espèce, de discrimination fondée sur une violation de la dignité humaine et du droit à l’égalité réelle.

[Corbière, au para. 92]

[94] Aucune preuve de cette nature n’a été faite dans le cadre du présent litige, et je doute fort qu’elle puisse être faite. Je m’abstiendrai cependant d’exprimer toute opinion définitive sur le sujet, étant entendu qu’il reviendra au tribunal saisi d’une preuve circonstanciée de se prononcer sur cette question si elle devait être soulevée dans une affaire ultérieure. Dans le dossier dont nous sommes saisis, je ne peux que constater qu’aucune preuve tendant à démontrer les désavantages ou l’atteinte à la dignité que subiraient les membres associés du fait qu’ils ne sont pas habiles à voter n’a été déposée par les appelants. Cette lacune est fatale et suffit pour disposer de l’argument fondé sur l’article 15 de la Charte : Taypotat, aux paras. 24-27. Il n’est par conséquent nul besoin de se prononcer sur la question de savoir si les dispositions contestées du Code électoral peuvent être considérées comme une limite raisonnable au sens de l’article premier.

(3) La Cour fédérale a-t-elle erré en rejetant la requête en injonction interlocutoire, notamment en ne se prononçant pas sur l’existence d’une question sérieuse et en concluant que les appelants n’avaient pas fait la preuve d’un préjudice irréparable?

[95] Les appelants ont soulevé plusieurs arguments à l’encontre de la décision rendue par le juge Pentney rejetant leur demande d’injonction interlocutoire. Ils font valoir que le juge a erré en ne statuant ni sur l’existence d’une question sérieuse, ni sur le droit apparent des appelants, en concluant que la preuve d’un préjudice irréparable n’avait pas été faite, qu’il n’était pas approprié de se prononcer sur l’impact du Règlement, et que les questions liées aux baux commerciaux relevaient du droit contractuel. J’estime qu’aucun de ces arguments ne peut être retenu.

[96] Je me permettrai tout d’abord de réitérer que cette Cour doit faire preuve d’une grande retenue lorsqu’elle examine une décision de nature discrétionnaire comme celle d’accorder ou non une requête pour l’émission d’une injonction interlocutoire. En l’absence d’une erreur de droit, notre intervention ne sera justifiée que dans l’hypothèse où une erreur manifeste et dominante a été démontrée : Simon, aux paras. 2, 20-22. En l’occurrence, il appert que les appelants soulèvent essentiellement les mêmes arguments qu’ils ont fait valoir, sans succès en première instance. Le rôle de cette Cour n’est pas de réexaminer et réévaluer la preuve et de substituer sa discrétion à celle du juge de première instance.

[97] À la lecture de l’Ordonnance rendue par le juge Pentney, il est clair que ce dernier n’a commis aucune erreur dans son énoncé des critères applicables en matière d’injonction. Pour obtenir gain de cause, les appelants devaient effectivement démontrer l’existence d’une question sérieuse, d’un préjudice irréparable, et d’une balance des inconvénients qui leur est favorable. Or, comme le rappelle le juge Pentney, ces trois exigences sont conjonctives : si l’un des trois volets n’est pas rencontré, l’injonction interlocutoire ne sera pas accordée : Janssen Inc. c. AbbVie Corporation, 2014 CAF 112, 120 C.P.R. (4e) 385 au para. 14; Droits des voyageurs c. Canada (Office des transports), 2020 CAF 92, 2020 CarswellNat 1619 (WL Can) au para. 15. Le juge pouvait donc à bon droit faire l’économie d’une analyse de la question sérieuse à partir du moment où il concluait qu’un préjudice irréparable n’avait pas été démontré. Je note par ailleurs que le juge s’est penché, quoique brièvement, sur l’existence d’une question sérieuse en reconnaissant implicitement qu’elle peut être liée aux implications qui pourraient découler de la décision à être rendue dans le dossier T-1139-19, toujours en délibéré au moment où il a rendu son Ordonnance.

[98] S’agissant du préjudice irréparable, le juge note tout d’abord avec justesse que le préjudice doit être prouvé et ne peut être présumé (jugement Pentney, au para. 6). Dans leur avis d’appel, les appelants réitèrent leurs prétentions devant la Cour fédérale, à savoir que le seul fait pour le Conseil de continuer à gouverner et pour les intimés d’occuper leurs charges causerait un préjudice irréparable (Avis d’appel, motifs 5-6; Dossier d’appel A-224-20, aux pp. 6-7). Ces allégations ne suffisent pas à démontrer l’existence d’un préjudice réel, certain et inévitable, d’autant plus qu’elles supposent le bien-fondé des allégations qui sous-tendent le recours en quo warranto auquel se greffe la requête en injonction interlocutoire.

[99] Le juge passe ensuite en revue, de façon détaillée, les éléments de preuve invoqués par les appelants pour démontrer qu’ils subiraient un préjudice si l’injonction n’est pas accordée. Les appelants ne sont évidemment pas d’accord avec l’évaluation qu’a faite le juge Pentney de cette preuve. Mais ils n’ont pas démontré que l’évaluation faite par le juge Pentney était entachée d’une erreur manifeste et dominante. Encore une fois, il ne suffisait pas d’établir qu’un préjudice irréparable pouvait survenir ou était susceptible de se produire, mais plutôt qu’un tel préjudice sera subi : United States Steel Corporation c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 200, 406 N.R. 297 au para. 7; Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, 440 N.R. 232 au para. 31; Arctic Cat Inc. c. Bombardier Recreational Products Inc., 2020 CAF 116, 176 C.P.R. (4e) 323 au para. 20. Il ne suffisait pas de questionner l’acceptabilité sociale ou la valeur économique des projets contestés, de soutenir sans aucune preuve que les projets ne servent que les intérêts particuliers du Chef, ou d’alléguer sans preuve à l’appui que les initiatives prises par le conseil sont contestées par les membres de la bande, comme l’ont fait les appelants devant le juge Pentney.

[100] Enfin, le juge Pentney pouvait à bon droit prendre sa décision en se fondant ultimement, considérant toutes les circonstances de l’affaire, sur son appréciation qu’il n’était pas dans l’intérêt de la justice de faire droit à la requête des appelants (jugement Pentney, au para. 4). Ce faisant, il se conformait à la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Google Inc. c. Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34, [2017] 1 R.C.S. 824 au para. 1, à l’effet qu’« en définitive, il s’agit de déterminer s’il serait juste et équitable d’accorder l’injonction eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire ».

VII. Conclusion

[101] Je suis donc d’avis que les deux appels devraient être rejetés, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-224-20

INTITULÉ :

STÉPHANE LANDRY et al. c.

LE CONSEIL DE BANDE DES ABENAKIS DE WOLINAK et al.

ET DOSSIER :

A-271-20

INTITULÉ :

STÉPHANE LANDRY et al. c.

LE CONSEIL DE BANDE DES ABENAKIS DE WOLINAK et al.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 mai 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 octobre 2021

 

COMPARUTIONS :

Paul-Yvan Martin

Pour les appelants

Sébastien Chartrand

Pour les intimés

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Martin, Camirand, Pelletier, s.e.n.c.

Montréal (Québec)

Pour les appelants

Larochelle Avocats

Montréal (Québec)

Pour les intimés

 

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