Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20210921


Dossiers : A-447-19 (dossier principal)

A-445-19

A-448-19

Référence : 2021 CAF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

LA SOCIÉTÉ MAKIVIK, LE GRAND CONSEIL DES CRIS ET LE CONSEIL DE GESTION DES RESSOURCES FAUNIQUES DE LA RÉGION MARINE DU NUNAVIK

appelants/intimés

dans l’appel incident

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé/appelant

dans l’appel incident

et

NUNAVUT TUNNGAVIK INCORPORATED

intervenante

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, les 7 et 8 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MACTAVISH


Date : 20210921


Dossiers : A-447-19 (dossier principal)

A-445-19

A-448-19

Référence : 2021 CAF 184

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE LASKIN

LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

LA SOCIÉTÉ MAKIVIK, LE GRAND CONSEIL DES CRIS ET LE CONSEIL DE GESTION DES RESSOURCES FAUNIQUES DE LA RÉGION MARINE DU NUNAVIK

appelants/intimés

dans l’appel incident

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé/appelant

dans l’appel incident

et

NUNAVUT TUNNGAVIK INCORPORATED

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

Table des matières (par paragraphe)

Par.

  1. Introduction

1

  1. Régime de gestion des ressources fauniques de l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Nunavik (ARTIN)

15

  1. Principes et objectif

16

  1. Composition et attributions du Conseil de gestion des ressources fauniques de la région marine du Nunavik (CGRFRMN)

19

  1. Critères décisionnels

23

  1. Processus décisionnel

26

  1. Processus décisionnel applicable aux ours blancs du sud de la baie d’Hudson (SBH)

29

  1. Demande de contrôle judiciaire

46

  1. Réparation demandée en appel

51

  1. Questions en litige

55

  1. Discussion

62

  1. Quels sont les principes applicables à l’interprétation des traités modernes et comment déterminent-ils la démarche adoptée par notre Cour à l’égard de la révision de la décision de la ministre? Cela comprend la norme de contrôle applicable en appel et la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre.

62

62

64

69

  1. La ministre a-t-elle omis de tenir pleinement compte de l’intégration des connaissances des Inuits du Nunavik sur la faune et son habitat aux renseignements apportés par la recherche scientifique afin d’en arriver à sa décision?

88

  1. La démarche adoptée par la ministre à l’égard de l’étude du savoir traditionnel des Conseils était-elle conforme à l’ARTIN et au principe de l’honneur de la Couronne?

100

  1. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à se fonder sur une « approche de gestion prudente » comme justification pour restreindre la récolte des Inuits du Nunavik?

114

  1. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à tenir compte des politiques du commerce international ou des questions liées à la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) pour en arriver à sa décision?

118

  1. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à se fonder sur l’accord volontaire de 2014 et la ministre a-t-elle, ce faisant, respecté le principe de l’honneur de la Couronne?

127

  1. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à modifier les limites non quantitatives établies par les Conseils? Dans l’affirmative, est-ce pour autant légal?

140

  1. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur susceptible de révision en accueillant la requête de Makivik en radiation de certains éléments de preuve produits par le procureur général?

147

  1. Notre Cour devrait-elle rendre un jugement déclaratoire?

150

  1. Dispositif proposé

158

I. Introduction

[1] L’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Nunavik (ARTIN[*]) est un traité moderne entre les Inuits du Nunavik, représentés par l’appelante la Société Makivik (Makivik) et le gouvernement du Canada. Il s’applique aux zones extracôtières entourant le nord du Québec et le nord du Labrador. Les droits qu’il accorde aux Inuits du Nunavut bénéficient d’une protection constitutionnelle du fait de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[2] Parmi les nombreuses dispositions importantes de l’ARTIN, le chapitre 5 prévoit un régime de cogestion des ressources fauniques de la région marine du Nunavik (RMN). Ce régime prévoit les rôles décisionnels tant du Conseil de gestion des ressources fauniques de la région marine du Nunavik (CGRFRMN) constitué par l’ARTIN, que des ministres fédéraux et du ministre du Nunavut. Il dispose également que les approches des Inuits du Nunavik en matière de gestion des ressources fauniques et leurs connaissances traditionnelles sur la faune et son habitat sont intégrées aux renseignements apportés par la recherche scientifique.

[3] Les espèces visées par ce régime comprennent l’ours blanc. Les ours blancs jouent un rôle important aux plans culturel, nutritionnel, social et économique pour les Inuits du Nunavik. Ces derniers chassent l’ours blanc depuis des millénaires.

[4] Le présent appel découle de la décision de la ministre de l’Environnement et du Changement climatique – la première en son genre rendue par la ministre aux termes de l’ARTIN – visant à modifier la décision du CGRFRMN. En réponse à une demande du prédécesseur de la ministre, le Conseil avait fixé la prise totale autorisée (PTA) annuellement – le nombre total d’ours pouvant être chassés légalement – à 28 ours blancs pour l’unité de gestion du sud de la baie d’Hudson (SBH) en ce qui concerne la région marine du Nunavik (RMN)[†]. Dans sa décision, la ministre a réduit la PTA à 23, et a notamment établi certaines limites non quantitatives pour la récolte d’ours blancs qui avaient été rejetées par le CGRFRMN, et a rejeté certaines autres limites non quantitatives que le CGRFRMN avait fixées.

[5] Makivik a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la ministre à la Cour fédérale. Telle qu’elle était d’abord constituée, la demande visait à obtenir un jugement déclarant que la décision de la ministre était non autorisée ou invalide ainsi qu’une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire à la ministre pour qu’elle rende une nouvelle décision. Makivik a par la suite modifié son avis de demande afin de solliciter uniquement un jugement déclaratoire. Au total, elle a soulevé 10 questions, remettant en cause la compétence de la ministre ainsi que le caractère raisonnable ou correct de sa décision. Il s’agissait notamment de questions portant sur le rôle joué par le savoir traditionnel inuit ou, selon Makivik, aurait dû jouer.

[6] Dans son plaidoyer devant la Cour fédérale, le CGRFRMN, un des défendeurs dans la demande de Makivik, sollicitait également un jugement déclaratoire, bien qu’il n’ait pas présenté sa propre demande de contrôle judiciaire. Les jugements déclaratoires qu’il sollicitait chevauchaient dans une certaine mesure ceux sollicités par Makivik, mais ils étaient formulés en termes plus généraux. Compte tenu de ce chevauchement et de la manière dont les parties avaient présenté leurs arguments, le juge de première instance a examiné les questions telles qu’elles avaient été soulevées par Makivik.

[7] Le juge de première instance (le juge Favel) a rejeté la demande (2019 CF 1297). Il a critiqué la décision de la ministre à l’égard de l’une des dix questions soulevées par Makivik, soit celle concernant les limites non quantitatives. Il a toutefois exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre un jugement déclaratoire. Il a notamment conclu que le fait de rendre un jugement déclaratoire au stade actuel du développement du système de gestion des ressources fauniques nuirait à l’intention des parties d’améliorer le système, et serait prématuré. Il a également tenu compte de l’arrêt de la Cour suprême First Nation of Nacho Nyak Dun c. Yukon, 2017 CSC 58, par. 33 et 60, à l’égard d’une certaine retenue dans le fait de surveiller étroitement la conduite des parties aux traités modernes.

[8] Makivik, le Grand Conseil des Cris (GCC) (qui représente les Cris d’Eeyou Istchee) et le CGRFRMN interjettent maintenant appel de la décision du juge de première instance qui a rejeté la demande. Makivik soutient que le juge de première instance a commis des erreurs de principe, des erreurs de droit et des erreurs mixtes de fait et de droit, en tranchant les questions soulevées dans sa demande de contrôle judiciaire, et en refusant de rendre un jugement déclaratoire. Elle énonce une série de déclarations que, selon elle, notre Cour devrait accorder.

[9] Tant le GCC que le CGRFRMN allèguent que le juge de première instance a commis des erreurs, et sollicitent un jugement déclaratoire. Les jugements déclaratoires qu’ils sollicitent sont formulés dans des termes différents de ceux sollicités par Makivik, bien qu’ils chevauchent encore ces derniers dans une certaine mesure.

[10] L’intimé, le procureur général du Canada, interjette un appel incident de la décision du juge de première instance qui a accueilli une requête de Makivik en radiation d’une partie d’un affidavit de Mme Rachel Vallender, déposé par le procureur général. La requête a été présentée au motif que des parties ciblées de l’affidavit contenaient de nouveaux renseignements qui n’avaient pas été mis à la disposition de la ministre au moment où elle a rendu sa décision, et qui étaient donc inadmissibles aux fins du contrôle judiciaire. Le procureur général soutient que les éléments de preuve radiés étaient pertinents pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale (et peut-être aussi de notre Cour) de rendre un jugement déclaratoire.

[11] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel en partie, je rendrais un jugement déclaratoire et je rejetterais l’appel incident.

[12] Pour expliquer comment je parviens à ces conclusions, j’examinerai d’abord le régime de gestion des ressources fauniques établi par l’ARTIN, ainsi que le processus décisionnel qu’il prévoit. J’examinerai ensuite à tour de rôle les questions soulevées par les parties.

[13] Avant de poursuivre, je dois mentionner deux éléments contextuels supplémentaires. En premier lieu, la décision en cause rendue par la ministre dans la présente instance fait suite à la décision du CGRFRMN aux termes de l’ARTIN et à la décision identique du Conseil de gestion des ressources fauniques de la région marine d’Eeyou (CGRFRME) sous le régime parallèle de cogestion des ressources fauniques établi par l’Accord sur les revendications territoriales concernant la région marine d’Eeyou (ARTRME). L’ARTRME est un traité moderne entre les Cris d’Eeyou Istchee et le gouvernement du Canada, qui couvre une zone extracôtière du Québec située dans l’est de la baie James et la partie sud de la baie d’Hudson. Compte tenu de la nature de la relation entre les deux régimes et des décisions rendues par les deux Conseils ainsi que de la portée de la décision de la ministre, je suivrai la voie tracée par les parties, en me reportant presque exclusivement aux dispositions de l’ARTIN et à la décision rendue sous le régime de ce dernier. Les conclusions qui s’appliquent à l’ARTIN s’appliquent également à l’ARTRME.

[14] En second lieu, le ministre de l’Environnement du Nunavut a également rendu une décision modifiant la décision du CGRFRMN et du CGRFRME dont les termes sont essentiellement les mêmes que ceux employés par la ministre fédérale, en vertu des dispositions de l’ARTIN et de l’ARTRME, très semblable à ce qui a été invoqué par la ministre fédérale. Makivik a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre du Nunavut, devant la Cour de justice du Nunavut. Les avocats de Makivik indiquent que cette demande a été mise en suspens en attendant l’issue de la présente instance. Le procureur général du Nunavut est intervenu devant la Cour fédérale, mais n’a pas comparu dans le cadre du présent appel.

II. Régime de gestion des ressources fauniques de l’ARTIN

[15] L’ARTIN est entré en vigueur en 2008. Comme il a été mentionné précédemment, le chapitre 5 traite de la gestion des ressources fauniques. Il s’agit de l’un des nombreux sujets visés par l’ARTIN.

A. Principes et objectif

[16] Le chapitre 5 commence par des énoncés de principes qu’il reconnaît et reflète ainsi que ses objectifs. L’article 5.1.2 énonce les principes directeurs suivants :

  • « les Inuit du Nunavik sont des utilisateurs – traditionnels et actuels – des ressources fauniques et des autres ressources de la RMN et ont acquis une connaissance et une compréhension particulières de la région et de ses ressources »; (alinéa 5.1.2(c))

  • « il est nécessaire d’établir un système efficace de gestion des ressources fauniques qui respecte les droits et priorités des Inuit du Nunavik en matière de récolte »; (alinéa 5.1.2(f))

  • « le système de gestion des ressources fauniques et l’exercice des droits de récolte des Inuit du Nunavik sont régis par les principes de la conservation »; (alinéa 5.1.2(h))

  • « les Inuit du Nunavik participent concrètement à tous les aspects de la gestion des ressources fauniques »; (alinéa 5.1.2(i))

  • « le gouvernement [défini à l’article 1.1 “s’entend, selon le contexte, soit du gouvernement du Canada, soit du gouvernement du Nunavut ou des deux”] demeure responsable de la gestion des ressources fauniques et convient d’exercer cette responsabilité dans la RMN conformément aux dispositions du [chapitre 5] » (alinéa 5.1.2(j)).

[17] L’objet du chapitre 5 est énoncé à l’article 5.1.3 et vise à créer un système de gestion des ressources fauniques pour la RMN, lequel :

  • « définit et sauvegarde les droits de récolte des Inuit du Nunavik »; (alinéa 5.1.3(a))

  • « favorise les intérêts économiques, sociaux et culturels à long terme des Inuit du Nunavik »; (alinéa 5.1.3(d))

  • « reconnaît la valeur des modes de gestion des ressources fauniques des Inuit du Nunavik, ainsi que leur connaissance desdites ressources et de leur habitat, et intègre ces façons de faire aux connaissances qu’apporte la recherche scientifique »; (alinéa 5.1.3(f))

  • « crée le CGRFRMN, chargé de la prise de décisions en matière de gestion des ressources fauniques » (alinéa 5.1.3(i)).

[18] Les articles 5.1.4 et 5.1.5 précisent le contenu et l’application des principes de conservation. En application de l’article 5.1.4, « [l]es principes de conservation seront interprétés et appliqués en tenant pleinement compte des principes et des objectifs énoncés aux articles 5.1.2 et 5.1.3 et des droits et obligations prévus au présent chapitre ». L’article 5.1.5 indique qu’« [a]ux fins du chapitre 5, les principes de conservation sont les suivants :

(a) le maintien de l’équilibre naturel des systèmes écologiques dans la RMN;

(b) le maintien en santé des populations fauniques vitales, de manière à satisfaire les besoins en matière de récolte prévus par le [chapitre 5];

(c) la protection de l’habitat des ressources fauniques;

(d) la reconstitution des populations de ressources fauniques en déclin et la revitalisation de leur habitat ».

B. Composition et attributions du CGRFRMN

[19] La partie 5.2 de l’ARTIN crée le CGRFRMN en tant qu’institution gouvernementale. Le CGRFRMN se compose de sept membres, dont trois sont nommés par Makivik, deux par les ministres fédéraux, un est nommé par le ministre du gouvernement du Nunavut, et un président est choisi conjointement par un ministre fédéral et un ministre du Nunavut parmi les candidats proposés par les autres membres.

[20] Les attributions du CGRFRMN sont énoncées à l’article 5.2.3, qui prévoit que le CGRFRMN est « le principal mécanisme de gestion des ressources fauniques dans la RMN et de réglementation de l’accès à ces ressources, et il assume la responsabilité première à cet égard de la manière prévue par [l’ARTIN] ». L’article 5.2.3 précise les fonctions du CGRFRMN, notamment :

  • à une exception près, qui n’est pas pertinente en l’espèce, « établir, modifier ou supprimer les niveaux de prises totales autorisées pour une espèce, un stock ou une population d’une ressource faunique [...], conformément aux articles 5.2.10 et 5.2.11 »; (alinéa 5.2.3(a)); et

  • « établir, modifier ou supprimer les limites non quantitatives [définies à l’article 5.1.1 comme étant “tout type de limite – à l’exception d’une prise totale autorisée [...]”], conformément aux articles 5.2.19 à 5.2.22 » (alinéa 5.2.3(e)).

[21] L’article 5.2.10 énonce que, sous réserve des conditions prévues au chapitre 5 et d’une exception (encore une fois, non pertinente en l’espèce), « le CGRFRMN a le pouvoir exclusif d’établir, de modifier ou de supprimer de temps à autre, selon les circonstances, les prises totales autorisées ou les quantités récoltées pour toutes les espèces de la RMN ». Selon l’article 5.2.19, « le CGRFRMN a le pouvoir exclusif d’établir, de modifier ou de supprimer, de temps à autre, selon les circonstances, les limites non quantitatives applicables aux activités de récolte dans la RMN ».

[22] La partie 5.5 de l’ARTIN traite des décisions rendues en vertu du chapitre 5. L’article 5.5.1 dispose que le contrôle judiciaire des décisions du CGRFRMN peut être demandé pour les motifs prévus dans la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, par toute personne lésée ou touchée de façon importante par une décision. L’article 5.5.2 est une disposition privative qui interdit toutes les autres formes de révision des décisions du CGRFRMN. Aucune disposition semblable ne s’applique aux décisions rendues par le ministre. Les parties conviennent toutefois que ses décisions sont susceptibles de contrôle judiciaire.

C. Critères décisionnels

[23] La partie 5.5 renferme des dispositions qui établissent les critères décisionnels applicables au CGRFRMN et au ministre. Parmi les principaux critères, il convient de mentionner l’alinéa 5.5.3(a), qui dispose que « [l]es décisions prises par le CGRFRMN ou par un ministre en application des parties 5.2 et 5.3 ne peuvent restreindre ou limiter les activités de récolte des Inuit du Nunavik que dans la mesure nécessaire à la réalisation [...] [d’]un objectif de conservation valable conformément aux articles 5.1.4 et 5.1.5 ».

[24] L’article 5.5.4.1 est également important compte tenu des questions soulevées par les parties quant au droit du ministre de tenir compte de certaines ententes. Il est ainsi libellé :

Certaines populations d’animaux sauvages de la RMN se déplacent hors de cette région et sont alors récoltées par des personnes qui ne résident pas dans la RMN. Par conséquent, dans l’exercice des responsabilités qui leur incombent en vertu de l’article 5.2.3, des alinéas 5.2.4(b), (c), (d), (f) et (h) et des articles 5.2.10 à 5.2.22, 5.3.8, 5.3.10 et 5.3.11, le CGRFRMN et le ministre doivent tenir compte des activités de récolte pratiquées à l’extérieur de la RMN et des conditions prévues par les ententes multigouvernementales intérieures ou les ententes internationales relatives aux animaux sauvages visés.

[25] L’article 5.1.1 définit une « entente internationale » comme « une entente sur les ressources fauniques conclue par le gouvernement du Canada et soit un ou plusieurs États étrangers soit une ou plusieurs associations d’États étrangers ».

D. Processus décisionnel

[26] Aux termes de l’article 5.5.6, toutes les décisions prises par le CGRFRMN concernant des questions précises relevant de la compétence du gouvernement du Canada (et non de celle du Nunavut), notamment l’établissement des niveaux de PTA et des limites non quantitatives, doivent être prises conformément au processus décisionnel prévu aux articles 5.5.7 à 5.5.13.

[27] Ces dispositions prévoient un dialogue engageant les deux parties (voir l’arrêt Nacho Nyak Dun, par. 55). Après avoir pris une décision, le CGRFRMN la transmet au ministre. Toutefois, le CGRFRMN ne la communique pas au public (article 5.5.7). Le ministre soit accepte la décision et avise le CGRFRMN par écrit, soit rejette la décision et « communique par écrit les motifs du rejet au CGRFRMN » (article 5.5.8). Aucune disposition ne prévoit des modifications à ce stade.

[28] Si le ministre rejette une décision du CGRFRMN, ce dernier réexamine sa décision à la lumière des motifs écrits fournis par le ministre et il prend sa décision finale, qu’il transmet au ministre. Le CGRFRMN peut communiquer cette décision finale au public (article 5.5.11). Le ministre peut accepter, rejeter ou modifier la décision finale, et doit motiver son rejet ou la modification de la décision (article 5.5.12). Si le ministre décide d’accepter ou de modifier la décision finale, il « prend sans délai toutes les mesures nécessaires à la mise en œuvre de la décision finale originale ou modifiée » (article 5.5.13).

III. Processus décisionnel applicable aux ours blancs du SBH

[29] Aux termes de l’article 5.2.18 de l’ARTIN, le CGRFRMN procède, de temps à autre, à l’examen à l’égard de divers stocks, espèces, ou populations sur présentation d’une demande en ce sens par le ministre compétent, entre autres.

[30] En janvier 2012, après une augmentation importante de la récolte d’ours blancs en 2010-2011 et en réponse à une lettre du président du CGRFRMN de l’époque se disant préoccupé par le fait que d’autres instances s’étaient approprié les attributions du CGRFRMN, le ministre fédéral de l’Environnement de l’époque a demandé au CGRFRMN d’établir un niveau de PTA pour chaque sous-population d’ours blancs dans la RMN et de travailler à l’établissement d’un plan de gestion. Il y a trois sous-populations d’ours blancs qui fréquentent la RMN : une dans le détroit de Davis, une autre dans le bassin Foxe et, enfin, une autre dans le SBH. Le CGRFRMN a choisi d’abord de réviser l’unité de gestion du SBH. Il n’y a pas que les Inuits du Nunavik qui chassent les ours blancs dans le SBH, il y a aussi les Inuits du Nunavut et les Cris d’Eeyou Istchee.

[31] Après avoir attendu un certain temps les résultats d’un relevé aérien sur la population d’ours blancs, le CGRFRMN a convoqué une audience publique de trois jours à Inukjuak, au Québec, en février 2014 et a invité toutes les parties qui souhaitaient y participer à déposer des observations écrites avant l’audience. Plus d’une douzaine de parties ont déposé des observations écrites et la plupart d’entre elles ont également présenté des observations de vive voix à l’audience. Ces parties comprenaient des ministères gouvernementaux, des organisations autochtones, des organisations non gouvernementales à vocation environnementale, des groupes de chasseurs inuits locaux et des chasseurs inuits individuels.

[32] Après l’audience, le CGRFRMN a conclu qu’il avait besoin de renseignements supplémentaires des utilisateurs de la ressource pour pouvoir en arriver à une décision. Il a commandé une étude du savoir traditionnel inuit (STI) sur l’ours blanc, ce qui a mené à des entrevues avec des aînés, des chasseurs et des représentants locaux des trois collectivités du Nunavik. Les résultats de l’étude ont été résumés dans un tableau de sept pages. Bien que le CGRFRMN ait confié à une tierce partie la rédaction d’un rapport final, seul le résumé était disponible au moment des décisions du CGRFRMN et de la ministre en ce qui concerne la sous-population du SBH. Le rapport final n’a été disponible qu’en mai 2018; il ne faisait pas partie du dossier dont le juge de première instance était saisi, et il n’a pas été soumis à notre Cour.

[33] Le CGRFRMN a ensuite pris sa décision et l’a transmise à la ministre. Dans la décision, la PTA a été fixée à une récolte de 28 ours blancs par année, un niveau qu’il a considéré comme correspondant au nombre minimal estimatif d’ours blancs capturés chaque année, et ayant permis à la population de demeurer relativement stable. Il a conclu que les Cris d’Eeyou Istchee seraient autorisés à capturer au moins un ours blanc sur les vingt-huit. Il a également conclu que la récolte sélective en fonction du sexe ne devrait pas être imposée, mais a établi neuf autres limites non quantitatives.

[34] En motivant sa décision sur la PTA, le CGRFRMN a mentionné que, bien que d’autres travaux soient nécessaires pour améliorer la façon dont les connaissances des Inuits du Nunavik sont intégrées à la recherche scientifique aux fins de la prise des décisions, le CGRFRMN a déployé des efforts pour tenir pleinement compte des connaissances provenant de toutes les sources, y compris le STI disponible. Il a ajouté que, selon les renseignements qu’il avait recueillis, il avait conclu que la sous-population d’ours blancs du SBH demeurait relativement en bonne santé malgré les changements environnementaux, et que les niveaux de récolte historiques avaient été viables. Il a souligné que, bien que certaines données scientifiques aient indiqué que la condition physique des ours blancs se détériorait, les Inuits n’avaient pas observé la même tendance.

[35] Le CGRFRMN a également expliqué le fondement de sa décision de ne pas exiger une récolte sélective en fonction du sexe. Il a notamment souligné que, selon les dossiers de récolte, les Inuits du Nunavik avaient de tout temps capturé des ours blancs du SBH selon un ratio de deux mâles pour une femelle, de sorte que le fait de mettre en place cette exigence par voie législative irait à l’encontre du libellé « que dans la mesure nécessaire » de l’article 5.5.3 de l’ARTIN.

[36] En énumérant les neuf limites non quantitatives que sa décision établirait, le CGRFRMN a indiqué que la majorité d’entre elles s’inspiraient de l’entente de 1984 sur la chasse à l’ours blanc conclue entre le gouvernement du Québec et la Nunavik Hunting, Fishing and Trapping Association, et d’accords volontaires récents.

[37] Le sous-ministre de l’Environnement du Canada (agissant pour le ministre pendant la période électorale) a rejeté la décision du CGRFRMN, et plus précisément la PTA établie à 28 ours blancs conformément à l’alinéa 5.5.3(a) de l’ARTIN (cité en partie ci-dessus, au paragraphe 23). Dans sa lettre informant le CGRFRMN de sa décision de rejet, le sous-ministre s’est dit d’avis qu’une PTA de 28 ours blancs pour la région ne permettrait probablement pas de conserver une population viable. Il a mentionné [traduction] « qu’il y a lieu de ne pas dépasser un taux maximal de récolte durable de 4,5 %, car un taux plus élevé pourrait entraîner un déclin de la population ».

[38] Dans la lettre, il était également mentionné qu’en réexaminant sa décision, le CGRFRMN devrait inclure une récolte sélective en fonction du sexe selon un ratio de deux mâles pour une femelle. En outre, dans la lettre, on lui demandait de prendre en compte dans le processus de réexamen un accord volontaire sur les niveaux de récolte, conclu en 2014 au motif qu’il constituait une « entente multigouvernementale intérieure » au sens de l’article 5.5.4.1 de l’ARTIN (précité, au paragraphe 24). Dans sa lettre, le sous-ministre ne faisait aucunement mention du STI ou de réserves à ce sujet. La lettre ne faisait également aucune référence aux neuf limites non quantitatives que le CGRFRMN avait incluses dans sa décision.

[39] Conformément à la procédure prévue à l’ARTIN, le CGRFRMN a réexaminé sa décision à la lumière des motifs écrits fournis par le sous-ministre et a transmis sa décision finale à la ministre.

[40] Dans sa décision, le CGRFRMN a confirmé la PTA de 28 ours, qui était encore une fois décrite comme le nombre minimal de récoltes historiques des Inuits du Nunavik. Le CGRFRMN a rejeté la recommandation sur la mise en œuvre d’un système de récolte sélective en fonction du sexe en indiquant que cela irait à l’encontre des valeurs traditionnelles des Inuits, bouleverserait l’équilibre naturel des populations fauniques et tendrait à éliminer les animaux qui sont les plus aptes à se reproduire. La décision faisait référence de façon assez détaillée au STI disponible. Le CGRFRMN était en désaccord avec le fait de qualifier l’accord volontaire de 2014 d’« entente multigouvernementale intérieure » et a souligné qu’en tout état de cause, l’entente avait été expressément établie [traduction] « sous réserve des processus décisionnels définis dans les accords sur les revendications territoriales applicables ». En ce qui concerne les limites non quantitatives, [traduction] « [l]es Conseils ont également conservé dans leur décision finale les limites non quantitatives qu’ils avaient initialement fixées, étant donné qu’aucun gouvernement n’a formulé de préoccupations au sujet des limites non quantitatives proposées à l’origine ».

[41] Après la décision finale rendue par le CGRFRMN, mais avant que la ministre ne rende la sienne, des représentants d’Environnement et Changement climatique Canada (ECCC) ont rencontré des membres du CGRFRMN et ont exprimé pour la première fois certaines de leurs inquiétudes concernant les limites non quantitatives incluses dans la décision finale du Conseil. Ils ont donné suite à la réunion en envoyant au CGRFRMN un document exposant leurs préoccupations. Dans une lettre à ECCC, le CGRFRMN a répondu qu’il était [traduction] « très préoccupé par le fait que cet échange ait lieu après le prononcé de la décision finale » et qu’il était particulièrement déçu, puisque ECCC avait eu l’occasion de soulever ces questions par l’intermédiaire de ses conseillers techniques pendant les délibérations du Conseil, mais qu’il ne l’a pas fait.

[42] La ministre a modifié la décision finale du CGRFRMN. Elle a réduit la PTA annuelle de 28 à 23, dont une partie du quota devait être attribuée aux Cris d’Eeyou Istchee. En outre, bien qu’elle ait accepté certaines limites non quantitatives incluses dans la décision finale du CGRFRMN, elle en a ajouté d’autres – plus particulièrement l’imposition de la récolte sélective en fonction du sexe selon un ratio d’une femelle pour deux mâles – et en a rejeté ou modifié quatre. C’est cette décision de la ministre, rendue en octobre 2016, qui faisait l’objet de la demande de contrôle judiciaire.

[43] Dans sa lettre jointe à la décision, la ministre a indiqué qu’elle serait disposée à réexaminer la PTA lorsque les résultats du nouveau relevé et l’étude complète du STI seraient disponibles. Dans le dernier paragraphe, elle a mentionné que, pour les décisions à venir, son ministère [traduction] « travaillerait étroitement avec les [Conseils] par l’intermédiaire des conseillers techniques pour veiller à ce qu’ils soient informés des préoccupations soulevées plus tôt dans le processus et pour accroître les possibilités d’utiliser le savoir traditionnel dans la gestion des ours blancs ».

[44] Dans la lettre, la ministre a indiqué que les motifs pour lesquels elle a modifié la PTA et les limites non quantitatives étaient décrits dans un document d’analyse qu’elle a également fourni. Dans ce document, on y explique que la décision [traduction] « a tenu compte de l’existence de différences entre l’information scientifique disponible et le savoir traditionnel, que la nouvelle science et le savoir traditionnel [seraient] disponibles dans un an ou deux, et qu’il [était] important d’éviter toute mesure susceptible de mettre en péril le commerce de parties d’ours blanc ». Dans le document d’analyse, il est précisé que la décision a également tenu compte de [traduction] « la nécessité de faire preuve de prudence afin d’assurer une récolte durable et le fait que, dès que de nouveaux renseignements [seront] disponibles, la PTA [pourra] être réévaluée ».

[45] Dans le document, on y mentionne également que la PTA de 23 individus donne lieu à une récolte combinée d’ours blancs atteignant près de 4,5 % [traduction] « ce qui va de pair avec le taux de prélèvement viable largement accepté ». On y mentionne de plus que l’information disponible a été soigneusement évaluée afin d’établir la PTA modifiée, et que la PTA indiquée dans la décision finale du CGRFRMN [traduction] « ne permettrait probablement pas de conserver une population viable ». On y souligne l’existence de certaines ressemblances et de certaines différences entre le STI et les données scientifiques relativement à la taille de la sous-population et à la condition physique des ours blancs du SBH. En ce qui concerne les limites non quantitatives d’une récolte non sélective en fonction du sexe, on y mentionne notamment que les limites étaient conformes aux régimes de gestion des ours blancs au Canada et [traduction] « conformes à une approche prudente ».

IV. Demande de contrôle judiciaire

[46] Comme je l’ai déjà mentionné, Makivik avait d’abord sollicité, dans son avis de demande de contrôle judiciaire de la décision de la ministre portant sur la modification, un jugement déclaratoire ainsi qu’une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire pour réexamen. En modifiant son avis de demande, Makivik a abandonné la demande d’annulation et a sollicité un jugement déclaratoire seulement, fondé sur les 10 questions qu’elle a formulées et qui ont été débattues devant le juge de première instance. Comme je l’ai également mentionné ci-dessus, le juge de première instance s’est dit d’accord avec Makivik sur l’une de ces questions, à savoir si la décision de la ministre d’établir une récolte sélective en fonction du sexe et de modifier d’autres limites non quantitatives déterminées par le CGRFRMN était déraisonnable, mais a refusé de rendre un jugement déclaratoire.

[47] Plutôt que d’inclure ici un examen global plus détaillé de la décision du juge de première instance, je me pencherai ci-après sur ses conclusions et son raisonnement, point par point, dans la mesure où ils se rapportent aux questions en litige dans le présent appel.

[48] Je dois toutefois mentionner à ce stade que c’était dans le cadre de la demande, au moment où la ministre a rendu sa décision et que cette dernière a été communiquée, que les appelants ont appris que ce qu’ils font valoir être les « véritables raisons » pour lesquelles la ministre a modifié la décision finale du CGRFRMN – à savoir : les représentants d’ECCC avaient décidé qu’ils ne pouvaient pas se fonder sur le STI dont le CGRFRMN disposait ou qu’ils devaient y accorder un poids minime – et le défaut de la ministre de révéler ces motifs.

[49] Le dossier renfermait une note de service adressée à la ministre accompagnée d’une annexe énonçant le fondement de la modification de la décision finale du CGRFRMN. L’annexe soulevait certaines préoccupations d’ordre méthodologique et autres concernant le STI disponible. Des observations étaient formulées à l’égard des deux sources du STI consultées par le CGRFRMN dans les termes suivants :

[traduction]

Malheureusement, les deux sont fournies sans le contexte nécessaire, et il est difficile pour le gouvernement du Canada et celui du Nunavut de tenir compte de cette information conjointement avec les résultats scientifiques récents. Par exemple, les documents publics qui décrivent l’information relative au savoir traditionnel ne disent rien sur le nombre de personnes interrogées ou sur l’échelle spatiale à laquelle s’appliquent les observations faites. Il est donc difficile de déterminer si un consensus est atteint parmi tous les détenteurs du savoir traditionnel et d’identifier la zone géographique couverte par ce savoir traditionnel.

[50] En se reportant au rapport du CGRFRMN selon lequel les niveaux de récoltes historiques étaient plus élevés que ceux supposés et documentés précédemment, la note de service mentionnait que [traduction] « l’absence d’un système de déclaration officiel au Québec jusqu’à tout récemment a fait en sorte qu’il était difficile de déterminer de façon exacte les taux historiques de prises, par les Inuits du Nunavik, au sein de cette sous-population ». Il y était également mentionné que [traduction] « le fait de comprendre ce que la science ou le savoir traditionnel nous apprend sur l’état d’une sous-population exige une évaluation plus détaillée des hypothèses et des biais des observations scientifiques et du savoir traditionnel ». En faisant référence aux différences relevées dans les études scientifiques et le savoir traditionnel sur l’évaluation de la condition physique des ours blancs, la note de service mentionnait que [traduction] « les conclusions que nous pouvons tirer de ces observations divergentes commandent une analyse plus détaillée. Ces conclusions discordantes sont toutefois une source d’incertitude qui milite en faveur d’une approche prudente dans la prise de décisions de gestion en matière de conservation ».

V. Réparation demandée en appel

[51] Dans une certaine mesure, la façon dont Makivik formule les questions en litige et le jugement déclaratoire qu’elle sollicite ont évolué, du moins sur la forme, depuis l’audience devant la Cour fédérale. Dans le présent appel, elle demande maintenant à notre Cour d’annuler la décision de la Cour fédérale et de formuler six déclarations fondées sur les défauts de la ministre qu’elle fait valoir. En ce qui a trait à deux des déclarations proposées, elle présente également des solutions de rechange. Je propose d’examiner les questions en litige en me servant principalement de la formulation utilisée par Makivik dans son mémoire des faits et du droit en l’espèce.

[52] Bien qu’ils n’aient pas déposé leurs propres demandes de contrôle judiciaire, les appelants, le GCC et le CGRFRMN sollicitent également un jugement déclaratoire en des termes qui, encore une fois, sont différents, même s’ils chevauchent dans une certaine mesure ceux du jugement déclaratoire sollicité par Makivik. Par exemple, le GCC sollicite notamment un jugement déclaratoire portant que [traduction] « la ministre n’a pas tenu compte du partenariat de nation à nation établi par l’ARTIN pour la cogestion des ressources fauniques dans la RMN », et le CGRFRMN sollicite notamment un jugement déclaratoire portant que [traduction] « la ministre ne peut “rejeter” ou “modifier” une décision du [CGRFRMN] que si cette décision est déraisonnable ». La demande de Makivik n’englobe aucune de ces déclarations générales. Le procureur général s’oppose au fait que les autres appelants demandent une réparation qui n’est pas visée par les réparations demandées par Makivik.

[53] Je suis d’avis qu’ils ne sont pas autorisés à le faire. La portée d’une demande de contrôle judiciaire est déterminée par le demandeur dans son avis de demande, qui doit contenir « un énoncé précis de la réparation demandée » et « un énoncé complet et concis des motifs invoqués » : article 301 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106. Dans une demande de contrôle judiciaire, le défendeur – comme le GCC et le CGRFRMN devant la Cour fédérale, en l’occurrence – doit déposer sa propre demande s’il souhaite demander la révision de la décision pour des motifs différents de ceux qui ont été invoqués par le demandeur : Larsson c. Canada, [1997] A.C.F. no 1044 (QL), par. 27 et 28, 1997 CanLII 6178 (CAF); Systèmes Equinox Inc. c. Canada (Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2012 CAF 51, par. 12.

[54] Puisqu’ils n’avaient aucun droit en première instance d’invoquer des motifs allant au-delà de ceux invoqués par Makivik ou de demander une réparation allant au-delà de celle demandée par Makivik, ces appelants peuvent difficilement aller au-delà des motifs et de la demande de réparation de Makivik en appel et affirmer que le juge de première instance a commis une erreur en refusant de leur accorder les réparations qu’ils n’ont pas demandées en bonne et due forme. La règle générale voulant que de nouvelles questions ne puissent être soulevées en appel s’applique : Shoan c. Canada (Procureur général), 2020 CAF 174, par. 13. Toutefois, à l’instar du juge de première instance (voir le paragraphe 75 de ses motifs), j’examinerai les observations du GCC et du CGRFRMN qui se rapportent au fond des questions formulées et de la réparation demandée par Makivik.

VI. Questions en litige

[55] Je me penche maintenant sur les questions soulevées par Makivik au paragraphe 42 de son mémoire – questions sous-jacentes à sa demande de jugement déclaratoire correspondant, énoncée au paragraphe 140 de son mémoire – et à la question soulevée dans l’appel incident du procureur général. J’énumérerai d’abord ces questions, je les examinerai, puis une autre question découlera de mon examen.

  1. Quels sont les principes applicables à l’interprétation des traités modernes et comment déterminent-ils la démarche adoptée par notre Cour à l’égard de la révision de la décision de la ministre? Cela comprend la norme de contrôle applicable en appel et la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre.

  2. La ministre a-t-elle omis de tenir pleinement compte de l’intégration des connaissances des Inuits du Nunavik sur la faune et son habitat aux renseignements apportés par la recherche scientifique afin d’en arriver à sa décision?

  3. La démarche adoptée par la ministre à l’égard de l’étude du savoir traditionnel des Conseils était-elle conforme à l’ARTIN et au principe de l’honneur de la Couronne?

  4. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à se fonder sur une « approche de gestion prudente » comme justification pour restreindre la récolte des Inuits du Nunavik?

  5. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à tenir compte des politiques du commerce international ou des questions liées à la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) pour en arriver à sa décision?

  6. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à se fonder sur l’accord volontaire de 2014 et la ministre a-t-elle, ce faisant, respecté le principe de l’honneur de la Couronne?

  7. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à modifier les limites non quantitatives établies par les Conseils? Dans l’affirmative, est-ce pour autant légal?

  8. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur susceptible de révision en accueillant la requête de Makivik en radiation de certains éléments de preuve produits par le procureur général?

[56] J’ajouterais une autre question à cette liste, qui découle directement de la réparation demandée par Makivik :

  1. Notre Cour devrait-elle rendre un jugement déclaratoire?

[57] En abordant ces questions, je suis conscient, tout comme le juge de première instance, des directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Nacho Nyak Dun relativement au rôle approprié que les tribunaux doivent jouer dans les différends découlant des traités modernes. La Cour a donné les directives suivantes (Nacho Nyak Dun, par. 33 et 60, renvois omis) :

Ces traités visent à renouveler la relation entre les peuples autochtones et la Couronne afin qu’ils soient des partenaires égaux […]. En réglant les différends que font naître les traités modernes, les tribunaux doivent généralement laisser aux parties la possibilité de gérer ensemble et de concilier leurs différences. Certes, la réconciliation exige souvent une certaine retenue de la part des tribunaux [...]. Il n’appartient pas aux tribunaux de surveiller étroitement la conduite des parties à chaque étape de leur relation établie par traité. Cette approche reconnaît la nature sui generis des traités modernes qui [...] peuvent énoncer en des termes précis une relation de gouvernance axée sur la collaboration.

[...]

Le rôle des tribunaux [dans un contrôle judiciaire visant un différend portant sur un traité moderne] ne consiste pas à déterminer si chacune des parties a joué adéquatement son rôle à chaque étape du processus établi par un traité moderne, mais plutôt à déterminer si la décision contestée était légale, et à l’annuler au besoin. Une gestion étroite par les tribunaux de la mise en œuvre des traités modernes peut nuire au véritable dialogue et à la relation à long terme que ces traités doivent favoriser. En faisant preuve de retenue, les tribunaux laissent les parties arriver à une entente sur un processus – en fait, elles vont se réconcilier – sans que les tribunaux interviennent dans le processus au‑delà de ce qui est nécessaire pour régler le différend en cause.

[58] J’ai également à l’esprit la mise en garde de la Cour (Nacho Nyak Dun, par. 34) :

Cela étant dit, aux termes de l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, les traités modernes sont des documents constitutionnels, et le rôle des tribunaux est essentiel pour assurer la sauvegarde des droits qui y sont inscrits. En conséquence, pour assurer le respect de la Constitution, la retenue dont font preuve les tribunaux ne doit pas s’exercer au détriment d’un examen adéquat de la conduite de la Couronne.

[59] Le juge de première instance a tenu compte de ces directives pour déterminer s’il y avait lieu de rendre un jugement déclaratoire. Je suis d’avis qu’elles peuvent également entrer en jeu à une étape antérieure, lorsqu’il s’agit de déterminer dans quelle mesure la Cour devrait examiner le bien-fondé des questions soulevées par les parties.

[60] Les deux réparations demandées dans le cadre du contrôle judiciaire et le fait de procéder au contrôle judiciaire en premier lieu sont discrétionnaires : Strickland c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, par. 37 et 38; Bessette c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2019 CSC 31, par. 35. Les catégories d’affaires à l’égard desquelles les tribunaux peuvent exercer leur pouvoir discrétionnaire de ne pas procéder au contrôle judiciaire ne sont pas limitées. Je suis d’avis qu’elles comprennent des cas mettant en cause des différends portant sur des traités modernes à l’égard desquels la Cour suprême a statué qu’il y avait lieu de faire preuve d’une certaine retenue judiciaire. Un tribunal qui statue sur le fond d’un différend portant sur un traité moderne, puis exerce son pouvoir discrétionnaire uniquement à l’étape de la réparation risque de saper les directives de la Cour suprême consistant à faire preuve le plus possible de retenue judiciaire. Même lorsque la cour de révision choisit de ne pas rendre un jugement déclaratoire, ses motifs du jugement sur le fond lieront les parties, le décideur administratif et (selon la hiérarchie judiciaire) d’autres tribunaux : Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, par. 105 et 106.

[61] En l’espèce toutefois, il ne semble pas que l’une des parties ait évoqué la possibilité de refuser complètement de procéder au contrôle judiciaire devant le juge de première instance, ou que ce dernier ait par ailleurs considéré cette possibilité dans l’exercice de la retenue judiciaire. Cette possibilité n’a pas non plus été évoquée devant notre Cour. Dans ces circonstances, je propose d’examiner le bien-fondé des questions dont la Cour est saisie, en laissant le soin de trancher la question de la retenue judiciaire au moment de l’examen des réparations.

VII. Discussion

A. Quels sont les principes applicables à l’interprétation des traités modernes et comment déterminent-ils la démarche adoptée par notre Cour à l’égard de la révision de la décision de la ministre? Cela comprend la norme de contrôle applicable en appel et la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre.

(1) Interprétation des traités modernes

[62] Dans sa jurisprudence récente, la Cour suprême a énoncé certains principes d’interprétation des traités modernes. Elle a résumé ces principes de la façon suivante dans l’arrêt Nacho Nyak Dun, aux paragraphes 36 et 37 (souligné dans l’original; renvois omis) :

Puisque les traités modernes sont « soigneusement négocié[s] par des parties disposant de moult ressources », les tribunaux doivent « porter une grande attention à [leur] libellé » [...]. « [L]es traités récents visent à inscrire les relations entre Autochtones et non‑Autochtones dans le système juridique général, avec les avantages que cela présente au plan de la continuité, de la transparence et de la prévisibilité » [...]. Comparativement aux traités historiques, les traités modernes sont des documents détaillés et il faut faire preuve de retenue à l’égard de leur libellé [...].

Porter une grande attention au libellé des traités modernes signifie qu’il faut interpréter la disposition en cause à la lumière du texte du traité dans son ensemble et des objectifs du traité [...]. Certes, un traité moderne n’atteindra pas son objectif, qui consiste à favoriser une relation à long terme harmonieuse entre les peuples autochtones et la Couronne, s’il est interprété « de façon mesquine ou comme s’il s’agissait d’un banal contrat commercial » [...]. De plus, les tribunaux doivent « essayer de respecter le fruit [du] travail » des parties à un traité moderne, mais toujours « sous réserve des limitations constitutionnelles comme le principe de l’honneur de la Couronne [...] ».

[63] Tout principe d’interprétation énoncé dans le traité lui-même est également pertinent : Nacho Nyak Dun, par. 36. En l’espèce, l’article 2.22 de l’ARTIN dispose que ce dernier « est régi et interprété conformément aux lois du Nunavut, de Terre-Neuve-et-Labrador et des lois du Canada par ailleurs applicables », en ajoutant qu’« [i]l est entendu que la Loi d’interprétation fédérale [L.R.C. (1985), ch. I-21] s’applique au présent accord ». L’article 12 de la Loi d’interprétation, que la Cour a également mentionné au paragraphe 37 de l’arrêt Nacho Nyak Dun, dispose que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

(2) Norme de contrôle applicable en appel

[64] Dans le cadre d’un appel d’une décision de la Cour fédérale sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, notre Cour suit habituellement la norme de contrôle applicable en appel, énoncée dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, par. 45 à 47 : elle se demande si le juge de première instance a choisi la norme de contrôle appropriée et l’a appliquée correctement. L’application de cette norme entraîne ce que l’on a qualifié comme « se mettre à la place » de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision administrative qui fait l’objet de la demande plutôt que sur les erreurs possibles qui auraient été commises par le juge de première instance en rendant le jugement dont il est fait appel.

[65] Toutefois, comme Makivik et le procureur général reconnaissent que l’application de la norme de contrôle établie dans l’arrêt Agraira comporte des exceptions, y compris une exception à l’égard de la décision du juge de première instance sur la question de savoir quelles réparations, le cas échéant, devraient être accordées. Les décisions sur les réparations rendues par le juge de première instance dans le cadre d’un contrôle judiciaire peuvent être portées en appel selon la norme établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 – la norme de la décision correcte, relativement aux questions de droit, et l’erreur manifeste et dominante, relativement aux questions de fait ou aux questions mixtes de fait et de droit (lorsqu’il n’y a pas de question de droit isolable) : Sturgeon Lake Cree Nation c. Hamelin, 2018 CAF 131, par. 51. Comme notre Cour l’a expliqué dans l’arrêt Canada c. Première nation de Long Plain, 2015 CAF 177, par. 88 et 89, ces décisions ne portent pas sur ce que le décideur administratif a décidé, mais plutôt sur ce que la cour de révision doit faire, à la lumière de son examen de la décision administrative. Une décision portant sur les réparations à accorder soulève habituellement des questions mixtes de fait et de droit et est susceptible de révision selon la norme déférente de l’erreur manifeste et dominante.

[66] Makivik soutient que notre Cour devrait appliquer la norme de contrôle établie dans l’arrêt Agraira à l’espèce, à l’exception de ce qu’elle désigne comme étant une question précise (abordée aux paragraphes 211 à 215 des motifs du juge de première instance), à savoir s’il était approprié de rendre un jugement déclaratoire sur l’aspect de la décision de la ministre qui a été jugé déraisonnable. Elle soutient que la norme établie dans l’arrêt Housen devrait s’appliquer uniquement à l’égard de cette question. Le procureur général indique que notre Cour devrait aller plus loin et appliquer la norme établie dans l’arrêt Housen à tous les volets du critère relatif au jugement déclaratoire, y compris la question de savoir si les jugements déclaratoires sollicités seraient légalement appropriés. Il se fonde sur le fait que Makivik a choisi de ne pas poursuivre sa demande d’annulation de la décision de la ministre, de sorte que seul un jugement déclaratoire est maintenant sollicité.

[67] Je n’accepterais pas la proposition du procureur général. La norme établie dans l’arrêt Agraira s’applique aux questions de fond soulevées en appel d’une décision dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire lorsque la seule réparation sollicitée est un jugement déclaratoire, tout comme dans d’autres affaires : Schmidt c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 55, par 17 à 20; Canada (Procureur général) c. Distribution G.V.A. Inc., 2018 CAF 146, par. 24 à 26; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Tennant, 2019 CAF 206, par. 32. Le procureur général n’a proposé aucune raison valable pour expliquer en quoi la norme ne devrait pas s’appliquer à la question de savoir si les jugements déclaratoires sollicités seraient légalement appropriés. Cette question porte principalement sur la décision de la ministre.

[68] Les principes d’interprétation des traités modernes jouent-ils un rôle dans la détermination et l’application de la norme de contrôle applicable en appel? Ils le pourraient si, par exemple, un traité moderne précisait les circonstances dans lesquelles des réparations particulières peuvent être accordées. Les parties ne soutiennent cependant pas qu’une disposition de cette nature existe en l’espèce.

(3) Norme de contrôle applicable à la décision de la ministre

[69] Le juge de première instance a examiné la question de la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre avant que la Cour suprême reformule le droit en matière de contrôle judiciaire dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65. En conformité avec la jurisprudence en droit administratif de l’époque, et concluant en l’absence d’une norme de contrôle bien établie pour le type d’affaire dont il était saisi, il a donc fait une analyse contextuelle (aux paragraphes 90 à 105 de ces motifs) afin de déterminer la norme applicable. Il a conclu (aux paragraphes 106 et 107) que la question de savoir si la ministre avait respecté le processus décisionnel prévu par l’ARTIN devrait être examinée selon la norme de la décision correcte, mais que la décision de la ministre dans son ensemble devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Il a conclu que l’invitation à faire preuve de retenue judiciaire dans l’arrêt Nacho Nyak Dun appuyait l’application de la norme de la décision raisonnable (au paragraphe 108).

[70] Makivik soutient que la décision du juge de première instance sur la norme de contrôle n’a pas tenu compte des principes d’interprétation des traités modernes, énoncés et appliqués par la Cour suprême dans l’arrêt Nacho Nyak Dun, et que, pour déterminer la norme de contrôle, il aurait dû appliquer ces principes plutôt que les principes de droit administratif. Elle fait valoir que les principes d’interprétation des traités, qui mettent l’accent sur la retenue à l’égard du libellé du traité, empêchent la retenue à l’égard de la ministre et commandent par conséquent l’application de la norme de la décision correcte. Elle soutient à titre subsidiaire que, si les principes de droit administratif devaient être appliqués, la norme de contrôle applicable devrait être réexaminée à la lumière de l’arrêt Vavilov de la Cour suprême.

[71] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a établi que la norme de contrôle présumée s’appliquer aux décisions administratives est celle de la décision raisonnable, sous réserve de certaines catégories d’exceptions. L’une de ces catégories vise les cas où la règle de droit exige l’application de la norme de la décision correcte – « une réponse décisive et définitive des cours de justice ». La Cour a conclu que cette catégorie comprend « [l]es questions touchant au partage des compétences entre le Parlement et les provinces, au rapport entre le législateur et les autres organes de l’État, à la portée des droits ancestraux et droits issus de traités reconnus à l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et à d’autres questions de droit constitutionnel [...] » : Vavilov, par. 55 (non souligné dans l’original). Makivik fait donc valoir que, selon les principes de droit administratif, les questions soulevées dans la présente instance sur l’interprétation de l’ARTIN doivent être examinées selon la norme de la décision correcte.

[72] Dans ses observations, le GCC convient avec Makivik que, pour déterminer la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre, le juge de première instance aurait dû appliquer les principes d’interprétation des traités modernes plutôt que les principes de droit administratif. En ce qui a trait aux principes d’interprétation des traités, il soutient que la norme de la décision correcte doit être la norme appropriée. Sous l’un ou l’autre aspect, le juge de première instance n’a pas tenu compte du rôle limité que joue le ministre aux termes de l’ensemble du processus décisionnel prévu par l’ARTIN. Il soutient que ce rôle exige que le ministre fasse preuve de retenue envers le CGRFRMN. Il ne permet pas au ministre de prendre lui-même des décisions, et ne lui permet de modifier la nature fondamentale d’une décision du CGRFRMN que lorsqu’il détermine que la décision est déraisonnable.

[73] Pour sa part, le CGRFRMN soutient également que, compte tenu de ses attributions ainsi que des principes et objectifs de l’ARTIN, la ministre n’a pas le pouvoir de modifier ou de rejeter une décision qu’il a prise, sauf si la décision est déraisonnable ou mal fondée en droit. Selon le CGRFRMN, l’étendue du pouvoir de la ministre devrait être déterminée compte tenu des principes de droit administratif et des principes en matière de contrôle judiciaire, conjointement avec les principes et objectifs de l’ARTIN, les principes d’interprétation des traités modernes, l’obligation morale de réconciliation et le principe de l’honneur de la Couronne.

[74] L’intervenante Nunavut Tunngavik Incorporated (NTI), qui a été autorisée à exprimer son point de vue sur la norme de contrôle ainsi que sur d’autres questions, convient avec Makivik que la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre est celle de la décision correcte. Elle interprète l’arrêt Nacho Nyak Dun de la Cour suprême comme exigeant implicitement l’application de la norme de la décision correcte. Elle convient également que la catégorie d’exceptions soit les « questions constitutionnelles » à l’application de la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov s’applique aux questions d’interprétation et de mise en œuvre des traités modernes. Elle renvoie à l’arrêt Vavilov et aux décisions qui ont précédé et suivi cet arrêt, comme étayant la proposition selon laquelle un tribunal ne devrait jamais s’en remettre à l’interprétation d’un traité par la Couronne.

[75] NTI appuie également les arguments du GCC et du CGRFRMN voulant que la ministre doive faire preuve de retenue à l’égard des décisions finales du CGRFRMN. Elle fonde son argument sur le libellé, l’objet et le contexte de l’ARTIN, lu dans son intégralité, mais insiste également sur les articles 5.5.1 et 5.5.2 de l’ARTIN. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’article 5.5.1 traite du contrôle judiciaire des décisions du CGRFRMN devant la Cour fédérale « par une personne lésée ou touchée de façon importante par une décision », tandis que l’article 5.5.2 constitue une disposition privative stricte qui interdit par ailleurs le contrôle judiciaire. Elle fait valoir que ces dispositions témoignent de la nécessité pour la ministre de faire preuve de retenue envers le CGRFRMN, parce qu’autrement, la ministre pourrait éluder la retenue dont ferait preuve la Cour fédérale envers le CGRFRMN.

[76] La position du procureur général, qui selon lui, est conforme à l’arrêt Vavilov, est que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, sauf en ce qui concerne les questions relatives à la portée des droits issus de traités au sens de l’article 35. Il soutient que, mis à part les questions relatives à l’article 35, la raisonnabilité est requise par le caractère éminemment factuel et polycentrique de la question dont la ministre a été saisie, le libellé de l’ARTIN qui reconnaît que « le gouvernement demeure responsable de la gestion des ressources fauniques » et le fait que la Cour suprême, dans l’arrêt Nacho Nyak Dun, a insisté sur la retenue judiciaire requise dans les différends découlant des traités modernes.

[77] Je suis d’avis que la norme de contrôle applicable à la décision de la ministre est celle de la décision correcte à l’égard des questions d’interprétation de traités, de la portée des droits ancestraux et issus de traités au sens de l’article 35 ainsi que de l’équité procédurale et de la décision raisonnable à l’égard des décisions qui ne s’inscrivent pas dans ces catégories. J’en arrive à cette conclusion principalement pour deux raisons.

[78] En premier lieu, elle est conforme à l’arrêt Vavilov, en ce qui concerne la présomption de l’application de la norme de la décision raisonnable en matière de contrôle judiciaire et les exceptions relatives à l’application de la norme de la décision correcte qu’il établit à l’égard des questions portant sur la portée des droits ancestraux et issus de traités au sens de l’article 35. Elle est également conforme à l’arrêt Vavilov sous un autre aspect. L’arrêt Vavilov a laissé intact ce que notre Cour avait décrit comme « l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte » : Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, par. 35.

[79] Je ne suis pas d’accord pour dire que l’arrêt Vavilov ne devrait pas s’appliquer en l’espèce parce qu’il ne traitait que de la norme de contrôle applicable en matière administrative. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour a traité expressément de la norme de contrôle à l’égard des droits ancestraux et issus de traités ainsi que d’autres questions constitutionnelles. De plus, les traités modernes « visent à inscrire les relations entre Autochtones et non‑Autochtones dans le système juridique général […] »: Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, par. 12. Ce système comprend le droit administratif, qui « est suffisamment souple pour que le tribunal accorde l’importance voulue aux intérêts constitutionnels » des peuples autochtones, de sorte que « [p]oint n’est besoin d’inventer une nouvelle “réparation constitutionnelle” »: Little Salmon/Carmacks, par. 47. Les parties autochtones cherchent généralement à défendre ces intérêts en sollicitant des réparations en droit administratif au moyen d’une demande de contrôle judiciaire et, dans plusieurs cas, elles doivent procéder de cette manière : Loi sur les Cours fédérales, article 18. C’est ce qu’elles ont fait en l’espèce.

[80] En second lieu, je suis d’avis que la norme de contrôle qui s’applique est conforme tant à ce qui s’est produit qu’à ce qui a été dit dans l’arrêt Nacho Nyak Dun. Dans cet arrêt, la Cour suprême s’est fait sa propre opinion sur les questions d’interprétation et de conformité des traités, qui ont été soulevées, sans faire preuve de retenue envers le gouvernement ou les Premières Nations. Bien que la Cour suprême n’ait pas expressément abordé la norme de contrôle dans son jugement, les deux tribunaux inférieurs l’ont fait et ont appliqué la norme de la décision correcte : The First Nation of Nacho Nyak Dun v. Yukon (Government of), 2014 YKSC 69, par. 136 et 137; The First Nation of Nacho Nyak Dun v. Yukon, 2015 YKCA 18, par. 112. Ce faisant, ils n’ont suscité aucune critique de la part de la Cour suprême.

[81] Comme l’a déclaré la Cour suprême, « [l]es traités [modernes] visent à renouveler la relation entre les peuples autochtones et la Couronne afin qu’ils soient des partenaires égaux » : Nacho Nyak Dun, par. 33. S’en remettre à l’opinion d’un « partenaire » sur le sens ou le respect du traité serait incompatible avec la nature de cette relation.

[82] Avant de conclure sur la question de la norme de contrôle de la décision de la ministre, je dois formuler une réserve importante à ma conclusion selon laquelle les questions d’interprétation et de portée des traités sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Avant l’arrêt Vavilov, il avait été reconnu que, même si les questions d’interprétation constitutionnelle étaient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, il y avait lieu de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de fait isolables et de l’évaluation de la preuve sur laquelle reposait l’analyse constitutionnelle, et étaient par conséquent susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Consolidated Fastfrate Inc. c. Western Canada Council of Teamsters, 2009 CSC 53, par. 26; Revell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 262, par. 75, autorisation d’interjeter appel refusée, [2019] C.S.C.R. no 478 (QL). L’arrêt Vavilov n’a pas influencé cette position : Première nation des ‘Namgis c. Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2020 CAF 122, par. 21; Gift Lake Métis Settlement v. Alberta (Aboriginal Relations), 2019 ABCA 134, par. 18; Procureur général du Québec c. Association canadienne des télécommunications sans fil, 2021 QCCA 730, par. 62.

[83] J’ajouterais également que je ne retiens pas les arguments voulant que le pouvoir de la ministre de modifier ou de rejeter des décisions du CGRFRMN soit limité aux cas où la décision de ce dernier est déraisonnable ou illicite. Il ne s’agit pas d’une question de norme de contrôle au sens habituel parce qu’elle ne traite pas du rôle que doit jouer le tribunal à l’égard d’une décision administrative. Toutefois, puisque les appelants l’ont abordée dans ce contexte, j’en ferai autant.

[84] Je ne vois aucun fondement lié au libellé ou au contexte de l’ARTIN à ces arguments. Les articles 5.5.3, 5.5.4.1, 5.5.4.2 et 5.5.5 énoncent, comme le titre les précédant l’indique, les « [c]ritères décisionnels applicables par le CGRFRMN et par le ministre pour restreindre ou limiter les récoltes des Inuit du Nunavik ». Ils comprennent (à l’alinéa 5.5.3(a)) l’exigence selon laquelle les décisions du CGRFRMN ou du ministre peuvent restreindre ou limiter les récoltes des Inuits du Nunavik seulement dans la mesure nécessaire pour réaliser un objectif de conservation. Aucun de ces critères n’est formulé en fonction du caractère déraisonnable ou illicite.

[85] La disposition de l’ARTIN qui se rapproche le plus de l’énoncé d’un critère déraisonnable d’une décision du ministre de rejeter ou de refuser une décision du CGRFRMN est l’article 5.5.5, ainsi libellé :

Lorsque le CGRFRMN prend une décision relativement à des besoins présumés ou à un contingent de base ajusté, le ministre ne peut refuser ou rejeter cette décision que s’il la juge injustifiée compte tenu des éléments de preuve qui ont été présentés au CGRFRMN ou dont celui-ci dispose.

[86] Une décision qui n’est pas étayée par des éléments de preuve présentés au décideur ou qui ne concorde pas avec ces éléments de preuve peut être considérée comme déraisonnable : Vavilov, par. 126.

[87] À première vue, l’article 5.5.5 trouve application seulement lorsque le ministre rejette ou refuse les décisions du CGRFRMN relativement à des besoins présumés ou à un contingent de base ajusté aux termes de l’article 5.2.12 et suivants de l’ARTIN. La mention expresse de ces catégories de décisions sous-entend fortement que le rejet ou le refus d’autres décisions n’est pas soumis à la même contrainte. Considérer le caractère déraisonnable ou illégal est comme une condition préalable générale à l’exercice du droit du ministre de rejeter ou de modifier une décision du CGRFRMN serait également incompatible avec le fait que « le gouvernement demeure responsable de la gestion des ressources fauniques », établi par l’alinéa 5.1.2(j) et, pour ce motif également, équivaudrait à une modification importante d’un traité soigneusement négocié. Je ne donnerais pas suite à l’invitation d’interpréter l’ARTIN de cette façon. Ce serait incompatible avec les principes d’interprétation des traités modernes exposés ci-dessus.

B. La ministre a-t-elle omis de tenir pleinement compte de l’intégration des connaissances des Inuits du Nunavik sur la faune et son habitat aux renseignements apportés par la recherche scientifique afin d’en arriver à sa décision?

[88] Cette question faisait partie de celles que Makivik a soumises au juge de première instance. Le juge a souscrit à l’argument de Makivik (au paragraphe 187 de ses motifs) selon lequel, en vertu de l’ARTIN, les droits de récolte des Inuits du Nunavik peuvent être restreints seulement dans la mesure nécessaire pour réaliser un objectif de conservation, conformément aux articles 5.1.4 et 5.1.5. Il a également convenu que la ministre devait tenir pleinement compte de l’objectif énoncé à l’alinéa 5.1.3(f) (précité, au paragraphe 17) visant à créer un système de gestion des ressources fauniques qui reconnaît la valeur du STI et l’intègre aux recherches scientifiques occidentales. Il a souligné que Makivik avait cité les remarques de l’expert clé fédéral qui a reconnu que [traduction] « ni la science occidentale ni le savoir écologique traditionnel ne permettent à eux seuls de comprendre les complexités de l’écologie de l’ours blanc, surtout dans le contexte du changement climatique ».

[89] Le juge de première instance n’a cependant pas retenu (aux paragraphes 189 à 195 de ces motifs) l’argument avancé par Makivik selon lequel la ministre avait essentiellement écarté le résumé de l’étude du STI menée par le CGRFRMN. Il a conclu d’après la preuve que la ministre avait tenu compte, en plus d’autres facteurs, du STI disponible, y compris le résumé de l’étude, dans son évaluation des données scientifiques disponibles. Il a notamment fait remarquer (au paragraphe 190) que, bien que le taux de prélèvement viable largement accepté, fondé sur des éléments scientifiques, ait été de 4,5 %, la PTA annuelle de 23 ours blancs indiquée dans la décision de la ministre s’élevait en réalité à 4,7 %. La preuve indiquait que, sans le STI, le taux aurait été fixé plus bas. Il a donc conclu que, sur cette question, la décision de la ministre était raisonnable. Il n’a pas abordé en termes explicites la question de savoir si la ministre avait tenu « pleinement compte » du STI. Il ne semble pas que l’une des parties ait présenté une définition de cette expression que le juge de première instance aurait pu appliquer.

[90] Devant notre Cour, Makivik met l’accent dans ses observations sur ce qu’elle qualifie d’omission de la ministre d’intégrer le résumé de l’étude (et autre STI) aux renseignements apportés par la recherche scientifique. Makivik se fonde sur la définition que donne le dictionnaire au terme « intégrer », soit « Introduire un élément dans un ensemble afin que, s’y incorporant, il forme un tout cohérent ». Elle soutient (au paragraphe 77 de son mémoire) que, pour mettre en œuvre les modalités de l’ARTIN, le CGRFRMN et la ministre devaient tous deux [traduction] « amalgamer la science et le savoir traditionnel sur la santé de la population d’ours blancs du SBH pour parvenir à un nouveau résultat qui respectait les deux approches ». Elle soutient qu’il s’agit d’une obligation [traduction] « d’un tout autre type que celle visant à simplement “tenir compte” du savoir traditionnel, qui exigeait que les Conseils et la ministre trouvent un moyen de regrouper les deux systèmes, peu importe que leurs conclusions se rejoignent sur tous les points ».

[91] Makivik fait également valoir (aux paragraphes 78 et 79 de son mémoire) que, tandis que la décision finale du CGRFRMN démontrait que d’importants efforts avaient été déployés pour intégrer les connaissances des deux cultures, [traduction] « rien ne démontre dans les motifs de la ministre de modifier la PTA que cette intégration s’est faite ». Elle soutient plutôt que l’« approche prudente » adoptée par la ministre équivalait à fixer une PTA fondée uniquement sur des éléments scientifiques.

[92] Je serais peu disposé à donner suite à ces arguments qui soulèvent principalement des questions de fait.

[93] Je suis d’avis que les différences entre les approches adoptées par le CGRFRMN et la ministre dans leurs décisions finales respectives sont loin d’être aussi évidentes que l’affirment Makivik et les autres appelants. Dans sa décision finale, le CGRFRMN a décrit les éléments de preuve dont il avait tenu compte, qui comprenaient tant les connaissances scientifiques que le STI. Il a alors tiré une série de conclusions, notamment une conclusion fondée sur son évaluation des renseignements scientifiques et du STI qu’il a examinés quant à la taille de la population et aux tendances qui révèlent que la sous-population d’ours blancs du SBH était à tout le moins demeurée stable, ainsi qu’une conclusion [traduction] « à la lumière de tous les éléments de preuve présentés », dont certains étaient contradictoires, quant au maintien de l’état de santé de la sous-population. Il a ensuite mentionné que la PTA qu’il avait fixée reposait sur l’hypothèse voulant que ces conclusions soient justifiées, et a répété que la conclusion qu’il avait tirée sur la stabilité de la sous-population était [traduction] « étayée par tous les éléments de preuve ». Selon les conclusions qu’il a tirées, il a mentionné que [traduction] « les éléments de preuve examinés » appuyaient toujours sa décision initiale selon laquelle la PTA annuelle devrait être fixée à 28 ours. Il a décrit cette conclusion comme étant [traduction] « raisonnable à la lumière de l’information présentée » et fondée sur une [traduction] « approche défendable et prudente ».

[94] Quant à la décision finale de la ministre, le document d’analyse qui l’accompagnait indiquait au début que la décision avait tenu compte, notamment [traduction] « de l’existence de différences entre l’information scientifique disponible et le savoir traditionnel ». Le document indiquait ensuite ce qui était décrit comme [traduction] « une analyse des raisons pour lesquelles certains aspects de la décision finale ont été rejetés ou modifiés ». Dans ce document, on y mentionnait que la PTA de 23 individus donnait lieu à une récolte combinée d’ours blancs atteignant près de 4,5 % [traduction] « ce qui va de pair avec le taux de prélèvement viable largement accepté ». Le document indiquait ensuite que [traduction] « l’information disponible a été soigneusement soupesée » et qu’une PTA de 28 ours blancs [traduction] « ne permettrait probablement pas de conserver une population viable et [créerait] des préoccupations liées à la conservation pour l’unité de gestion ». Il y était ensuite mentionné dans quelle mesure le STI et les conclusions tirées à partir des données scientifiques concordaient ou divergeaient, et que la différence concernait les tendances observées sur la taille de la sous-population et la condition physique. Pour en arriver à la PTA modifiée de 23 ours, il y est indiqué que l’on ne pouvait pas présumer de la capacité de la sous-population de continuer de soutenir les niveaux de récolte historiques et [traduction] « qu’en conséquence, la prudence s’impose à ce stade-ci ».

[95] Il ne fait aucun doute que le CGRFRMN et la ministre sont parvenus à des conclusions différentes. Les processus qu’ils ont suivis étaient toutefois assez semblables : dans les deux cas, ils ont examiné les renseignements dont ils disposaient – tant les renseignements scientifiques que le STI – et ont fondé leur décision sur tous les éléments qu’ils avaient examinés. Si, comme les appelants le soutiennent, le CGRFRMN s’est engagé dans des efforts d’intégration, il convient de dire que la ministre a fait de même.

[96] Je remarque également que, lors de la plaidoirie, la Cour a demandé aux avocats de Makivik ce qu’il fallait faire au sujet de l’intégration en cas d’incompatibilité entre les connaissances scientifiques et le STI. Les avocats ont répondu qu’il était difficile de répondre à cette question, et que la réponse dépendait des circonstances, bien qu’ils aient souligné l’importance de pouvoir démontrer que le STI avait été pris en compte dans la décision de la ministre. L’avocat du GCC a fait valoir qu’en ce qui concerne l’intégration, il s’agit d’accorder le même poids aux renseignements provenant des deux sources. En contre-interrogatoire sur son affidavit, lorsqu’on a demandé à Kaitlin Breton-Honeyman, directrice de la gestion des ressources fauniques du CGRFRMN, de décrire la façon dont le CGRFRMN intégrait les renseignements scientifiques au STI, elle a déclaré qu’il y avait plusieurs façons de le faire lorsque les deux types de renseignements étaient complémentaires, mais [traduction] « qu’il est plus difficile d’y arriver » en cas de divergence. Elle a ajouté que la façon de résoudre les divergences doit être examinée au cas par cas, et qu’il n’existait aucun protocole ou ligne directrice officielle à ce sujet. Dans sa décision initiale, le CGRFRMN a reconnu que [traduction] « d’autres travaux [étaient] nécessaires pour améliorer la façon dont les connaissances des [Inuits] du Nunavik sont intégrées à celles qu’apporte la recherche scientifique pour la prise des décisions ». Un article récent portant sur le système de gestion des ressources fauniques du Nunavut fait aussi observer le fait [traduction] « qu’il n’y a actuellement aucun algorithme ou formule qui permet de déterminer la façon dont les décisions [du Conseil de gestion des ressources fauniques du Nunavut] sont prises en fonction et de la science occidentale et [du STI] » : Daniel W. Dylan, “Wildlife Management, Privative Clauses, Standards of Review, and Inuit Qaujimajatuqangit: The Dimensions of Judicial Review in Nunavut” (2021), 34 Can. J. Admin. L. & Prac. 265, p. 307 et 308.

[97] Je suis d’avis que ces propos fournissent une autre raison pour laquelle la Cour devrait refuser d’attribuer une faute à la ministre pour sa façon de traiter les deux catégories de renseignements en l’espèce.

[98] Dans la mesure où la conclusion du juge de première instance portant que la ministre a tenu compte du STI disponible en parvenant à sa décision est toujours en litige, je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov (par. 125 et 126), « [i]l est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait ». Une cour de révision « doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur ». Même si « [l]e caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte », il s’agit là d’un seuil difficile à atteindre.

[99] J’estime que ce seuil n’est pas atteint en l’espèce. Dans le dossier dont la ministre était saisie, il existait des éléments de preuve pour étayer sa conclusion, y compris la décision même de la ministre, que j’ai déjà examinée. Je suis conscient que Makivik est en désaccord avec l’évaluation de la preuve faite par le juge de première instance, dont elle décrit certains éléments comme « intéressés ». Toutefois, cela ne suffit pas pour que notre Cour conclue que la conclusion du juge de première instance était erronée, compte tenu des limites imposées au contrôle judiciaire sur les conclusions de fait et l’évaluation du poids des éléments de preuve.

C. La démarche adoptée par la ministre à l’égard de l’étude du savoir traditionnel des Conseils était-elle conforme à l’ARTIN et au principe de l’honneur de la Couronne?

[100] Le contexte de cette question est exposé en partie ci-dessus, aux paragraphes 37, 38 et 48 à 50. Pour résumer, la lettre du sous-ministre expliquant les motifs du rejet de la décision initiale du CGRFRMN ne mentionnait aucunement la question du STI et ne faisait état d’aucune réserve à ce sujet. Le dossier dont la ministre était saisie au moment où elle a modifié la décision finale du CGRFRMN renfermait une note de service qui n’avait pas été communiquée précédemment, exposant certaines préoccupations concernant la méthodologie et autres préoccupations soulevées par des représentants fédéraux, tant à l’égard de l’étude du STI menée par le CGRFRMN que d’une autre source principale de STI dont le CGRFRMN a tenu compte. Selon cette note, ces préoccupations ont rendu difficile l’examen des renseignements provenant de ces sources, en l’absence de précisions et d’autres détails. Les préoccupations n’ont pas été communiquées au CGRFRMN et, par conséquent, ce dernier n’y a pas répondu.

[101] Entrent ainsi en jeu des questions sur la portée des droits protégés par l’article 35 de la Constitution et la conformité à la Constitution, qui font partie des questions soulevées devant notre Cour dans des termes qui diffèrent dans une certaine mesure des termes des questions présentées au juge de première instance. Les questions dont ce dernier a été saisi comprenaient les questions f) et g) suivantes, qu’il a examinées conjointement :

La ministre a-t-elle agi de manière raisonnable ou de manière correcte en droit en n’offrant pas au CGRFRMN la possibilité de répondre à ses préoccupations concernant la méthodologie et les résultats de son étude du savoir traditionnel inuit avant d’en arriver à sa décision?

La ministre a-t-elle agi de manière raisonnable ou de manière correcte en droit en ne sollicitant pas de renseignements supplémentaires au sujet de la méthodologie et des résultats de l’étude du savoir traditionnel inuit avant d’en arriver à sa décision?

[102] Le juge de première instance a répondu « oui » (aux paragraphes 175 et suivants de ses motifs) à ces deux questions. Il a noté qu’à première vue, le processus décisionnel prévu par l’ARTIN ne comprend pas l’obligation d’établir un dialogue lorsque les Conseils et le ministre prennent part à leur processus décisionnel respectif, et que le CGRFRMN et le ministre ou ses représentants ne soulevaient simplement pas de questions au fur et à mesure du déroulement du processus. Il a reconnu que le CGRFRMN aurait préféré connaître plus tôt les préoccupations de la ministre et avoir l’occasion d’y répondre. Il a toutefois conclu qu’à la lumière du libellé de l’ARTIN, tant la décision de la ministre de ne pas informer le CGRFRMN de ses préoccupations que sa décision de ne pas solliciter de renseignements supplémentaires du CGRFRMN au sujet de la méthodologie étaient raisonnables. Il a également souligné la déclaration de la ministre dans sa lettre de transmission de sa décision finale selon laquelle elle était disposée à réexaminer la PTA une fois que le rapport d’étude du STI et les nouveaux résultats du relevé aérien seraient disponibles (ces documents étaient attendus dans les deux années suivantes). Dans son analyse, le juge de première instance n’a pas fait mention des deux questions relatives à l’honneur de la Couronne.

[103] Avant d’examiner cette question plus à fond, je vais me pencher brièvement sur l’examen de certains aspects susceptibles d’être pertinents pour la question de l’honneur de la Couronne.

[104] L’honneur de la Couronne est un principe constitutionnel : Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, par. 24. Il est toujours en jeu lorsque la Couronne traite avec les peuples autochtones, mais la question de savoir ce qui constitue un comportement honorable et quelles obligations précises découlent de l’honneur de la Couronne sont fortement tributaires des circonstances : Mikisew Cree, par. 23 et 24.

[105] L’honneur de la Couronne régit, entre autres, la conclusion des traités et leur mise en œuvre. Dans ce contexte, son application « commande le respect d’exigences telles que s’en tenir à une négociation honnête et éviter l’apparence de manœuvres malhonnêtes », de même qu’une interprétation large, fondée sur l’objet visé. « [U]ne interprétation fondée sur l’honneur attribuée à une obligation ne saurait être une interprétation formaliste qui dissocie les mots de leur objet » : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, par. 73, 76 et 77. De plus, « les fonctionnaires de la Couronne doivent veiller à exécuter l’obligation de façon à réaliser l’objet de la promesse » : Manitoba Metis, par. 80.

[106] Makivik soutient que la ministre avait l’obligation légale et morale – la première étant fondée sur le libellé de l’ARTIN et la seconde, sur l’honneur de la Couronne – de divulguer au CGRFRMN les préoccupations de ses représentants sur le STI disponible et de lui donner la possibilité d’y répondre avant que la ministre ne rende sa décision finale. Le CGRFRMN invoque un argument similaire, fondé sur l’obligation légale de la ministre, en vertu de l’ARTIN, de fournir des motifs lorsqu’elle rejette une décision initiale du CGRFRMN. Cet argument porte essentiellement sur l’absence, dans les motifs de la ministre, de mentions relatives aux préoccupations concernant la méthodologie liée au STI, examiné par le CGRFRMN, et le défaut de la ministre de s’acquitter de cette obligation qui a usurpé le rôle du CGRFRMN dans le processus décisionnel prévu par l’ARTIN et donné lieu à une décision finale qui n’a pas tenu compte du STI.

[107] Le procureur général soutient que la ministre n’avait pas l’obligation, dans ses motifs de rejet de la décision initiale du CGRFRMN, de soulever ses préoccupations concernant la méthodologie ni de demander des précisions pour chercher à dissiper ces préoccupations. Il fait valoir que le processus prévu par l’ARTIN n’exige pas une énumération exhaustive de tous les facteurs, surtout s’ils ne sont pas pertinents pour la décision de la ministre, et que tous les renseignements disponibles, y compris le STI, ont été examinés sans réserve. Il souligne que le rapport final sur le STI n’aurait pas été disponible avant la décision finale de la ministre, en octobre 2016 : il n’a été effectivement disponible qu’en mai 2018.

[108] Je ne retiens pas les arguments des appelants dans la mesure où ils exigeraient que la ministre et le CGRFRMN établissent un dialogue en dehors de celui du processus décisionnel prévu aux articles 5.5.7 à 5.5.13 de l’ARTIN (résumés ci-dessus aux paragraphes 27 et 28), et soulèvent entre eux leurs préoccupations à mesure qu’elles se présentent. Je partage l’avis du juge de première instance que, s’il est vrai que des communications de ce genre peuvent être utiles, le fait de les exiger ferait en sorte que le processus échapperait à la portée du libellé de l’ARTIN que les parties ont négocié. Je ne considère pas que l’article 5.2.2 en vertu duquel [traduction] « Makivik et le gouvernement ont le droit de demander à des conseillers techniques d’assister à toutes les réunions [du CGRFRMN] en qualité d’observateurs sans droit de vote » permet de conclure autrement. Il semble plutôt fournir un moyen de transmettre des renseignements techniques à sens unique, du CGRFRMN à la ministre.

[109] Je conviens toutefois avec Makivik et le CGRFRMN que les exigences prévues dans l’ARTIN selon lesquelles le ministre doit fournir des motifs doivent être interprétées de manière téléologique. Il ressort clairement que le principal objectif de l’exigence prévue à l’alinéa 5.5.8(b) est que le ministre fournisse des motifs écrits au CGRFRMN justifiant le rejet d’une décision initiale prise par ce dernier. C’est pour permettre au CGRFRMN de faire ce que l’article 5.5.11 exige, soit de « réexamine[r] [l]a décision à la lumière des motifs écrits fournis par le ministre et [de prendre] [une] décision finale [...] ». De cette façon, comme sous le régime examiné dans l’arrêt Nacho Nyak Dun (par. 43), chaque étape du mécanisme repose sur les décisions prises précédemment. Mais cet objectif ne peut être atteint, à moins que l’examen des motifs que le ministre a communiqués par écrit indique les motifs réels de son rejet. Je suis d’avis que Makivik a raison de faire remarquer (au paragraphe 85 de son mémoire) que [traduction] « le fait que le CGRFRMN soit le “principal mécanisme de gestion des ressources fauniques” dans la RMN doit signifier, à tout le moins, qu’il a la possibilité d’examiner toutes les questions et tous les facteurs sur lesquels le ministre entend se fonder dans sa décision et d’y répondre » (non souligné dans l’original).

[110] L’exigence prévue à l’article 5.5.12, soit que le ministre fournisse des motifs justifiant le rejet ou la modification de la décision finale du CGRFRMN, est en partie différente, et peut-être moins évidente. Au moment où cette exigence entre en jeu, le processus décisionnel prend fin (sous réserve du réexamen prévu à l’article 5.2.18), et le CGRFRMN n’a plus l’occasion de procéder à un réexamen. Toutefois, d’autres fonctions importantes des motifs restent fermement en place.

[111] Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Vavilov, au paragraphe 79 (renvois omis) :

[Les] motifs [...] servent à expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause. Ils permettent de montrer aux parties concernées que leurs arguments ont été pris en compte et démontrent que la décision a été rendue de manière équitable et licite. Les motifs servent de bouclier contre l’arbitraire et la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public [...].

Dans ce contexte, plus précisément, « [l]’existence de motifs écrits favorise la réconciliation, parce que ces motifs montrent aux peuples autochtones touchés que leurs droits ont été considérés et comment on en a tenu compte [...] ». Les motifs constituent « une marque de respect [qui] démontre la courtoisie dont doit faire preuve la Couronne en tant que souverain envers une nation qui occupait le territoire avant elle » : Clyde River (Hameau) c. Petroleum Geo‑Services Inc., 2017 CSC 40, par. 41 (renvois omis).

[112] Selon moi, tant l’omission du sous-ministre de transmettre les préoccupations d’ECCC concernant la méthodologie liée au STI disponible lors du rejet de la décision initiale du CGRFRMN que l’omission de la ministre de faire de même lorsqu’elle a modifié la décision finale du CGRFRMN constituaient une interprétation et une mise en œuvre des exigences prévues par l’ARTIN moins fondée sur l’objet visé, qui est de fournir une décision motivée, et constituaient également un manquement au principe de l’honneur de la Couronne. C’est particulièrement vrai lorsqu’on connaît l’importance que l’ARTIN accorde au STI.

[113] En l’espèce, l’omission de transmettre les préoccupations d’ECCC peut également être qualifiée de manquement à l’équité procédurale, également assujettie à la norme de la décision correcte, comme je l’explique dans le paragraphe 78 ci-dessus, parce qu’elle a empêché le CGRFRMN de répondre à ces préoccupations dans sa décision finale. Les parties n’ont toutefois pas adopté cette approche dans leurs observations, et la conclusion que j’ai tirée, à savoir qu’il y a eu atteinte à l’honneur de la Couronne, rend cette analyse inutile de toute façon.

D. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à se fonder sur une « approche de gestion prudente » comme justification pour restreindre la récolte des Inuits du Nunavik?

[114] Sur cette question, le juge de première instance a conclu (au paragraphe 202 de ses motifs) qu’« il était raisonnable et nécessaire d’adopter une approche de gestion prudente, eu égard à l’état des renseignements dont disposaient les Conseils et la ministre, soit des renseignements qui pouvaient être considérés comme des renseignements provisoires ». Il a souligné que, dans le contexte des ressources fauniques, les renseignements sont appelés à évoluer constamment, et que les décisions devraient être revues en conséquence à l’occasion au fur et à mesure que la situation évolue. Il a conclu que l’alinéa 5.1.2(h) de l’ARTIN (qui dispose que « le système de gestion des ressources fauniques et l’exercice des droits de récolte des Inuit du Nunavik sont régis par les principes de la conservation ») et les principes de conservation énoncés aux articles 5.1.4 et 5.1.5, conjointement avec les renseignements limités dont disposait la ministre, avaient mené à l’adoption d’une approche de gestion prudente. Il a également conclu que la ministre avait reconnu la nécessité d’examiner d’autres renseignements en indiquant que sa décision demeurerait en vigueur jusqu’à ce que de nouvelles données soient disponibles. Il a indiqué que « [d]ans ces circonstances particulières, l’approche de la ministre était raisonnable ».

[115] Makivik soutient que cette conclusion repose sur deux méprises fondamentales. La première étant que l’objet du chapitre 5 de l’ARTIN est de rendre des décisions de conservation. Au lieu de cela, elle soutient que l’ARTIN enchâsse un principe d’intervention minimale, en énonçant à l’alinéa 5.5.3(a) que les « décisions prises par le CGRFRMN ou par un ministre en application des parties 5.2 et 5.3 ne peuvent restreindre ou limiter les activités de récolte des Inuit du Nunavik que dans la mesure nécessaire [...] [à la mise] en œuvre [d’]un objectif de conservation valable conformément aux articles 5.1.4 et 5.1.5 » (non souligné dans l’original). Elle soutient que l’approche adoptée par le juge de première instance vient à l’encontre de ce principe. La deuxième méprise porte sur le fait que des renseignements plus complets et de meilleure qualité seraient immédiatement disponibles.

[116] NTI convient qu’une approche prudente est incompatible avec l’ARTIN. NTI traite les déclarations de la ministre, comme celles concernant la nécessité de [traduction] « faire preuve de prudence », d’adopter une [traduction] « approche de gestion prudente » et la mention d’une [traduction] « préoccupation liée à la conservation » comme un recours au [traduction] « principe de précaution ». Comme l’a décrit la Cour suprême, « [c]e principe émergent en droit international reconnaît en effet que, parce qu’il est intrinsèquement difficile de déterminer et de prédire avec une certitude scientifique les répercussions environnementales, les politiques en la matière doivent anticiper et prévenir les dégradations environnementales » : Dynamitage Castonguay Ltée c. Ontario (Environnement), 2013 CSC 52, par. 20 (renvois omis). NTI soutient qu’en ce sens, le principe de précaution doit céder le pas à l’alinéa 5.5.3(a) de l’ARTIN.

[117] Conformément aux observations du procureur général, je ne crois pas que la ministre ait adopté le principe de précaution au sens formel et y ait donné préséance sur l’alinéa 5.5.3(a) de l’ARTIN. Je suis plutôt d’avis que la ministre a choisi d’être prudente en fixant la PTA en tenant compte des incertitudes qu’elle a relevées sur le plan factuel. Aux termes de l’ARTIN, je suis d’avis qu’il lui était loisible d’agir ainsi et de conclure que la PTA qu’elle a établie était, pour reprendre les termes de l’alinéa 5.5.3(a), « nécessaire […] pour mettre en œuvre un objectif de conservation », surtout à la lumière de l’alinéa 5.1.5(b) de l’ARTIN, qui compte parmi les principes de conservation « le maintien en santé des populations fauniques vitales, de manière à satisfaire les besoins en matière de récolte […] ». Je constate également que le CGRFRMN a qualifié sa propre décision finale sur la PTA [traduction] « d’approche défendable et prudente » dans les circonstances. Même si le CGRFRMN et la ministre avaient clairement des points de vue différents sur le niveau de PTA que la prudence ou la précaution dicterait, ils avaient tous deux le droit, en vertu de l’ARTIN, d’avoir un avis à ce sujet.

E. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à tenir compte des politiques du commerce international ou des questions liées à la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) pour en arriver à sa décision?

[118] L’analyse que le juge de première instance a faite de cette question était axée sur la CITES, 993 R.T.N.U. 243, plutôt que sur les politiques relatives au commerce international de manière plus générale. La CITES est un traité international, dont le Canada ainsi que 182 autres pays sont parties, qui réglemente le commerce de certaines espèces d’animaux et de végétaux. À l’heure actuelle, les ours blancs sont énumérés à l’Annexe II de la CITES, qui comprend « toutes les espèces qui, bien que n’étant pas nécessairement menacées actuellement d’extinction, pourraient le devenir si le commerce [...] n’était pas soumis à une réglementation stricte […] ». Lorsqu’une espèce figure à l’Annexe II, un État Partie à la Convention ne peut pas permettre son exportation avant d’avoir au préalable délivré un permis d’exportation. Un État Partie à la Convention peut délivrer un permis d’exportation seulement si son autorité scientifique désignée a déterminé que l’exportation ne nuira pas à la survie de l’espèce.

[119] À plusieurs reprises, les États Parties à la CITES ont proposé de « faire passer » les ours blancs de l’Annexe II à l’Annexe I, qui dresse la liste des espèces menacées. Cela ferait effectivement obstacle au commerce international des ours blancs. Les organisations inuites, y compris Makivik, se sont dites préoccupées par cette possibilité, compte tenu des avantages économiques du commerce international des ours blancs.

[120] Le juge de première instance a commencé son analyse (au paragraphe 136 de ses motifs) en reconnaissant que l’argument invoqué par Makivik selon lequel la profonde importance culturelle que revêt la chasse à l’ours blanc constitue le facteur de premier intérêt pour les Inuits et que la ministre aurait dû accorder plus de poids à ce facteur dans son processus décisionnel qu’aux menaces d’interdiction de commerce. Il n’a toutefois pas reconnu que la CITES avait joué un rôle très important. Il a conclu que la CITES était un facteur à prendre en compte parmi de nombreux autres par les Conseils et la ministre « dans le but ultime d’en arriver à une décision raisonnable fondée sur les principes de conservation énoncés aux articles 5.1.4 et 5.1.5 [...] ». Il a conclu (au paragraphe 142) que la décision de la ministre n’était pas axée principalement sur la CITES et que cette dernière n’avait pas eu une influence démesurée sur la décision.

[121] Bien qu’il ait convenu avec Makivik que la chasse à l’ours blanc se poursuivrait même si le commerce des peaux d’ours devait être interdit par la CITES, le juge de première instance a conclu que la ministre avait tenu compte, comme il se devait, du risque d’interdiction de commerce au moment de soupeser les différents facteurs. Il a conclu que la ministre avait agi de manière raisonnable en tenant compte de la CITES, parce qu’elle a été ainsi en mesure de mieux comprendre les objectifs que l’ARTIN vise en matière de gestion faunique et les principes de conservation qui sous‑tendent cet accord. Il n’a pas jugé nécessaire de déterminer si la CITES était une entente internationale relative aux animaux sauvages au sens de l’article 5.5.4.1 (précité, au paragraphe 24).

[122] En appel, Makivik soutient que le fait que la ministre ait tenu compte des politiques relatives au commerce international était erroné ou déraisonnable pour deux raisons : elle n’y était pas autorisée par l’article 5.5.4.1 de l’ARTIN et elle a accordé trop d’importance aux intérêts économiques des Inuits par rapport à leurs intérêts culturels. NTI convient que l’article 5.5.4.1 n’autorisait pas la ministre à tenir compte de la CITES. Elle souligne que, bien que cette disposition exige la prise en considération des « ententes internationales », ce terme est défini à l’article 5.1.1 comme « une entente sur les ressources fauniques conclue par le gouvernement du Canada et soit un ou plusieurs États étrangers, soit une ou plusieurs associations d’États étrangers » (souligné par NTI). Elle soutient que la CITES n’est pas une « entente sur les ressources fauniques », mais une « entente internationale », et qu’autoriser la ministre à la prendre en considération irait à l’encontre du sens ordinaire du libellé de l’ARTIN.

[123] Le procureur général répond que les motifs de la ministre reposaient sur les principes de conservation, et non sur la CITES, qui n’a aucunement été mentionnée dans la décision de la ministre, et que les recommandations de ses représentants ne faisaient référence à la CITES que pour la situer dans son contexte ou comme source de conséquences négatives supplémentaires possibles d’une décision qui ne suivait pas les principes de conservation énoncés dans l’ARTIN. Le procureur général souscrit à la conclusion du juge de première instance selon laquelle la CITES n’était qu’un facteur parmi tant d’autres. Il soutient également qu’il n’existe aucune incompatibilité entre la CITES et l’ARTIN, et que les objectifs de ce dernier comprennent la promotion des intérêts économiques à long terme des Inuits du Nunavik. Il ajoute que, selon une juste interprétation de l’article 5.5.4.1, la CITES pourrait être prise en compte dans la décision concernant la sous-population du SBH, et que cet article et d’autres encore (articles 5.5.23 et 5.8.4) reconnaissent que les ententes internationales font [traduction] « partie intégrante » de l’ARTIN (mémoire du procureur général, aux paragraphes 166 et 167).

[124] S’agissant de cette question, je suis d’avis qu’il est important de reconnaître que l’article 5.5.4.1 est une disposition limitative et obligatoire. Elle exige que le CGRFRMN et le ministre tiennent compte de deux catégories d’ententes visées (les ententes multigouvernementales intérieures et les ententes internationales sur les ressources fauniques). Mais elle n’empêche pas le CGRFRMN et le ministre de tenir compte d’autres catégories d’ententes qui ne sont pas visées. Il s’ensuit que, même si la CITES n’est pas une entente internationale sur les animaux sauvages au sens de l’article 5.5.4.1, il était loisible à la ministre d’en tenir compte, pourvu que cette entente puisse être considérée comme pertinente sous le régime de l’ARTIN et qu’aucune autre disposition n’empêche la ministre d’en tenir compte : voir l’arrêt Vavilov, au paragraphe 108.

[125] Je suis d’avis que ces deux conditions préalables étaient remplies. D’abord, comme le procureur général le fait valoir, l’alinéa 5.1.3(d) de l’ARTIN comprend, dans l’objet du chapitre 5, la création d’un système de gestion des ressources fauniques pour la RMN qui « favorise les intérêts économiques, sociaux et culturels à long terme des Inuit du Nunavik ». Les répercussions économiques possibles, comme celles qui pourraient découler de la CITES, étaient donc pertinentes sous le régime de l’ARTIN. Ensuite, l’ARTIN ne renferme aucune règle sur la pertinence ou autre disposition limitative qui empêchait de tenir compte de la CITES.

[126] Par conséquent, à l’instar du juge de première instance, je ne vois pas la nécessité de déterminer si la CITES est une entente internationale sur les animaux sauvages au sens de l’article 5.5.4.1 de l’ARTIN. Il n’est pas non plus nécessaire de traiter séparément la partie de cette question concernant les politiques relatives au commerce international.

F. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à se fonder sur l’accord volontaire de 2014 et la ministre a-t-elle, ce faisant, respecté le principe de l’honneur de la Couronne?

[127] Makivik a présenté au juge de première instance une version quelque peu différente de cette question. On a demandé au juge de trancher la question d) : s’il était « correct ou raisonnable de la part de la ministre de tenir compte de l’accord volontaire de 2014 pour en arriver à sa décision ».

[128] L’accord volontaire de 2014 a été conclu au cours d’une réunion convoquée en septembre 2014 par la ministre de l’Environnement du Canada de l’époque. Le processus entrepris par le CGRFRMN qui a conduit à sa décision initiale était en cours. Dans sa lettre de convocation à la réunion, la ministre s’est dite préoccupée par le temps qu’il faudrait pour parachever le système de gestion officiel des ours blancs que prévoit l’ARTIN et par la possibilité de retards qui nuiraient à la position du Canada aux termes de la CITES et déclencheraient d’autres restrictions commerciales imposées par certains pays. Elle s’est dite d’avis qu’il serait souhaitable de conclure une entente volontaire jusqu’à ce qu’un système de gestion officiel soit mis en place au Nunavik.

[129] À la réunion, des représentants de Makivik, de NTI, du GCC, de groupes de chasseurs locaux, de l’Ontario, du Nunavut ainsi que d’ECCC étaient présents. Les parties ont conclu un accord volontaire visant notamment à limiter leur prise totale à 45 ours au cours des saisons de chasse 2014-2015 et 2015-2016. Le total des 45 ours serait réparti comme suit : 22 pour les Inuits du Nunavik, 20 pour les Inuits du Nunavut et trois pour les Cris du Québec et de l’Ontario.

[130] L’accord renfermait les dispositions suivantes :

[traduction]

7. Le présent accord volontaire est établi sous réserve des autres ententes concernant la chasse à l’ours blanc ou du processus décisionnel défini dans les accords sur les revendications territoriales applicables.

[131] Le juge de première instance a d’abord conclu (au paragraphe 153 de ses motifs) que, comme Makivik et le GCC l’avaient fait valoir devant lui, l’accord volontaire de 2014 n’était pas une « entente multigouvernementale intérieure » au sens de l’article 5.5.4.1 de l’ARTIN (précité, au paragraphe 24). Il s’est dit étonné que les parties qui avaient négocié l’ARTIN n’aient pas une compréhension claire et mutuellement acceptée des ententes visées par cette définition. Il a également jugé important que, tandis que l’article 5.8.5 de l’ARTIN dispose que le CGRFRMN « doit jouer, dans le cadre des négociations visant la conclusion ou la modification des ententes intergouvernementales intérieures, un rôle correspondant à son statut et à ses responsabilités de gestion des ressources fauniques dans la RMN », le CGRFRMN n’ait participé qu’à titre d’observateur dans l’élaboration de l’accord volontaire de 2014. Compte tenu de sa première conclusion et du libellé de l’article 5.5.4.1, il a conclu que la ministre n’était pas tenue de prendre en considération l’accord volontaire de 2014 pour l’examen de la PTA.

[132] Il a ensuite examiné la question de savoir si la ministre était néanmoins autorisée à tenir compte de l’accord. Il a cité (au paragraphe 155) des extraits du témoignage d’Adamie Delisle Alaku, vice-président exécutif du Service de développement des ressources pour Makivik. M. Alaku a expliqué qu’eu égard à la clause « sous réserve » et au contexte de l’accord volontaire de 2014, Makivik était très préoccupée et s’est sentie trahie lorsqu’elle a appris que l’une des raisons pour lesquelles la ministre avait rejeté la décision initiale du CGRFRMN était que les représentants fédéraux croyaient que l’accord volontaire de 2014 constituait une entente multigouvernementale intérieure au sens de l’ARTIN, que le CGRFRMN était tenu de prendre en considération.

[133] Malgré ce qu’il a décrit comme une « tension » découlant du fait d’avoir recours aux accords volontaires lorsque des processus officiels ont été établis dans les traités modernes comme l’ARTIN, le juge de première instance a conclu (au paragraphe 157) que l’accord volontaire de 2014 constituait « un facteur à prendre en compte parmi de nombreux autres », que la ministre avait agi raisonnablement en en tenant compte, et qu’elle ne s’est pas appuyée exagérément sur cet accord. Il a conclu que la clause « sous réserve » de l’accord ne faisait pas de cet accord un document privilégié et ne faisait pas obstacle à sa prise en considération.

[134] Devant notre Cour, Makivik soutient que le juge de première instance a eu raison de conclure que l’accord volontaire de 2014 n’était pas une entente multigouvernementale intérieure au sens de l’ARTIN. Elle met maintenant l’accent dans ses arguments sur deux erreurs alléguées. Elle affirme d’abord que si, comme le juge de première instance l’a conclu, l’accord volontaire de 2014 n’est pas une entente multigouvernementale intérieure, il n’y a rien dans l’ARTIN qui pourrait appuyer le droit de la ministre d’en tenir compte. Elle soutient ensuite que, si la ministre a tenu compte de l’accord volontaire de 2014 malgré la clause « sous réserve », elle a fait fi du principe de l’honneur de la Couronne.

[135] Je ne retiens pas ces arguments. Quant au premier argument, dans le contexte de la CITES, j’ai déjà analysé le rôle de l’article 5.5.4.1 : bien qu’il exige que certaines ententes soient prises en considération, il n’empêche pas de tenir compte d’autres ententes ou questions pertinentes sous le régime de l’ARTIN. NTI a renvoyé la Cour (au paragraphe 44 de son mémoire) à quatre dispositions de l’ARTIN qui appuient la prise en compte de l’entente multigouvernementale de 2014 : (1) l’article 5.5.4.1 lui-même, qui dispose que le CGRFRMN et le ministre « doivent tenir compte des activités de récolte pratiquées à l’extérieur de la RMN »; (2) l’alinéa 5.3.3(a), qui traite d’un « objectif de conservation »; (3) l’alinéa 5.1.3(j), qui comprend, dans le cadre du régime de gestion des ressources fauniques de l’ARTIN, une « coordination efficace avec d’autres organismes chargés de la gestion des ressources fauniques qui migrent entre la RMN et d’autres régions »; et (4) l’article 5.5.4.2 en vertu duquel le CGRFRMN et le ministre doivent « tenir compte des objectifs spéciaux et des politiques s[e] rapportant [aux aires protégées] ».

[136] Quant au deuxième argument de Makivik, je suis d’accord pour dire que, dans ce contexte, deux obligations de la Couronne entrent possiblement en jeu : l’obligation de ne pas se livrer à des manœuvres malhonnêtes (ne serait-ce qu’en apparence) et l’obligation de mettre en œuvre des traités pour réaliser leur objet. Toutefois, le deuxième argument de Makivik repose sur la prémisse que, en utilisant l’expression « sous réserve », les représentants d’ECCC ont promis que l’accord volontaire de 2014 ne serait pas pris en considération dans l’établissement de la PTA annuelle pour l’ours blanc de la RMN, et qu’ECCC et la ministre n’ont pas respecté cette promesse.

[137] Je n’interprète pas ainsi la clause « sous réserve » contenue dans l’accord volontaire de 2014. Bien qu’au cours de la réunion ayant mené à la conclusion de l’accord, le représentant de Makivik ait présenté des éléments de preuve (mentionnés ci-dessus, au paragraphe 132) selon lesquels Makivik s’est sentie trahie lorsque ECCC a soutenu que l’accord volontaire de 2014 était une entente multigouvernementale intérieure, les intentions subjectives d’une partie ou la compréhension qu’elle a du sens des termes d’un contrat n’ont pas leur place dans l’interprétation du contrat en question : Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, par. 59. L’accord volontaire de 2014 ne constituait pas un traité auquel s’appliquent d’autres principes d’interprétation.

[138] Alors, quel est le sens de la clause « sous réserve » contenue dans l’accord volontaire de 2014? Par souci de commodité, je la reproduis une fois de plus :

[traduction]

7. Le présent accord volontaire est établi sous réserve des autres ententes concernant la chasse à l’ours blanc ou du processus décisionnel défini dans les accords sur les revendications territoriales applicables.

[139] En lisant ces mots à la lumière des autres dispositions de l’accord et en tenant compte des circonstances (voir l’arrêt Sattva, par. 47, 48, 57 et 58), je suis essentiellement d’accord avec NTI (aux paragraphes 53 à 55 de son mémoire) lorsqu’elle affirme que la clause signifie deux choses dans le contexte actuel : que l’accord volontaire de 2014 peut être remplacé par d’autres ententes, et que les parties au processus prévu par l’ARTIN peuvent prendre des positions dans ce processus sans tenir compte de l’accord volontaire de 2014. Cependant, la clause ne confère aucun privilège à l’égard de l’accord qui empêche d’en tenir compte dans le processus prévu par l’ARTIN, et la ministre n’a pas manqué à l’honneur en en tenant compte.

G. L’ARTIN autorise-t-il la ministre à modifier les limites non quantitatives établies par les Conseils? Dans l’affirmative, est-ce pour autant légal?

[140] Il s’agit d’une autre question qui a été soumise au juge de première instance dans des termes quelque peu différents de ceux des questions soumises à notre Cour. Les questions soumises au juge de première instance étaient les suivantes :

Lorsqu’elle a rendu sa décision, la ministre avait-elle compétence pour modifier les limites non quantitatives que les Conseils avaient établies dans leur décision finale?

Subsidiairement, si la réponse à la question qui précède est positive, la décision de la ministre d’exiger la récolte sélective en fonction du sexe et de modifier d’autres limites non quantitatives fixées par les Conseils était-elle correcte ou raisonnable?

[141] Ces questions découlaient du fait que le sous-ministre n’avait soulevé aucune préoccupation quant aux limites non quantitatives comprises dans la décision initiale du CGRFRMN lorsqu’il a rejeté cette décision, et la ministre a néanmoins modifié ces limites dans sa décision finale.

[142] Le juge de première instance a conclu (au début du paragraphe 116 de ses motifs) que la ministre avait compétence pour modifier, dans sa décision finale, les limites non quantitatives établies par les Conseils. Il a établi une distinction avec l’arrêt Nacho Nyak Dun au motif que, dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que le fait de s’écarter d’une étape antérieure prévue dans un processus décisionnel ou une conversation en plusieurs étapes ferait en sorte, si on le permettait, de donner au gouvernement un pouvoir décisionnel absolu à l’étape finale, privant ainsi le processus de tout son sens. En l’espèce, il a conclu que le pouvoir de la ministre n’était pas absolu. Elle était tenue de suivre le processus prévu aux articles 5.5.7 à 5.5.11 de l’ARTIN, et l’a suivi. Ces dispositions « [ne précisaient] aucune mesure additionnelle qu’elle devait prendre dans le cadre de l’examen des décisions du CGRFRMN pour en arriver à ses propres décisions ». Ces dispositions ne contenaient pas non plus de restrictions précises sur le pouvoir ou la compétence de la ministre de modifier les limites non quantitatives.

[143] Le juge de première instance a ensuite examiné (au début du paragraphe 125) la question de savoir si la ministre a exercé sa compétence de façon raisonnable en ce qui a trait aux limites non quantitatives. En tenant compte du libellé de l’ARTIN, des interactions entre les signataires du traité, du statut de l’ARTIN en tant que traité protégé par la Constitution et du principe de l’honneur de la Couronne, il a conclu que « le vide entre la réponse du sous‑ministre et la décision de la ministre ou entre la conduite du personnel d’ECCC et celle du CGRFRMN rend[ait] la décision de la ministre déraisonnable en ce qui concerne les limites non quantitatives ». Il a mentionné que s’il y avait eu des éléments de preuve indiquant que des discussions avaient eu lieu sur les limites non quantitatives entre les membres du CGRFRMN ou entre les représentants techniques, sa décision aurait pu être différente.

[144] Dans les observations détaillées qu’elle nous a présentées, Makivik revient sur la question du libellé des dispositions habilitantes, bien qu’elle ait reformulé cette question. Elle soutient que le défaut de motiver sa décision, à l’étape de l’article 5.5.8 du processus décisionnel de l’ARTIN pour justifier le rejet des limites non quantitatives établies par le CGRFRMN dans sa décision initiale, a privé la ministre de sa compétence de modifier ou de rejeter les limites non quantitatives dans sa décision finale. Elle soutient que le juge de première instance n’a pas tenu compte de l’esprit de l’obligation qui incombe à la ministre de motiver sa décision, et que, si le raisonnement du juge de première instance est maintenu, la ministre sera en mesure d’imposer des restrictions en matière de récolte des Inuits sans jamais avoir sollicité l’opinion du CGRFRMN. Elle affirme également que l’omission d’agir en conformité avec le processus prévu par un traité moderne constitue un manquement au principe de l’honneur de la Couronne. Makivik soutient que, si la ministre avait compétence, elle l’a exercé de manière déraisonnable.

[145] Le procureur général appuie la conclusion du juge de première instance, selon laquelle la ministre avait compétence, mais ne conteste pas la conclusion voulant qu’elle ait agi de manière déraisonnable. Il fait valoir que, tant que le processus énoncé aux articles 5.5.7 à 5.5.11 de l’ARTIN a été suivi, la ministre a conservé sa compétence.

[146] Je ne trouve pas utile d’examiner cette question du point de vue de la compétence, une notion compliquée que la Cour suprême a maintenant écartée dans le contexte du droit administratif : voir l’arrêt Vavilov, par. 65 à 68. Je suis d’avis que de chercher à le faire en l’espèce apporte des complications inutiles. Plutôt, en grande partie pour les mêmes motifs que ceux exposés ci-dessus (aux paragraphes 109 et suivants), en ce qui concerne l’omission de la ministre de communiquer, par des motifs, les préoccupations d’ECCC au sujet de la méthodologie, je suis d’avis que l’omission de communiquer dans les motifs les préoccupations concernant les limites non quantitatives établies par le CGRFRMN dans sa décision initiale équivaut à un manquement au principe de l’honneur de la Couronne. L’effet du manquement a été de refuser au CGRFRMN la possibilité de répondre à ces préoccupations dans sa décision finale et d’entraver le dialogue que le processus de l’ARTIN visait à établir. Je ne souscris pas à la conclusion du juge de première instance dans la mesure où il a conclu qu’il suffisait à la ministre de prendre les mesures formelles prévues aux articles 5.5.7 à 5.5.11 de l’ARTIN, peu importe la substance de ses communications.

H. Le juge de première instance a-t-il commis une erreur susceptible de révision en accueillant la requête de Makivik en radiation de certains éléments de preuve produits par le procureur général?

[147] En accueillant la requête de Makivik en radiation d’une partie de l’affidavit de Mme Vallender, le juge de première instance a invoqué (au paragraphe 64 de ses motifs) le principe voulant que, sous réserve d’exceptions limitées, le contrôle judiciaire doive être instruit selon la preuve dont le décideur administratif disposait. Il a expliqué que les éléments de preuve que visait Makivik renvoyaient aux résultats du relevé aérien de 2016, qui n’étaient pas disponibles au moment où le CGRFRMN et la ministre ont rendu leurs décisions. Les éléments de preuve n’étaient donc pas pertinents ni admissibles aux fins du contrôle judiciaire. Ils renfermaient également davantage que des renseignements généraux et, par conséquent, ne faisaient pas l’objet d’une exception à la preuve de cette nature.

[148] Comme l’ont reconnu le procureur général et Makivik, il y a également certaines autres exceptions, dont une exception à la preuve pertinente quant à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de réparation de la cour de révision : Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, par. 10. Bien que le procureur général se fonde sur cette exception en nous demandant d’annuler la décision du juge de première instance, il ne ressort pas du dossier ou des observations de l’avocat que cette exception a été soumise au juge de première instance. Makivik n’y a pas fait référence dans son avis de requête en radiation, bien qu’elle ait mentionné d’autres exceptions. Le juge de première instance n’y a pas fait allusion non plus lorsqu’il a accueilli la requête. Cependant, je présume, à partir des propos du procureur général concernant le fondement sur lequel les éléments de preuve ont été produits, que l’exception lui a en fait été soumise ou qu’il en était par ailleurs conscient.

[149] Quoi qu’il en soit, plus de quatre ans se sont écoulés depuis que les résultats du relevé aérien de 2016 auxquels Mme Vallender se reporte dans les parties radiées de son affidavit sont devenus disponibles. Leur valeur probante par rapport à la réparation semble très limitée. Vu les répercussions de l’écoulement du temps, les autres éléments de preuve au dossier et le fait que le juge de première instance a estimé qu’il était inutile d’examiner les éléments de preuve radiés dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de réparation, je ne modifierais pas la décision du juge de première instance sur cette question, à ce stade-ci.

I. Notre Cour devrait-elle rendre un jugement déclaratoire?

[150] Le juge de première instance a conclu (au paragraphe 212 de ses motifs) qu’il ne convenait pas de prononcer un jugement déclaratoire. Il a mentionné que cette façon de procéder toucherait l’intention des parties d’améliorer le système de gestion des ressources fauniques établi par l’ARTIN pour les Inuits du Nunavik, et qu’il y a d’autres sous‑populations d’ours blancs que le CGRFRMN et la ministre devront examiner et d’autres espèces sauvages que les parties devront gérer. Se reportant à la déclaration de la Cour suprême dans l’arrêt Nacho Nyak Dun selon laquelle « [l]e rôle des tribunaux ne consiste pas à déterminer si chacune des parties a joué adéquatement son rôle à chaque étape du processus établi par un traité moderne », il a conclu qu’il serait prématuré et inutile de rendre un jugement déclaratoire sur des questions concernant l’interprétation de l’ARTIN, questions que les parties auraient pu régler plus tôt.

[151] Après avoir mentionné l’arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, 1979 CanLII 9 (CSC) (un arrêt charnière de la Cour suprême sur l’à-propos des jugements déclaratoires), et citant une fois de plus un extrait de l’arrêt Nacho Nyak Dun, il a conclu qu’en refusant de prononcer un jugement déclaratoire, les parties continueraient « de gérer ensemble et de concilier leurs différences » et « arriveraient à une entente sur un processus – en fait, elles vont se réconcilier – sans que les tribunaux interviennent dans le processus au‑delà de ce qui est nécessaire pour régler le différend en cause ». Le refus assurerait donc la réalisation de l’objectif de la Cour suprême de préconiser une certaine retenue judiciaire.

[152] « Le tribunal peut [...] prononcer un jugement déclaratoire lorsqu’il a compétence pour entendre le litige, lorsque la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, lorsque la partie qui soulève la question a véritablement intérêt à ce qu’elle soit résolue et lorsque l’intimé a intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité » : Ewert c. Canada, 2018 CSC 30, par. 81. Dans l’exercice de son pouvoir de réparation, le tribunal peut rendre un jugement déclarant que la Couronne a manqué à son obligation d’agir honorablement en remplissant les obligations que lui impose la Constitution envers les peuples autochtones : voir, par exemple, Manitoba Metis, par. 140, 143,144 et 154; Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, par. 80, confirmant en partie l’arrêt Haida Nation v. British Columbia (Minister of Forests), 2002 BCCA 147, par. 60.

[153] L’octroi d’un jugement déclaratoire, comme l’octroi de toute réparation dans le cadre d’un contrôle judiciaire est discrétionnaire : Ewert, par. 83; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, par. 36; Strickland, par. 37 et 38; Bessette, par. 35; Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. 7, par. 18.1(3). Comme je l’ai mentionné ci-dessus (au paragraphe 65), les décisions sur les réparations dans le cadre d’un contrôle judiciaire peuvent être portées en appel selon la norme établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen – la norme de la décision correcte, pour ce qui est des questions de droit, et l’erreur manifeste et dominante, pour ce qui est des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit (lorsqu’il n’y a pas de question de droit isolable). L’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance de ne pas prononcer un jugement déclaratoire en l’espèce ferait donc habituellement l’objet d’une retenue.

[154] Toutefois, depuis que le juge de première instance a rendu sa décision sur la réparation, les circonstances ont changé. Bien que le juge de première instance ait conclu que la ministre avait agi de façon déraisonnable en ce qui a trait aux limites non quantitatives, j’ai conclu que la ministre n’avait pas préservé l’honneur de la Couronne, non seulement en ce qui concerne les limites non quantitatives, mais également en ce qui a trait au STI. De telles conclusions appellent un nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour : Ewert, par. 80; Iris Technologies Inc. c. Canada (Revenu national), 2020 CAF 117, par. 31; Loi sur les Cours fédérales, sous-al. 52b)(i).

[155] Les conditions préalables à l’octroi d’un jugement déclaratoire sont remplies en l’espèce : la question de la compétence de la Cour ne se pose pas, la question en cause est réelle et non pas simplement théorique, Makivik a véritablement intérêt à ce que la question soit résolue, d’autant plus que les parties doivent maintenant se conformer au processus prévu par l’ARTIN en ce qui concerne les deux autres sous-populations d’ours blancs, et le défendeur (maintenant intimé), le procureur général, a et avait intérêt à s’opposer au jugement déclaratoire sollicité.

[156] Un jugement déclaratoire devrait-il alors être rendu? Je suis d’avis qu’il y a des motifs valables de rendre un tel jugement, malgré la directive donnée dans l’arrêt Nacho Nyak Dun quant à l’exercice d’une retenue judiciaire.

[157] D’abord, même si dans les paragraphes 112 et 146 des présents motifs, j’ai tiré des conclusions sur la conduite de la Couronne qui équivalent essentiellement à des jugements déclaratoires, un jugement déclaratoire formel de la Cour ajouterait un certain élément de solennité aux conclusions de la Cour. Cela aiderait ensuite à souligner l’importance des efforts de réconciliation que la Couronne doit déployer pour respecter ses obligations prévues à l’article 35 et éviter de semblables omissions dans les processus prévus par l’ARTIN qui suivront. Enfin, le fait de rendre un jugement déclaratoire plutôt que de refuser de le rendre, selon moi, est plus conforme à la mise en garde de la Cour suprême, qui a rappelé que « pour assurer le respect de la Constitution, la retenue dont font preuve les tribunaux ne doit pas s’exercer au détriment d’un examen adéquat de la conduite de la Couronne ».

VIII. Dispositif proposé

[158] J’accueillerais les appels en partie, j’annulerais les paragraphes 3 et 4 du jugement de la Cour fédérale et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je déclarerais qu’en participant au processus décisionnel aux termes de l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Nunavik pour déterminer la prise totale autorisée et les limites non quantitatives pour la sous-population d’ours blancs du sud de la baie d’Hudson, la Couronne n’a pas interprété et mis en œuvre ce processus en conformité avec l’honneur de la Couronne. Je rejetterais l’appel incident. Vu l’ensemble des circonstances, je ne rendrais aucune ordonnance quant aux dépens de l’appel ou de l’appel incident.

« J.B. Laskin »

j.c.a.

« Je souscris aux présents motifs.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je souscris aux présents motifs.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »


ANNEXE 1

LISTE DES ACRONYMES

ARTIN

Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Nunavik

ARTRME

Accord sur les revendications territoriales concernant la région marine d’Eeyou

CGRFRME

Conseil de gestion des ressources fauniques de la région marine d’Eeyou

CGRFRMN

Conseil de gestion des ressources fauniques de la région marine du Nunavik

CITES

Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction

ECCC

Environnement et Changement climatique Canada

GCC

Grand Conseil des Cris

NTI

Nunavut Tunngavik Incorporated

PTA

Prise totale autorisée

RMN

Région marine du Nunavik

SBH

Sud de la baie d’Hudson

STI

Savoir traditionnel inuit


ANNEXE 2

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-447-19 (dossier principal), A-445-19 et A-448-19

(APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR L’HONORABLE JUGE FAVEL DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉ DU 30 OCTOBRE 2019, DOSSIER NO T-1994-16)

INTITULÉ :

LA SOCIÉTÉ MAKIVIK, LE GRAND CONSEIL DES CRIS ET LE CONSEIL DE GESTION DES RESSOURCES FAUNIQUES DE LA RÉGION MARINE DU NUNAVIK c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET NUNAVUT TUNNGAVIK INCORPORATED

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 7 et 8 juin 2021

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

Le 21 septembre 2021

COMPARUTIONS :

Nick Dodd

David Janzen

POUR L’APPELANTE/INTIMÉE DANS L’APPEL INCIDENT LA SOCIÉTÉ MAKIVIK

Jean-Sébastien Clément

Alex O’Reilly

POUR L’APPELANT/INTIMÉ DANS L’APPEL INCIDENT LE GRAND CONSEIL DES CRIS

Cristina Birks

POUR L’APPELANT/INTIMÉ DANS L’APPEL INCIDENT LE CONSEIL DE GESTION DES RESSOURCES FAUNIQUES DE LA RÉGION MARINE DU NUNAVIK

Pavol Janura

Vincent Veilleux

POUR L’INTIMÉ/APPELANT DANS L’APPEL INCIDENT

Christopher Rootham

POUR L’INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dionne Schulze s.e.n.c.

Montréal (Québec)

POUR L’APPELANTE/INTIMÉE DANS L’APPEL INCIDENT LA SOCIÉTÉ MAKIVIK

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR L’APPELANT/INTIMÉ DANS L’APPEL INCIDENT LE GRAND CONSEIL DES CRIS

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR L’APPELANT/INTIMÉ DANS L’APPEL INCIDENT LE CONSEIL DE GESTION DES RESSOURCES FAUNIQUES DE LA RÉGION MARINE DU NUNAVIK

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ/APPELANT DANS L’APPEL INCIDENT

Nelligan O’Brien Payne s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

 



[*] En accord avec les observations écrites et orales des parties et au langage couramment employé en dehors de la salle d’audience par les personnes concernées par l’objet du présent appel, nous utiliserons souvent des acronymes dans les présents motifs. Par souci de commodité, la liste complète des acronymes utilisés dans les présents motifs est reproduite à l’annexe 1.

[†] Cartes montrant les unités de gestion des ours blancs en Arctique et la sous-population d’ours blancs du SBH (dossier d’appel, p. 851 et 853), reproduites à l’annexe 2.

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