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Date : 20210921


Dossier : A-42-20

Référence : 2021 CAF 186

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

appelante

 

et

 

GEOFFREY GREENWOOD et

TODD GRAY

 

intimés

 

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 21 janvier 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 


Date : 20210921


Dossier : A-42-20

Référence : 2021 CAF 186

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

appelante

 

et

 

GEOFFREY GREENWOOD et

TODD GRAY

 

intimés

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1] Les recours collectifs devant la Cour fédérale sont un véhicule procédural permettant aux membres d’un groupe de présenter des réclamations ou de défendre des causes similaires. Pour les demandeurs, se prévaloir de la procédure du recours collectif, intenté par un ou plusieurs représentants au nom des membres d’un groupe plus important, a pour but de faciliter l’accès à la justice, de favoriser l’économie des ressources judiciaires et d’encourager les défendeurs et les défendeurs potentiels à modifier les comportements de nature à engager leur responsabilité. À la Cour fédérale, comme ailleurs au Canada, le représentant demandeur souhaitant intenter un recours collectif doit demander à un juge d’autoriser l’instance comme recours collectif avant que son instruction ne puisse débuter.

[2] L’autorisation constitue une étape procédurale qui ne crée pas de droits substantiels et ne donne pas ouverture à de nouvelles causes d’action. Au titre de la partie 5.1 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), qui régit les recours collectifs, le recours collectif ne peut être autorisé que si le juge qui entend la requête en autorisation estime que les cinq conditions nécessaires sont réunies.

[3] Comme le prescrit le paragraphe 334.16(1) des Règles, ces conditions sont les suivantes dans le cas d’une action qu’un demandeur souhaite faire autoriser. Premièrement, les actes de procédure doivent révéler une cause d’action valable. Deuxièmement, il doit exister un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes. Troisièmement, les réclamations des membres du groupe doivent soulever des points de droit ou de fait communs, que ceux-ci prédominent ou non sur ceux qui ne concernent qu’un membre. Quatrièmement, le recours collectif doit être le meilleur moyen de régler, de façon juste et efficace, les points de droit ou de fait communs. Finalement, le représentant demandeur doit satisfaire aux conditions établies à l’alinéa 334.16(1)e) des Règles. Les conditions applicables aux représentants demandeurs en l’espèce : (i) ils représenteraient de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe; (ii) ils ont élaboré un plan qui propose une méthode efficace pour poursuivre l’instance au nom du groupe; (iii) ils n’ont pas de conflit d’intérêts avec d’autres membres du groupe en ce qui concerne les points de droit ou de fait communs.

[4] Dans une ordonnance rendue le 23 janvier 2020 et modifiée sur consentement le 21 avril 2020, dont les motifs (de la juge McDonald) portent la référence Greenwood c. Canada, 2020 CF 119, la Cour fédérale a autorisé le recours collectif au nom d’un groupe constitué, au minimum, de plus de deux cent mille membres potentiels. Le groupe inclut, sauf certaines exceptions, pratiquement quiconque a travaillé pour la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) ou a collaboré avec elle, ou a déjà travaillé dans des locaux de la GRC, que la personne ait ou non été un membre de la GRC, un employé de la GRC ou un employé de la fonction publique affecté à des fonctions auprès de la GRC.

[5] Dans leur action sous-jacente, les représentants demandeurs sollicitent, en leur propre nom et au nom des membres du groupe, des dommages-intérêts pour des gestes d’intimidation et de harcèlement de nature non sexuelle, qui, selon leurs allégations, sont systémiques dans les milieux de travail de la GRC, et pour les représailles dont ont fait l’objet les personnes ayant porté plainte. Ils demandent en outre des dommages-intérêts pour la perte indirecte de soins, de compagnie et de conseils qu’ont subie les familles des membres du groupe, au titre de la Loi sur le droit de la famille de l’Ontario, L.R.O. 1990, c. F.3, ou de lois comparables en vigueur dans d’autres provinces.

[6] Aux termes de l’ordonnance d’autorisation modifiée, le groupe autorisé par la Cour fédérale comprend plus précisément :

[traduction]

2. […]

Toute personne qui a travaillé pour la GRC ou collaboré avec elle, qui est ou qui a été :

a) un membre de la GRC, ce qui inclut tous les membres réguliers, les membres civils, les gendarmes spéciaux, les membres spéciaux, les gendarmes spéciaux à titre surnuméraire, les réservistes et les recrues;

b) un fonctionnaire fédéral non autorisé à déposer un grief en application de l’article 208 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, c. 22, art. 2 (la LRTSPF);

c) une autre personne ayant travaillé dans les lieux de travail de la GRC, ce qui inclut notamment les employés civils temporaires, les gendarmes communautaires, les gendarmes auxiliaires, les cadets, les précadets, les étudiants, les travailleurs autonomes, les employés sous-traitants (y compris les commissionnaires, les employés de pénitenciers, les gardiens et surveillants de prison, les personnes embauchées par l’intermédiaire d’agences temporaires, et les stagiaires – p. ex., du Programme de stages pour les jeunes), les autres employés de gouvernements (y compris les employés municipaux ou régionaux ou les employés d’un ordre semblable de gouvernement, les officiers et les employés en détachement, y compris les participants au programme Échanges Canada) qui ne sont pas autorisés à déposer un grief au titre de l’article 208 de la LRTSPF, les bénévoles et les employés d’organismes à but non lucratif; les personnes ayant travaillé dans les locaux de la GRC ou y ayant assisté à des cours; les autres personnes qui ont travaillé pour la GRC ou collaboré avec elle et qui possèdent un code d’identification du Système d’information sur la gestion des ressources humaines (SIGRH).

2.1 Le présent recours collectif exclut les revendications couvertes dans les affaires Merlo c. Canada, dossier de la Cour fédérale no T-1685-16, Ross et al. c. Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-370-17, Association des membres de la police montée du Québec inc., Gaétan Delisle et al. c. Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour supérieure du Québec no 500-06-000820-163, et Tiller c. Canada, dossier de la Cour fédérale no T-1673-17.

[7] Les recours collectifs mentionnés au paragraphe 2.1 de l’ordonnance d’autorisation modifiée incluent, de manière générale, les recours collectifs précédemment autorisés dans lesquels des dommages-intérêts ont été demandés pour une partie des personnes qui sinon feraient partie du groupe autorisé par la Cour fédérale en l’espèce. Dans ces recours collectifs précédemment autorisés, des dommages-intérêts ont été demandés sur les fondements suivants : (i) discrimination, intimidation et harcèlement fondés sur le sexe dont ont fait l’objet des femmes; (ii) discrimination, intimidation et harcèlement fondés sur l’orientation sexuelle; (iii) dans la province de Québec, discrimination, harcèlement ou abus de pouvoir fondés sur des motifs autres que le sexe et l’orientation sexuelle, y compris pour des motifs fondés sur le profil linguistique ou le souhait de former un syndicat.

[8] La Cour fédérale a certifié les questions communes suivantes :

Négligence

1) La GRC, par l’entremise de ses agents, de ses préposés et de ses employés, a-t-elle un devoir de diligence envers les demandeurs et les autres membres du groupe principal, consistant à prendre des mesures raisonnables d’exploitation et de gestion de la Force afin de fournir à ces personnes un environnement de travail exempt d’intimidation et de harcèlement?

2) Dans l’affirmative, la GRC a-t-elle manqué à ce devoir du fait de ses agents, de ses préposés et de ses employés?

3) Dans l’affirmative, la Couronne est-elle responsable du fait d’autrui à l’égard du manquement de ses agents, de ses préposés et de ses employés à la GRC, à savoir de prendre des mesures raisonnables d’exploitation et de gestion de la Force afin de fournir un environnement de travail exempt d’intimidation et de harcèlement?

Dommages-intérêts

4) La Cour peut-elle procéder à une évaluation globale de tous les dommages-intérêts dans le contexte du procès sur les questions communes? Dans l’affirmative, au profit de qui? Dans quelle mesure?

5) Le comportement en cause justifie-t-il l’adjudication de dommages-intérêts majorés, exemplaires et/ou punitifs?

[9] Dans le présent appel, l’appelante, Sa Majesté la Reine (que, par souci de commodité, j’appellerai la Couronne), soutient que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a autorisé le présent recours collectif et lorsqu’elle a appliqué chacune des conditions nécessaires à l’autorisation. La Couronne affirme de plus que la Cour fédérale a commis plusieurs autres erreurs susceptibles de contrôle. Elle demande à notre Cour d’annuler l’ordonnance d’autorisation de la Cour fédérale, au motif que les réclamations comme celles formulées par les représentants demandeurs ne peuvent faire l’objet d’un recours collectif.

[10] Pour les motifs que j’expose plus en détail ci-dessous, je ne suis pas d’accord. À mon avis, à deux exceptions près, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle. La première exception concerne la portée du groupe autorisé, qui est trop vaste. La seconde concerne la quatrième question certifiée par la Cour fédérale, laquelle ne constitue pas une question commune appropriée dans les présentes circonstances.

[11] Par conséquent, j’accueillerais le présent appel en partie, de manière à modifier la définition du groupe et les questions communes approuvées par la Cour fédérale.

[12] Pour ce qui est de la définition du groupe, je la restreindrais pour que n’y soient inclus que les membres de la GRC (c’est-à-dire les membres réguliers, les membres spéciaux et les membres civils) et les réservistes. J’imposerais également une limite temporelle au recours collectif, en fixant une période visée par le recours collectif, laquelle commencerait le 1er janvier 1995 et se terminerait, pour chaque catégorie de membres du groupe, à la date d’entrée en vigueur d’une convention collective pour l’unité de négociation à laquelle appartiennent les membres de ce groupe. Je modifierais également l’ordonnance d’autorisation de manière à supprimer la quatrième question certifiée à titre de question commune.

I. Contexte

[13] Il est utile, pour commencer, de passer en revue les allégations formulées dans la demande et les éléments de preuve pertinents présentés à la Cour fédérale lors de la requête en autorisation. Je fais observer, soit dit en passant, comme c’est souvent le cas dans les recours collectifs, que la Couronne a choisi de ne pas présenter de défense avant que ne soit connue l’issue de la requête en autorisation.

A. La déclaration

[14] Dans leur déclaration, les deux représentants demandeurs, qui sont des membres réguliers à temps plein de la GRC, demandent en leur propre nom et au nom des membres du groupe :

· une déclaration selon laquelle la Couronne a été négligente en ne leur fournissant pas, ainsi qu’aux autres membres du groupe, un milieu de travail exempt d’intimidation et de harcèlement;

· une déclaration selon laquelle la Couronne a manqué à ses obligations issues de contrats, de lois ou de la common law de fournir aux membres du groupe un milieu de travail exempt d’intimidation et de harcèlement;

· des dommages-intérêts généraux de un milliard de dollars, en plus de dommages-intérêts d’un montant équivalant aux frais d’administration du plan de distribution des réparations obtenues dans l’action;

· des dommages-intérêts pour la perte de revenus, y compris pour la perte de possibilités d’avancement, d’une retraite anticipée et de gains ouvrant droit à pension.

· des dommages-intérêts spéciaux dont la somme reste à déterminer pour des frais médicaux et autres dépenses remboursables payés par les membres du groupe;

· des dommages-intérêts punitifs et exemplaires de 100 millions de dollars;

· des dommages-intérêts au titre de la Loi sur le droit de la famille, L.R.O. 1990, c. F-3, et de lois comparables en vigueur dans d’autres provinces s’élevant à 30 millions de dollars;

· une ordonnance de renvoi ou une ordonnance donnant d’autres directives pour que soient tranchées les questions qui n’auront pas été réglées dans la décision sur les questions communes;

· les intérêts et les dépens.

[15] Ils décrivent la nature de leurs allégations aux paragraphes 2 à 9 de la déclaration. Comme la portée des allégations est directement liée aux questions communes et à la définition du groupe pouvant être autorisé à l’égard de ces questions, il est utile de reproduire ces paragraphes en entier. Ils sont ainsi rédigés :

[traduction]

NATURE DE LA PRÉSENTE ACTION

2. La présente action concerne l’intimidation et le harcèlement systémiques dont ont fait l’objet des personnes qui ont travaillé pour la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) ou qui ont collaboré avec la GRC.

3. Pendant des décennies, la direction de la GRC a encouragé et toléré une culture d’intimidation et de harcèlement généralisé au sein de la Force, créant un milieu de travail toxique. Le harcèlement des membres de la GRC a été renforcé par des obstacles légaux et institutionnels qui ont empêché les membres de la GRC de s’engager dans des négociations collectives ou d’obtenir un règlement significatif de leurs griefs.

4. Ces obstacles, codifiés dans le Règlement de la Gendarmerie royale du Canada, ont amplifié le déséquilibre flagrant des pouvoirs, déséquilibre exacerbé par la structure paramilitaire de la GRC, et ont eu pour effet de réduire au silence les membres de la GRC qui étaient victimes d’intimidation et de harcèlement, puisque leur seul recours passait par la chaîne de commandement, qui protégeait souvent ceux-là mêmes qui infligeaient et perpétuaient cette intimidation et ce harcèlement.

5. Tout cela a favorisé l’existence d’un environnement de travail toxique, caractérisé par les abus de pouvoir et la crainte de représailles. Les demandeurs allèguent que, dans cet environnement, eux-mêmes et les autres membres du groupe […] ont vécu de l’intimidation et du harcèlement omniprésents, qui ont été le fait de la GRC ou tolérés par elle, par l’entremise de ses agents, préposés et employés. Tous les efforts faits par les demandeurs et les autres membres du groupe pour signaler le harcèlement, en parler et déposer des plaintes ou des griefs internes à cet égard ont été atténués, ignorés, rejetés ou mal interprétés, notamment en classifiant le harcèlement comme relevant du conflit interpersonnel.

6. Les plaintes, quelle qu’en soit leur nature, étaient reçues comme un affront par la chaîne de commandement au sein de la structure paramilitaire de la GRC, ce qui donnait lieu à des mesures de représailles directes ou indirectes contre les demandeurs et d’autres membres du groupe, y compris sans s’y limiter le recours injustifié et inapproprié aux mesures suivantes : perte de possibilités d’avancement, évaluations de rendement négatives, mutations non demandées, congés refusés, isolation sociale et affectation à des tâches de subalternes en dessous des capacités du membre du groupe dans le but de le rabaisser.

7. En permettant à cette culture de se manifester et de se répandre au sein de l’organisation depuis les plus hauts échelons de la hiérarchie, la GRC, par l’entremise de ses agents, préposés et employés, a manqué à ses obligations issues de la loi, de contrats et de la common law de fournir aux demandeurs et aux autres membres du groupe un milieu de travail exempt d’intimidation et de harcèlement.

8. En raison de l’intimidation et du harcèlement au sein de la GRC, les demandeurs et les autres membres du groupe ont souffert de limitations dans la progression de leur carrière, de même que de préjudices physiques et psychologiques graves, en plus de devoir payer certaines dépenses et de subir une perte de revenus.

9. Même si la GRC a reconnu l’existence d’une « culture du harcèlement » toxique et a offert des réparations aux membres ayant subi du harcèlement fondé sur le sexe (Merlo c. Canada, dossier de la Cour fédérale no T-1685-16 [Merlo]) et aux membres de la communauté LGBT (Ross et al. c. Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-370-17 [Ross et al.]), elle n’a pas offert de réparations à la majorité des membres de la Force qui n’étaient pas parties à ces actions. La portée de la présente demande exclut les cas de harcèlement et de discrimination fondés sur le sexe visés par les affaires Merlo et Ross et al.

[16] Dans le reste de leur déclaration, les représentants demandeurs exposent les situations où ils ont subi de l’intimidation, du harcèlement et des représailles. Ils expliquent également en détail les effets négatifs de ce harcèlement et de cette intimidation sur leur carrière, leur santé et les membres de leur famille. Ils font aussi quelques affirmations générales concernant l’intimidation et le harcèlement systémiques au sein de la GRC, qui selon eux étaient tolérés par la direction de la GRC et encouragés par la structure paramilitaire de l’organisation, ainsi que par les obstacles légaux et institutionnels qui, jusqu’en 2017, ont empêché les membres de la GRC de se syndiquer et de négocier des conventions collectives. Ils soutiennent en outre que les recours dont certains membres du groupe disposaient pour déposer des plaintes de harcèlement étaient inefficaces. Sur ce dernier point, ils soutiennent au paragraphe 26 de leur déclaration que, [traduction] « bien qu’une agence indépendante ait été mise sur pied pour examiner les plaintes civiles, il n’existe aucun organisme d’arbitrage indépendant pouvant examiner les plaintes des membres de la GRC ». Ils invoquent également ce qui, selon eux, était des aveux de la part de la direction de la GRC ainsi que les conclusions de plusieurs enquêtes officielles quant à l’existence d’intimidation et de harcèlement systémiques au sein de la GRC et à l’absence de mesures efficaces pour corriger ces problèmes.

[17] Les détails relatifs à la négligence systémique revêtent une importance particulière dans le présent appel. Au paragraphe 110 de leur déclaration, les représentants demandeurs soutiennent que la GRC avait à l’égard des membres du groupe les obligations suivantes :

[traduction]

110. Plus précisément, la GRC, par l’entremise de ses agents, préposés et employés, avait une obligation de diligence l’obligeant à :

a) faire preuve de diligence raisonnable pour assurer la sécurité et le bien-être des demandeurs et des autres membres du groupe;

b) fournir des milieux de travail sûrs et exempts d’intimidation et de harcèlement;

c) offrir des chances égales de formation et d’avancement aux demandeurs et aux autres membres du groupe;

d) établir et mettre en application les politiques, les codes, les lignes directrices et les procédures nécessaires pour que les demandeurs et les autres membres du groupe ne soient pas victimes d’intimidation et de harcèlement;

e) mettre en œuvre des normes de conduite pour les milieux de travail de la GRC et pour les employés de la GRC, afin de protéger les demandeurs et les autres membres du groupe contre l’intimidation et le harcèlement;

f) éduquer et former les employés de la GRC pour que tous les employés de la GRC comprennent que l’intimidation et le harcèlement sont dangereux et nocifs et ne seront pas tolérés;

g) surveiller adéquatement la conduite des employés de la GRC de manière à éviter que les demandeurs et les autres membres du groupe soient victimes d’intimidation et de harcèlement, ou y soient exposés;

h) mener les enquêtes nécessaires et régler les plaintes d’intimidation et de harcèlement de façon juste et avec la diligence voulue, et faire des efforts pour empêcher les représailles;

i) agir rapidement pour résoudre les situations d’intimidation et de harcèlement et travailler à empêcher qu’elles se reproduisent;

j) garantir que les demandeurs et les autres membres du groupe ne subiront pas de représailles de la part d’employés de la GRC pour avoir signalé des incidents d’intimidation et de harcèlement et d’autres comportements inadéquats, ou s’y être opposés.

B. Preuve produite devant la Cour fédérale

[18] Les représentants demandeurs ont chacun déposé un affidavit, en plus d’avoir produit un affidavit d’un avocat associé du cabinet d’avocats agissant en leur nom, auquel étaient joints différents rapports et d’autres documents. La Couronne a déposé des affidavits de membres civils de la GRC responsables des questions touchant les ressources humaines et les relations de travail, ainsi qu’un affidavit d’un membre régulier de la GRC responsable de superviser les programmes liés au harcèlement et un autre affidavit d’un spécialiste des prestations d’invalidité du ministère des Anciens Combattants. Tous les déposants ont été contre-interrogés.

[19] Aucun élément de preuve n’a été déposé concernant la réalisation d’une évaluation globale des dommages-intérêts, et rien n’a été proposé dans le plan de déroulement de l’instance pouvant fournir plus de détails expliquant comment cette évaluation pourrait être menée.

[20] En raison du nombre et de la nature des observations présentées par la Couronne dans le présent appel, il faut revenir sur les éléments de preuve qui ont été produits devant la Cour fédérale.

1) Le groupe

[21] La GRC est une « force de police pour le Canada », aux termes de l’article 3 de sa loi constitutive, la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), c. R-10 (la Loi sur la GRC). Elle est présente dans l’ensemble du pays et est composée de 15 divisions distinctes, qui suivent les frontières des provinces et territoires. De nombreuses divisions sont sous-divisées en districts. Dans chaque district (ou division, là où les divisions ne sont pas sous-divisées), on retrouve un certain nombre de détachements, où travaillent différentes catégories d’employés. Selon un des déposants de la Couronne, la GRC est le ministère le plus décentralisé de l’administration fédérale, avec plus de 700 points de service situés dans tout le pays.

[22] La GRC se distingue également parmi les agences et ministères de l’administration fédérale par le fait qu’elle embauche des employés pour une grande variété de fonctions, dont un bon nombre ont des statuts juridiques différents vis-à-vis de la Couronne. Selon la date d’entrée en vigueur de la Loi sur la GRC et les dispositions de cette loi alors en vigueur, ces employés comprennent : les membres réguliers, les membres civils, les membres spéciaux, les gendarmes auxiliaires, les réservistes, les gendarmes spéciaux à titre surnuméraire, les fonctionnaires fédéraux, les employés civils temporaires, les recrues et les cadets, les bénévoles, les employés municipaux, ou les sous-traitants et les travailleurs indépendants. Des personnes de toutes ces catégories ont été incluses par la Cour fédérale dans le groupe qu’elle a autorisé.

a) Membres de la GRC

[23] Examinons en premier lieu qui sont les membres de la GRC. Ils se composent des membres réguliers, des membres civils et des membres spéciaux. Ils sont tous nommés en vertu de la Loi sur la GRC.

[24] Les membres réguliers sont nommés à un grade et sont responsables d’exercer les fonctions de nature policière de la GRC. Les grades vont des personnes nommées par le gouverneur en conseil au haut de l’échelle, aux officiers et sous-officiers à divers échelons, et aux gendarmes, à l’échelon inférieur. Selon le système d’information sur la gestion des ressources humaines de la GRC (le SIGRH), qui regroupe les dossiers informatisés contenant des données sur certaines des personnes qui ont travaillé pour la GRC ou dans les locaux de la GRC, jusqu’à la date des documents établis sous serment déposés à la Cour fédérale, il y a eu 42 528 membres réguliers de la GRC.

[25] Les membres de la GRC et les réservistes ne pouvaient pas négocier de conventions collectives jusqu’en 2017. Les membres de la GRC qui n’occupent pas de poste de direction et les réservistes ont obtenu le droit à la négociation collective en 2017, grâce à des modifications apportées à ce qui s’appelle aujourd’hui la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, c. 22, art. 2 (la LRTSPF). Les modifications ont été adoptées en réponse à un arrêt de 2015 de la Cour suprême du Canada, Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3, dans lequel la Cour suprême a conclu que l’exclusion des membres de la GRC du régime de négociation collective portait atteinte à leur liberté d’association garantie par la Charte canadienne des droits et libertés.

[26] Toutefois, aux termes de ces modifications, les membres de la GRC qui n’occupent pas de poste de direction et les réservistes, contrairement aux fonctionnaires fédéraux, peuvent uniquement déposer et présenter à un tribunal d’arbitrage indépendant des griefs portant sur un manquement allégué à la convention collective (LRTSPF, art. 238.24 et 238.25). Les membres de la GRC et les réservistes ne peuvent donc pas se prévaloir de l’arbitrage sous le régime de la LRTSPF dans les cas où les actes de l’employeur appartiennent à l’éventail plus vaste des actes contre lesquels les fonctionnaires peuvent déposer un grief en vertu de la LRTSPF.

[27] Les fonctionnaires auxquels la partie II de la LRTSPF s’applique peuvent déposer un grief pour un vaste éventail de décisions de l’employeur et certaines de ces décisions peuvent être renvoyées à l’arbitrage. Pour les fonctionnaires qui n’occupent pas de poste de direction, les décisions susceptibles d’être renvoyées à l’arbitrage sont celles qui entraînent un certain type de mesures disciplinaires, une rétrogradation, une mutation ou un licenciement, de même que celles qui constitueraient un manquement aux dispositions de la Loi canadienne sur l’accessibilité, L.C. 2019, c. 10, et celles qui constitueraient un manquement par l’employeur à la convention collective (LRTSPF, art. 209 à 209.1).

[28] Cela dit, je suis d’avis que les membres de la GRC qui n’occupent pas de poste de direction et les réservistes pourraient renvoyer à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission) les griefs liés à de l’intimidation ou du harcèlement si leur convention collective interdisait le harcèlement et l’intimidation. Même si la LRTSPF restreint les questions pouvant être incluses dans les conventions collectives applicables aux membres de la GRC et aux réservistes, à mon avis, ces restrictions n’interdiraient pas que soient incluses dans la convention collective des dispositions portant sur le harcèlement et l’intimidation, quoique cette question relève de la compétence exclusive de la Commission. Toutefois, notre Cour doit prendre cette question en considération en l’espèce puisque la Couronne a affirmé que, parce qu’il existe un droit à la négociation collective, la Cour fédérale a commis une erreur en autorisant le recours collectif en l’espèce.

[29] L’article 238.19 de la LRTSPF, applicable aux membres de la GRC et aux réservistes, dispose ce qui suit :

238.19 La convention collective qui régit l’unité de négociation définie à l’article 238.14 ne peut pas avoir pour effet direct ou indirect de modifier, de supprimer ou d’établir une condition d’emploi :

238.19 A collective agreement that applies to the bargaining unit determined under section 238.14 must not, directly or indirectly, alter or eliminate any existing term or condition of employment or establish any new term or condition of employment if

a) soit de manière à nécessiter l’adoption ou la modification d’une loi fédérale, exception faite des lois affectant les crédits nécessaires à son application;

(a) doing so would require the enactment or amendment of any legislation by Parliament, except for the purpose of appropriating money required for the implementation of the term or condition; or

b) soit qui a été ou pourrait être établie sous le régime de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, de la Loi sur la continuation des pensions de la Gendarmerie royale du Canada, de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, de la Loi sur la pension de la fonction publique ou de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État.

(b) the term or condition is one that has been or may be established under the Royal Canadian Mounted Police Superannuation Act, the Royal Canadian Mounted Police Pension Continuation Act, the Public Service Employment Act, the Public Service Superannuation Act or the Government Employees Compensation Act.

[30] Alors que le commissaire de la GRC a le pouvoir, en vertu de l’alinéa 20.2(1)l) de la Loi sur la GRC, d’élaborer les procédures concernant les enquêtes et le règlement les situations de harcèlement dont sont victimes des membres de la GRC, le paragraphe 31(1.1) de la Loi sur la GRC exclut de la procédure de règlement interne des griefs de la GRC les griefs qui concernent les manquements allégués à la convention collective. Les dispositions pertinentes de l’article 31 de la Loi sur la GRC sont libellées ainsi :

31 (1) Sous réserve des paragraphes (1.01) à (3), le membre à qui une décision, un acte ou une omission liés à la gestion des affaires de la Gendarmerie causent un préjudice peut présenter son grief par écrit à chacun des niveaux que prévoit la procédure applicable aux griefs prévue par la présente partie dans le cas où la présente loi, ses règlements ou les consignes du commissaire ne prévoient aucune autre procédure pour réparer ce préjudice.

31 (1) Subject to subsections (1.01) to (3), if a member is aggrieved by a decision, act or omission in the administration of the affairs of the Force in respect of which no other process for redress is provided by this Act, the regulations or the Commissioner’s standing orders, the member is entitled to present the grievance in writing at each of the levels, up to and including the final level, in the grievance process provided for by this Part.

(1.01) Tout grief qui porte sur l’interprétation ou l’application à l’égard d’un membre de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale doit être présenté sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral.

(1.01) A grievance that relates to the interpretation or application, in respect of a member, of a provision of a collective agreement or arbitral award must be presented under the Federal Public Sector Labour Relations Act.

(1.1) Le membre ne peut présenter de grief si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception d’un recours administratif prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

(1.1) A member is not entitled to present a grievance in respect of which an administrative procedure for redress is provided under any other Act of Parliament, other than one provided for in the Canadian Human Rights Act.

(1.2) Malgré le paragraphe (1.1), le membre ne peut présenter de grief relativement au droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes.

(1.2) Despite subsection (1.1), a member is not entitled to present a grievance in respect of the right to equal pay for work of equal value.

(1.3) Le membre ne peut présenter de grief portant sur une mesure prise en vertu d’une instruction, d’une directive ou d’un règlement établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l’intérêt de la sécurité du pays ou de tout État allié ou associé au Canada.

(1.3) A member is not entitled to present a grievance relating to any action taken under any instruction, direction or regulation given or made by or on behalf of the Government of Canada in the interest of the safety or security of Canada or any state allied or associated with Canada.

(1.4) Pour l’application du paragraphe (1.3), tout décret du gouverneur en conseil constitue une preuve concluante de ce qui y est énoncé au sujet des instructions, directives ou règlements établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l’intérêt de la sécurité du pays ou de tout État allié ou associé au Canada

(1.4) For the purposes of subsection (1.3), an order made by the Governor in Council is conclusive proof of the matters stated in the order in relation to the giving or making of an instruction, direction or regulation by or on behalf of the Government of Canada in the interest of the safety or security of Canada or any state allied or associated with Canada.

[31] À mon avis, l’effet combiné des dispositions ci-dessus autorise l’inclusion dans une convention collective applicable aux membres de la GRC de dispositions portant sur le harcèlement et l’intimidation en milieu de travail. Si de telles dispositions étaient incluses dans une convention collective applicable aux membres de la GRC, tout grief portant sur un manquement allégué à ces dispositions pourrait être confié à l’arbitrage de la Commission.

[32] Le 12 juillet 2019, la Commission a accrédité la Fédération de la police nationale à titre d’agent négociateur chargé de représenter une unité de négociation nationale composée de tous les réservistes et de tous les membres de la GRC, à l’exclusion des membres civils et des personnes détenant le grade d’inspecteur ou un grade supérieur, c’est-à-dire ceux occupant un poste de direction (Fédération de la police nationale c. Conseil du Trésor, 2019 CRTESPF 74). L’unité de négociation regroupe donc les catégories suivantes de personnes : les membres réguliers et les membres spéciaux qui ont un grade inférieur à celui d’inspecteur, et les réservistes.

[33] À la date où le présent appel a été entendu, les parties n’avaient pas encore signé la convention collective pour cette unité de négociation, mais un communiqué publié sur le site Web du ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile indique qu’une entente de principe a récemment été conclue, laquelle doit être soumise à un vote de ratification (https://www.canada.ca/fr/securite-publique-canada/nouvelles/2021/06/le-gouvernement-du-canada-conclut-la-premiere-convention-collective-des-membres-et-des-reservistes-de-la-grc.html).

[34] En 1988, des modifications au Règlement de la Gendarmerie royale du Canada, DORS/88-361, abrogé et remplacé par DORS/2014-281, art. 58, ont permis d’introduire le grade de membre spécial. Les membres spéciaux sont embauchés pour exécuter des tâches précises (comme escorter des prisonniers ou assurer la surveillance de certains sites, comme les ambassades ou la résidence du premier ministre), et non toute la gamme des fonctions policières. Le SIGRH indique que, jusqu’à la date des documents établis sous serment déposés à la Cour fédérale, il y a eu 1 646 membres spéciaux de la GRC. Ils étaient précédemment exclus des négociations collectives, mais, comme je l’ai indiqué, ils font partie, depuis juillet 2019, de l’unité de négociation de la GRC accréditée par la Commission.

[35] La GRC embauche des réservistes pour pourvoir les postes vacants de membres réguliers pour des périodes d’au plus trois ans. Seuls des anciens membres réguliers de la GRC et des agents de forces de police provinciales ou municipales peuvent être réservistes. Comme je l’ai indiqué, les réservistes appartiennent à la même unité de négociation nationale que les membres réguliers et les membres spéciaux, laquelle a été accréditée par la Commission en juillet 2019. Le SIGRH indique que, jusqu’à la date des documents établis sous serment déposés à la Cour fédérale, il y a eu 612 réservistes.

[36] Les membres civils de la GRC sont nommés à leur poste sous le régime de la Loi sur la GRC, mais ils sont nommés à un poste et non à un grade. Ils soutiennent les opérations de la GRC grâce à leur expertise opérationnelle, scientifique ou technique. Le SIGRH indique que, jusqu’à la date des documents établis sous serment déposés à la Cour fédérale, il y a eu 7 902 membres civils de la GRC. Eux aussi étaient auparavant exclus des négociations collectives, mais ils ont obtenu le droit de négocier collectivement par les modifications apportées en 2017 à la LRTSPF qui ont étendu le droit de se syndiquer aux membres réguliers de la GRC, aux membres spéciaux et aux réservistes.

[37] L’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’Alliance) a été accréditée par la Commission le 26 novembre 2020 pour représenter 14 groupes professionnels des membres civils de la GRC : Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2020 CRTESPF 105, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2020 CRTESPF 106, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2020 CRTESPF 107, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2020 CRTESPF 108, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor, 2020 CRTESPF 109. Chaque groupe a été inclus au sein de grandes unités de négociation représentées par l’Alliance pour ces groupes au sein de la fonction publique fédérale. Les membres civils de la GRC sont assujettis aux mêmes conventions collectives que les fonctionnaires fédéraux inclus dans ces unités de négociation. Il est impossible de déterminer, à partir des documents dont disposait la Cour fédérale ou de la jurisprudence publiée de la Commission, si les ordonnances d’accréditation qui précèdent couvrent tous les groupes de membres civils de la GRC qui n’occupent pas de poste de direction.

b) Employés civils

[38] En ce qui concerne les personnes qui ne sont pas membres de la GRC et qui font partie du groupe autorisé par la Cour fédérale, la Loi sur la GRC autorise le commissaire de la GRC à employer le personnel civil nécessaire à l’exercice des attributions de la GRC. Conformément à l’article 10 de la Loi sur la GRC, ces employés sont, et ont été, nommés sous le régime de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, c. 22, art. 12 et 13. Depuis 1994, ces employés incluent des fonctionnaires nommés pour une période indéterminée (c’est-à-dire ceux qui occupent un poste permanent), des employés nommés pour une période déterminée, des employés occasionnels, des employés saisonniers et des étudiants. La majorité de ces employés sont inclus au sein d’unités de négociation de la fonction publique.

[39] Conformément aux modifications apportées sur consentement à l’ordonnance d’autorisation de la Cour fédérale en l’espèce, les fonctionnaires qui sont autorisés à déposer des griefs en application de l’article 208 de la LRTSPF sont exclus du groupe visé par le recours collectif. Aux termes de la LRTSPF, les personnes qui ne peuvent pas déposer de tels griefs (et qui par conséquent sont incluses dans le groupe autorisé par la Cour fédérale en l’espèce) sont les personnes qui ne répondent pas à la définition de « fonctionnaire » figurant à l’article 206 de la Loi, notamment les personnes qui travaillent régulièrement moins du tiers du temps normalement exigé (soit celles qui travaillent moins de 12,5 heures par semaine), les personnes qui sont employées à titre occasionnel, les personnes qui sont employées pour des durées de moins de trois mois et les étudiants (LRTSPF, au para. 206(1), al. c), e), f) et h) de la définition du terme « fonctionnaire »).

[40] Rien dans les documents déposés devant la Cour fédérale n’indique si la GRC a déjà employé des personnes qui travaillaient régulièrement moins du tiers du temps normalement exigé par semaine.

[41] La GRC a eu recours à des employés civils temporaires pour l’exécution de fonctions précises pour une durée précise. Depuis le 28 novembre 2014, la GRC n’est plus autorisée à avoir recours à des employés civils temporaires. Depuis cette date, elle embauche plutôt des employés occasionnels ou nommés pour une durée déterminée pour combler ses besoins à court terme.

[42] Les données du SIGRH sont moins complètes pour les employés civils que pour les membres de la GRC. Il indique que, jusqu’à la date des documents établis sous serment déposés à la Cour fédérale, les personnes suivantes ont été engagées par la GRC, dont certaines pourraient être visées par la définition du groupe modifié : 4 130 employés occasionnels; 179 employés nommés pour une durée déterminée de moins de trois mois; avant 1994, 2 533 employés civils temporaires travaillant en fonction des besoins du moment; avant 2014, 1 867 autres employés civils temporaires; 60 employés saisonniers et 1 374 étudiants.

c) Non-employés

[43] Entrent également dans le groupe autorisé par la Cour fédérale les catégories de personnes suivantes, dont aucune n’est ou n’a été employée par la GRC ou dans la fonction publique fédérale : les entrepreneurs indépendants; les employés de sous-traitants, comme les employés du Corps canadien des commissionnaires, qui exercent des fonctions de sécurité dans certains détachements; les employés municipaux, qui sont prêtés pour travailler dans certains détachements de la GRC; les bénévoles et les employés d’organisations sans but lucratif, qui peuvent offrir des services comme de l’aide psychologique aux victimes, des services de surveillance de la criminalité ou du voisinage; les gendarmes auxiliaires; les gendarmes spéciaux à titre surnuméraire; les cadets. Le groupe inclut également les recrues, une catégorie qui a été abolie en 1994.

[44] Les quatre dernières catégories nécessitent quelques explications. Les gendarmes auxiliaires, utilisés dans certaines provinces, sont des bénévoles qui peuvent participer à des activités comme la sensibilisation à la sécurité et la prévention de la criminalité, ou seconder des membres de la GRC lors de grands événements, notamment en aidant au contrôle de la circulation ou en participant aux patrouilles générales.

[45] Les gendarmes spéciaux à titre surnuméraire sont généralement des membres de forces de police municipales à l’extérieur de leur territoire ou des membres des services de sécurité étrangers nommés à titre de gendarmes spéciaux surnuméraires pour qu’ils puissent exercer les pouvoirs d’un agent de la paix à titre temporaire pendant qu’ils travaillent avec des membres de la GRC sur des questions touchant les services de police. Le commissaire de la GRC a le pouvoir d’attribuer à des personnes le titre de gendarme spécial à titre surnuméraire pour une période ne dépassant pas douze mois. Les gendarmes spéciaux à titre surnuméraire demeurent des employés de leur organisation d’origine durant cette période.

[46] Avant 1994, les recrues étaient des membres de la GRC recevant une formation dans un centre de formation de la GRC, qui assumaient ensuite graduellement les fonctions des membres réguliers de la GRC. En 1994, le Programme d’instruction des cadets, un nouveau programme d’initiation à la GRC, a été mis sur pied. Les cadets sont formés dans un établissement de formation centralisé à Regina, en Saskatchewan et ils sont des étudiants, non pas des employés. Une fois qu’ils ont achevé leurs cours avec succès et obtenu les cotes de sécurité et de fiabilité applicables, ils peuvent se voir offrir un poste comme membre régulier, auquel cas ils devront poursuivre leur formation et seront assujettis à une période de probation de deux ans.

[47] Parmi les catégories nommées ci-dessus de personnel travaillant pour d’autres organisations se trouvent des personnes syndiquées et assujetties à une convention collective conclue entre leur propre agent négociateur et l’employeur, comme ce serait le cas, par exemple, pour bon nombre d’employés municipaux et de membres des forces de police municipales.

[48] Le SIGRH indique qu’entre 1998 et la date des documents établis sous serment déposés à la Cour fédérale, il y a plus de 167 000 personnes qui pourraient faire partie du groupe autorisé par la Cour fédérale et qui n’avaient aucun lien d’emploi avec la GRC. Étant donné que la Cour fédérale n’a pas limité la période visée par le recours, on peut s’attendre à ce que plusieurs centaines de milliers d’autres personnes fassent partie du groupe autorisé parce qu’elles appartiennent à ces groupes de non-employés.

2) Éléments de preuve déposés devant la Cour fédérale concernant des cas de harcèlement et d’intimidation en milieu de travail à la GRC

[49] Je vais maintenant présenter en détail les éléments de preuve produits devant la Cour fédérale concernant les allégations de harcèlement à caractère non sexuel et d’intimidation systémiques en milieu de travail à la GRC.

[50] Les deux représentants demandeurs expliquent en détail dans leurs affidavits le harcèlement et l’intimidation qu’ils ont vécus et donnent leur opinion sur le climat de travail général à la GRC. Comme je l’ai indiqué, ils sont tous deux des membres réguliers de la GRC.

[51] M. Greenwood a raconté avoir vécu du harcèlement et avoir fait l’objet de représailles après avoir soulevé des doutes quant à de la corruption possible au sein de la GRC, quand il était en poste à Yellowknife entre 2005 et 2010. Il affirme qu’en raison de plaintes de manquement au Code de déontologie qui ont été déposées contre lui, selon ses dires, à titre de représailles et sans qu’elles soient fondées après qu’il eut signalé la corruption, il lui est devenu impossible d’obtenir de l’avancement et d’autres postes. Il a déposé une plainte de harcèlement au titre de la politique sur le harcèlement de la GRC, mais sa plainte a été rejetée par des officiers supérieurs de la GRC de la division pour laquelle il travaillait, même si un examen externe a révélé que plusieurs de ses motifs de plainte pouvaient faire l’objet de griefs. M. Greenwood dit s’être senti incapable de donner suite à l’affaire et il affirme que les incidents qu’il a vécus l’ont depuis accablé et ont fait stagner sa carrière. Il soutient également que la situation a eu des répercussions négatives sur sa santé physique et psychologique.

[52] M. Greenwood a demandé et obtenu des prestations d’invalidité au titre de la Loi sur les pensions, L.R.C. (1985), c. P-6, laquelle prévoit des indemnités pour les membres de la GRC dans le cas d’invalidité liée au service. Une partie des prestations a été accordée pour un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Un questionnaire déposé à l’appui de sa demande de prestations pour le TSPT indiquait que l’état de santé psychologique de M. Greenwood s’était détérioré à la suite d’événements traumatisants liés à la mort d’un collègue, avec lequel il travaillait sur une opération d’infiltration. Alors que le questionnaire fait mention de cauchemars et d’autres symptômes liés aux plaintes non fondées déposées contre lui, il n’est pas clair si les prestations pour le TSPT ont été accordées sur le fondement des mêmes faits que ceux qu’il invoque à l’appui de sa demande en l’espèce.

[53] M. Gray a décrit plusieurs situations d’intimidation et de harcèlement. Il affirme que, pendant qu’il était affecté au spectacle équestre de la GRC, le Carrousel, entre 1995 et 1998, on l’a obligé à voyager dans la remorque avec les chevaux, et il pense avoir été traité différemment pour avoir dénoncé ce qu’il considérait comme une pratique non sécuritaire. À deux occasions, il s’est senti vulnérable quand une caporale est entrée dans les douches des hommes alors qu’il était nu; même s’il s’est demandé pourquoi un tel comportement était autorisé, il a senti qu’il ne pouvait rien dire puisqu’elle faisait partie des personnes devant procéder à son évaluation. De plus, à deux reprises il a été accusé à tort d’avoir volé une couverture pour chevaux. En outre, un sergent de la GRC l’a frappé une fois sous les côtes avec le bout d’une cravache de dressage à pointe métallique, apparemment parce qu’il pensait que M. Gray s’était moqué du Carrousel. M. Gray a été blessé et a dû recevoir des traitements médicaux. Il croit qu’il a été puni pour avoir signalé l’incident. Lors de sa dernière année avec le Carrousel de la GRC, on a fourni à M. Gray un cheval qui, selon ce qu’il affirme, était connu pour ruer et donner des coups de sabot aux autres chevaux, et il a subi des blessures lorsque le cheval s’est cabré et qu’ils sont tous deux tombés. Il affirme également avoir été obligé de monter à cheval après s’être blessé au dos, ce qui a aggravé sa blessure, et avoir été humilié parce qu’on l’avait obligé à porter un veston trop petit pour lui.

[54] Plus tard, pendant qu’il était en poste au Nunavut de 2000 à 2002, M. Gray a signalé le traitement inapproprié d’Autochtones en dénonçant le comportement d’un caporal de la GRC. M. Gray affirme qu’il a subi des représailles, qu’on lui a refusé des possibilités d’avancement et que le climat au sein du détachement était devenu si toxique qu’il a demandé à travailler dans d’autres unités. Il affirme que son épouse, qui travaillait au sein du détachement à titre d’employée du Corps canadien des commissionnaires, a souffert de discrimination après que M. Gray eut dénoncé le caporal. Il affirme qu’on a refusé à son épouse la possibilité de continuer à travailler quand elle est tombée enceinte, même si d’autres femmes enceintes continuaient à travailler dans des postes semblables au sein du détachement. Il fait valoir le traitement dont son épouse a fait l’objet à l’appui d’une demande régie par la Loi sur le droit de la famille.

[55] En octobre 2016, alors qu’il travaillait à Hinton, en Alberta, une plainte de harcèlement a été déposée contre M. Gray, plainte qui a plus tard été jugée sans fondement. M. Gray est d’avis que la GRC a très mal géré la situation. Il affirme qu’à la suite de cette plainte, on l’a exclu et ostracisé. Il croit que ces événements ont eu des répercussions négatives sur sa réputation, sa santé et ses perspectives de carrière.

[56] M. Gray a également demandé et obtenu des prestations d’invalidité sous le régime de la Loi sur les pensions, notamment pour des lésions musculo-squelettiques, dont des blessures au dos et aux genoux. Il n’a pas présenté de demande au titre de la Loi sur les pensions pour des blessures psychologiques.

[57] Les deux représentants demandeurs ont présenté des allégations d’ordre général selon lesquelles d’autres membres du groupe ont vécu des cas d’intimidation et de harcèlement et ils ont affirmé avoir été témoins de gestes d’intimidation de la part d’autres membres de la GRC avec lesquels ils ont travaillé, y compris des membres occupant des postes de direction. Toutefois, à l’exception du témoignage au sujet de l’épouse de M. Gray, ni l’un ni l’autre n’a fourni de détails quant à la catégorie d’employés ou de personnes qui auraient pu faire l’objet de ces cas allégués de harcèlement ou d’intimidation, ni quant aux conséquences sur les autres du climat de travail toxique allégué au sein de la GRC. De plus, comme je l’ai noté, M. Gray a affirmé que son épouse avait fait l’objet d’un traitement discriminatoire par représailles à son endroit.

[58] L’employée du cabinet d’avocats représentant les représentants demandeurs a indiqué dans son témoignage que le cabinet avait reçu des demandes de renseignements de plusieurs centaines de personnes pouvant faire partie du groupe autorisé par la Cour fédérale, mais, une fois encore, aucun détail n’a été fourni concernant ce que ces personnes ont subi.

[59] L’employée du cabinet d’avocats, comme il est noté, a joint plusieurs rapports à son affidavit (collectivement, les rapports) : un rapport de juin 2007 intitulé Une question de confiance, rédigé par un enquêteur indépendant nommé par le ministre de la Sécurité publique et le président du Conseil du Trésor, qui a fait enquête sur des irrégularités concernant les régimes de retraite et d’assurances de la GRC et a documenté des cas de harcèlement subis par les personnes ayant signalé ces irrégularités; un rapport de décembre 2007 intitulé Rétablir la confiance, publié par un groupe de travail créé par le ministre de la Sécurité publique et le président du Conseil du Trésor, qui a fait des recommandations sur la gouvernance et le changement culturel à la GRC à la suite du rapport précédemment publié; un rapport de la GRC publié en 2012, portant sur le harcèlement fondé sur le sexe et intitulé Rapport sommaire sur les consultations concernant le harcèlement fondé sur le sexe et les milieux de travail respectueux; un rapport de février 2013 de la Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada intitulé Enquête d’intérêt public sur le harcèlement en milieu de travail au sein de la GRC; un rapport de 2013 du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, intitulé Des questions de conduite : la Gendarmerie royale du Canada doit transformer sa culture; un rapport de 2014 présenté par une députée et un sénateur intitulé Rêves brisés – Le harcèlement et le mécontentement systématique à la Gendarmerie royale du Canada; un rapport de mars 2017 de l’ancienne vérificatrice générale intitulé Examen de quatre cas de poursuites civiles contre la GRC pour des motifs de harcèlement au travail; un rapport de février 2017 du Bureau du vérificateur général du Canada intitulé Le soutien en santé mentale pour les membres — Gendarmerie royale du Canada; et, finalement, un rapport d’avril 2017 de la Commission civile d’examen et de traitement des plaintes relatives à la GRC intitulé Rapport sur le harcèlement en milieu de travail à la GRC.

[60] Certains de ces rapports font état d’une culture en milieu de travail ayant permis que du harcèlement et de l’intimidation se produisent au sein de la GRC, de même que d’un processus de traitement des griefs dysfonctionnel incapable de répondre correctement aux plaintes de harcèlement déposées par des membres de la GRC et des fonctionnaires affectés à des fonctions auprès de la GRC. Sur ce dernier point, il est signalé dans plusieurs rapports que des membres craignaient qu’il y ait des répercussions négatives sur leur carrière s’ils dénonçaient le harcèlement et l’intimidation.

[61] Toutefois, sauf une exception, les rapports ne font état d’aucun cas de harcèlement ou d’intimidation visant des personnes qui n’étaient pas des membres de la GRC ou des fonctionnaires occupant un poste permanent et affectés à des fonctions avec la GRC. La seule exception concerne une allégation de harcèlement sexuel figurant dans le rapport de 2014 intitulé Rêves brisés, qui expose une allégation de harcèlement sexuel soulevée par une membre de la GRC en lien avec son expérience en tant que cadet pendant qu’elle étudiait dans un centre de formation de la GRC à Regina.

[62] Même si les rapports et le témoignage de l’un des témoins de la Couronne font bien état de plaintes de harcèlement à caractère non sexuel et d’intimidation déposées par des membres de la GRC et des fonctionnaires, affectés à des tâches avec la GRC, rien n’indique que l’une ou l’autre de ces plaintes ait pu être déposée par un fonctionnaire faisant partie du groupe modifié ou par un employé civil temporaire. Autrement dit, rien n’indique que des employés nommés pour une courte durée, des employés occasionnels ou des étudiants aient pu subir de tels problèmes d’intimidation et de harcèlement. Sans doute ne faut-il pas s’en étonner, puisqu’ils ont travaillé moins longtemps avec la GRC.

[63] De même, la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve montrant que le grand nombre de membres du groupe qui n’étaient ni membres de la GRC, ni des employés de la GRC, ni des fonctionnaires fédéraux ont pu faire l’objet de harcèlement non sexuel ou d’intimidation ou subir un climat de travail toxique dans les locaux de la GRC en raison d’un tel harcèlement.

3) Autres recours disponibles

[64] Pour bien saisir la trame factuelle pertinente, il est nécessaire d’énumérer ensuite les recours dont pourraient se prévaloir les membres du groupe à l’égard du type d’intimidation et de harcèlement pour lequel des mesures de réparation sont demandées en l’espèce.

[65] Pour les personnes travaillant pour d’autres employeurs, des recours étaient et sont actuellement disponibles sous le régime de leurs propres conventions collectives ou de leurs conditions d’emploi. Dans la plupart des provinces et territoires canadiens, si ce n’est la totalité, les employeurs ont l’obligation d’établir et de mettre en œuvre des politiques de prévention du harcèlement en milieu de travail, dont l’application se fait au moyen de plaintes et, du moins dans certains cas, de griefs dans les milieux de travail syndiqués (voir, par exemple, la Loi sur la santé et la sécurité au travail, L.R.O. 1990, c. O.1, Partie III.0.1). Les éléments de preuve déposés devant la Cour fédérale sont muets sur la nature et l’efficacité de tels processus.

[66] Pour sa part, la GRC, pendant plusieurs années, était dotée de politiques qui tentaient de prévenir le harcèlement et qui prévoyaient un recours interne pour certains membres du groupe. Aux termes de la version actuelle de sa politique sur le harcèlement, les membres de la GRC, les employés ainsi que les fonctionnaires (qu’ils fassent partie ou non du groupe autorisé par la Cour fédérale) sont autorisés à déposer des plaintes. (Anciennement, une politique distincte s’appliquait aux fonctionnaires.)

[67] Même si la politique actuelle instaure un système centralisé de réception des plaintes et d’enquête, elle ne prévoit pas de recours à un arbitre indépendant. Le pouvoir de prendre la décision définitive incombe au commissaire de la GRC. Les membres du groupe qui ne sont pas des membres de la GRC, des employés de la GRC ou des fonctionnaires ne peuvent pas déposer de plaintes au titre de la politique sur le harcèlement de la GRC. De même, ils ne disposent pas du droit de déposer des griefs auprès de la GRC. Toutefois, la politique sur le harcèlement de la GRC, à l’instar de la plupart des politiques en milieu de travail, leur interdit, comme à toute personne travaillant dans les locaux de la GRC, d’adopter une conduite qui serait contraire à la politique.

[68] Il existe des recours légaux supplémentaires, du moins pour certains membres du groupe, concernant le harcèlement à caractère non sexuel, l’intimidation et le harcèlement.

[69] La partie II du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), c. L-2 (le Code) et le règlement pris en application du Code intitulé Règlement sur la prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail, DORS/2020-130 (le Règlement sur la prévention du harcèlement), qui est en vigueur depuis janvier 2021, s’appliquent à la GRC. Ils imposent à la GRC certaines obligations en matière de prévention de la violence et du harcèlement en milieu de travail, ainsi que d’enquête et de règlement des cas. Anciennement, la partie XX du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, DORS/86-304, régissait les obligations de l’employeur en matière de violence en milieu de travail, mais ne visait pas expressément le harcèlement au travail.

[70] Les employeurs de la taille de la GRC ont, depuis janvier 2021, les obligations suivantes. Premièrement, l’employeur doit adopter une politique de prévention du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail, laquelle doit être élaborée en collaboration avec le comité d’orientation conjoint de la sécurité et de la santé au travail concerné (le comité d’orientation conjoint de la SST), qui doit être composé du même nombre de représentants des employés, nommés par le syndicat représentant les employés dans les lieux de travail syndiqués (Règlement sur la prévention du harcèlement, art. 10). Deuxièmement, l’employeur doit élaborer ou sélectionner les programmes de formation nécessaires sur le harcèlement et la violence dans le lieu de travail conjointement avec le comité d’orientation conjoint de la SST (Règlement sur la prévention du harcèlement, art. 12). Troisièmement, les cas de violence et de harcèlement en milieu de travail doivent faire l’objet d’enquêtes menées par des enquêteurs sélectionnés par le comité d’orientation conjoint de la SST ou, s’il est impossible de s’entendre sur le choix d’un enquêteur, par une personne nommée à partir d’une liste compilée par le Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail (Règlement sur la prévention du harcèlement, art. 25 et 27). Quatrièmement, l’employeur doit mettre en œuvre les recommandations des enquêteurs choisies par le comité d’orientation conjoint de la SST, en vue de prévenir une récurrence de la violence ou du harcèlement en milieu de travail (Règlement sur la prévention du harcèlement, art. 31). Si aucune entente n’est possible, l’employeur peut agir de manière unilatérale, à condition qu’il respecte ses obligations légales concernant la violence et le harcèlement en milieu de travail (Règlement sur la prévention du harcèlement, art. 2). Le Code interdit également les mesures de représailles à l’endroit des personnes qui déposent une plainte (Code, art. 147).

[71] Si l’employeur manque à ses obligations en matière de harcèlement et de violence au travail, une plainte peut être déposée en vertu de la partie II du Code, laquelle peut être renvoyée à un arbitre indépendant, dont les décisions sont susceptibles d’appel devant la Commission (Code, art. 127.1 à 129, 133; LRTSPF, art. 2, sous-alinéa 240a)(ii)). De plus, l’employeur peut faire l’objet d’une poursuite pour tout manquement à la partie II du Code (Code, art.148).

[72] Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, L.C 2005, c. 46 (la LPFDAR), offre aux membres de la GRC et aux fonctionnaires un mécanisme leur permettant de divulguer des actes répréhensibles et les mettant à l’abri de représailles. Les divulgations peuvent être faites au commissaire à l’intégrité du secteur public, qui peut mener une enquête et recommander des mesures correctives (LPFDAR, art. 19 et 22). Le commissaire doit également faire rapport au Parlement des problèmes systémiques qui donnent lieu à des actes répréhensibles (LPFDAR, art. 38). Les plaintes concernant des mesures de représailles peuvent être déposées au Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, où siègent des juges dont la nomination relève du gouvernement fédéral (LPFDAR, art. 20.4).

[73] Les membres de la GRC sont assujettis au Code de déontologie de la GRC, figurant à l’annexe du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (2014), DORS/2014-281. Ce code interdit les comportements inappropriés, y compris le harcèlement et l’intimidation. Des plaintes peuvent être déposées en cas de manquements allégués au Code de déontologie de la part d’un membre. Les décisions définitives incombent au commissaire de la GRC (Loi sur la GRC, art. 45.11 à 45.15; Consignes du commissaire (déontologie), DORS/2014-291; Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014-289).

[74] Les membres de la GRC ont également le droit de formuler des griefs contre des décisions prises par la Gendarmerie qui ont des répercussions sur eux, autres que des plaintes en matière de harcèlement, lesquelles depuis plusieurs années sont examinées exclusivement sous le régime de la politique distincte sur le harcèlement (Consignes du commissaire (enquête et règlement des plaintes de harcèlement), DORS/2014-290). Ces griefs ne peuvent être renvoyés à un arbitre indépendant puisque le pouvoir de décision définitive incombe au commissaire de la GRC, dont les décisions peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale (Loi sur la GRC, partie III; Consignes du commissaire (griefs et appels)).

[75] À l’exception possible des mécanismes prévus par la partie II du Code et les règlements applicables dans un milieu syndiqué, parmi les recours supplémentaires ci-dessus, aucun de ceux qui ne sont pas rattachés à une convention collective ne pourrait offrir le niveau d’anonymat ou de représentation collective que pourrait offrir aux membres du groupe le recours collectif. Toutefois, il serait possible de bénéficier d’une telle représentation collective et, selon les situations, d’un tel anonymat dans le cadre d’un grief déposé au titre d’une convention collective, grief qui, comme on l’a noté, pourrait être renvoyé en arbitrage devant la Commission.

II. Les motifs de la Cour fédérale

[76] En gardant ce contexte à l’esprit, je passe maintenant à l’examen des motifs de la Cour fédérale.

[77] La Cour fédérale a divisé son analyse en deux parties. Elle s’est d’abord penchée sur la requête de la Couronne, qui souhaitait qu’elle déclare n’avoir pas compétence pour autoriser le recours collectif envisagé, puis, elle a examiné si les représentants demandeurs satisfaisaient aux conditions d’autorisation prévues au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales.

[78] À l’égard de la première question, la Couronne soutenait que la Cour fédérale devait refuser d’autoriser le recours collectif parce qu’il existait des recours légaux et des procédures internes à la GRC pour traiter les questions que les représentants demandeurs voulaient faire autoriser, notamment les recours décrits plus haut. La Cour fédérale a renvoyé à plusieurs précédents invoqués par la Couronne dans lesquels les tribunaux avaient décliné compétence, notamment l’arrêt Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146 [Vaughan], la décision Lebrasseur c. Canada, 2006 CF 852, 2006 CarswellNat 4883, conf. par 2007 CAF 330 [Lebrasseur no 1], la décision Desrosiers c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1601, 2004 CarswellNat 5540 [Desrosiers], et la décision Galarneau c. Canada (Procureur Général), 2005 CF 39, 2005 CarswellNat 6853 [Galarneau].

[79] La Cour fédérale a rejeté ces arguments. Elle n’était pas convaincue que les circonstances étaient comparables à celles des affaires invoquées par la Couronne, puisque les réclamations envisagées en l’espèce n’étaient pas des différends en matière d’emploi « ordinaires » et ne portaient pas sur des questions de pension ou de prestations. La Cour a également fait observer qu’aucune des affaires invoquées par la Couronne n’était un recours collectif. Elle a en outre conclu que les rapports étayaient les allégations selon lesquelles les procédures internes de règlement des différends à la GRC comportaient des problèmes systémiques généralisés et omniprésents, qui allaient au-delà de la discrimination fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle. La Cour fédérale a reconnu que le recours collectif envisagé constituait une attaque contre les procédures de la GRC, y compris le système d’examen des griefs dans son ensemble, mais elle n’était pas convaincue que les procédures internes fournissaient une voie de droit efficace pour les demandes que les demandeurs souhaitaient faire valoir au moyen du recours collectif. La Cour fédérale a donc refusé d’assujettir les demandes des membres du groupe à ces procédures.

[80] Quant aux conditions énoncées au paragraphe 334.16(1) des Règles des Cours fédérales, la Cour fédérale a commencé par examiner si les actes de procédure révélaient une cause d’action valable, faisant observer que sa tâche consistait « simplement à vérifier, à un certain niveau, si l’instance [pouvait] se poursuivre en tant que recours collectif », en se fondant sur la présomption selon laquelle les faits présentés dans la déclaration étaient vrais (au para. 41).

[81] La Cour fédérale a noté que les tribunaux avaient reconnu l’existence de négligence systémique dans les affaires Davidson v. Canada (Attorney General), 2015 ONSC 8008, 262 A.C.W.S. (3d) 648 [Davidson], et Rumley c. Colombie-Britannique, 2001 CSC 69, [2001] 3 R.C.S. 184 [Rumley], et que les allégations de harcèlement systémique au sein de la GRC avaient rempli la condition de la cause d’action dans les affaires Merlo c. Canada, 2017 CF 533, 2017 CarswellNat 10580 [Merlo], et Tiller c. Canada, 2019 CF 895, 2019 CarswellNat 3232 [Tiller]. Elle a rejeté l’argument de la Couronne selon lequel les arrêts de la Cour d’appel de l’Ontario Merrifield v. Canada (Attorney General), 2019 ONCA 205, 145 R.O. (3d) 494 [Merrifield no 2], et Piresferreira v. Ayotte, 2010 ONCA 384, 319 D.L.R. (4th) 665 [Piresferreira], établissaient qu’il n’existait aucune cause d’action, concluant que « la Couronne, en se fondant sur ces arrêts [...], a adopté une interprétation trop étroite de la nature des demandes envisagées », lesquelles « ne constituent pas de [traduction] “simples” différends en milieu de travail », et qu’elles étaient fondées sur une négligence systémique qui attaquaient « les procédures et les systèmes mêmes qui, selon la Couronne, peuvent et devraient offrir une voie de recours » (au para. 48). Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas jugé qu’il était évident et manifeste que les demandes seraient rejetées; au contraire, elle a conclu qu’une cause d’action valable avait été établie.

[82] Alors qu’au paragraphe 49 de ses motifs, la Cour fédérale a affirmé que les éléments de preuve présentés étayaient sa conclusion selon laquelle les actes de procédure révélaient une cause d’action valable, cette affirmation a également été utilisée à l’appui de sa conclusion selon laquelle la première condition d’autorisation était remplie.

[83] En ce qui concerne la condition relative à l’existence d’un groupe identifiable, la Cour fédérale a conclu que tous les membres du groupe partageaient les caractéristiques d’avoir travaillé auprès de la GRC et d’avoir été assujettis à ses politiques internes, des caractéristiques ayant un lien rationnel avec l’allégation de négligence systémique. La Cour fédérale a rejeté la thèse de la Couronne voulant que, selon l’interprétation qu’elle en a faite, le groupe fût trop vaste et comprît des personnes n’étant pas autorisées à déposer des demandes au titre de la LRTSPF. Elle a jugé que la taille du groupe ne constituait pas en soi un motif de refuser d’autoriser le groupe et que l’observation selon laquelle certaines demandes pouvaient être interdites était une défense que la Couronne pouvait soulever, mais ne constituait pas un motif de refuser l’autorisation.

[84] La Cour fédérale a ensuite tiré la conclusion que les questions communes favoriseraient le règlement des demandes de chacun des membres du groupe. Notant que le critère de la preuve à produire était peu rigoureux, la Cour fédérale a conclu que les faits présentés dans la déclaration et dans les rapports étaient suffisants pour qu’il soit satisfait à l’exigence du « certain fondement factuel ».

[85] Quant à la question de savoir si le recours collectif constituait le meilleur moyen de régler les questions communes de façon juste et efficace, la Cour fédérale a renvoyé aux facteurs pertinents énoncés au paragraphe 334.16(2) des Règles et a souligné que l’analyse du meilleur moyen se faisait en fonction de trois principaux objectifs, soit l’économie des ressources judiciaires, la modification des comportements et l’accès à la justice. Elle a fait observer que, parce que la cause d’action déclarée en l’espèce était la négligence systémique, les questions communes de fait ou de droit prédomineraient nécessairement. De plus, la Cour a noté, au paragraphe 76, qu’un recours collectif « atténuerait probablement les difficultés que les membres du groupe doivent surmonter pour présenter leur demande, sans craindre de représailles ». Quant à la question de l’économie des ressources judiciaires, elle a affirmé que, « même si certains des membres du groupe ont la possibilité de recourir à des mécanismes internes, d’autres ne l’ont peut-être pas » et que, sans recours collectif, « il y aurait très probablement un chevauchement des recherches de fait et des analyses juridiques » (au para. 77). La Cour a conclu que le recours collectif favorisait également l’accès à la justice. Elle était par conséquent convaincue que le recours collectif constituait le meilleur moyen d’examiner les demandes des membres du groupe.

[86] En ce qui concerne la qualité pour agir des représentants demandeurs proposés, la Cour fédérale a rejeté l’observation de la Couronne selon laquelle ni l’un ni l’autre ne pouvait présenter de demande parce que la Loi sur les pensions et l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), c. C-50, le leur interdisaient. La Cour fédérale a conclu qu’à l’étape de l’autorisation, il était trop tôt pour se pencher sur l’application de l’article 9 parce qu’il n’était pas manifeste que les représentants demandeurs recevaient ou allaient recevoir une pension pour des motifs dont le fondement factuel était le même que celui des questions communes envisagées. La Cour fédérale a fait observer que la Couronne aurait l’occasion de faire valoir ces arguments en défense. Elle a donc conclu que les représentants demandeurs représenteraient le groupe de manière satisfaisante.

III. Questions en litige

[87] Je vais maintenant présenter les questions soulevées par la Couronne dans le présent appel. Elle soutient que la Cour fédérale a commis des erreurs de droit :

1) en confondant les normes de preuve applicables à la décision sur la question initiale de compétence et la norme de la cause d’action valable avec la norme du « certain fondement factuel » applicable aux quatre autres conditions d’autorisation;

2) en admettant en preuve les rapports, et en se fondant sur eux, à l’égard des exigences sur la compétence et la cause d’action;

3) en n’exposant pas des motifs suffisants;

4) en concluant avoir compétence, alors qu’il n’y a pas de distinction entre la présente affaire et l’affaire Vaughan et d’autres affaires semblables, dans lesquelles la Cour avait décliné compétence; en ne suivant pas, dans son analyse de la compétence, la méthode qui, selon la Couronne, a été rendue obligatoire par l’arrêt de la Cour suprême du Canada Bisaillon c. Université Concordia, 2006 CSC 19, [2006] 1 R.C.S. 666 [Bisaillon], laquelle oblige la Cour à évaluer d’abord la situation personnelle de chaque demandeur avant de conclure à sa compétence;

5) en concluant que l’allégation de négligence avait une possibilité raisonnable d’être retenue et, plus précisément :

a. en concluant qu’il y avait une cause d’action valable relative à la négligence liée au harcèlement en milieu de travail;

b. en présumant que des exigences différentes s’appliquent aux demandes portant sur la négligence systémique;

c. en concluant que l’obligation de diligence alléguée envers les membres du groupe est fondée en droit.

[88] La Couronne soutient en outre que la Cour fédérale a commis des erreurs de fait et des erreurs mixtes de fait et de droit manifestes et dominantes :

1) en concluant qu’il existait des lacunes systémiques dans les mécanismes de recours à la disposition des membres du groupe, alors qu’il n’y avait aucun élément de preuve admissible pouvant fonder une telle conclusion;

2) en concluant qu’il existait un certain fondement factuel justifiant la portée du groupe autorisé;

3) en concluant qu’il existait un certain fondement factuel aux questions communes, c’est-à-dire :

a. qu’elles sont si larges qu’elles ne peuvent être réglées de manière efficace et raisonnable;

b. qu’elles ne constituent pas un élément substantiel des réclamations de chaque membre et n’aideront pas les membres du groupe à faire valoir leur demande;

c. que les questions communes ne sont pas l’outil qui convient pour déterminer la responsabilité et les dommages globaux, puisque la causalité peut uniquement être jugée au cas par cas;

4) en concluant qu’il existait un certain fondement factuel montrant que les demandeurs avaient des réclamations valables;

5) en concluant qu’il existait un certain fondement factuel établissant que le recours collectif constitue le meilleur moyen de régler le différend.

IV. Discussion

[89] Les normes de contrôle applicables en appel établies dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, s’appliquent aux ordonnances autorisant une instance comme recours collectif, de sorte que les erreurs de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, alors que les erreurs de fait ou les erreurs mixtes de fait et de droit, qui ne comportent pas de question de droit isolable, sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Je vais d’abord me pencher sur les diverses erreurs de droit que la Cour fédérale, selon la Couronne, aurait commises.

A. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur dans son choix des normes de preuve et dans son utilisation des rapports?

[90] La Couronne soutient d’abord que la Cour fédérale a appliqué de manière erronée la norme du « certain fondement factuel » dans son examen des questions touchant la compétence et la cause d’action et qu’elle a commis une erreur en se fondant sur le contenu des rapports à l’égard de ces questions. Sur ce dernier point, la Couronne soutient que, [traduction] « même si les rapports peuvent être utilisés de manière à supplémenter d’autres éléments de preuve admissibles pour établir s’il existe un certain fondement factuel relativement aux conditions d’autorisation, les déclarations contenues dans ces rapports ne sont pas admissibles pour établir la véracité de leur contenu et n’auraient pas dû servir de fondement pour trancher la question de la compétence ou de la condition de la cause d’action » (mémoire des faits et du droit de la Couronne, au para. 28).

[91] Il est vrai que la Cour fédérale a affirmé que les rapports « offrent les éléments de preuve nécessaires pour confirmer l’existence d’une cause d’action valable », au paragraphe 49 de ses motifs. Il s’agit d’une erreur de droit, puisqu’aucun élément de preuve n’est admissible à l’égard de cette question. Les principes applicables à l’examen de la première condition d’autorisation sont plutôt les mêmes que ceux qui s’appliquent aux requêtes en radiation. Les faits énoncés dans la déclaration sont tenus pour vrais, et aucun élément de preuve ne peut être pris en considération. Le critère consiste à déterminer s’il est « évident et manifeste » que les actes de procédure, à supposer que les faits invoqués soient vrais, ne révèlent aucune cause d’action valable : voir, par exemple, Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, au para. 25 [Hollick]; Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477, au para. 63 [Pro-Sys]; Canada (Procureur général) c. Jost, 2020 CAF 212, au para. 29 [Canada c. Jost]; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, 1990 CanLII 90, p. 980 [Hunt c. Carey].

[92] Bien que la Cour fédérale ait renvoyé à tort aux rapports au paragraphe 49 de ses motifs, elle n’a pas fondé sa décision relative à la condition de la cause d’action sur cet élément de preuve; elle a plutôt fait porter son analyse sur la question de savoir si, juridiquement, les actes de procédure révélaient une cause d’action. Elle n’a fait mention des rapports qu’en passant.

[93] Ainsi, si l’on interprète raisonnablement les motifs de la Cour fédérale, cette dernière a renvoyé aux rapports uniquement à l’égard de la question de la compétence et des quatre dernières conditions d’autorisation, mais pas à l’égard de la condition de la cause d’action. De plus, elle a appliqué la norme du « certain fondement factuel » uniquement pour les quatre dernières conditions d’autorisation.

[94] Pour ce qui est des quatre dernières conditions d’autorisation (le groupe identifiable, les questions communes, le meilleur moyen de régler ces questions et la qualité des représentants demandeurs), il incombe aux demandeurs de produire des éléments montrant l’existence d’un « certain fondement factuel » prouvant que ces conditions sont remplies; voir Hollick, au para. 25; Pro-Sys, au para. 99; et AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949, au para. 40 [Fischer]. La norme de preuve applicable est moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités, puisque l’étape de l’autorisation n’est pas l’étape où il convient de résoudre les différends quant à la preuve. Cela dit, cette norme moins rigoureuse nécessite quand même que le demandeur dépose suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre le juge que les conditions d’autorisation sont réunies, de telle sorte que l’instance devrait être autorisée : Pro-Sys, aux para. 102-105. Comme l’a noté le juge en chef Winkler dans l’arrêt McCracken v. Canadian National Railway Company, 2012 ONCA 445, 111 O.R. (3d) 745, aux para. 75-76, cité avec approbation par la Cour suprême dans l’arrêt Fischer, au para. 41 :

[TRADUCTION]

Le principe posant qu’il faut établir un « certain fondement factuel » répond à deux préoccupations. Premièrement, tous les critères, hormis celui de la cause d’action, étayant l’ordonnance de certification doivent reposer sur une preuve.

Deuxièmement, dans l’esprit du régime procédural établi par la [Loi sur les recours collectifs], l’emploi du mot « certain » indique que la preuve n’a pas à être exhaustive et qu’il ne s’agit certainement pas d’une preuve propre à présider au débat sur le fond.

[95] Des éléments de preuve sont admissibles concernant une question de compétence, comme celle qui est soulevée en l’espèce, lorsqu’on demande à la Cour de décliner compétence en faveur d’autres recours administratifs. Il est nécessaire de présenter des éléments de preuve sur la nature et l’efficacité des autres recours suggérés pour que la Cour puisse déterminer si elle doit ou non décliner compétence en faveur des autres recours administratifs. Une décision sur une telle question ne peut se rendre dans un vide factuel : voir, par exemple, Mil Davie Inc. c. Société d’Exploitation et de Développement d’Hibernia Ltée, 1998 CanLII 7789, 1998 CarswellNat 815 (C.A.F.), aux para. 7 et 8; Lebrasseur no 1, au para. 15.

[96] Comme le souligne à juste titre la partie intimée, des éléments de preuve semblables aux rapports sont fréquemment produits lors de requêtes en autorisation, en conjonction avec d’autres types d’éléments de preuve, afin d’établir qu’il existe un certain fondement factuel relatif aux quatre dernières conditions d’autorisation : voir, par exemple, Johnson v. Ontario, 2016 ONSC 5314, 364 C.R.R. (2d) 17, aux para. 50-67; Bigeagle c. Canada, 2021 CF 504, 2021 CarswellNat 3200, aux para. 37-47; R.G. v. The Hospital for Sick Children, 2017 ONSC 6545, 2017 CarswellOnt 16865, aux para. 22-27, confirmé pour d’autres motifs, 2018 ONSC 7058 (C. Div. Ont.); Gay et autres c. Régie régionale de la santé 7 et Dr Menon, 2014 NBCA 10, 421 R.N.B. (2d) 1, au para. 18.

[97] En effet, la Couronne reconnaît que les rapports peuvent être admis pour ce motif, lorsqu’il s’agit d’établir, en conjonction avec d’autres éléments de preuve, que les quatre dernières conditions d’autorisation sont remplies. En l’espèce, les représentants demandeurs avaient produit d’autres éléments de preuve concernant leur propre situation et leurs observations. La Cour fédérale n’a donc pas commis d’erreur en admettant les rapports et en se fondant sur eux de même que sur les éléments de preuve produits par les représentants demandeurs concernant les quatre dernières conditions d’autorisation.

[98] Ainsi, je ne vois aucune erreur dans le fait que la Cour fédérale ait de la même manière tenu compte des rapports à l’égard de la question de la compétence, laquelle soulève des questions qui sont très semblables, si ce n’est identiques, à celles que soulève la condition du meilleur moyen.

[99] Par conséquent, je ne crois pas que la Cour fédérale ait commis d’erreur de droit susceptible de contrôle en tenant compte des rapports.

B. Les motifs de la Cour fédérale sont-ils suffisants?

[100] La Couronne affirme ensuite que les motifs de la Cour fédérale ne démontrent pas adéquatement le raisonnement qui l’a menée à tirer ses conclusions, en particulier en ce qui a trait à l’application à l’ensemble du groupe d’une exception au principe établi dans l’arrêt Vaughan, à la reconnaissance de l’obligation de diligence proposée — qui, selon la Couronne, a été rejetée sans équivoque par la jurisprudence d’appel — et à la conclusion selon laquelle les questions communes l’emportent sur les questions individuelles, qui sont nombreuses et complexes.

[101] Même si la Cour fédérale n’examine en détail aucune de ces questions dans ses motifs, je ne crois pas qu’il faille annuler l’ordonnance d’autorisation pour cause d’insuffisance des motifs. Quoi qu’il en soit, cet argument ne permettrait pas à la Couronne d’obtenir la mesure de réparation qu’elle demande, soit l’annulation de l’ordonnance d’autorisation. Les motifs servent à plusieurs objets, notamment justifier le résultat, expliquer les raisons pour lesquelles une des deux parties n’a pas eu gain de cause, fournir matière à un examen valable en appel et convaincre le public que justice a été rendue : R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, au para. 55; R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3, au para. 35, et F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, au para. 98. S’il s’agit d’un appel civil, l’objet principal des motifs de première instance est de permettre un examen valable en appel, comme le souligne récemment la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Manos v. Riotrin Properties (Flamborough) Inc., 2020 ONCA 211, 2020 CarswellOnt 3794, au para. 11.

[102] En l’espèce, comme la Cour fédérale n’était pas appelée à mettre en balance des éléments de preuve contradictoires ni à tirer des conclusions en matière de crédibilité, un examen valable en appel reste possible pour chacune des questions soulevées par la Couronne devant notre Cour. Ainsi, l’insuffisance alléguée des motifs de la Cour fédérale ne justifie pas à elle seule la nécessité d’une intervention de la Cour. Elle pourra examiner les préoccupations de la Couronne en examinant les questions soulevées par cette dernière.

C. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en exerçant sa compétence en l’espèce?

[103] Je me penche ensuite sur l’argument de la Couronne selon lequel la Cour fédérale aurait refusé à tort de suivre les arrêts Vaughan et Bisaillon ainsi que plusieurs autres jugements, dans lesquels les cours ont refusé d’entendre les demandeurs assujettis à la LRTSPF (ou à la version précédente de cette loi) ou à une convention collective régie par une autre loi du travail. À cet égard, la Couronne invoque, en plus des arrêts Vaughan et Bisaillon, les affaires Canada c. Prentice, 2005 CAF 395, [2006] 3 R.C.F. 135, autorisation de pourvoi à la CSC refusée [2006] 1 R.C.S. viii [Prentice]; Moodie c. Canada, 2008 CF 1233, conf. par 2010 CAF 6 [Moodie]; Lebrasseur no 1; Lebrasseur c. Canada, 2011 CF 1075, conf. par 2012 CAF 252 [Lebrasseur no 2]; Tindall et al v. Royal Canadian Mounted Police et al., 2018 ONSC 4365 [Tindall]; K.A. v. Ottawa (City), 80 O.R. (3d) 161 (ON CA), 269 D.L.R. (4th) 116; Desrosiers; Galarneau; Rivers v. Waterloo Regional Police Services Board, 2018 ONSC 4307; Regina Police Assn. Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, 2000 CSC 14, [2000] 1 R.C.S.360.

[104] L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Syndicat Catholique des Employés de Magasins de Québec Inc. v. Paquet Ltée, [1959] R.C.S. 206, 18 D.L.R (2d) 346, p. 212 est l’arrêt de principe qui a donné naissance à ce courant jurisprudentiel. La Cour y conclut que, dans le cas d’employés assujettis à une convention collective, les parties à la convention sont l’employeur et le syndicat. Les contrats d’emploi individuels n’y ont pas leur place. Les recours concernant des manquements au contrat présentées par des employés syndiqués, ou contre eux, ne peuvent donc être accueillis.

[105] Ce principe a été confirmé par plusieurs arrêts subséquents de la Cour suprême du Canada, y compris McGavin Toastmaster Ltd. c. Ainscough, [1976] 1 R.C.S. 718, p. 726, 1975 CanLII 9, General Motors of Canada Ltd. c. Brunet, [1977] 2 R.C.S. 537, p. 548, 1976 CanLII 196, St. Anne Nackawic Pulp & Paper c. SCTP, [1986] 1 R.C.S. 704, p. 718, 1986 CanLII 71 et Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929, 1995 CanLII 108, au para. 67 [Weber]. Dans les deux dernières affaires, la Cour suprême affirme en outre que le pouvoir exclusif d’interpréter et d’appliquer une convention collective incombe généralement aux arbitres des griefs, aux termes des clauses d’arbitrage obligatoire prévues dans les lois sur les relations du travail pertinentes. Une partie ne peut donc pas intenter un recours fondé sur la responsabilité délictuelle ou la Charte pour un litige résultant expressément ou implicitement de la convention collective.

[106] Dans l’arrêt Weber, s’exprimant au nom des juges majoritaires au paragraphe 67, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) résume les principes applicables en ces termes :

Je suis d’avis que les clauses d’arbitrage obligatoire comme le par. 45(1) de la Loi sur les relations de travail de l’Ontario confèrent en général une compétence exclusive aux tribunaux du travail pour entendre tous les litiges qui résultent de la convention collective. Dans chaque cas, il s’agit de déterminer si le litige, considéré dans son essence, résulte de la convention collective. Cela vaut pour les réparations fondées sur la Charte, pour autant que la loi habilite l’arbitre à entendre le litige et à accorder les réparations demandées. La compétence exclusive de l’arbitre est assujettie au pouvoir discrétionnaire résiduel des tribunaux de compétence inhérente d’accorder des réparations que le tribunal de création législative ne peut accorder.

[107] Dans les affaires Vaughan et Bisaillon, les principaux arrêts invoqués par la Couronne, les employeurs intimés cherchaient à faire appliquer le principe de la compétence exclusive à des demandes présentées par des employés syndiqués concernant des régimes de prestations et de retraite. L’arrêt Bisaillon portait sur un recours collectif envisagé, où le demandeur était assujetti aux lois du travail du Québec, alors que, dans l’affaire Vaughan, M. Vaughan était un fonctionnaire fédéral.

[108] Plus précisément, l’arrêt Vaughan concernait une demande d’indemnisation, au titre d’un plan réglementaire complexe de réduction des effectifs, qui n’avait pas été incorporé à la convention collective à laquelle était assujetti M. Vaughan. Comme il est mentionné plus haut, aux termes de la LRTSPF et des lois l’ayant précédée, les employés comme M. Vaughan qui ont le droit de déposer un grief sont autorisés à exercer ce droit à l’encontre de décisions leur refusant des prestations prévues par des régimes non visés dans la convention collective. Toutefois, ils ne peuvent en demander l’arbitrage. Leurs griefs doivent plutôt être tranchés par l’autorité des griefs de l’employeur (dans ce cas, un sous-ministre), dont les décisions peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale. (Comme il est indiqué plus haut, les membres de la GRC ont aussi le droit de déposer des griefs.)

[109] Dans l’arrêt Vaughan, la Cour suprême du Canada conclut que la Cour fédérale a compétence pour entendre M. Vaughan. Toutefois, elle affirme que les cours d’instance inférieure n’ont pas commis d’erreur en refusant d’exercer une telle compétence, compte tenu de la procédure de griefs établie sous le régime de la législation du travail du secteur public fédéral. Dans l’arrêt Vaughan, la Cour estime qu’une telle procédure serait amoindrie si elle autorisait M. Vaughan à poursuivre son action au civil. S’exprimant sur ce point au nom des juges majoritaires au paragraphe 26, le juge Binnie opine en ces termes :

En outre, dans le contexte habituel des relations de travail, de nombreuses questions sont laissées à la discrétion de la gestion. Les différends ne font pas nécessairement tous l’objet d’un grief, et encore moins d’un arbitrage. Il n’y a rien de mal, selon moi, à distinguer pour le règlement des différends les avantages acquis par la négociation collective (par exemple le salaire) des avantages accordés unilatéralement par un règlement. Le fait que seuls les premiers peuvent être soumis à l’arbitrage (si le syndicat le veut bien) reflète leur origine différente. Lorsqu’un avantage est accordé par une loi ou un règlement, le législateur qui l’accorde est en droit de prévoir la façon de l’administrer (Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), [2001] 2 R.C.S. 781, 2001 CSC 52), sous réserve du droit de la personne mécontente de demander le contrôle judiciaire.

[110] Toutefois, la Cour suprême affirme qu’elle n’entend pas établir de règle absolue voulant que les litiges concernant les relations de travail des fonctionnaires fédéraux ne puissent jamais être entendus par les tribunaux. Elle reconnaît plutôt que, dans de rares cas, une cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour les entendre. Par exemple, dans le cas d’une plainte de harcèlement déposée par un dénonciateur, une cour pourrait à bon droit choisir d’entendre une action au civil intentée par un fonctionnaire fédéral, puisque dans de telles circonstances, la procédure de grief ne saurait offrir de véritable recours (aux para. 18-25).

[111] Dans l’affaire Bisaillon, un syndiqué employé par l’Université Concordia, a intenté un recours collectif pour contester les décisions prises par l’Université (notamment pour s’accorder des congés de cotisation) au titre d’un régime de retraite offert à ses salariés membres de différentes unités de négociation et aux employés non syndiqués de l’Université. Même si le régime de retraite était prévu dans la convention collective, les questions de financement en litige ne l’étaient pas. Toutefois, l’unité de négociation du représentant demandeur avait entériné les décisions contestées. Les syndicats représentant d’autres unités de négociation de l’Université n’avaient pas acquiescé et appuyaient la demande d’autorisation du recours collectif.

[112] La Cour suprême estime que la Cour d’appel a conclu à tort que la Cour supérieure aurait dû se déclarer compétente et n’a pas envisagé la possibilité que les griefs à l’encontre des décisions soient soumis à l’arbitrage. L’impossibilité pour d’autres unités de négociation d’intervenir dans un grief déposé par le représentant demandeur comptait pour beaucoup dans la décision de la Cour d’appel. La Cour suprême conclut que la Cour d’appel a commis une erreur, car elle a insisté sur le fait que les autres syndicats étaient exclus du grief du représentant demandeur, au lieu de demander si les griefs susceptibles d’être déposés au nom du représentant demandeur — si son syndicat n’avait pas acquiescé au mécanisme de financement de l’employeur — ou par d’autres syndicats, auraient pu être soumis à l’arbitrage. Selon la Cour suprême, comme ces griefs auraient vraisemblablement pu être arbitrables, même si les conventions collectives ne traitaient pas précisément des questions de financement en litige, la Cour supérieure a eu raison de décliner compétence concernant le recours collectif, puisque l’objet de l’instance relevait de la compétence exclusive des arbitres du travail (aux para. 47-55). Elle s’est abstenue de trancher la question de savoir si une cour aurait pu se déclarer compétente à l’égard d’une demande d’autorisation d’un recours collectif déposée au nom d’employés non syndiqués de l’université, par un représentant demandeur non syndiqué.

[113] Passons à la jurisprudence pertinente postérieure à l’arrêt Vaughan invoquée par la Couronne, soit Prentice, Tindall, K.A., Rivers, Moodie et Lebrasseur. La Cour fédérale et les cours de l’Ontario ont refusé de connaître des actions intentées par des membres de la GRC, des Forces armées canadiennes ou d’un corps policier provincial, pour harcèlement au travail, sur le fondement des principes établis dans les arrêts Vaughan et Weber. Toutefois, dans les affaires Prentice, Tindall et Lebrasseur mettant en cause la GRC, les décisions rendues portaient principalement sur d’autres questions. Dans l’arrêt Prentice et la première décision Lebrasseur, les recours ont été radiés essentiellement parce qu’ils ne révélaient aucune cause d’action valable. Dans la deuxième décision Lebrasseur, l’action constituait une tentative inadmissible de remettre en litige la première décision (Prentice, aux para. 46-49, Lebrasseur no 1, au para. 3, Lebrasseur no 2, au para. 34.) Dans l’affaire Tindall, la requête en jugement sommaire a été accueillie, principalement parce que le recours était prescrit (aux para. 23-25). Les affaires Moodie, K.A. et Rivers portaient sur différents régimes légaux. Par conséquent, aucun de ces jugements n’avait force de précédent de sorte que la Cour fédérale était contrainte à décliner compétence en l’espèce.

[114] Ces affaires invoquées par la Couronne se distinguent de plusieurs autres où les juges, arrivés à la conclusion inverse, ont autorisé des actions en dommages-intérêts pour harcèlement au travail intentées par des membres de la GRC, après l’affaire Vaughan, parfois intentées par voie d’un recours collectif : voir, par exemple, Merrifield v. Canada (Attorney General), [2008] O.J. No. 2730, conf. par 2009 ONCA 127, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 2019 CanLII 86846 [Merrifield no 1]; Sulz v. Minister of Public Safety and Solicitor General, 2006 BCCA 582, 276 D.L.R. (4th) 391 [Sulz]; Le Procureur général du Canada et autres c. Smith, 2007 NBCA 58 [Smith]; Ladouceur c. Canada, 2007 QCCA 1005, [2007] R.J.Q. 556; Merlo; Tiller; Deslisle c. R., 2018 QCCS 3855, 297 A.C.W.S. (3d) 248; Ross et al. c. Sa Majesté la Reine, dossier de la Cour fédérale no T-370-17 [Ross]. Dans trois de ces affaires, soit Merlo, Tiller et Ross, la Cour fédérale a autorisé des recours collectifs intentés contre la GRC pour harcèlement sexuel et harcèlement fondé sur l’orientation sexuelle. Dans ces affaires, la Couronne a consenti aux ordonnances d’autorisation en vue d’un règlement.

[115] L’impossibilité pour les membres de la GRC de se syndiquer à l’époque et de saisir un tribunal d’arbitrage indépendant de leurs griefs en matière de harcèlement constituait un élément essentiel des décisions précédentes rendues en appel et justifiait qu’on permette aux membres de la GRC de s’adresser aux tribunaux.

[116] Par exemple, dans l’arrêt Merrifield no 1, la Cour d’appel de l’Ontario s’exprime ainsi aux paragraphes 5 à 11 :

[traduction]

[5] Les appelants affirment que, selon une interprétation juste de l’arrêt Vaughan, les faits de l’espèce obligeaient la juge des requêtes à conclure que : (i) la Loi sur la GRC et les Consignes du commissaire constituent un régime légal exhaustif qui commande la déférence; (ii) il ne s’agit pas d’une affaire exceptionnelle justifiant l’absence de déférence de la part des tribunaux.

[6] Nous souscrivons à la décision de la juge des requêtes, selon laquelle les appelants n’ont pas satisfait au critère pour que leur requête soit accueillie au titre de l’article 21.01.

[7] Premièrement, à l’instar de la juge des requêtes, nous ne croyons pas que l’arrêt Vaughan s’applique à tous les différends découlant de relations de travail, à l’exception des affaires mettant en cause des « dénonciateurs ». Une allégation de harcèlement soulève pratiquement les mêmes questions de crédibilité qu’une affaire de harcèlement soulevée par un employé dénonciateur.

[8] Deuxièmement, contrairement à ce qu’affirment les appelants, la juge des requêtes a bel et bien cherché à savoir si la procédure de grief de la GRC constituait un régime exhaustif. Elle a conclu – à bon droit à notre avis – que l’affaire justifiait que l’on n’en défère pas à la procédure de grief prévue par la loi, compte tenu de la nature des allégations présentées. Incidemment, nous soulignons que d’autres cours ont conclu que l’économie de la Loi sur la GRC n’évacuait pas la compétence de la cour : voir, par exemple, l’arrêt Phillips v. Harrison, 2000 CarswellMan 648 (C.A.).

[9] Fait important, la juge des requêtes a souligné à bon droit que la procédure de grief de la GRC ne permettait pas les conclusions en matière de crédibilité, puisqu’elle ne prévoit pas d’audiences, et que rien n’oblige l’arbitre à adopter les conclusions de fait de l’enquêteur. De même, la procédure de grief ne prévoit pas d’arbitrage indépendant.

[10] Dans l’arrêt Vaughan, la Cour suprême a conclu que la procédure de grief aurait pu offrir la réparation demandée, à savoir, le versement de prestations. En l’espèce, toutefois, le mécanisme de grief ne peut offrir les réparations demandées, à savoir, des déclarations et des dommages-intérêts. Nous sommes d’accord avec l’intimé : les faits plaidés en l’espèce exposent un différend « plus particulier et individualisé » qui ne peut être résolu sans un examen de la crédibilité par un arbitre indépendant.

[11] En somme, il était loisible à la juge des requêtes de conclure qu’il s’agissait d’une affaire exceptionnelle, qui justifiait que les cours ne fassent pas preuve de déférence à l’égard du régime légal. Elle a appliqué le bon critère et n’a commis aucune erreur dans sa décision de rejeter la requête des appelants au titre de l’article 21 des Règles. Par conséquent, l’appel est rejeté.

[117] Dans le même sens, dans l’arrêt Smith, le juge Robertson, s’exprimant au nom de la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick, affirme au paragraphe 56 être d’avis « qu’il n’y a pas lieu de s’en remettre à un régime administratif qui ne prévoit pas le règlement des plaintes de harcèlement en milieu de travail par un tiers indépendant comme arbitre et que la règle générale énoncée dans l’arrêt Vaughan est donc inapplicable ».

[118] Dans l’arrêt Sulz, la juge Levine, s’exprimant au nom de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique, conclut en ces termes aux paragraphes 26 à 32 :

[traduction]

[26] L’arrêt Vaughan portait sur une action intentée par un employé de la fonction publique fédérale pour négligence de la part de son employeur, qui lui a refusé des prestations de retraite anticipée. […]

Le juge Binnie a jugé que la loi n’écartait pas la compétence de la cour, mais a conclu que la cour devrait s’abstenir d’exercer sa « compétence résiduelle », et s’en remettre au régime légal. Il estimait que l’absence d’un arbitrage indépendant ne constituait pas un motif suffisant pour que la cour intervienne dans le litige, qu’il a décrit (au para. 23) comme « une affaire bien ordinaire de prestations d’emploi »; il a ajouté que l’action en responsabilité délictuelle avait été présentée « de façon un peu artificielle » (au para. 11).

[27] L’intimé invoque l’arrêt Pleau (Litigation Guardian of) v. Canada (Attorney General) (1999), 182 D.L.R. (4th) 373, 1999 NSCA 159, (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée [2000] C.S.C.R no 83) (appliqué par le juge de première instance), et l’arrêt Phillips v. Harrison (2000), 196 D.L.R. (4th) 69, 2000 MBCA 150. Dans ces deux affaires, les cours ont conclu qu’elles pouvaient connaître des actions intentées par des employés contre leur employeur, même s’il existait une procédure légale de règlement des différends.

[28] Dans l’arrêt Pleau, l’action intentée par le demandeur visait le procureur général du Canada et neuf fonctionnaires fédéraux, pour complot en vue de lui causer un préjudice, ainsi qu’à sa famille, par suite de son renvoi et de sa réintégration subséquente au sein de la fonction publique fédérale. Ses plaintes portaient notamment sur du harcèlement par ses supérieurs et des collègues. […]

[30] Dans l’arrêt Phillips, la demanderesse, une employée civile de la GRC, avait intenté une action pour diffamation contre son superviseur immédiat. La plainte a fait l’objet d’une enquête interne, et on a conclu qu’il n’y avait pas eu harcèlement. La demanderesse pouvait déposer un grief sous le régime de la Loi sur la GRC, mais a plutôt choisi de démissionner et d’intenter l’action. La juge Steel, s’exprimant au nom de la Cour d’appel du Manitoba, a conclu, après avoir tenu compte des principes énoncés dans l’arrêt Weber, que la cour avait compétence pour entendre la demande. […]

[31] Dans l’arrêt Vaughan, le juge Binnie n’a pas critiqué l’analyse faite par le juge Cromwell dans l’arrêt Pleau concernant les facteurs dont doit tenir compte la cour pour déterminer si elle doit exercer sa compétence pour entendre un différend en milieu de travail. Il a conclu qu’ils ne pouvaient s’appliquer à la LRTFP, d’après les faits de l’affaire Vaughan. […]

[32] La présente affaire ressemble davantage aux arrêts Pleau et Phillipps qu’à l’arrêt Vaughan. La différence évidente d’avec l’arrêt Vaughan concerne les faits : il s’agit en l’espèce non pas d’un différend au sujet de prestations d’emploi, mais d’une véritable action en responsabilité délictuelle pour un préjudice subi en raison de la conduite d’un gestionnaire. Qui plus est, la majeure partie des pertes subies par l’intimée pour lesquelles elle a reçu des dommages-intérêts (ses pertes de revenus passées et futures) ne sont pas survenues durant son emploi. Les pertes de revenus qu’elle a subies sont survenues après son congédiement, alors qu’elle n’était plus assujettie à la procédure de grief prévue dans la Loi sur la GRC, et ne pouvait plus s’en prévaloir. La plainte officielle déposée par l’intimée a mené à la conclusion que Smith l’avait harcelée. La procédure interne était alors achevée : il n’y avait plus rien à contester. La procédure interne ne pouvait pas non plus permettre qu’on lui verse des indemnités pour les pertes subies. À cet égard, le régime légal n’offrait pas de véritable réparation.

[119] La décision de la Cour fédérale de connaître du recours exercé par les représentants demandeurs au nom du groupe autorisé en l’espèce est discrétionnaire, comme le souligne notre Cour dans l’arrêt Prentice, au paragraphe 29.

[120] Par conséquent, notre Cour ne peut intervenir que si la Cour fédérale a commis une erreur de droit en fondant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sur un principe erroné, ou commis une erreur de fait manifeste et dominante dans son examen des facteurs dont elle doit tenir compte : Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2017] 1 R.C.F. 331, aux para. 28, 71 et 72; Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, aux para. 18 et 19; Mahjoub c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 R.C.F. 344, au para. 72.

[121] Selon la Couronne, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en distinguant l’arrêt Vaughan et la première décision Lebrasseur de la présente affaire au motif que cette dernière ne porte pas sur une demande de pension ou de prestations. La Couronne affirme en outre que la Cour fédérale a commis une erreur en se déclarant compétente pour connaître d’un recours collectif pour harcèlement, puisque, suivant l’arrêt Vaughan, la compétence résiduelle de la Cour à l’égard des recours intentés par des personnes assujetties à un régime comme la LRTSPF ne peut être exercée que dans des cas exceptionnels. La Couronne ajoute qu’en acceptant d’exercer sa compétence à l’égard d’un groupe composé de presque tous les employés et sous-traitants d’une organisation, la Cour fédérale fait violence aux principes établis dans l’arrêt Vaughan. Sur ce dernier point, la Couronne affirme que la déclaration de compétence de la Cour fédérale en l’espèce est d’une ampleur inouïe et minera de manière permanente les relations de travail au sein de la GRC et les régimes légaux. C’est précisément le résultat inacceptable envisagé dans l’arrêt Vaughan.

[122] Subsidiairement, la Couronne soutient que l’arrêt Bisaillon exige que la Cour fédérale évalue d’abord les réclamations des représentants demandeurs, afin de déterminer s’il y a lieu d’en connaître, étape que la Cour fédérale a omise. De plus, selon la Couronne, si la Cour fédérale avait procédé à cette évaluation, elle aurait conclu que les réclamations des représentants demandeurs n’entraient pas dans la catégorie limitée de cas pour lesquels, selon l’arrêt Vaughan, une cour peut décider de se déclarer compétente.

[123] En outre, subsidiairement, la Couronne soutient que la Cour fédérale a commis une erreur de fait manifeste et dominante en déterminant que les recours dont disposaient les membres du groupe comportaient des lacunes systémiques, puisqu’aucun élément de preuve admissible ne menait à une telle conclusion.

[124] Il convient de traiter d’abord de ce dernier point. Les rapports, que j’ai jugés admissibles dans l’examen de cette question, jumelés aux éléments de preuve déposés par les représentants demandeurs, ont permis à la Cour fédérale de conclure à l’existence de lacunes systémiques dans la procédure de grief interne et la procédure de traitement des plaintes de harcèlement à la disposition des membres et des employés de la GRC ainsi que des fonctionnaires fédéraux travaillant pour la GRC, du moins pour une partie de la période de recours déterminée par la Cour fédérale. Ces éléments de preuve étayent une conclusion semblable à l’égard des réservistes, qui occupent temporairement des postes de membres et qui partagent tant d’intérêts avec les membres de la GRC que le législateur exige qu’ils appartiennent à la même unité de négociation que ces derniers (LRTSPF, art. 238.13).

[125] Toutefois, comme il est indiqué plus haut, la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve portant sur l’efficacité des recours offerts aux centaines de milliers de membres du groupe qui n’étaient ni des membres de la GRC, ni des employés de la GRC, ni des fonctionnaires fédéraux. Il ne leur est pas loisible de déposer des griefs en vertu des politiques sur les griefs et le harcèlement de la GRC. Or, ils disposent d’autres recours au sujet desquels la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve.

[126] La Cour fédérale s’est déclarée compétente en raison de l’inefficacité des recours offerts aux membres du groupe. Comme elle ne disposait d’aucune preuve lui permettant de tirer une telle conclusion à l’égard des centaines de milliers de membres du groupe qui n’étaient ni des membres de la GRC, ni des employés de la GRC, ni des fonctionnaires fédéraux, sa décision de se déclarer compétente à l’égard de cette partie des membres du groupe est entachée d’une erreur manifeste et dominante et doit être annulée.

[127] Quant au reste du groupe et aux deux premiers arguments de la Couronne, je traite d’une part de la situation des membres de la GRC et des réservistes et d’autre part de celle des autres employés du groupe.

[128] À mon avis, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en se déclarant compétente à l’égard des réclamations des membres de la GRC et des réservistes, mais a bel et bien commis une erreur en ne circonscrivant pas la période de recours pour ce groupe.

[129] Le raisonnement qui sous-tend l’arrêt Vaughan et le courant jurisprudentiel auquel il a donné naissance demandent aux tribunaux judiciaires de reconnaître qu’ils ne devraient pas intervenir dans les relations de travail, car des tribunaux spécialisés ont été établis par le législateur pour trancher les litiges. Ces tribunaux incluent les arbitres des griefs, qui possèdent généralement une compétence exclusive sur les questions résultant expressément ou implicitement d’une convention collective.

[130] Passons aux questions précises en litige dans le présent appel. Mentionnons que certaines questions ne sont pas négociables dans le secteur public fédéral (contrairement au secteur privé). Suivant l’arrêt Vaughan et la jurisprudence qui l’applique, dans la plupart des cas, les cours devraient s’abstenir de connaître des recours, intentés par des employés assujettis à la législation du travail du secteur public fédéral, sur des questions qui ne sont pas arbitrables par la Commission, car une telle ingérence dans le régime légal serait inadmissible. Toutefois, une exception à cette règle générale permet aux cours de connaître de questions qui doivent être soumises à la procédure de griefs interne si cette dernière ne permet pas de véritable recours.

[131] Rien dans l’arrêt Bisaillon rendu par la Cour suprême ne s’écarte de ces principes. Comme il est souligné plus haut, cette affaire portait sur la possibilité pour le représentant demandeur et les membres syndiqués du groupe de soumettre leurs griefs à l’arbitrage. Il n’appuie pas la thèse défendue par la Couronne.

[132] Comme il est indiqué plus haut, il était loisible à la Cour fédérale de constater que la procédure de recours interne établie à l’intention des membres de la GRC et des réservistes était inefficace pour une partie de la période déterminée par la Cour fédérale pour les fins du recours collectif. Selon l’arrêt Vaughan et la jurisprudence auquel il a donné naissance — y compris notamment les arrêts Smith, Merrifield et Sulz issus d’autres cours d’appel —, cette conclusion, jumelée à la nature des allégations des membres de la GRC et des réservistes et à l’absence de convention collective, suffisait pour permettre à la Cour fédérale de se déclarer compétente à l’égard de leurs réclamations, pour une partie de la période visée par le recours collectif.

[133] Quant au début de cette période, le dossier de preuve dont elle disposait ne permettait pas à la Cour fédérale de déterminer qu’il se situait avant le premier incident de harcèlement subi par un des représentants demandeurs, soit 1995. Cette année-là, M. Gray a accepté un poste au sein du Carrousel de la GRC, et le harcèlement et l’intimidation ont commencé, selon lui. Son affidavit expose les motifs qui l’empêchaient d’obtenir réparation au moyen de la procédure interne de règlement des différends de la GRC à l’égard de certains incidents. Les rapports portent tous sur une période postérieure à 1995 de plusieurs années, le plus ancien ayant été publié en 2007. Étant donné l’absence d’éléments de preuve concernant les problèmes systémiques grevant la procédure interne — ou tout problème de harcèlement — avant 1995, rien ne permettait à la Cour fédérale de conclure que les recours internes de la GRC étaient inefficaces avant 1995. Elle a donc commis une erreur manifeste et dominante en permettant que la période visée par le recours collectif débute avant 1995.

[134] La Cour fédérale n’a pas déterminé la fin de la période visée par le recours collectif, mais était consciente que les membres de la GRC et les réservistes s’étaient vus accorder le droit à la négociation collective et qu’un syndicat avait été autorisé à représenter nombre d’entre eux en 2019. La Cour fédérale aurait dû garder à l’esprit qu’il en découlerait la signature d’une convention collective visant ce groupe.

[135] Étant donné le changement important dans la vulnérabilité des membres qui découle d’une syndicalisation et la capacité concomitante d’un syndicat de négocier des mesures de protection et de demander réparation pour le harcèlement et l’intimidation en milieu de travail, la Cour fédérale s’est déclarée compétente, à tort, à l’égard d’une période de recours collectif s’étendant au-delà de la date d’entrée en vigueur de toute convention collective visant des membres du groupe.

[136] Dans les circonstances de l’espèce, dès lors qu’une convention collective entre en vigueur, les principes établis dans l’arrêt Weber s’appliquent, et l’exception mentionnée dans l’arrêt Vaughan ne joue plus. Les membres de la GRC disposent alors de véritables recours, puisque leur syndicat pourra exiger l’inclusion de dispositions contre le harcèlement dans la convention collective. De plus, le recours à l’arbitrage indépendant est alors possible en cas de manquement de l’employeur à la convention collective, sous le régime de la LRTSPF. Pour l’application de l’arrêt Vaughan et de l’exception qu’il établit, il importe peu que la convention prévoie des dispositions contre le harcèlement; le syndicat peut chercher à les faire adopter par la négociation collective et, s’il ne peut obtenir l’accord de l’employeur, grâce à l’arbitrage des différends dans le cas du syndicat représentant les membres de la GRC et les réservistes.

[137] À mon avis, une telle possibilité est suffisante pour que l’affaire n’appartienne pas aux situations exceptionnelles envisagées dans l’arrêt Vaughan où les cours peuvent accepter de connaître d’affaires susceptibles d’un grief, mais pas d’arbitrage. En bref, une fois que les membres de la GRC et les réservistes ont une convention collective, il n’est plus possible d’affirmer qu’ils ne disposent d’aucun recours efficace pour soulever des plaintes en matière de harcèlement ou d’intimidation au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’exception limitée établie dans l’arrêt Vaughan. Une fois que les membres de la GRC et les réservistes sont visés par une convention collective, leur situation est pareille à celle de tout autre employé syndiqué assujetti à une convention collective et auquel les principes établis dans l’arrêt Weber s’appliquent.

[138] De plus, sous le régime des nouveaux règlements adoptés en application de la partie II du Code, les syndicats représentant les membres de la GRC et les réservistes auront un rôle important à jouer pour freiner le harcèlement, la violence et l’intimidation en milieu de travail. Ce fait étaye aussi la conclusion voulant que la Cour fédérale ait commis une erreur en ne déterminant pas la fin de la période visée par le recours collectif.

[139] Ainsi, la Cour fédérale a commis une erreur en se déclarant compétente à l’égard des réclamations des membres de la GRC et des réservistes antérieures à 1995 ou postérieures à la date à laquelle ils sont devenus assujettis à une convention collective.

[140] Quant aux autres membres du groupe — à savoir les employés civils temporaires, les employés saisonniers, les employés nommés pour une courte période, les employés occasionnels et les étudiants —, je m’abstiens de tout avis sur la décision de la Cour fédérale d’exercer sa compétence à l’égard d’un groupe incluant ces employés. Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en les intégrant au groupe, car leurs réclamations n’avaient aucun fondement factuel.

[141] Des considérations différentes de celles m’ayant menée à confirmer la déclaration de compétence de la Cour fédérale à l’égard des membres de la GRC et des réservistes pourraient bien s’appliquer à ces employés nommés pour une courte durée, compte tenu de la nature temporaire de leur affectation au sein de la GRC. En outre, toute conclusion sur ce point pourrait bien avoir des répercussions qui transcendent l’espèce. Il est donc préférable que cette question soit abordée dans une autre affaire, où elle se pose directement.

D. La Cour fédérale a-t-elle conclu à tort que les allégations de négligence révélaient une cause d’action valable?

[142] Passons à l’argument de la Couronne, selon lequel la Cour fédérale a conclu, de façon erronée, que les allégations de négligence soulevées par les membres du groupe révélaient une cause d’action valable. Comme je le mentionne plus haut, la Couronne fait valoir trois arguments connexes à l’appui de sa thèse. Selon elle la Cour fédérale a commis une erreur : 1) en concluant que la négligence liée au harcèlement en milieu de travail représentait une cause d’action valable; 2) en présumant que des critères différents s’appliquaient à un recours alléguant la négligence systémique; 3) en concluant que l’obligation de diligence invoquée envers tous les membres du groupe existait en droit.

[143] Comme je le mentionne plus haut, à l’égard de cette condition d’autorisation, le critère est le même que pour une requête en radiation. Il doit être manifeste et évident que la demande ne révèle aucune cause d’action, à supposer que les faits invoqués dans la déclaration soient vrais : Hollick, au para. 25; Pro-Sys, au para. 63; Canada c. Jost, au para. 29; Hunt c. Carey, p. 980.

[144] Il s’agit d’un critère rigoureux. La nouveauté des réclamations ne va pas forcément entraîner une conclusion d’absence de cause d’action valable.

[145] La Couronne fonde ses arguments à l’appui de cette question principalement sur les arrêts de la Cour d’appel de l’Ontario Piresferreira, Colistro v. Tbaytel, 2019 ONCA 197, 145 O.R. (3d) 538, et Merrifield no 2. Dans l’arrêt Piresferreira, la Cour d’appel de l’Ontario conclut à l’absence de recours en responsabilité délictuelle pour infliction négligente de souffrances morales dans un contexte d’emploi. Dans l’arrêt Merrifield, elle affirme qu’il n’existe pas de délit de harcèlement.

[146] Plus précisément, dans l’affaire Piresferreira, la Cour était saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de première instance ayant accordé à une employée de Bell Canada des dommages-intérêts, d’une part pour congédiement déguisé et, d’autre part pour, entre autres, un délit civil que le juge de première instance a décrit comme [traduction] « l’infliction négligente de troubles émotionnels, de souffrances morales, d’un choc nerveux ou d’une invalidité psychotraumatique ». La demanderesse avait subi des préjudices psychologiques causés par le harcèlement de ses superviseurs et avait notamment été agressée physiquement. Parce qu’aucune cour d’appel n’avait accordé de dommages-intérêts pour l’infliction négligente de tels préjudices dans un contexte d’emploi, la Cour d’appel a entrepris l’analyse nécessaire à la reconnaissance d’une nouvelle obligation de diligence, établie dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 et peaufinée par la Cour suprême du Canada, notamment dans l’arrêt Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537. Dans cette analyse, la Cour se demande d’abord si la relation entre le demandeur et le défendeur est suffisamment étroite ou directe pour rendre le préjudice subi raisonnablement prévisible et imposer une obligation de diligence et, ensuite, s’il existe des considérations de politique résiduelles qui justifient la réduction ou l’annulation de cette obligation de diligence.

[147] La Cour d’appel conclut que la relation d’emploi dans cette affaire était suffisamment directe pour que les préjudices psychologiques subis par la demanderesse aient été raisonnablement prévisibles à la suite des actes abusifs et du harcèlement perpétrés par son superviseur et des actes d’autres membres de la direction. Toutefois, cette cour estime que des considérations de politique résiduelles empêchent une reconnaissance du droit à une indemnisation pour négligence, parce que les recours prévus dans les contrats des employés offrent déjà une voie de droit adéquate qui consiste en l’action pour congédiement abusif ou congédiement déguisé. De plus, selon elle, en accueillant une action pour responsabilité délictuelle en cas de harcèlement n’équivalant pas à un congédiement déguisé, on créerait une obligation de diligence exagérée et on nuirait par une telle ingérence dans le milieu de travail à l’efficacité (au para. 62).

[148] Dans l’arrêt Colistro, la juge Hoy (alors juge en chef adjointe) fait le commentaire suivant à propos de l’arrêt Piresferreira, au paragraphe 27 :

[traduction]

Il est maintenant établi qu’un demandeur dispose d’un recours pour négligence en cas de préjudice psychologique. Un demandeur souhaitant obtenir une réparation pour négligence ayant causé un préjudice psychologique doit prouver : 1) que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence pour empêcher un préjudice de la nature de celui qui est allégué; 2) que le défendeur a manqué à son devoir en n’observant pas la norme de diligence applicable; 3) que le demandeur a subi un préjudice; 4) que ce préjudice est imputable, en fait et en droit, au manquement du défendeur : Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, au para. 13; Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114, aux para. 8 et 9. Souvent, il faudra déterminer s’il est raisonnablement prévisible qu’une personne ordinaire souffrirait du préjudice psychologique attribuable à la conduite censément négligente du défendeur. Toutefois, dans l’arrêt Piresferreira, notre Cour conclut, aux paragraphes 50 à 63, qu’un employé ne peut intenter d’action pour infliction négligente de souffrances morales dans un contexte d’emploi.

[149] La Cour suprême du Canada confirme en 2017, dans l’arrêt Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543 [Saadati], qu’une indemnisation est possible pour négligence ayant causé un préjudice psychologique, sur le fondement de sa décision rendue antérieurement dans l’affaire Mustapha c. Culligan du Canada Ltée, 2008 CSC 27, [2008] 2 R.C.S. 114. Toutefois, les affaires Saadati et Mustapha ne concernent pas un contexte d’emploi.

[150] Dans l’arrêt Saadati, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada, le juge Brown affirme ce qui suit, aux paragraphes 23 et 24, concernant la possibilité d’une indemnisation pour un préjudice psychologique attribuable en général à la négligence :

[23] […] [E]n ce qui concerne le premier élément requis pour qu’il puisse y avoir indemnisation [pour négligence] — en l’occurrence, l’existence d’une obligation de diligence du défendeur envers le demandeur —, il appert implicitement de l’arrêt Mustapha que le droit canadien de la négligence reconnaît l’existence en common law d’une obligation de prendre des mesures raisonnables afin qu’un préjudice mental prévisible ne soit pas causé et que cette cause d’action garantit le droit d’être protégé contre l’atteinte par négligence à sa santé mentale. Ce droit a pour assise le simple fait que la santé mentale d’une personne — au même titre que ses biens ou son intégrité physique, à l’égard desquels le droit de la négligence permet l’indemnisation en cas de préjudice — constitue un moyen essentiel grâce auquel une personne choisit de vivre sa vie et de réaliser ses aspirations (A. Ripstein, Private Wrongs (2016), p. 87 et 252‑253). Et lorsqu’un préjudice mental est causé par négligence, le pouvoir de la personne de faire de tels choix se voit indéniablement compromis, parfois bien davantage que si elle avait subi un préjudice physique grave (Bourhill c. Young, [1943] A.C. 92 (H.L.), p. 103; Toronto Railway, p. 276). Pour dire les choses sans ambages, [traduction] « [l]a perte de sa propre santé mentale constitue une atteinte plus grave à son individualité que la perte d’un doigt » (Stevens, p. 55).

[24] Il appert aussi implicitement de l’arrêt Mustapha que l’analyse que commande habituellement l’obligation de diligence vaut également pour le préjudice mental imputé à la négligence. Soit dit en tout respect pour les tribunaux qui ont exprimé l’opinion contraire, il est selon moi inutile et à vrai dire vain de reconfigurer l’analyse de manière qu’il faille dûment tenir compte séparément de certains volets de la proximité, comme dans McLoughlin c. O’Brian. Certes, les volets « temporel », « physique » et « relationnel » peuvent fort bien éclairer l’analyse de la proximité qui s’impose dans certains cas. Or, l’analyse de la proximité que préconise la Cour est — et se veut — assez souple pour embrasser toutes les considérations pertinentes qui sont susceptibles, dans un cas donné, de jouer dans l’établissement du lien « étroit et direct » qui caractérise l’obligation de diligence en common law (Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537, par. 32, citant l’arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), p. 580‑581). Comme l’explique la Cour, cette analyse met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur...

[151] Dans l’affaire Merrifield no 2, la Cour d’appel de l’Ontario était saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision du tribunal de première instance ayant adjugé des dommages-intérêts à un ancien membre de la GRC pour un délit de harcèlement, selon les termes du juge. La juge de première instance avait conclu que, pour avoir droit à une indemnisation, le demandeur était tenu d’établir : 1) que la direction de la GRC avait eu à son égard une conduite scandaleuse; 2) que la direction entendait lui causer des souffrances morales ou se souciait peu de lui causer de telles souffrances; 3) qu’il avait souffert d’un trouble émotionnel extrême; 4) que la conduite scandaleuse des gestionnaires concernés était la cause directe du trouble dont avait souffert le demandeur. La Cour d’appel de l’Ontario a annulé la décision de la juge de première instance, estimant qu’elle avait commis une erreur de droit, en reconnaissant l’existence d’un tel délit, et de nombreuses erreurs de fait manifestes et dominantes qui auraient néanmoins fait obstacle à toute indemnisation.

[152] Quant à la possibilité d’obtenir une indemnisation pour un délit civil de harcèlement, la Cour d’appel de l’Ontario conclut que le droit canadien ne reconnaît pas pareil délit et que l’affaire n’en est pas une [traduction] « où les faits appellent la création d’un nouveau recours » (au para. 41). Elle signale de plus l’existence de recours adéquats, y compris l’action en responsabilité délictuelle pour infliction intentionnelle de souffrances morales. La Cour opine ainsi, aux paragraphes 48 à 53 :

[traduction]

[48] En clair, les éléments du délit de harcèlement reconnus par la juge de première instance sont similaires aux éléments de l’IISM [le délit d’infliction intentionnelle de souffrances morales], quoique moins exigeants. Autrement dit, il est plus difficile d’établir un délit d’IISM que le délit proposé de harcèlement, notamment parce que l’IISM est un délit intentionnel, alors que le harcèlement serait plutôt un délit attribuable à la négligence.

[49] Compte tenu des similitudes entre l’IISM et le délit proposé de harcèlement, ainsi que de la possibilité d’alléguer l’IIMS dans des contextes d’emploi, quelle est la justification d’un nouveau délit?

[50] Selon M. Merrifield, le nouveau délit doit être créé, parce que la société reconnaît de plus en plus que le harcèlement constitue une conduite fautive. Il signale que des dommages-intérêts pour détresse psychologique peuvent être accordés uniquement après congédiement. Cette situation crée un vide que le délit de harcèlement devrait combler. À son avis, l’arrêt Saadati c. Moorhead, 2017 CSC 28, [2017] 1 R.C.S. 543, de la Cour suprême du Canada, appuie la création du délit de harcèlement, et le critère énoncé par la juge de première instance à l’égard du délit est suffisamment rigoureux pour en limiter la portée.

[51] Nous ne sommes pas d’accord.

[52] L’arrêt Saadati porte sur la preuve d’un préjudice mental dans l’instruction d’une cause d’action connue. Bien qu’il puisse faciliter l’obtention de dommages-intérêts pour un préjudice mental dans une poursuite pour négligence, il n’exige pas la reconnaissance d’un nouveau délit. En outre, notre Cour a refusé de reconnaître la négligence comme motif justifiant un recours pour préjudice mental dans un contexte d’emploi : Piresferreira v. Ayotte, 2010 ONCA 384, 319 D.L.R. (4th) 665.

[53] Bref, même si nous n’interdisons pas la création d’un délit de harcèlement correctement défini susceptible de s’appliquer dans des situations qui s’y prêtent, nous estimons que M. Merrifield n’a soulevé aucune raison impérieuse nous obligeant à reconnaître l’existence d’un tel délit en l’espèce.

[153] Je conviens avec la Couronne pour dire que les réclamations des représentants demandeurs dans le présent appel reposent sur la négligence et que les éléments à établir par le demandeur sont les mêmes, quel que soit le recours pour négligence exercé, qu’il soit fondé ou non sur une négligence systémique. Si la teneur de l’obligation de diligence et les éléments de preuve nécessaires pour établir un manquement à cette obligation diffèrent si le recours invoque la négligence systémique, les éléments du délit de négligence restent inchangés.

[154] Le juge Brown explique en ces termes les éléments du délit de négligence au paragraphe 13 de l’arrêt Saadati : « [p]our établir la responsabilité du défendeur dans une action en négligence, le demandeur doit prouver (i) que le défendeur avait envers lui une obligation de diligence pour empêcher un préjudice de la nature de celui allégué, (ii) que le défendeur a manqué à son obligation en n’observant pas la norme de diligence applicable, (iii) que le demandeur a subi un préjudice et (iv) que ce préjudice est imputable, en fait et en droit, au manquement du défendeur ». Si la Cour fédérale a indiqué le contraire, ou affirmé que des éléments différents jouaient dans le recours pour négligence systémique, elle a commis une erreur.

[155] Je suis également d’accord avec la Couronne pour dire qu’un recours pour négligence fondé sur le harcèlement en milieu de travail – individuel ou systémique – risque d’être radié s’il est intenté par des personnes assujetties à un contrat d’emploi écrit ou non écrit, ou en leur nom. Comme l’affirme la Cour d’appel de l’Ontario, l’existence de recours en droit des contrats ne milite pas en faveur de la reconnaissance d’une obligation de diligence imposant la prise de mesures raisonnables visant à prévenir le harcèlement en milieu de travail.

[156] Toutefois, la conclusion énoncée dans l’arrêt Piresferreira ne s’applique pas aux membres de la GRC, parce qu’ils ne sont visés par aucun contrat d’emploi. Ils ne peuvent donc exercer aucun recours contractuel en droit de l’emploi. Ils sont titulaires d’une charge légale et non des employés. Comme l’indique le juge Perell au paragraphe 37 de l’arrêt Davidson :

[traduction]

Une multitude d’affaires des quatre coins du pays ayant tranché des actions pour congédiement abusif intentées par des agents de la GRC porte qu’il n’existe pas de contrat d’emploi entre la Couronne ou la GRC d’une part et les membres de la GRC d’autre part, et que cette relation d’emploi émane de la loi et non d’un contrat. Voir : Clark c. Canada, 1994 CanLII 3479 (CF), [1994] 3 CF 323 (1re inst.); Merrifield v. Canada (Attorney General), 2009 ONCA 12; Aune v. Canada (Attorney General), 2013 BCSC 178; Flanagan v. Canada (Attorney General), 2013 BCSC 1205, conf. par 2014 BCCA 487, autorisation de pourvoi à la CSC refusée [2015] C.S.C.R no 77. La présente affaire ne peut être distinguée de cette jurisprudence, et je conclus par conséquent que l’argument de la Couronne selon lequel Mme Davidson n’a aucun droit d’action de nature contractuelle est exact.

[157] Ainsi, les raisons de politique générale ayant mené la Cour d’appel de l’Ontario, dans l’arrêt Piresferreira, à refuser de reconnaître une obligation de diligence, fondée sur la négligence, visant à prévenir le harcèlement en milieu de travail ne concernent pas les membres de la GRC.

[158] En outre, dans l’arrêt Merrifield no 2, la Cour d’appel de l’Ontario n’écarte pas la possibilité d’un nouveau délit de harcèlement en milieu de travail dans un cas qui s’y prête (au para. 53).

[159] Je mentionne également que la Cour d’appel de la Colombie-Britannique arrive à une conclusion contraire à celle de l’arrêt Merrifield dans l’arrêt Sulz. Elle y confirme la condamnation de la Couronne provinciale à des dommages-intérêts en responsabilité délictuelle pour harcèlement subi par un membre de la GRC. La jurisprudence des cours d’appel est donc divisée sur la question de savoir si les membres de la GRC peuvent obtenir des dommages-intérêts en responsabilité délictuelle pour harcèlement en milieu de travail.

[160] De plus, comme le signalent les intimés, des recours collectifs exercés en common law par des membres de la GRC pour harcèlement en milieu de travail ont été autorisés dans les affaires Davidson, Merlo, Tiller et Ross. Dans ces trois dernières, la Couronne a consenti aux ordonnances d’autorisation aux fins de règlement, et les arguments qu’elle a avancés dans l’affaire Davidson diffèrent de ceux qu’elle soulève en l’espèce, ce qui risque d’affaiblir la valeur de cette jurisprudence. Or, cette dernière ne saurait toutefois être complètement écartée.

[161] Dans les affaires Merlo, Tiller et Ross, il fallait que la Cour fédérale soit convaincue qu’il n’était pas évident et manifeste qu’il n’y avait aucune cause d’action avant d’approuver les règlements. Je présume que l’aval de la Couronne aux règlements était subordonné à une telle constatation, selon les principes établis. Comme le signalent les intimés, l’affaire Tiller a été tranchée après le prononcé de l’arrêt Merrifield par la Cour d’appel de l’Ontario.

[162] Vu ce qui précède et le critère rigoureux applicable à la radiation d’un acte de procédure, l’on ne peut affirmer qu’il est évident et manifeste qu’il n’existe aucune cause d’action fondée sur la négligence pour harcèlement en milieu de travail subi par un membre de la GRC.

[163] L’argument de la Couronne selon lequel il ne peut exister d’obligation de diligence envers tous les membres du groupe compte tenu des considérations individuelles dont il faut tenir compte dans un recours pour négligence en milieu de travail n’est pas fondé. Des actions pour négligence systémique ont souvent été autorisées : voir, par exemple, Rumley, Cloud v. Canada (Attorney General), 73 O.R. (3d) 401, [2004] O.J. No. 4924, et Francis v. Ontario, 2021 ONCA 197, pour ne nommer que ceux-là. Les circonstances des affaires qui précèdent ne sont pas différentes au point de n’être pas applicables à l’espèce.

[164] Ainsi, il est satisfait à la première condition d’autorisation en l’espèce, quoique pour un groupe beaucoup plus petit que celui qui a été autorisé par la Cour fédérale.

E. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit manifeste et dominante en concluant qu’il existait un certain fondement factuel justifiant la portée du groupe autorisé?

[165] Passons ensuite aux différentes erreurs de fait ou erreurs de fait et de droit manifestes et dominantes imputées à la Cour fédérale par la Couronne, dont certaines sont analysées plus haut.

[166] Il est utile de rappeler que le critère applicable à l’annulation d’une décision en raison d’une erreur manifeste et dominante est rigoureux. Une erreur n’est manifeste que si elle est évidente, et elle n’est dominante que si elle influe sur le résultat obtenu. Comme l’affirme le juge Stratas dans l’arrêt Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, [2013] 1 R.C.F. 308, au paragraphe 46 :

L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue : H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Peart c. Peel Regional Police Services (2006), 217 O.A.C. 269 (C.A.), aux paragraphes 158 et 159; arrêt Waxman, précité. Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.

[167] Comme je le mentionne plus haut, le juge des requêtes doit être convaincu de l’existence d’un certain fondement factuel à l’égard des quatre dernières conditions d’autorisation. Si aucun élément de preuve ne lui permet de tirer cette conclusion, l’ordonnance d’autorisation est entachée d’une erreur manifeste et dominante et peut être annulée.

[168] La deuxième condition d’autorisation exige l’existence d’un groupe identifiable. La preuve doit présenter un certain fondement factuel permettant une définition objective du groupe qui a un lien rationnel avec le litige, mais ne dépend pas de l’issue de ce dernier : Hollick, au para. 17; Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, au para. 38 [Western Canadian Shopping Centres]; Wenham c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 199, au para. 69 [Wenham].

[169] Même si l’exigence d’un fondement factuel constitue une norme moins rigoureuse que celle de la prépondérance des probabilités, un demandeur est néanmoins tenu de présenter des faits qui sous-tendent les réclamations présentées au nom des membres du groupe, comme il est indiqué dans les arrêts Hollick, au para. 25, Pro-Sys, au para. 99, et Fischer, au para. 40.

[170] Pour les motifs énoncés plus haut aux paragraphes 125 et 126, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant que les recours dont disposaient les centaines de milliers de membres non employés du groupe qu’elle a autorisé comportaient des lacunes systémiques. Elle ne disposait pas du moindre élément de preuve concernant ces recours. Faute de faits qui sous-tendent une conclusion quant à l’insuffisance des recours possibles pour les membres du groupe qui ne sont pas des employés, il n’existait aucun fondement factuel permettant de conclure que ces derniers étaient privés de voie de droit efficace. Par conséquent, il n’existait aucun lien rationnel avec les réclamations des représentants demandeurs, qui reposent en grande partie sur l’absence de tels recours.

[171] En outre, comme je l’indique plus haut, la Cour fédérale avait pour seule preuve du harcèlement ou de l’intimidation subis par les membres du groupe autorisé qui n’étaient pas des employés une allégation d’un cadet quant au harcèlement sexuel et une allégation quant à la discrimination dont aurait fait l’objet l’épouse de M. Gray en guise de représailles à l’endroit de ce dernier. Le harcèlement sexuel excède la portée du recours en l’espèce. Il est visé par les recours collectifs antérieurs autorisés par la Cour fédérale dans les affaires Merlo et Tiller. Les allégations concernant l’épouse de M. Gray ouvrent droit à un recours sous le régime de la Loi sur le droit de la famille, et n’offrent aucun fondement factuel permettant d’affirmer que les membres du groupe qui ne sont pas des employés, et qui ne sont pas mariés à des membres de la GRC, aient pu subir pareille expérience.

[172] En conséquence, la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve indiquant que des membres du groupe qui n’étaient pas des employés aient pu subir du harcèlement ou de l’intimidation du type allégué par les représentants demandeurs. L’absence d’éléments de preuve les concernant constitue un motif de plus étayant la conclusion qu’il n’existait pas de fondement factuel justifiant leur inclusion au sein du groupe. Le simple fait que la politique sur le harcèlement de la GRC s’applique en général à eux et interdit les actes de harcèlement de leur part ne permet pas d’établir un lien rationnel entre eux et le recours en l’espèce. La Cour fédérale a donc commis une erreur manifeste et dominante en incluant les non-employés dans le groupe qu’elle a autorisé.

[173] De même, la Cour fédérale ne disposait d’aucun élément de preuve justifiant l’inclusion dans le groupe des fonctionnaires nommés pour une période déterminée, parce que rien n’indiquait qu’ils aient subi du harcèlement ou de l’intimidation. Il n’est pas possible d’extrapoler un certain fondement factuel concernant ces autres catégories d’employés de la preuve présentée par les représentants demandeurs et des expériences qu’ils ont relatées, compte tenu des différences importantes dans leurs liens à la GRC. En outre, un élément essentiel des réclamations des représentants concerne les répercussions négatives sur leur carrière de leurs plaintes de mauvais traitements. Aucun fondement factuel ne permet de conclure que les fonctionnaires occasionnels ou nommés pour une période courte, et inclus par la Cour fédérale dans le groupe, aient pu avoir des préoccupations similaires, puisqu’ils n’avaient pas de perspectives de carrière à long terme avec la GRC. Par conséquent, la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle en les intégrant dans la définition du groupe visé par le recours collectif, puisqu’aucun fondement factuel ne permettait d’établir un lien rationnel entre leur situation et celle des membres de la GRC.

[174] De plus, pour les motifs qui précèdent, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur de fait manifeste et dominante en concluant à l’existence de lacunes systémiques dans les recours dont disposaient les membres de la GRC et les réservistes avant 1995, ou après l’entrée en vigueur d’une convention collective les visant.

[175] En somme, les éléments de preuve dont disposait la Cour fédérale justifiaient uniquement l’inclusion dans le groupe des membres de la GRC et des réservistes, et ce pour la période raccourcie qu’elle aurait dû déterminer selon moi. Ainsi, la définition du groupe autorisé est entachée d’une erreur manifeste et dominante et doit être limitée aux membres de la GRC et aux réservistes, de 1995 jusqu’à l’entrée en vigueur des conventions collectives visant ces derniers.

F. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit manifeste et dominante en concluant qu’il existait un certain fondement factuel quant aux questions communes autorisées?

[176] La Couronne avance ensuite trois arguments connexes à l’appui de sa thèse selon laquelle la Cour fédérale a commis une erreur en concluant à l’existence d’un fondement factuel quant aux questions communes qu’elle a autorisées. 1) Les questions communes approuvées par la Cour fédérale sont si vastes qu’elles ne pourront être réglées de manière efficace ou raisonnable. 2) Elles ne représentent pas une portion substantielle des réclamations de chaque membre et ne feront pas avancer les réclamations du groupe. 3) Celles qui concernent la responsabilité du fait d’autrui et l’évaluation globale des dommages-intérêts ne conviennent pas, puisque la causalité peut uniquement être déterminée de façon individuelle.

[177] Étant donné la conclusion qui précède concernant la définition du groupe, je traite ces questions et les autres dans la mesure où elles concernent le groupe restreint des membres de la GRC et des réservistes pour la période de recours allant de 1995 à la date d’entrée en vigueur des conventions collectives.

[178] Contrairement à ce qu’affirme la Couronne, il existe un fondement factuel quant aux questions approuvées par la Cour fédérale, à l’exception de la quatrième, à l’égard de ce groupe restreint pour cette période de recours raccourcie.

[179] En ce qui concerne d’abord les principes applicables aux questions communes, précisons que l’existence, parmi les réclamations des membres du groupe, de points de fait ou de droit communs, repose au cœur du recours collectif, comme notre Cour le mentionne récemment dans l’arrêt Canada c. Jost, au paragraphe 82. À défaut de telles questions, l’autorisation du recours collectif n’est pas judicieuse.

[180] L’analyse qui permet de déterminer si un recours collectif proposé présente les questions communes nécessaires pour en justifier l’autorisation est téléologique. Elle examine les questions communes pour décider si elles constituent un élément essentiel des réclamations de chaque membre, et si leur examen commun permettra d’éviter la répétition dans l’appréciation des faits ou l’analyse juridique. Il n’est pas essentiel que les questions communes prédominent sur celles qui ne concernent qu’un membre, que les réponses à ces questions permettent d’établir la responsabilité ou que les membres du groupe soient dans une situation identique par rapport aux questions communes. L’existence des questions communes sera confirmée si elles permettent de faire avancer les réclamations des membres du groupe, ce qui sera le cas à moins que des questions individuelles aient une importance beaucoup plus grande : Pro-Sys, au para. 108; Western Canadian Shopping Centres, aux para. 38-40; Vivendi Canada Inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1, [2014] 1 R.C.S. 3, aux para. 44-46; Brake c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 274, [2020] 2 R.C.F. 638, au para. 76 [Brake].

[181] En outre, pour citer le paragraphe 77 de l’arrêt Brake récemment rendu par notre Cour :

[...] point n’est besoin que l’issue des questions communes soit la même pour tous les membres du groupe. Plus précisément :

a) pour qu’une question soit commune, il n’est pas nécessaire que le succès d’un membre du groupe entraîne nécessairement celui de tous les membres du groupe;

b) une question commune peut exister même si la réponse qu’on lui donne peut différer d’un membre à l’autre du groupe, et la question commune peut exiger des réponses nuancées et diverses selon la situation de chaque membre;

c) le critère de la communauté de questions n’exige pas une réponse identique pour tous les membres du groupe, ni même que la réponse bénéficie dans la même mesure à chacun d’entre eux. Il suffit que la réponse à la question ne crée pas de conflits d’intérêts entre les membres du groupe. Par exemple, le succès d’un membre ne doit pas provoquer l’échec d’un autre membre.

(Voir Vivendi, aux para. 44-46; Rumley, au para. 36; Hodge v. Neinstein, 2017 ONCA 494, 136 O.R. (3d) 81, au para. 114.)

[182] Les questions liées à la portée de l’obligation de diligence, au manquement et aux dommages-intérêts punitifs ont fréquemment été autorisées à titre de questions communes dans des recours pour négligence systémique, comme l’intimé le souligne à juste titre : voir, par exemple, Rumley; Cloud v. Canada (Attorney General), 2004 CarswellOnt 5026, [2004] O.J. No. 4924 (CA); Gay et autres c. Régie régionale de la santé 7 et Dr Menon, 2014 NBCA 10; Ross v. Canada (Attorney General), 2018 SKCA 12 et Francis v. Ontario, 2021 ONCA 197, pour ne nommer que quelques affaires où de telles conclusions ont été tirées ou confirmées par diverses cours d’appel. La Cour fédérale a également fréquemment autorisé des recours collectifs pour négligence systémique : voir, par exemple, Merlo; Tiller; Ross, Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2017 CF 199, [2018] 1 R.C.F. 275; McLean c. Canada (Procureur général), 2018 CF 642 et Nasogaluak c. Canada (Procureur général), 2021 CF 656.

[183] Les deux premières questions et celle qui concerne les dommages-intérêts punitifs autorisées par la Cour fédérale en l’espèce portent sur la conduite de la direction de la GRC et sur l’existence d’obligations similaires invoquées à l’égard de tous les membres du groupe ainsi qu’au manquement à ces obligations. Les membres du groupe plus restreint que la Cour fédérale aurait dû autoriser, selon moi, étaient et sont assujettis à des politiques et procédures communes, y compris les recours internes dits inadéquats, et sont gérés selon une structure hiérarchique unifiée dirigée par le commissaire. Les intérêts des membres de ce groupe en ce qui a trait au milieu de travail, aux promotions, aux recours et aux représailles sont essentiellement les mêmes, étant donné la similitude des situations juridiques, rôles et types de poste. De plus, les obligations systémiques invoquées envers les membres de ce groupe plus restreint — et le manquement à ces dernières — dépendent de faits semblables, qui illustreront principalement les mesures prises ou non par la direction de la GRC. Mentionnons que la Couronne n’a produit aucune preuve quant à l’existence de styles de gestion différents au sein des divisions, districts ou détachements qui rendrait inutile l’examen de ces questions d’un point de vue systémique.

[184] Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en concluant qu’il existait un certain fondement factuel quant aux questions communes relatives aux obligations systémiques et aux dommages-intérêts punitifs intéressant les membres du groupe plus restreint que la Cour aurait dû autoriser. Bref, il était loisible à la Cour fédérale de conclure que les obligations invoquées envers les membres du groupe plus restreint étaient les mêmes, que les faits concernant les manquements à ces obligations se prêteraient à un examen commun et qu’il serait ainsi possible d’éviter la répétition et de faire valoir les intérêts des membres du groupe.

[185] Passons à la troisième question autorisée par la Cour fédérale, qui concerne la responsabilité du fait d’autrui. Même si la responsabilité pour négligence causée aux membres individuels du groupe nécessite une évaluation au cas par cas — le préjudice constituant un élément essentiel de tout recours pour négligence —, la troisième condition ne nécessite pas de conclusion de responsabilité à l’égard d’un membre du groupe. Elle vise plutôt à déterminer si la Couronne est responsable de l’omission par ses agents, préposés et employés à la GRC de prendre des mesures raisonnables dans l’administration de la Gendarmerie afin de fournir un environnement de travail exempt d’intimidation et de harcèlement. Cette question, à l’instar des deux premières questions communes et de celle concernant les dommages-intérêts punitifs, porte principalement sur les actes de la direction de la GRC. En outre, les faits qui permettent de déterminer s’il existe des obligations systémiques, s’il y a eu manquement et s’il y a lieu d’accorder des dommages-intérêts punitifs sont essentiellement similaires à ceux qui permettent de décider si la responsabilité du fait d’autrui s’applique.

[186] Des questions quelque peu similaires invoquant la responsabilité d’autrui de la Couronne ont été précédemment approuvées dans le cadre de recours pour négligence systémique : voir, par exemple, The City of Saint John c. Hayes, 2018 NBCA 51, et Ari v. Insurance Corporation of British Columbia, 2019 BCCA 183.

[187] À la lumière de ce qui précède, j’estime que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante à l’égard de la question liée à la responsabilité d’autrui.

[188] Reste la quatrième question, sur l’évaluation globale des dommages-intérêts. Comme je le mentionne plus haut, les représentants demandeurs n’ont produit aucune preuve faisant valoir une méthode en particulier pour l’évaluation, et leur plan d’instance est également muet sur ce point. Il n’existait par conséquent aucun fondement factuel justifiant la certification d’une question commune liée à une évaluation globale des dommages-intérêts, compte tenu du vide factuel sur ce point.

[189] La Cour fédérale a donc commis une erreur manifeste et dominante en approuvant la quatrième question commune, mais pas les autres.

G. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit manifeste et dominante en concluant qu’il existait un certain fondement factuel montrant que les demandeurs avaient des réclamations valables?

[190] La Couronne soutient ensuite que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que les demandeurs pouvaient représenter le groupe, parce qu’ils n’avaient aucune réclamation valable. La Couronne affirme que leurs recours sont proscrits par l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif. M. Greenwood recevait une pension qui lui a été accordée en partie pour un TSPT; M. Gray a choisi de ne pas demander d’indemnisation pour les blessures psychologiques qu’il invoque. La Couronne fait valoir que la situation nécessiterait à tout le moins une suspension de l’instance en application de l’article 111 de la Loi sur les pensions. Toutefois, elle n’a sollicité par voie de requête ni l’annulation ni la suspension des recours des demandeurs. Elle n’affirme pas non plus que la Loi sur les pensions fait forcément obstacle à toutes les actions en responsabilité délictuelle intentées par des membres de la GRC pour harcèlement en milieu de travail.

[191] L’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif dispose que la Couronne ne peut être susceptible de poursuites pour toute perte, blessure ou dommage ouvrant droit au paiement d’une pension ou d’une indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par la Couronne. Il est ainsi libellé :

9 Ni l’État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte — notamment décès, blessure ou dommage — ouvrant droit au paiement d’une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l’État.

9 No proceedings lie against the Crown or a servant of the Crown in respect of a claim if a pension or compensation has been paid or is payable out of the Consolidated Revenue Fund or out of any funds administered by an agency of the Crown in respect of the death, injury, damage or loss in respect of which the claim is made.

[192] Aux termes des articles 32 et 33 de la Loi sur la pension de retraite de la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), c. R-11 (la Loi sur la pension de retraite de la GRC), et de la Loi sur les pensions, les membres de la GRC ont droit à des prestations d’invalidité pour toute incapacité psychologique, comme le TSPT, si elle était consécutive ou se rattachait directement au service dans la Gendarmerie. L’article 32 de la Loi sur la pension de retraite de la GRC est ainsi libellé :

32 Sous réserve des autres dispositions de la présente partie et des règlements, une compensation conforme à la Loi sur les pensions doit être accordée, chaque fois que la blessure ou la maladie — ou son aggravation — ayant causé l’invalidité ou le décès sur lequel porte la demande de compensation était consécutive ou se rattachait directement au service dans la Gendarmerie, à toute personne, ou à l’égard de toute personne :

32 Subject to this Part and the regulations, an award in accordance with the Pension Act shall be granted to or in respect of the following persons if the injury or disease — or the aggravation of the injury or disease — resulting in the disability or death in respect of which the application for the award is made arose out of, or was directly connected with, the person’s service in the Force:

a) visée à la partie VI de l’ancienne loi à tout moment avant le 1er avril 1960, qui, avant ou après cette date, a subi une invalidité ou est décédée;

(a) any person to whom Part VI of the former Act applied at any time before April 1, 1960 who, either before or after that time, has suffered a disability or has died; and

b) ayant servi dans la Gendarmerie à tout moment après le 31 mars 1960 comme contributeur selon la partie I de la présente loi, et qui a subi une invalidité avant ou après cette date, ou est décédée.

(b) any person who served in the Force at any time after March 31, 1960 as a contributor under Part I of this Act and who has suffered a disability, either before or after that time, or has died.

[193] Le paragraphe 111(2) de la Loi sur les pensions dispose qu’une action intentée contre la Couronne en dommages-intérêts pour cause d’invalidité doit faire l’objet d’une suspension jusqu’à ce qu’une demande de pension soit présentée pour l’invalidité en cause. Il est ainsi libellé :

111(2) L’action non visée par l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif fait, sur demande, l’objet d’une suspension jusqu’à ce que le demandeur, ou celui qui agit pour lui, fasse, de bonne foi, une demande de pension pour l’invalidité ou le décès en cause, et jusqu’à ce que l’inexistence du droit à la pension ait été constatée en dernier recours au titre de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel).

111(2) An action that is not barred by virtue of section 9 of the Crown Liability and Proceedings Act shall, on application, be stayed until

 

(a) an application for a pension in respect of the same disability or death has been made and pursued in good faith by or on behalf of the person by whom, or on whose behalf, the action was brought; and

 

(b) a decision to the effect that no pension may be paid to or in respect of that person in respect of the same disability or death has been confirmed by an appeal panel of the Veterans Review and Appeal Board in accordance with the Veterans Review and Appeal Board Act.

[194] Dans l’arrêt Sarvanis c. Canada, 2002 CSC 28, [2002] 1 R.C.S. 921, principale jurisprudence traitant de l’article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, la Cour suprême du Canada conclut que cette disposition fait obstacle à tout recours contre la Couronne pour responsabilité délictuelle, lorsqu’une pension ou autre indemnité est accordée à même le Trésor pour les mêmes faits que ceux ayant ouvert droit au recours. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Iacobucci affirme ce qui suit, aux paragraphes 28 et 29 :

À mon avis, bien que libellé en termes larges, l’art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif n’en exige pas moins que, pour qu’elle fasse obstacle à une action contre l’État, la pension ou l’indemnité payée ou payable ait le même fondement factuel que l’action. En d’autres termes, l’article 9 traduit le désir rationnel du législateur d’empêcher la double indemnisation d’une même réclamation dans les cas où le gouvernement est responsable d’un acte fautif mais où il a déjà effectué un paiement à cet égard. Autrement dit, cette disposition n’exige pas que la pension ou le paiement soit versé en dédommagement de l’événement pertinent, mais uniquement que le fondement précis de leur versement soit l’existence de cet événement.

Cette large portée est nécessaire pour éviter que l’État ne soit tenu responsable, sous des chefs accessoires de dommages-intérêts, de l’événement pour lequel une indemnité a déjà été versée. Autrement dit, en cas de versement d’une pension tombant dans le champ d’application de l’art. 9, un tribunal ne saurait connaître d’une action dans laquelle on ne réclame des dommages-intérêts que pour douleurs et souffrances ou encore pour perte de jouissance de la vie, du seul fait que ce chef de dommage ne correspond pas à celui qui a apparemment été indemnisé par la pension. Tous les dommages découlant du fait ouvrant droit à pension sont visés par l’art. 9, dans la mesure où la pension ou l’indemnité est versée « in respect of » la même perte — notamment décès, blessure ou dommage — ou sur le même fondement.

[Soulignement et italiques dans l’original.]

[195] En l’espèce, la Cour fédérale a conclu qu’il était prématuré d’examiner l’application de l’article 9, parce que M. Gray n’avait pas demandé de pension, et qu’il fallait voir si la portion de la pension accordée à M. Greenwood pour un TSPT avait pour objet l’indemnisation des actes mêmes qui, selon ses allégations, constituaient du harcèlement.

[196] Il ne s’agit pas à mon avis d’une erreur manifeste et dominante. Contrairement à ce qu’affirme la Couronne, la Cour fédérale ne disposait pas d’une [traduction] « preuve incontestée [. . .] que les demandes n’étaient pas valables » (au para. 88 du mémoire des faits et du droit de la Couronne). La preuve concernant la situation de M. Greenwood était lacunaire. Si l’on peut dire qu’elle explique la cause immédiate de son TPST, elle souligne les répercussions de la mort d’un collègue dont il a été témoin pendant une opération d’infiltration à laquelle ils participaient. M. Gray n’a pas reçu de pension pour des blessures psychologiques, et la Couronne n’a déposé aucune demande de suspension sous le régime de l’article 111 de la Loi sur les pensions. Par conséquent, il n’était guère évident que les représentants demandeurs avaient droit à une pension sur le fondement des mêmes faits que ceux qui selon eux étayaient leur recours. De plus, la Cour fédérale a laissé la possibilité à la Couronne de soulever ces arguments en défense.

[197] Dans les circonstances, il n’y a aucune erreur manifeste et dominante justifiant l’intervention de la Cour à l’égard de la nomination de MM. Gray et Greenwood comme représentants demandeurs.

H. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur de fait ou une erreur mixte de fait et de droit manifeste et dominante en concluant qu’il existait un certain fondement factuel établissant que le recours collectif constituait le meilleur moyen de régler le différend?

[198] Passons à la dernière question soulevée par la Couronne, à savoir que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que le recours collectif était le meilleur moyen de régler le différend.

[199] Pour à peu près les mêmes raisons que celles qui sont énoncées plus haut à propos de la compétence, j’estime qu’il était loisible à la Cour fédérale de conclure qu’il était satisfait à la dernière condition d’autorisation en l’espèce, en ce qui concerne le groupe restreint et la période raccourcie qui conviennent selon moi.

[200] Pour démontrer que le recours collectif est préférable à d’autres recours pour régler les réclamations des membres du groupe, le représentant demandeur doit déposer des éléments de preuve établissant un fondement factuel permettant de constater que le recours collectif constituerait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance, et qu’il serait préférable aux autres voies de droit offertes aux membres du groupe. Dans son appréciation de cette condition, le juge des requêtes doit tenir compte des trois principaux objets du recours collectif, à savoir l’accès à la justice, l’économie des ressources judiciaires et la modification des comportements : Fischer, aux para. 22 et 23; Hollick, aux para. 28-31; Rumley, aux para. 36-39; Wenham, au para. 77; Brake, aux para. 85-87. Je conviens avec la Couronne pour dire que cette analyse cherche à savoir si le recours collectif est le meilleur moyen pour instruire — et non pour régler — les réclamations des membres du groupe.

[201] En l’espèce, la Cour fédérale a procédé à l’analyse requise. Bref, à la lumière des éléments de preuve dont elle disposait quant à l’insuffisance des recours internes offerts aux membres de la GRC et aux réservistes, et compte tenu de l’absence d’autres moyens de faire valoir collectivement leurs réclamations avant la syndicalisation et la protection d’une convention collective, il était loisible à la Cour fédérale de conclure que le recours collectif était le meilleur moyen, pour le groupe restreint et la période raccourcie précisés plus haut.

V. Dispositif proposé

[202] À la lumière de ce qui précède, j’accueillerais le présent appel en partie, j’annulerais l’ordonnance d’autorisation de la Cour fédérale et la renverrais à cette dernière afin qu’elle supprime la quatrième question commune et modifie la définition du groupe visé par le recours collectif au paragraphe 2 en faveur de celle-ci : « Tous les membres anciens et actuels de la GRC (soit les membres réguliers, les membres civils et les membres spéciaux) ainsi que les réservistes qui ont travaillé pour la GRC entre le 1er janvier 1995 et la date à laquelle leur unité de négociation est devenue assujettie à une convention collective ».

[203] La Cour fédérale devrait également apporter d’autres modifications à son ordonnance d’autorisation pour qu’elle soit conforme aux exigences de l’article 334.17 des Règles des Cours fédérales, et obliger les représentants demandeurs à modifier leur plan d’instance et leur avis d’autorisation pour y inclure la définition du groupe et la période déterminée par notre Cour.

[204] Conformément à l’article 334.39 des Règles des Cours fédérales, je ne rendrais aucune ordonnance quant aux dépens dans le présent appel.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-42-20

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. GEOFFREY GREENWOOD et TODD GRAY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 janvier 2021

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

DATE DES MOTIFS :

Le 21 septembre 2021

COMPARUTIONS :

Christine Mohr

Derek Allen

Andrew Law

Jacob Pollice

Marilyn Venney

Pour l’appelante

Won J. Kim

Megan B. McPhee

Aris Gyamfi

Rachael Sider

Pour les intimés

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l’appelante

Kim Spencer McPhee Barristers P.C.

Toronto (Ontario)

Pour les intimés

 

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