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Date : 20210824


Dossier : A-244-19

Référence : 2021 CAF 173

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA, LA COMPAGNIE

DE CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE,

L’ASSOCIATION DES PRODUITS FORESTIERS DU CANADA

ET L’ASSOCIATION CANADIENNE DE GESTION DU FRET

intimés

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 3 mai 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 août 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH


Date : 20210824


Dossier : A-244-19

Référence : 2021 CAF 173

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA,

LA COMPAGNIE DE

CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE,

L’ASSOCIATION DES PRODUITS FORESTIERS DU CANADA ET

L’ASSOCIATION CANADIENNE DE GESTION DU FRET

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Notre Cour est saisie d’un appel interjeté par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN ou l’appelante) à l’encontre d’une décision rendue par l’Office des transports du Canada (l’Office) en date du 15 avril 2019, qui a conclu que le CN a manqué à ses obligations en matière de niveau de services prévues aux articles 113 à 115 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la Loi). Plus précisément, l’Office a conclu que le CN ne s’était pas acquitté de ses obligations de service lorsqu’il a annoncé son intention d’imposer des embargos sur le transport de la pâte de bois en septembre 2018, plusieurs mois avant que des problèmes de transport ferroviaire ne se manifestent dans la région de Vancouver. Il a ensuite imposé ces embargos en décembre 2018.

[2] La décision visée par l’appel, la lettre-décision no CONF-9-2019 (la décision définitive), a été rendue dans le contexte d’une enquête ouverte par l’Office lui-même sur de possibles problèmes de service de transport ferroviaire de marchandises dans la région de Vancouver, le 14 janvier 2019. Pour la première fois, l’Office a exercé ses pouvoirs conférés par le paragraphe 116(1.11) de la Loi d’enquêter de sa propre initiative et avec l’autorisation du ministre des Transports (le ministre) pour déterminer si une compagnie de chemin de fer s’acquitte de ses obligations de service. Après une enquête approfondie, l’Office a conclu que deux des trois grandes compagnies de chemin de fer exerçant leurs activités dans la région de Vancouver (la Compagnie de Chemin de fer Canadien Pacifique et BNSF Railway Company) n’avaient pas manqué à leurs obligations en matière de niveau de services, contrairement au CN relativement à ses embargos sur l’expédition de pâte de bois.

[3] Le CN soutient que la procédure devant l’Office était injuste dans la mesure où il n’a pas été informé de la preuve présentée contre lui, et qu’on ne lui a pas donné une occasion valable de vérifier les éléments de preuve et d’y répondre. Il soutient également que l’Office a suscité une crainte raisonnable de partialité parce que ce sont ses mêmes membres qui ont autorisé la tenue de l’enquête et qui se sont prononcés sur les allégations en découlant. Enfin, il soutient également que l’Office a commis une erreur de droit en tirant des conclusions importantes fondées sur de simples hypothèses et en l’absence d’éléments de preuve.

[4] Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté.

I. Exposé des faits

[5] En décembre 2018 et en janvier 2019, l’Office a reçu des renseignements de plusieurs associations d’expéditeurs affirmant que de graves problèmes dans le service de transport ferroviaire étaient apparus dans la région de Vancouver. Après avoir reçu cette correspondance, l’Office a recueilli d’autres renseignements des associations d’expéditeurs, des compagnies de chemin de fer et des ministères concernés.

[6] Les observations des diverses parties et les données disponibles ont amené l’Office à conclure qu’une enquête « de sa propre initiative » serait appropriée dans les circonstances et, le 8 janvier 2019, M. Scott Streiner, président et premier dirigeant de l’Office, a réussi à obtenir l’autorisation du ministre de procéder à l’enquête, comme l’exige le paragraphe 116(1.11) de la Loi.

A. Début de l’enquête

[7] Le 14 janvier 2019, l’Office a lancé l’étape de la cueillette de renseignements en nommant un enquêteur et en remettant les lettres-décision à chacune des parties énumérées ci-après (collectivement, les participants), en les informant de la tenue de l’enquête et en leur ordonnant de remettre certains renseignements à l’enquêteur :

  • a) cinq associations d’expéditeurs : l’Association des produits forestiers du Canada (APFC), la Western Grain Elevator Association (WGEA), la Canadian Oilseed Processors Association (COPA), l’Association canadienne de gestion du fret (ACF) et la Western Canadian Shippers’ Coalition (WCSC);

  • b) trois compagnies de chemin de fer : CN, Chemin de fer Canadien Pacifique (CP) et BNSF Railway (BNSF).

[8] L’objectif déclaré de l’enquête était de [TRADUCTION] « déterminer si les compagnies de chemin de fer s’acquittaient de leurs obligations de service dans la région de Vancouver, et dans le cas contraire, les mesures de redressement qui devraient être ordonnées ». À cette fin, l’Office cherchait à déterminer si l’exécution des obligations de service était entravée par certaines mesures, y compris l’imposition de permis ou d’embargos ou encore le traitement préférentiel d’une ou de plusieurs marchandises par rapport à d’autres.

[9] Les lettres-décision informaient notamment les participants de la nomination de Mme Lidija Lebar comme enquêteur conformément au paragraphe 38(1) de la Loi, pour participer à l’étape de la cueillette de renseignements. Après avoir mené des entretiens et consigné des observations écrites, en plus d’obtenir des documents, des dossiers et des renseignements jugés pertinents pour l’enquête, Mme Lebar devait présenter un rapport sommaire à l’Office, au plus tard le 23 janvier 2019.

[10] En outre et peut-être plus important encore, les lettres-décision contenaient une demande d’information à l’intention de chaque participant, selon leurs activités respectives. Par exemple, dans la lettre-décision adressée au CN (LET-R-5-2019), on a demandé à la compagnie de chemin de fer de [TRADUCTION] « fournir tous les renseignements et toutes les données en sa possession qui se rapportent aux questions [qui y sont] soulevées », y compris pour les mois d’octobre à janvier des années 2015 à 2019 (1) les données de feuille de route indiquant l’origine et la destination des convois pour tous les mouvements à destination et en provenance de Vancouver; (2) les données sur le segment/l’expédition des trains; (3) les détails pour tous les permis délivrés, demandés et refusés au cours de cette période ainsi que pour les mois d’octobre 2018 à janvier 2019; (4) les données d’interconnexion pour les mouvements sur les échangeurs du Lower Mainland de la Colombie-Britannique; (5) les détails de tout trafic réacheminé autour du corridor de Vancouver en raison des répercussions des permis délivrés et des embargos imposés au cours de cette période.

[11] Enfin, dans les lettres-décision, il était indiqué que, dans le cadre de l’enquête, une audience serait tenue les 29 et 30 janvier 2019 donnant aux participants l’occasion de commenter le rapport de l’enquêteur, de fournir des renseignements supplémentaires et de répondre aux questions posées par la formation de l’Office. Les lettres-décision indiquaient de plus qu’à la suite de l’audience, les compagnies de chemin de fer auraient l’occasion de présenter des observations écrites.

[12] Le 17 janvier 2019, les trois compagnies de chemin de fer (CN, CP et BNSF) ainsi que trois des cinq associations d’expéditeurs (WGEA, APFC et WCSC) ont répondu à la demande d’information de l’Office. Plus précisément, le CN a soutenu avoir présenté plus de 5,8 millions de documents au cours de la période de trois jours prévue par l’Office. Devant notre Cour, l’Office a soutenu que sa demande concernait les renseignements selon lesquels tous les transporteurs ferroviaires de catégorie 1 sont tenus par la loi de présenter au ministre des rapports mensuels sous forme de tableau.

[13] Les 16 et 17 janvier, le CN et le CP ont écrit à l’Office pour présenter leurs observations préliminaires sur l’enquête et le processus, selon leur interprétation du paragraphe 116(1.11) de la Loi. Après avoir exposé leurs préoccupations précises, elles se sont renseignées sur la procédure qui serait suivie, notamment la nature et la portée du rapport de l’enquêteur de l’Office ainsi que l’audience subséquente. Le CN et le CP ont également demandé que leur soit produite la correspondance des associations d’expéditeurs adressée à l’Office avant que l’enquête ne soit lancée ainsi que les renseignements leur permettant de savoir à quel moment et de quelle façon elles seraient informées des allégations précises portées contre elles.

[14] Le 21 janvier 2019, l’Office a donné une directive (LET-R-17-2019) aux termes de laquelle il précisait que « [l]’Office aura en main le rapport d’enquête, les renseignements obtenus au cours de l’audience publique, ainsi que les présentations écrites des participants ». L’Office ne mentionnait pas la correspondance demandée par le CN et le CP, qui, par déduction nécessaire, n’était pas réputée faire partie du dossier. Dans cette même directive, l’Office a fourni des précisions supplémentaires sur la procédure qui serait suivie au cours de l’audience ainsi que sur la nature et la portée du rapport de l’enquêteur, plus précisément, que l’Office ne tirerait pas de conclusions et ne prendrait pas de décisions à l’égard des obligations de service des compagnies de chemin de fer.

B. Premier rapport d’enquête

[15] Le 24 janvier 2019, l’Office a communiqué le Rapport d’enquête – Enquête sur le transport ferroviaire de marchandises à Vancouver, 2019 (le premier rapport d’enquête), qui résumait les renseignements et les données recueillis par l’enquêteur, sans tirer de conclusion. Le premier rapport d’enquête a cerné cinq thèmes principaux qui, selon le rapport, « peuvent tous être pertinents pour évaluer si une compagnie de chemin de fer a rempli ses obligations en matière de service », et dont l’un d’eux était l’imposition d’embargos ou de permis. À cet égard, le premier rapport d’enquête rappelait que « [d]es allégations ont été faites selon lesquelles certaines compagnies de chemin de fer ont recours à des embargos et délivrent des permis “plus souvent que la normale” dans le but de faire passer le volume global maximum, ce qui nuit à certains vendeurs de marchandises plus qu’à d’autres ».

[16] Puis, sont ensuite décrits les embargos imposés et les permis délivrés par les trois compagnies de chemin de fer au cours de la période de référence, soit les mois d’octobre à janvier des années 2015 à 2019. Il est particulièrement intéressant de constater l’observation dégagée dans le premier rapport d’enquête selon laquelle le plus grand nombre de préoccupations soulevées par les associations d’expéditeurs provenaient du secteur des produits forestiers, et que la plupart des commentaires formulés étaient associés aux pratiques du CN.

C. Audience

[17] L’audience prévue pour les 29 et 30 janvier 2019 a été tenue conformément au document sur le déroulement des procédures envoyé aux participants le 24 janvier 2019. En plus de discuter du rapport d’enquête et de leurs propres observations et de répondre aux observations présentées par les autres parties aux procédures, les participants étaient autorisés à présenter des pièces justificatives ou des éléments de preuve supplémentaires.

[18] Un bref examen des observations des participants et des réponses des compagnies de chemin de fer révèle que l’utilisation d’embargos et de permis est devenue l’un des éléments centraux du débat au cours de l’audience.

[19] À la fin de l’audience du 30 janvier 2019, l’Office a indiqué que l’étape de l’enquête sur la cueillette de renseignements se poursuivrait pour une courte période supplémentaire, afin de permettre aux parties de respecter les engagements qu’ils avaient pris pendant l’audience. Au cours de la même période, l’enquêteur a continué de recueillir des renseignements, notamment des fonctionnaires de la United States Surface Transportation Board, des terminaux portuaires et des exploitants d’installations exerçants leurs activités dans la région de Vancouver, et des membres des associations sectorielles qui n’ont pas pris part aux premières phases de l’enquête.

[20] Les renseignements supplémentaires fournis dans les réponses aux engagements pris par les participants, y compris les réponses aux questions posées par la formation de l’Office ainsi que les autres renseignements recueillis par l’enquêteur dans le cadre de l’enquête en cours ont mené à la production par l’enquêteur d’un deuxième rapport (le deuxième rapport d’enquête).

D. Deuxième rapport d’enquête

[21] Le 6 mars 2019, l’Office a produit un deuxième rapport d’enquête, ce qui a mis fin à l’étape de la cueillette de renseignements. À part deux « nouveaux » thèmes (les activités à la cour de triage Thornton du CN et la capacité du terminal portuaire), le deuxième rapport d’enquête est revenu sur l’un des principaux thèmes abordés dans le premier rapport d’enquête, soit l’imposition d’embargos et de permis.

[22] Dans le deuxième rapport d’enquête, la description des embargos imposés par le CN et le CP sur l’expédition de pâte à papier et de pâte de bois a mis l’accent sur la façon dont ces mesures avaient été présentées par les deux compagnies de chemin de fer. Alors que le CP a qualifié son utilisation du système d’embargos et de permis de [TRADUCTION] « solution de dernier recours », le CN a soutenu que les embargos en cause avaient été imposés à titre de [TRADUCTION] « mesure proactive » visant à améliorer la fluidité du réseau.

II. Décisions des instances inférieures

A. Décision préliminaire (LET-R-29-2019)

[23] En même temps que la production du deuxième rapport d’enquête, le 6 mars 2019, l’Office a rendu la décision LET-R-29-2019 (la décision préliminaire) par laquelle il a entamé l’étape de la procédure relative à l’évaluation. Dans la décision préliminaire, l’accent a été mis sur les éléments mentionnés par l’Office qui justifiaient un nouvel examen.

[24] Deux conclusions principales sont alors ressorties du dossier. D’abord, il semble que diverses lacunes ou divers retards dans l’acheminement de certains trains vers les gares ont touché en premier lieu les terminaux de la rive nord de Vancouver, et avaient trait en partie à la congestion à la cour de triage Thornton du CN, en octobre et en novembre 2018. Ensuite, il était devenu évident que le CP et le CN imposaient plusieurs embargos sur le trafic à destination des terminaux de la région de Vancouver.

[25] Dans ce contexte, l’Office a ordonné au CN et au CP de répondre à certaines questions précises relativement à ces conclusions, et a donné aux autres participants la possibilité d’y répondre également. Par exemple, on a demandé au CN si, en tenant compte des considérations énumérées au paragraphe 116(1.2), l’imposition d’embargos sur le transport de la pâte de bois et autre trafic « était exceptionnelle plutôt que systématique, proportionnée, ciblée et non discriminatoire ».

[26] Le 26 mars 2019, le CN et le CP ont répondu aux questions posées par l’Office, et trois observations ont été présentées en réponse, après quoi le dossier a été considéré comme fermé.

B. Décision définitive (CONF-9-2019)

[27] Le 15 avril 2019, l’Office a rendu sa décision définitive en concluant que, sur les trois compagnies de chemin de fer faisant l’objet de l’enquête, seul le CN avait manqué à ses obligations en matière de niveau de services.

[28] L’Office a commencé son analyse en mettant l’accent sur le vaste pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré par le paragraphe 116(1.1) de la Loi pour choisir quand lancer une enquête « de sa propre initiative », les questions à étudier et la manière dont l’enquête sera menée (décision définitive, au par. 18). Ce large pouvoir discrétionnaire, combiné au fait que les enquêtes « de la propre initiative » de l’Office portent en grande partie sur des problèmes de nature générale ou systémique, a plusieurs conséquences sur le processus d’enquête. La première est que l’enquête « de sa propre initiative » peut comprendre une phase de collecte de renseignements avant que des questions précises liées à la conformité à la loi soient identifiées (décision définitive, au par. 19). La deuxième conséquence est que les renseignements soumis avant le début d’une enquête « de sa propre initiative » ne serviront alors qu’à décider s’il y a lieu d’enquêter ou non, mais ils ne feront pas partie du dossier d’enquête (décision définitive, au par. 20). Troisièmement, dans le contexte d’une enquête « de sa propre initiative » menée avec une orientation plus systémique, les éléments de preuve sont plus susceptibles d’être de nature générale et pas aussi détaillés à l’égard de chacun des incidents (décision définitive, au par. 21). Une dernière conséquence est que tous les recours prévus que l’Office ordonne ne pourront être que de nature relativement générale, advenant qu’elle conclue que l’entité réglementée par le gouvernement fédéral a manqué à ses obligations réglementaires (décision définitive, au par. 22). Dans le même ordre d’idées, l’Office a indiqué qu’une enquête « de sa propre initiative » de par sa nature, peut être évolutive, certaines pistes d’enquête étant abandonnées et d’autres activement poursuivies à mesure que les preuves s’accumulent (décision définitive, au par. 25).

[29] Ayant expliqué la façon dont il abordait le processus qui sous-tend les enquêtes « de sa propre initiative », l’Office s’est tourné, sur un plan plus fondamental, vers son interprétation des obligations des compagnies de chemin de fer en matière de niveau de services. À partir d’un examen exhaustif de la jurisprudence pertinente, l’Office en a tiré les principes « clés » suivants : « [l]es obligations [de service] ne sont ni absolues ni souples; une compagnie de chemin de fer est tenue de faire tous les efforts raisonnables pour recevoir, transporter, livrer et décharger sans délai les marchandises qui lui sont confiées, même confrontée à des difficultés indépendantes de sa volonté, mais on ne lui demande pas de faire l’impossible et ces obligations ne peuvent être déterminées et définies en détail qu’à la lumière des circonstances particulières de chaque situation » (décision définitive, au par. 41). De plus, l’Office a fait remarquer que le paragraphe 116(1.2) de la Loi offre une orientation interprétative et donne une liste non exhaustive des facteurs qui y figurent (décision définitive, au par. 46).

[30] Ayant à l’esprit ces principes, l’Office s’est ensuite penché sur la question de savoir si les trois compagnies de chemin de fer avaient manqué à leurs obligations respectives en matière de niveau de services prévues aux articles 113 et 115 de la Loi. Autrement dit, il s’agissait de savoir si elles avaient omis d’offrir le niveau de service le plus élevé qu’elles pouvaient raisonnablement offrir dans les circonstances, eu égard aux facteurs énumérés au paragraphe 116(1.2).

[31] En ce qui concerne la première question abordée dans la décision préliminaire – à savoir les lacunes à l’égard du niveau de service et les retards dans l’acheminement de certains trains vers les gares ayant touché les terminaux de la rive nord de Vancouver entre les mois d’octobre 2018 et de janvier 2019 –, l’Office a conclu qu’il y avait des raisons de s’inquiéter, et que certains éléments de preuve indiquaient que le service offert par le CN aux expéditeurs n’avait pas été à la hauteur du service que ces derniers avaient demandé. Étant donné que l’Office avait institué l’enquête « de sa propre initiative » pour étudier les aspects systémiques, il a cependant conclu que cette preuve n’était pas suffisante pour étayer une conclusion de manquements de nature systémique.

[32] En ce qui concerne les embargos imposés par le CN visant le trafic à destination des terminaux de la région de Vancouver entre septembre et décembre 2018, l’Office a conclu que le CN, contrairement au CP et à BNSF, avait manqué à ses obligations en matière de niveau de services. Selon les termes de l’Office, le manquement s’est produit lorsque le CN a annoncé son intention d’imposer des embargos sur les expéditions de pâte de bois en septembre 2018, soit plusieurs mois avant que des problèmes de transport ferroviaire ne se manifestent dans la région de Vancouver. Il a ensuite imposé ces embargos en décembre 2018, plutôt que de déployer tous les efforts raisonnables pour régler ces problèmes (décision définitive, au par. 133).

[33] L’Office a reconnu que les embargos du CN sur les pâtes à papier répondaient à certains critères de justification, du fait qu’ils résultaient, du moins en partie, d’un facteur indépendant de la volonté du CN, à savoir, les problèmes de coordination entre les expéditeurs et les terminaux, et qu’ils visaient à minimiser les répercussions sur le transport des marchandises (décision définitive, au par. 117). Toutefois, tout bien considéré, l’Office a conclu que ces embargos n’étaient pas justifiés dans les circonstances. Essentiellement, étant donné l’annonce prématurée du CN de son intention de refuser de fournir le service dans un contexte où les pointes de trafic ont tendance à se produire à la même période de chaque année, les embargos ressemblent plus à une mesure de premier recours qu’à une mesure de dernier recours (décision définitive, aux par. 118 et 119).

[34] En parvenant à cette conclusion, l’Office a refusé de déduire, comme l’a exhorté le CN, que la demande de service avait été satisfaite puisqu’une partie des permis délivrés aux expéditeurs de produits de pâte n’avaient pas été utilisés. Selon l’Office, une telle déduction ne tiendrait pas compte des mesures d’atténuation susceptibles d’être prises par les expéditeurs dès réception du préavis du CN. L’Office a ajouté ce qui suit :

[...] Il ne serait pas dans l’esprit du régime législatif qui permet à une compagnie de chemin de fer d’être dégagée de ses obligations en matière de niveau de service en raison de l’absence d’une preuve quantifiable attestant que la demande de service n’a pas été satisfaite, si l’absence d’une telle demande résulte probablement de l’action ou de l’inaction de la compagnie elle-même. Aborder les dispositions relatives au niveau de service sous cet angle reviendrait à imposer un préjudice aux expéditeurs, en les empêchant d’atténuer les effets d’un refus de service actuel ou futur, pour conserver leur accès aux recours prévus dans les dispositions sur le niveau de service de la LTC.

Décision définitive, au par. 115.

[35] L’Office a alors examiné les autres arguments avancés par le CN, mais a conclu qu’il avait manqué aux obligations que lui impose la Loi, essentiellement parce que le CN avait signalé son intention d’imposer des embargos sur les expéditions de pâte bien avant de faire face à des problèmes d’exploitation. Selon l’Office, un tel comportement démontre que le CN n’était pas prêt à prendre toutes les mesures raisonnables pour régler les problèmes qu’il anticipait et à fournir aux expéditeurs de pâte le niveau de service auquel ils ont droit.

[36] Exerçant le pouvoir qui lui est conféré par le paragraphe 116(4) de la Loi, l’Office a donc ordonné au CN de prendre les mesures suivantes en ce qui concerne ses activités dans la région de Vancouver :

1. Élaborer un plan annuel détaillé, pour les trois prochaines années, de façon à être en mesure de réagir à l’accroissement du trafic dans la région de Vancouver vers la fin de l’année civile pour éviter ou réduire le recours aux embargos et maintenir le plus haut niveau de service possible, comme le prescrit la LTC. Le plan devra être soumis au chef de la conformité de l’Office au plus tard le 1er août de chaque année civile, à compter du 1er août 2019 et devrait comprendre une liste de tous les embargos imposés par CN pour le trafic à l’intérieur ou à destination de son réseau ferroviaire de la région de Vancouver au cours de l’année précédente.

2. N’avoir recours à des embargos qu’à titre exceptionnel lorsque des facteurs indépendants de sa volonté rendent difficiles le transport et la livraison des marchandises en temps opportun et que toutes les autres solutions raisonnables pour résoudre ces problèmes ont été tentées et se sont révélées insuffisantes.

3. Imposer des embargos uniquement lorsqu’ils visent à résoudre des problèmes ponctuels réels, à minimiser les répercussions sur le transport et la livraison pendant leur période d’application, à être temporaires et levés à la première occasion raisonnable.

Décision définitive, au par. 134.

[37] Le CN a demandé l’autorisation d’interjeter appel de la décision définitive en vertu de l’article 41 de la Loi, qui prévoit un mécanisme d’appel par voie législative sur des questions de droit ou de compétence. Notre Cour a accordé l’autorisation d’interjeter appel aux termes d’une ordonnance rendue le 7 juin 2019.

III. Questions en litige

[38] Le CN soutient que l’Office a commis trois erreurs de droit ou de compétence en rendant sa décision définitive. J’ai reformulé les questions en litige comme suit :

  1. L’Office a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard du CN, du fait (i) que le CN n’a pas été informé de la preuve à réfuter, et qu’il a donc été privé d’une possibilité raisonnable de se défendre; (ii) que le processus sous-jacent utilisé par l’Office a suscité une crainte raisonnable de partialité?
  2. L’Office a-t-il commis une erreur en concluant, en l’absence d’éléments de preuve, que les expéditeurs ont probablement pris des mesures pour atténuer les répercussions des embargos annoncés?
  3. L’Office a-t-il commis une erreur dans son interprétation du niveau de service, et en déclarant qu’il est possible de conclure à un manquement malgré l’absence d’éléments de preuve attestant de demandes non satisfaites?

IV. Norme de contrôle

[39] Dans le passé, l’expertise de l’Office dans différents contextes, y compris l’évaluation des obligations en matière de niveau de services des compagnies de chemin de fer, ont amené notre Cour à appliquer la norme de la décision raisonnable en conformité avec les enseignements des arrêts Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 : voir, par exemple, Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Richardson International Limited, 2015 CAF 180, 476 N.R. 83, aux par. 25 à 31; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Office des transports du Canada, 2010 CAF 65, [2011] 3 R.C.F. 264, aux par. 27 à 29; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Greenstone (Municipalité), 2008 CAF 395, 384 N.R. 98, au par. 52. À la suite du plus récent jugement de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, 441 D.L.R. (4th) 1 [arrêt Vavilov], les cours de révision ont toutefois reçu la directive de respecter l’intention du législateur lorsque cette intention est clairement exprimée, et de déroger à la présomption de la norme de la décision raisonnable lorsque le législateur a explicitement opté pour un mécanisme d’appel à l’encontre d’une décision administrative devant une cour de justice : arrêt Vavilov, aux par. 36 et 37.

[40] C’est précisément le cas en l’espèce. Aux termes du paragraphe 41(1) de la Loi, le législateur a prévu un mécanisme d’appel, et la norme de contrôle doit par conséquent être la norme de contrôle en appel, énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Par conséquent, les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, alors que les questions de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Puisque le paragraphe 41(1) n’autorise les appels que sur des questions de droit ou de compétence, la norme de contrôle doit nécessairement être celle de la décision correcte sur des questions de fond : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 79, [2018] 2 R.C.F. 573, au par. 28. Les questions d’équité procédurale, d’autre part, exigent que la cour de révision se demande si la procédure était équitable eu égard à toutes les circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 R.C.F. 121, aux par. 33 à 56; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Office des transports du Canada), 2021 CAF 69, 2021 CarswellNat 947 (WL Can), aux par. 42 à 47.

V. Discussion

[41] Avant d’examiner les questions soulevées dans le présent appel, il convient de commenter brièvement le pouvoir d’enquêter de l’Office et l’introduction du paragraphe 116(1.11) de la Loi, qui est entré en vigueur le 23 mai 2018, comme étant l’une des modifications apportées à la Loi sur la modernisation des transports, L.C. 2018, ch. 10, par. 23(2). Il s’agit apparemment du premier litige présenté en application de ce régime.

[42] Le paragraphe 116(1.11) tire son origine des recommandations formulées dans le rapport du Comité d’examen de la Loi sur les transports au Canada, dirigé par l’honorable David Emerson, et intitulé « Parcours : Brancher le système de transport du Canada au reste du monde ». Le rapport présenté au ministre des Transports en décembre 2015 recommandait que l’Office ait le pouvoir d’examiner, de sa propre initiative, des problèmes de nature systémique et justifiait l’ajout de pouvoirs au processus actuel de traitement des plaintes, par l’explication suivante :

[…] le manque de pouvoirs de l’Office l’empêche d’examiner les défaillances et les problèmes généraux auxquels le réseau est confronté. Cela peut être frustrant lorsque l’Office est au courant qu’il existe un problème généralisé, mais qu’il ne peut rien faire pour le régler. Même lorsqu’une plainte est déposée [...], l’Office peut seulement traiter les caractéristiques du cas en question. Les avantages de conférer à l’Office des pouvoirs ex parte ou de l’autoriser à prendre des décisions de sa propre initiative sont particulièrement évidents dans le contexte du transport ferroviaire de marchandises. Lorsque l’Office examine le réseau de transport ferroviaire en tenant compte uniquement de la plainte d’une personne, il se pourrait qu’il n’obtienne pas assez de renseignements sur l’ensemble des activités du réseau pour rendre une décision et donner des directives. Les décisions basées sur l’examen d’un enjeu du point de vue restrictif d’une seule plainte peuvent avoir des conséquences indésirables et involontaires sur les parties qui exercent des activités dans le reste du réseau.

Examen de la Loi sur les transports au Canada, Parcours : Brancher le système de transport du Canada au reste du monde, volume 1 (Ottawa : ministre des Transports, 2015), à la p. 243.

[43] L’objet de ces nouveaux pouvoirs n’est pas d’enquêter sur une plainte liée au niveau de service, mais plutôt d’enquêter sur les problèmes systémiques qui minent les services ferroviaires sans qu’il y ait de plainte officielle. Comme l’a mentionné l’Office dans sa décision définitive (aux par. 19 à 22), ce changement d’optique a des conséquences sur le rôle de l’Office et la conduite de l’enquête, qui seront examinées dans le contexte de la discussion qui suit concernant les manquements allégués à l’équité procédurale.

A. L’Office a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard du CN, du fait (i) que le CN n’a pas été informé de la preuve à réfuter, et qu’il a donc été privé d’une possibilité raisonnable de se défendre; (ii) que le processus sous-jacent utilisé par l’Office a suscité une crainte raisonnable de partialité?

[44] Le CN soutient que l’Office a manqué à son obligation d’équité procédurale sous trois aspects. En raison du fait que les deux premiers aspects (le droit de connaître la preuve à réfuter et de se défendre) sont étroitement liés, je les examinerai ensemble dans un premier temps, puis je me pencherai sur le troisième aspect (crainte raisonnable de partialité) séparément.

[45] Le CN allègue qu’il n’a jamais été informé de la preuve qu’il devait réfuter, malgré plusieurs demandes de précisions sur la conduite qui aurait fait l’objet du manquement à ses obligations en matière de niveau de services. Le CN se reporte aux lettres envoyées à l’Office les 16 et 25 janvier, le 19 février et le 26 mars 2019, où il s’est plaint du fait qu’il ne connaissait pas la preuve à réfuter, et fait également référence aux observations qu’il a présentées à l’audience du 30 janvier 2019 qui vont dans le même sens. En l’absence d’allégations précises et des détails des manquements, l’enquête de l’Office ne pouvait être menée qu’en faisant abstraction du contexte, et le CN n’a jamais été informé de la preuve qu’il devait réfuter, et ne pouvait se défendre. Selon le CN, même dans la décision préliminaire, aucune allégation précise de manquement n’était formulée, mais le CN et le CP ont plutôt été invités à répondre à la question de savoir s’ils avaient respecté leurs obligations de service prévues par la loi en fonction de certains critères énumérés.

[46] Le CN soutient également qu’on ne lui a pas accordé la possibilité raisonnable de se défendre. Selon le CN, l’Office était tenu [TRADUCTION] « de se mettre à la place du plaignant et de fournir le type, le volume et la qualité de renseignements qu’un plaignant aurait communiqués », ce qu’il n’a jamais fait (mémoire des faits et du droit de l’appelant, au par. 44). En outre, le CN allègue qu’il n’a jamais eu l’occasion de vérifier la validité des allégations de nature générale et sans fondement présentées par les participants. Ce manquement a été aggravé par la présence de plusieurs lacunes procédurales, y compris de courts délais pour répondre et une différence de traitement dans la présentation de la preuve entre les compagnies de chemin de fer et les expéditeurs.

[47] À la base, la position du CN équivaut à un refus d’établir une distinction entre une plainte précise et une enquête de sa propre initiative, ainsi qu’un refus de reconnaître la nature généralisée et systémique de cette dernière. Lors de l’audience, l’avocat du CN est allé jusqu’à dire que le paragraphe 116(1.11) n’autorise pas l’Office à mener des enquêtes systémiques, mais l’habilite seulement à enquêter de sa propre initiative, et [TRADUCTION] « tout au plus », à enquêter sur des allégations de manquement aux obligations soulevées par de nombreux expéditeurs. Je suis d’avis que cette interprétation stricte de la modification apportée par la Loi sur la modernisation des transports n’est pas justifiée et va à l’encontre de l’historique législatif de ce paragraphe.

[48] Comme je l’ai mentionné (au paragraphe 42 ci-dessus), il est clair que le paragraphe 116(1.11) visait à régler les problèmes de nature systémique dans le contexte des obligations en matière de niveau de services. Il est sans doute vrai que l’ajout du paragraphe 116(1.11) n’était pas initialement inclus dans le projet de loi C-49, et qu’il n’a été adopté qu’en raison d’une modification proposée par le Sénat et adoptée par la Chambre des communes (avec deux modifications n’ayant rien à voir avec la question en litige dont la Cour est saisie). Dans ses observations orales devant la Cour, le CN a semblé indiquer (en l’absence d’éléments de preuve à l’appui) que le législateur n’avait pas appliqué le raisonnement présenté par le Comité d’examen à l’égard de ce nouveau paragraphe. Pourtant, il ressort clairement de l’examen attentif des travaux du Comité sénatorial permanent des transports et des communications que les témoins qui ont comparu devant le Comité étaient très préoccupés par la nécessité de conférer à l’Office des pouvoirs plus vastes visant à régler les problèmes de nature systémique. D’ailleurs, le sénateur qui a proposé la modification a fait expressément référence au Comité d’examen.

[49] Contrairement à une enquête fondée sur une plainte, une enquête « de sa propre initiative » ne vise pas à examiner un ou plusieurs manquements précis, mais à évaluer les questions plus larges relatives aux services ferroviaires. Il s’agit d’un processus progressif, où les questions sont d’abord examinées de façon large, puis précisées progressivement, à mesure que d’autres renseignements deviennent disponibles. En raison du fait que la participation de l’Office ne résulte pas d’une plainte, il doit souvent recueillir et rechercher proactivement les renseignements avant de déterminer si des questions précises peuvent être posées aux compagnies de chemins de fer. À cette étape de l’enquête, le CN (et, aux fins de l’affaire, le CP et BNSF) n’était pas exposé à un risque sur le plan juridique, et ne pouvait pas être informé de la preuve pesant contre lui parce qu’à ce moment-là, aucune preuve n’avait encore pris forme. Comme l’Office l’a mentionné aux paragraphes 25 et 26 de sa décision définitive :

[…] De plus, une enquête de sa propre initiative, de par sa nature, peut être évolutive, certaines pistes d’enquête étant abandonnées et d’autres activement poursuivies à mesure que les preuves s’accumulent. Étape par étape, l’enquête devient plus ciblée.

Dans le cadre d’une enquête de sa propre initiative, les questions précises qu’un participant doit aborder prennent forme au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête, ce qui, dans le cas présent, s’est reflété dans les questions spécifiques posées dans la décision de mars. Le processus suivi était cohérent avec l’information fournie aux compagnies de chemin de fer et aux autres participants dès le début de l’enquête.

[50] À la suite de lettres provenant de diverses associations d’expéditeurs se plaignant des problèmes de service de transport ferroviaire dans la région de Vancouver, l’Office a lancé une enquête (avec l’autorisation du ministre) et a demandé des renseignements à chaque participant sur ses activités. Comme je l’ai mentionné au paragraphe 8 des présents motifs, une des questions mentionnées dans la lettre-décision envoyée au CN le 14 janvier 2019, était de savoir s’il était susceptible de ne pas satisfaire à ses obligations de service par suite de mesures « y compris l’imposition de permis ou d’embargos ». Dans sa directive du 21 janvier 2019, l’Office a clairement précisé que, dans son rapport, l’enquêteur ne tirerait pas de conclusions et ne se prononcerait pas sur les obligations de service des compagnies de chemin de fer.

[51] Au cours des étapes suivantes de l’enquête (le premier rapport d’enquête, l’audience et le deuxième rapport d’enquête), il a une fois de plus été déterminé que l’imposition d’embargos ou de permis était l’un des sujets de préoccupation, et il est devenu extrêmement clair qu’il constituait l’un des principaux thèmes de l’enquête.

[52] Compte tenu de ce qui précède, je ne peux retenir l’argument du CN voulant qu’il n’ait jamais été informé de la preuve qu’il devait réfuter relativement aux embargos, ce qui fait l’objet du présent appel. Non seulement il n’y avait aucune preuve à réfuter à l’étape de l’enquête, mais il ressort clairement du dossier que le CN devait savoir, dès le départ, que ses embargos imposés dans la région de Vancouver et leur incidence sur l’exécution de ses obligations de service prévues par la loi étaient l’une des principales questions que l’Office examinerait. Au cours de la première étape du processus, l’Office n’a pas tiré de conclusions et ne s’est pas prononcé, mais n’a fait que recueillir des renseignements et poser des questions. Il n’était pas nécessaire que le CN se défende à ce stade.

[53] Pendant toute l’enquête, le CN a eu toutes les chances possibles de fournir des renseignements qui, selon lui, pouvaient aller au-delà des données précises demandées par l’Office. À la suite du premier rapport d’enquête, par exemple, les participants ont été informés qu’ils pouvaient utiliser le temps qui leur était alloué pour discuter des aspects du rapport ou de leurs observations écrites, fournir des pièces justificatives ou des éléments de preuve supplémentaires et couvrir les aspects des observations formulées par les autres parties. À la fin de l’audience, le président de l’Office a répété aux participants qu’ils avaient la possibilité de fournir des renseignements ou des éléments de preuve supplémentaires, et ainsi prolonger l’étape de la cueillette de renseignements pour une courte période supplémentaire (transcriptions des audiences des 29 et 30 janvier 2019, dossier d’appel, volume 2, onglet 25, à la page 493). Cela a également été confirmé par courriel, le 1er février 2019 ainsi que sur le site Web de l’Office (dossier d’appel, volume 3, onglets 30 et 31).

[54] À l’étape décisionnelle, en ce qui concerne d’abord la décision préliminaire, les questions s’étaient cristallisées et l’Office s’est concentré sur deux questions qui justifiaient un examen plus approfondi, dont l’une d’elles portait sur les embargos et leur incidence sur les obligations en matière de niveau de services. S’il subsistait alors quelque doute quant à la preuve que le CN devait réfuter, il aurait dû pouvoir facilement être dissipé par les questions auxquelles il lui était ordonné de répondre. Le CN soutient que les questions mises en évidence par l’Office n’équivalaient pas aux allégations précises auxquelles elle devait répondre. Selon moi, un tel argument est fallacieux. La façon dont les questions étaient formulées indiquait clairement les critères en fonction desquels les embargos imposés par le CN seraient pris en compte. À titre d’exemple, l’Office a ordonné au CN de répondre aux questions suivantes, notamment en ce qui a trait à savoir si et dans quelle mesure :

[TRADUCTION]

[il] avait mis en place et activé des plans d’urgence adéquats pour faire face à la congestion croissante dans la cour de triage Thornton;

[il] a déployé suffisamment d’équipes et de locomotives pour fournir le service demandé à mesure que le volume de trafic augmentait [...];

[il] a examiné et mis en œuvre de façon appropriée une gamme complète de mesures de gestion du trafic pour faire face à l’augmentation des volumes de trafic [...];

l’imposition d’embargos sur le trafic de pâte de bois [...] était exceptionnelle plutôt que systématique, proportionnée, ciblée et non discriminatoire;

l’imposition d’embargos sur d’autres trafics [...] était exceptionnelle plutôt que systématique, proportionnée, ciblée et non discriminatoire.

Dossier d’appel, volume 4, onglet 55, à la page 1017.

[55] Il ressort clairement de ces questions que les embargos totaux ont été jugés problématiques et que le CN a été invité à justifier leur utilisation et à expliquer pourquoi ils étaient nécessaires. Au moment de la décision préliminaire, plusieurs associations d’expéditeurs au dossier avaient soutenu que le processus d’embargo constituait une violation par les compagnies de chemin de fer de leurs obligations de transporteur public. Même à cette étape tardive, rien n’empêchait le CN d’ajouter des éléments de preuve à ceux dont disposait l’Office et de répondre aux observations des autres parties. En fait, le CN a répondu au deuxième rapport d’enquête et aux demandes précises relatives au niveau de service formulées par l’Office dans sa décision préliminaire : voir le dossier d’appel, volume 4, onglet 59, aux pages 1043 à 1079.

[56] En fin de compte, il est clair que les plaintes du CN sont attribuables à sa mauvaise compréhension de l’objet du paragraphe 116(1.11) et à son refus de reconnaître que l’enquête sur les problèmes de nature systémique, comme l’utilisation inappropriée des embargos dans le secteur ferroviaire, diffère totalement d’une enquête sur une plainte précise. Le fait d’appliquer le même degré de spécificité requis dans le dernier cas à une enquête « de sa propre initiative » serait non seulement impossible, mais aurait également pour effet de nier l’objet même du paragraphe 116(1.11). Ce qui compte, lorsque les éléments de preuve recueillis par l’Office concernent de nombreuses questions, de nombreux expéditeurs et de nombreuses dates, c’est que chaque participant puisse raisonnablement expliquer sa position et présenter des éléments de preuve pour la soutenir et, une fois que le processus passe à l’étape décisionnelle, examiner les questions qui se sont cristallisées et répondre aux questions précises qui feront finalement l’objet d’une décision de l’Office.

[57] Je suis d’avis que ce processus a été expliqué et suivi de façon rigoureuse par l’Office à chacune des étapes de sa procédure, et que les allégations du CN selon lesquelles il n’avait pas été informé de la preuve à réfuter et qu’il n’avait pas eu la possibilité raisonnable de se défendre n’ont pas été corroborées.

[58] Le CN a également soutenu que la procédure devant l’Office a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité parce que le processus d’enquête de la propre initiative de l’Office confère à cette dernière une pluralité de fonctions qui seraient normalement distinctes dans le cadre d’instances judiciaires. Selon le CN, l’Office peut recommander l’ouverture d’une enquête et, si le ministre l’autorise, il peut procéder à l’enquête, engager des poursuites et statuer sur l’affaire. Un tel flou dans la délimitation des fonctions irait à l’encontre des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919, 140 D.L.R. (4th) 577 [arrêt Régie], qui s’applique tout autant à un organisme administratif investi de pouvoirs décisionnels, comme l’Office.

[59] L’argument du CN est fondé sur la notion que la procédure, qui selon lui, comprenait quatre étapes (l’autorisation, les éléments de preuve, la poursuite et la décision) était menée par les mêmes personnes, sans aucune séparation entre elles. La crainte raisonnable de partialité soulevée par ce processus deviendrait encore plus inquiétante étant donné que la formation a demandé à l’Association des produits forestiers du Canada, au début de la procédure et à l’insu du CN, des éléments de preuve sur les coûts supplémentaires engagés en raison de l’embargo. De l’avis du CN, de tels renseignements ne seraient pertinents que si la formation avait déjà conclu que les compagnies de chemin de fer avaient manqué à leurs obligations de service. Ce qui est également préoccupant et pourrait bien illustrer la partialité sont tous les efforts que la formation a faits pour permettre aux expéditeurs participants de présenter des éléments de preuve à l’appui de la procédure, ainsi que la présence de commentaires sévères et inexplicables à l’encontre du CN qui figurent dans la décision définitive.

[60] Je conviens avec le CN que tout justiciable qui comparaît devant un tribunal administratif ou une cour de justice a le droit de s’attendre à ce qu’un décideur impartial traite sa demande. En l’absence de termes clairs exprimant le contraire, les tribunaux infèrent généralement que le législateur fédéral ou provincial voulait que les procédures du tribunal soient conformes aux principes de justice naturelle. Comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Ocean Port Hotel Ltd. c. Colombie-Britannique (General Manager, Liquor Control and Licensing Branch), 2001 CSC 52, [2001] 2 R.C.S. 781, au par. 21 [arrêt Ocean Port], les tribunaux hésiteront à présumer que les législateurs avaient l’intention d’édicter des procédures contraires à ce principe, y compris l’exigence relative à un décideur impartial.

[61] Dans l’arrêt Régie, la Cour suprême a formulé une mise en garde contre le chevauchement de fonctions. Ce qui était particulièrement problématique dans cette affaire était le double rôle de l’avocat, qui agissait tant à l’étape de l’enquête qu’à celle de la prise de décision. Comme la Cour suprême l’a expliqué plus tard dans l’arrêt Ocean Port, au par. 40 :

[…] La crainte de partialité dans l’affaire Régie résultait de la possibilité qu’un seul et même fonctionnaire participe à chaque étape du processus, de l’enquête sur une plainte à la prise de la décision. La préoccupation centrale dans cette affaire, énoncée succinctement par le juge Gonthier, était que « l’avocat poursuivant ne doit sous aucune condition être en mesure de participer au processus d’adjudication ». [Références omises.]

[62] La Cour suprême a précédé son analyse de partialité institutionnelle dans l’arrêt Régie en reconnaissant explicitement que le cumul de plusieurs fonctions au sein d’un même organisme administratif « ne pose pas nécessairement problème » (au par. 47). Par la suite, le plus haut tribunal est allé encore plus loin. Après avoir cité cette phrase tirée de l’arrêt Régie, la juge en chef McLachlin (s’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité), dans l’arrêt Ocean Port, a déclaré au paragraphe 41 :

Le cumul de fonctions d’enquête, de poursuite et de décision au sein d’un organisme est souvent nécessaire pour permettre à un tribunal administratif de remplir efficacement son rôle : Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623. Sans trancher la question, je ferais observer qu’une telle flexibilité peut être appropriée dans le cas d’un système d’octroi de permis mettant en cause des intérêts purement économiques.

[63] En l’espèce, il est clair que ni l’enquêteur (Mme Lebar) ni l’avocat de l’Office (Me Shaar) n’ont rempli les deux fonctions. Le mandat de l’enquêteur était clairement défini au début de l’enquête, en ces termes :

de mener des entrevues et de recueillir des déclarations écrites de personnes et d’organismes qui sont directement concernés ou touchés par les présumés problèmes de service de transport ferroviaire de marchandises;

d’obtenir tout document, dossier et renseignement qu’elle juge pertinent à l’enquête;

de présenter un rapport sommaire à l’Office au plus tard le 23 janvier 2019.

Lettre-décision no LET-R-5-2019, dossier d’appel, volume 1, onglet 5, à la page 40.

[64] Quant à Me Shaar, rien dans le dossier n’indique que la présentation d’observations à la formation faisait de quelque façon partie de ses fonctions, et l’avocat du CN a reconnu cela à l’audience. Par conséquent, il n’y a pas le moindre indice de cumul interdit des rôles de conseiller et de poursuivant joués par ces deux personnes.

[65] En ce qui concerne les membres de l’Office qui ont pris part à l’enquête, il n’y a absolument aucun fondement aux allégations du CN voulant qu’ils aient [TRADUCTION] « autorisé l’enquête, créé le dossier, formulé les allégations contre le CN, tranché ces allégations et conclu que le CN avait manqué à ses obligations » (mémoire des faits et du droit de l’appelante, au par. 4c). À l’étape de l’enquête, rien n’indique que l’Office ait, sous une forme ou une autre, agi à titre de poursuivant, ses tâches étant de recueillir les renseignements avec l’aide de l’enquêteur, conformément au paragraphe 116(1.11). Comme la décision définitive l’indique clairement, « [l]’enquête est un exercice de collecte d’éléments probants, actif mais neutre, destiné à établir des éléments de preuve à l’appui de la prise de décisions » (au par. 20). Même la décision préliminaire n’était pas censée constituer un réquisitoire contre les compagnies de chemins de fer, mais ne faisait qu’énumérer les questions qui avaient été soulevées par les expéditeurs participants au cours de l’enquête. Par conséquent, on ne saurait sérieusement prétendre que les membres de l’Office qui ont pris part à la procédure agissaient à la fois comme poursuivants et décideurs. À aucun moment pendant le déroulement du processus y a-t-il pu y avoir confusion sur leur rôle, comme en fait foi leur propre description de ce processus dans la décision préliminaire :

[2] L’enquête comprend deux phases. La première phase était la collecte d’information, laquelle a commencé par l’envoi de lettres‑décision aux compagnies de chemin de fer et aux associations d’expéditeurs, ainsi que la nomination d’un enquêteur. Ce dernier a préparé un premier rapport fondé sur les données et les renseignements présentés en réponse aux lettres‑décisions envoyées. L’Office a recueilli des renseignements supplémentaires au cours d’une audience publique tenue à Vancouver les 29 et 30 janvier 2019 et au moyen des observations subséquentes des participants. Ces renseignements supplémentaires sont résumés dans un deuxième et dernier rapport de l’enquêteur, lequel figure en pièce jointe de la présente décision. La première phase de l’enquête est maintenant terminée.

[3] La deuxième phase porte sur les questions pour lesquelles l’Office juge qu’il faut un examen approfondi, selon le dossier dont il est saisi, et commence par la publication de la présente décision, qui enjoint à la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) et à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP) de répondre à des questions précises et donne aux autres participants la possibilité de le faire aussi. CN, CP et les autres participants auront alors l’occasion de répliquer, après quoi le dossier sera fermé. [...]

[4] L’enquête se terminera par l’émission de la décision finale de l’Office sur les questions soulevées dans la présente décision. Dans cette décision finale, l’Office déterminera si les compagnies de chemin de fer se sont acquittées de leurs obligations en matière de services de transport ferroviaire de marchandises dans la région de Vancouver. S’il détermine que l’une d’elles ne l’a pas fait, il peut rendre une ordonnance fondée sur les recours prévus au paragraphe 116(4) de la LTC.

Dossier d’appel, volume 4, onglet 55, à la page 1014). Voir également la décision définitive, aux par. 23 et 24.

[66] À plusieurs égards, les faits de l’espèce ressemblent beaucoup plus à ceux sous-tendant l’arrêt de la Cour suprême intitulé Brosseau c. Alberta Securities Commission, [1989] 1 R.C.S. 301, 57 D.L.R. (4th) 458 [arrêt Brosseau] que ceux de l’arrêt Régie. Dans l’arrêt Brosseau, la question était de savoir si la participation du président, à la fois à l’enquête et à la prise de décision, suscitait une crainte raisonnable de partialité. S’exprimant au nom de la Cour à l’unanimité, la juge L’Heureux-Dubé a conclu que la règle nemo judex peut être écartée lorsque le chevauchement de fonctions est autorisé par la loi, dans l’hypothèse où la constitutionnalité de la loi n’est pas attaquée (arrêt Brosseau, aux p. 309 et 310). Dans la mesure où le législateur est d’avis qu’un certain chevauchement de fonctions est nécessaire pour atteindre ses objectifs, le principe de la crainte raisonnable de partialité ne s’appliquera pas.

[67] C’est précisément le cas en l’espèce. L’Office est expressément autorisé à enquêter de sa propre initiative et à déterminer si une compagnie de chemin de fer s’acquitte de ses obligations de service. Sauf s’il peut être établi que l’Office est allé au-delà des obligations que lui impose la loi, il ne peut être déclaré inhabile au motif que la procédure qu’il a suivie a donné lieu à une crainte raisonnable de partialité. Cette démonstration n’a pas été faite et ne pourrait se faire sur le fondement du dossier qui nous est présenté.

[68] Enfin, le CN n’a pas soulevé la question de la partialité en temps opportun. Il est bien établi que les allégations de partialité doivent être soulevées à la première occasion : Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, 373 D.L.R. (4th) 167, aux par. 67 et 68 [arrêt Maritime Broadcasting]; Hennessey c. Canada, 2016 CAF 180, 484 N.R. 77, aux par. 20 à 22. Comme notre Cour l’a mentionné dans l’arrêt Taseko Mines Limited c. Canada (Environnement), 2019 CAF 320, 66 Admin. L.R. (6th) 1, au par. 47, « [i]l ne s’agit pas d’une question de renonciation formelle ». Cette obligation vise plutôt à s’assurer que le décideur aura l’occasion d’examiner la question avant qu’un préjudice ne soit subi. Lorsqu’une partie est informée des renseignements pertinents, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle soulève la question : Restrepo Benitez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 461, [2007] 1 R.C.F. 107, au par. 220, confirmé par 2007 CAF 199, [2008] 1 R.C.F. 155, cité dans l’arrêt Maritime Broadcasting, au par. 67.

[69] En l’espèce, le CN ne peut prétendre avoir été laissé dans l’ignorance totale à l’égard de la participation de l’enquêteur, de l’avocat de l’Office ou des membres de la formation. Le 14 janvier 2019, il était déjà au courant de la nomination et du mandat de l’enquêteur ainsi que de la participation de l’avocat de l’Office. Toutes les décisions procédurales qui ont précédé l’audience ont été désignées comme ayant été signées par les trois mêmes membres qui ont pris part à l’audience et à la décision préliminaire. Plutôt que de soulever ses réserves à tout le moins à la suite de la décision préliminaire, le CN s’est contenté de formuler de vagues allégations d’erreurs procédurales, au paragraphe 46 de sa réponse, et de faire allusion aux lacunes de la procédure en matière de [TRADUCTION] « garanties institutionnelles pour assurer l’impartialité du niveau de service », avec renvoi à l’arrêt Régie dans une note en bas de page. Cela est bien loin de répondre aux exigences lorsqu’il s’agit de soulever une allégation de partialité en temps opportun. Je ne peux faire mieux que faire miens les propos du juge Donald lorsqu’il a été saisi d’une situation semblable :

[traduction]

[47] Si, au cours d’une instance, une partie a une crainte de partialité, elle devrait soumettre l’allégation au tribunal et obtenir une décision avant de demander l’intervention de la Cour. De cette façon, le tribunal peut exposer sa position et un dossier approprié peut être constitué. Bien entendu, cela ne s’appliquerait pas lorsque le motif de récusation est découvert après que le tribunal a clos l’affaire et rendu une décision sur le fond du différend. Toutefois, l’approche adoptée par les appelants pose un problème plus fondamental.

[48] Je ne crois pas qu’il soit approprié pour une partie de garder en réserve un motif de récusation pour y avoir recours seulement si le tribunal ne se prononce pas en sa faveur. Les allégations de partialité ont de graves répercussions sur la réputation du tribunal et, en toute justice, elles devraient être formulées directement et rapidement, et non pas servir de tactique de réserve durant le litige. Une telle tactique devrait, à mon avis, comporter le risque qu’on y oppose une conclusion de renonciation. De plus, l’authenticité de la crainte de partialité devient suspecte lorsqu’on n’y donne pas suite immédiatement.

Eckervogt v. British Columbia (Minister of Employment and Investment), 2004 BCCA 398, 241 D.L.R. (4th) 685, aux paragraphes 47 et 48.

[70] Je suis conscient qu’en l’espèce, l’allégation en est une de partialité institutionnelle et qu’elle ne concerne pas des personnes en particulier. Toutefois, le raisonnement qui sous-tend la décision précitée n’est pas moins pertinent. En fait, l’exigence selon laquelle une question de partialité doit être soulevée à la première occasion raisonnable est encore plus justifiée lorsqu’elle repose sur l’architecture d’une institution ou sur la façon dont elle exerce son pouvoir, surtout lorsqu’un tel pouvoir est exercé pour la première fois. Dans ces circonstances, les parties seront normalement bien au courant du vice de procédure tôt dans le processus, et le tribunal administratif devrait avoir l’occasion de régler le problème, au besoin.

B. L’Office a-t-il commis une erreur en concluant, en l’absence d’éléments de preuve, que les expéditeurs ont probablement pris des mesures pour atténuer les répercussions des embargos annoncés?

[71] Le CN soutient que l’Office a commis une erreur de droit en concluant qu’il avait manqué à ses obligations de service prévues par la loi, sans s’appuyer sur aucun élément de preuve. Pendant l’enquête, le CN aurait présenté des éléments de preuve établissant que les expéditeurs de pâte de bois auraient omis d’utiliser 30 % des permis qu’il leur a délivrés pour l’expédition de leurs produits durant la durée de l’embargo, ce qui signifie qu’il aurait pu transporter 30 % plus de produits que ce qui a été présenté. Plutôt que de s’appuyer sur ces éléments de preuve incontestés, le CN fait valoir que l’Office a préféré supposer que les expéditeurs touchés auraient pu expédier plus de produits si le CN n’avait pas d’abord communiqué son intention d’imposer un embargo. L’essentiel du raisonnement de l’Office auquel le CN s’oppose est exposé dans l’extrait suivant de la décision définitive :

[115] De plus, l’argument de CN voulant que les permis délivrés aux expéditeurs de produits de pâte à papier n’aient pas tous été utilisés démontre que toutes les demandes de service ont été satisfaites ne résiste pas à une analyse minutieuse. On peut s’attendre à ce qu’un expéditeur qui reçoit un préavis d’un éventuel refus d’une compagnie de chemin de fer de transporter ses marchandises prenne des mesures pour atténuer les répercussions connexes, par exemple en accélérant ou en ralentissant la production pour éviter d’expédier des marchandises pendant la période d’embargo ou en prenant des dispositions pour trouver d’autres moyens de transport [...].

[72] Je suis d’avis que l’Office pourrait refuser de soutenir l’inférence que le CN lui exhorte de soutenir, selon laquelle les obligations de service doivent avoir été remplies puisqu’aucun permis délivré aux expéditeurs de bois n’a été utilisé, et trouver une autre explication justifiant le même fait. L’inférence tirée par le CN n’est nullement étayée dans le dossier. De plus, l’autre explication retenue par l’Office (soit que les expéditeurs avaient pris d’autres dispositions) repose sur son expérience et son expertise. En tant que tribunal spécialisé ayant des connaissances très approfondies de l’industrie pour laquelle il s’est vu attribuer la compétence exclusive pour décider si les compagnies de chemin de fer remplissaient leurs obligations de service, l’Office était certainement bien placé pour évaluer l’inférence tirée par le CN et pour conclure qu’elle ne résistait pas à l’analyse.

[73] En outre et contrairement à l’argument du CN, il existait certains éléments de preuve au dossier selon lesquels les expéditeurs de pâte de bois avaient pris d’autres dispositions en matière d’expédition et d’entreposage, afin d’éviter les embargos : voir la lettre de l’APFC envoyée à l’Office en date du 17 janvier 2019 (dossier d’appel, volume 1, onglet 12, à la page 64) et la réponse de l’APFC à l’Office en date du 8 février 2019 (dossier d’appel, volume 3, onglet 33, à la page 829). Le CN a rétorqué que cet élément de preuve ne concerne pas la modification des plans entre les mois de septembre et de décembre 2018, mais uniquement ce qui a été fait en décembre 2018. Il me semble qu’il s’agit là d’une interprétation très stricte de cette preuve, qui ne semble pas être strictement limitée à ce qui s’est passé en un seul mois, comme l’indique l’extrait suivant des observations présentées à l’enquêteur en date du 8 février 2019 :

[traduction]

« Les expéditeurs demandent les permis dont ils ont besoin. S’il y a moins de permis accordés que demandés, l’expéditeur posera l’un ou l’autre des gestes suivants :

a. rediriger les chargements pour lesquels le nombre de permis a été restreint et les envoyer vers une autre destination ferroviaire pour laquelle aucun permis n’est exigé;

b. rediriger les marchandises par un autre moyen de transport (p. ex. par camion) pour lequel aucun permis n’est exigé;

c. présenter de nouvelles demandes de permis pour les chargements pour lesquels des permis n’ont pas été accordés, de manière ponctuelle;

d. ajouter les chargements pour lesquels des permis n’ont pas été accordés à leurs prochaines demandes de permis pour la prochaine période de trois ou quatre jours.

Les deux premières options ont pour effet d’imposer des frais supplémentaires potentiellement importants pour l’expéditeur. Dans les quatre situations, le nombre total de permis demandés dépassera forcément ce que l’expéditeur a l’intention d’expédier.

La tentative du CN de qualifier cette situation comme indiquant que les expéditeurs ont demandé des permis excédant leurs besoins ou que 30 % des permis accordés aux expéditeurs de pâte de bois n’ont pas été utilisés, est bien trompeuse.

Dossier d’appel, volume 3, onglet 33, aux pages 829 et 830.

[74] Quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas ici en présence de conclusions de fait portant sur la disponibilité des permis (une question sur laquelle notre Cour n’aurait pas compétence de toute façon), mais d’une inférence qui peut être tirée des renseignements fournis par le CN. Il est clair que l’explication donnée par l’Office est au moins aussi plausible que celle du CN, et qu’elle est en outre compatible avec le régime législatif et le raisonnement qui sous-tend les obligations en matière de niveau de services. Comme l’Office l’a expliqué dans la seconde moitié du paragraphe 115 de sa décision définitive, que j’ai déjà reproduite au paragraphe 34 des présents motifs, mais qu’il convient de reproduire de nouveau :

[...] Il ne serait pas dans l’esprit du régime législatif qui permet à une compagnie de chemin de fer d’être dégagée de ses obligations en matière de niveau de service en raison de l’absence d’une preuve quantifiable attestant que la demande de service n’a pas été satisfaite, si l’absence d’une telle demande résulte probablement de l’action ou de l’inaction de la compagnie elle-même. Aborder les dispositions relatives au niveau de service sous cet angle reviendrait à imposer un préjudice aux expéditeurs, en les empêchant d’atténuer les effets d’un refus de service actuel ou futur, pour conserver leur accès aux recours prévus dans les dispositions sur le niveau de service de la LTC.

Décision définitive, au par. 115.

[75] Enfin, il est utile de rappeler que la conclusion subsidiaire tirée par l’Office n’est pas seulement raisonnable et étayée par l’objet général des dispositions sur le niveau de service contenues dans la Loi, mais qu’elle est également conforme à la déclaration du CN au moment où il a informé les expéditeurs de la question des embargos et des permis en septembre 2018. Comme l’a affirmé l’avocat au cours de l’audience (dossier d’appel, volume 2, onglet 25, à la page 466) et dans sa réponse à l’Office en date du 26 mars 2019 (dossier d’appel, volume 4, onglet 59, à la page 1076), le CN souhaitait être proactif et éviter un véritable embargo en s’assurant que les expéditeurs ne dépassent pas la capacité du terminal. L’objectif implicite était de réduire le trafic à destination de la région de Vancouver. Le CN ne peut pas l’emporter sur tous les plans, et il conteste maintenant l’inférence qu’a également tirée l’Office. Autrement dit, le CN ne peut pas dire une chose et son contraire, en refusant aux expéditeurs la possibilité de transporter des marchandises ou en retardant la circulation de ces marchandises puis en se servant de la réduction du trafic qui en découle pour prétendre qu’il a satisfait à toutes les demandes. Ce serait clairement contraire à l’objet des dispositions sur le niveau de service contenues dans la Loi, c’est-à-dire contrebalancer les rapports de force inégaux entre les compagnies de chemin de fer et les expéditeurs : voir la décision Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd. contre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (3 octobre 2014), lettre-décision no 2014-10-03, Office des transports du Canada, confirmé dans les arrêts Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Dreyfus, 2016 CAF 232, [2016] A.C.F. no 1018; et Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c. Univar Canada Ltd., 2019 CAF 24, 2019 CarswellNat 14681 (WL Can), au par. 32.

C. L’Office a-t-il commis une erreur dans son interprétation du niveau de service et en déclarant qu’il est possible de conclure à un manquement malgré l’absence d’éléments de preuve attestant de demandes insatisfaites?

[76] Enfin, le CN soutient que l’Office a commis une erreur en concluant qu’une compagnie de chemin de fer peut manquer à ses obligations de service, même en l’absence d’éléments de preuve selon lesquels elle n’a pas expédié les marchandises. En d’autres termes, même s’il avait été établi que la demande des expéditeurs avait diminué en raison de l’intention du CN d’imposer des embargos, on n’aurait quand même pas pu conclure que le CN avait contrevenu à ses obligations de transporteur public, sauf si une demande précise en matière de transport n’avait pas été satisfaite.

[77] Cet argument est vaguement lié au précédent, et ne mérite pas qu’on s’y attarde. Abstraction faite des éléments de preuve attestant de demandes insatisfaites, il est clair que l’utilisation d’embargos équivaut à un manquement aux obligations en matière de niveau de services imposées par la Loi. Essentiellement, les embargos visent à refuser ou, à tout le moins, à retarder la circulation des marchandises et, comme l’a mentionné l’Office, ils « sont, par nature, des restrictions unilatérales imposées sur le trafic actuel ou futur » (décision définitive, au par. 103). Pour ce motif, je suis fortement en désaccord avec le CN sur le fait qu’une preuve quantifiable attestant que la demande de service n’a pas été satisfaite est [TRADUCTION] « pratiquement le seul facteur » servant à évaluer le rendement des compagnies de chemin de fer.

[78] Cela ne revient pas à dire que les embargos (avec ou sans permis) ne peuvent jamais être justifiés. C’est leur utilisation arbitraire qui est interdite. En fait, l’Office a conclu que les trois embargos imposés par le CP étaient justifiés, et qu’ils ne contrevenaient pas aux obligations en matière de niveau de services prévues aux articles 113 à 115 de la Loi. Certains embargos imposés par le CN ont également été jugés raisonnables. En examinant la question des embargos imposés par le CP, l’Office a expliqué pourquoi il les avait jugés raisonnables dans les circonstances :

Les éléments de preuve montrent que les trois embargos ont été imposés en raison de facteurs indépendants de la volonté de CP; il s’agissait des mesures exceptionnelles et non d’actes planifiés à l’avance ou de nature courante; il s’agissait également de réponses soigneusement ciblées pour faire face à des situations précises et réelles; ils visaient à minimiser les répercussions sur le transport et les livraisons durant leur durée d’application; ils étaient de nature temporaire et ont été levés à la première occasion raisonnable.

Décision définitive, au par. 69.

[79] On ne peut pas en dire autant des embargos de pâte à papier imposés par le CN :

Compte tenu de tous les facteurs énoncés au paragraphe 116(1.2) de la LTC, l’Office conclut que, dans l’ensemble, CN n’a pas offert le niveau de service le plus élevé qu’elle pouvait raisonnablement fournir dans les circonstances. Même si le dossier indique clairement qu’au cours de la période visée par l’enquête, CN a fait face à des problèmes d’exploitation, en partie liés à la congestion dans la région de Vancouver, le fait qu’elle ait signalé son intention d’imposer des embargos sur les expéditions de pâte à papier dès septembre, soit bien avant que ces problèmes opérationnels ne surviennent, permet de conclure que CN n’était pas prête à prendre toutes les mesures raisonnables pour régler les problèmes qu’elle anticipait dans la région de Vancouver et à fournir aux expéditeurs de pâte le service raisonnable auquel ils ont droit en vertu de la LTC. De plus, cette annonce anticipée de son intention de refuser le service aura probablement eu des conséquences négatives pour les expéditeurs concernés, dans la mesure où ceux-ci ont été contraints de modifier leurs plans d’affaires optimaux après avoir été informés de ce qui s’en venait.

Décision définitive, au par. 120.

[80] Je ne peux pas conclure que l’Office a commis une erreur dans son interprétation de sa loi constitutive et, plus précisément, en adoptant cette approche nuancée à l’égard de la justification requise pour qu’un embargo respecte les obligations en matière de niveau de services. Même selon la norme de la décision correcte, l’approche retenue par l’Office s’accorde entièrement avec la logique des articles 113 à 115 de la Loi. Rappelons également qu’on avait expressément demandé au CN de démontrer qu’il avait offert le niveau de service le plus élevé qu’elle pouvait raisonnablement offrir dans les circonstances, et notamment la mesure dans laquelle « l’imposition d’embargos sur le trafic de pâte de bois [...] était exceptionnelle plutôt que systématique, proportionnée, ciblée et non discriminatoire » (décision préliminaire, au paragraphe 11; dossier d’appel, volume 4, onglet 55, à la page 1017). Les critères retenus par l’Office pour évaluer le caractère justifiable des embargos étaient non seulement appropriés, mais également bien connus du CN.

VI. Conclusion

[81] Pour tous les motifs précités, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Judith Woods, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-244-19

 

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience par vidéoconférence tenue par le greffe

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 mai 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE WOODS

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 août 2021

 

COMPARUTIONS :

Douglas Hodson

Ryan Lepage

 

Pour l’appelante

 

Karine Matte

 

Pour l’intimé, OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

Lucia M. Stuhldreier

Pour l’intimée, ASSOCIATION DES PRODUITS FORESTIERS DU CANADA

 

Forrest C. Hume

Monique Evans

Pour l’intimée, ASSOCIATION CANADIENNE DE GESTION DU FRET

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Saskatoon (Saskatchewan)

 

Pour l’appelante

 

Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

 

Pour l’intimé, OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l’intimée, ASSOCIATION DES PRODUITS FORESTIERS DU CANADA

 

DLA Piper (Canada) LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l’intimée, ASSOCIATION CANADIENNE DE GESTION DU FRET

 

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