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Date : 20210729


Dossier : A-181-20

Référence : 2021 CAF 158

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

ROBENA C. WEATHERLEY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 30 juin 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 


Date : 20210729


Dossier : A-181-20

Référence : 2021 CAF 158

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

 

ENTRE :

ROBENA C. WEATHERLEY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1] Aux termes du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985) ch. C-8, au décès du conjoint, le conjoint survivant peut recevoir une pension de survivant. Prenons l’hypothèse où le conjoint survivant se remarie, puis le second conjoint décède. Le conjoint survivant peut-il recevoir deux pensions de survivant?

[2] Non. Le paragraphe 63(6) du Régime de pensions du Canada dispose qu’une seule pension de survivant est payable au conjoint, soit la plus élevée des deux.

[3] Selon la demanderesse, Robena Weatherley, il s’agit de discrimination à son endroit en raison de son sexe, ce qu’interdit le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11. Par conséquent, devant le Tribunal de la sécurité sociale, elle a sollicité le versement de deux pensions de survivant.

[4] La division générale lui a donné raison. Elle était d’avis que le paragraphe 63(6) contrevenait au paragraphe 15(1) de la Charte et que cette infraction n’était pas justifiée (2019 TSS 122). La division d’appel a infirmé la décision de la division générale, concluant à l’absence d’infraction à la Charte (2020 TSS 147). La demanderesse présente maintenant une demande de contrôle judiciaire devant notre Cour, sollicitant l’annulation de la décision de la division d’appel.

[5] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire. Le paragraphe 63(6) du Régime de pensions du Canada est constitutionnel. Il ne crée pas de discrimination fondée sur le sexe.

A. Le Régime

[6] Les questions relatives à la Charte exigent un examen attentif du contexte. Dans certaines circonstances, un acte peut être discriminatoire, alors qu’il ne l’est pas dans des circonstances complètement différentes. Voir l’arrêt Runchey c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 16, [2014] 3 R.C.F. 227, par. 109.

[7] En l’espèce, un élément clé de ce contexte est la nature du programme (ci-après, le Régime) établi et régi par le Régime de pensions du Canada ainsi que la nature de la pension de survivant qui y est prévue.

1) La nature du Régime

[8] Le Régime est un programme national d’assurance-revenu, obligatoire et substantiel. Il s’agit d’un « régime contributif », et non « d’un régime d’aide sociale » (Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2000 CSC 28, [2000] 1 R.C. S. 703, par. 9; Miceli-Riggins c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 158, [2014] R.C.F. 709, par. 68 et 69).

[9] À quelques exceptions mineures près, les employés et les employeurs canadiens sont tenus de cotiser au Régime. Les personnes qui se trouvent dans une situation qui aura vraisemblablement une incidence sur leur revenu, comme la retraite, l’invalidité, le décès d’un conjoint salarié ou le décès des deux parents, et qui satisfont aux critères administratifs, ont le droit de recevoir des prestations du Régime. Voir l’arrêt Miceli-Riggins, par. 67 à 74.

[10] Bien qu’il soit substantiel, le Régime n’était pas censé être exhaustif ou « combler les besoins de tous les cotisants dans toutes les circonstances imaginables » (Miceli-Riggins, par. 69 et 73; Runchey, par. 122 à 125). Il « est plutôt destiné à assurer un remplacement partiel du revenu dans certains cas » (Runchey, par. 122). Il était entendu qu’il opérerait parallèlement à d’autres instruments de planification financière et y suppléerait, notamment l’épargne, les régimes de retraite privés et les polices d’assurance privées en assurant un remplacement partiel du revenu (Granovsky, par. 9; Expert Report on CPP Policy & Legislation (Rapport d’expert sur la politique et la législation relatives au RPC, p. 4 à 6 (en anglais seulement)), (le Rapport d’expert); dossier du défendeur, p. 3645 à 3647); Miceli-Riggins, par. 69 et 70; Runchey, par. 122). Il ne s’agit pas du tout d’un revenu annuel garanti. Il s’agit davantage d’une aide modeste offerte aux bénéficiaires pour qu’ils puissent répondre à leurs besoins fondamentaux.

[11] Les prestations prévues par le Régime font partie d’un réseau interconnecté dont chaque composante a « divers objectifs, qui sont parfois des objectifs conflictuels ou qui se chevauchent » (Runchey, par. 124). Chacune est assujettie à « une forêt de règles d’admissibilité et de conditions détaillées » (ibid., par. 124). Ces composantes s’imbriquent conformément au programme prévu par le Régime de pensions du Canada, de sorte que le Régime demeure viable et abordable pour les cotisants et les bénéficiaires (Rapport d’expert, p. 4 (dossier du défendeur, p. 3645)). Ainsi, le Régime est « un réseau complexe de dispositions interreliées ». Ainsi, « [m]odifier un lien du réseau peut interrompre d’autres liens de façon inattendue et porter grandement atteinte à des intérêts gouvernementaux légitimes » (Miceli-Riggins, par. 64).

[12] À l’instar d’un grand nombre de régimes d’assurance, le Régime est interfinancé : tous les cotisants financent toutes les prestations. Les prestations découlent des cotisations directes des employés et des employeurs ainsi que des revenus tirés du placement des fonds cotisés non nécessaires pour le versement des prestations courantes (Miceli-Riggins, par. 72; Runchey, par. 40 à 42). L’écart dans les prestations peut résulter du montant des cotisations. Toutefois, aucun cotisant n’a le droit à des prestations égales à ses cotisations. La différence est généralement le résultat « d’un programme complexe comportant de nombreuses règles d’admissibilité et conditions » (Runchey, par. 125). Autrement dit, tout comme l’assurance, « les cotisations ne se traduisent pas toujours par des prestations » (Miceli-Riggins, par. 72; Runchey, par. 124). Donc, ceux qui ont beaucoup cotisé au Régime pourraient ne jamais recevoir un sou, tandis que d’autres qui ont peu cotisé pourraient recevoir beaucoup plus.

[13] Aussi, comme beaucoup de régimes d’assurance, le Régime est autosuffisant. Il ne peut recourir aux fonds de l’État, comme le Trésor. Si les paiements sont augmentés pour les prestations de survivant, les cotisations doivent augmenter, ou les paiements doivent diminuer. Ce que l’on donne à certains on doit le prendre à d’autres.

[14] Il ressort de ce qui précède que l’État doit surveiller continuellement la santé financière du Régime. Il effectue des calculs actuariels fondés sur de nombreux facteurs démographiques et économiques pour tenter de prévoir les cotisations et les prestations futures (Rapport d’expert, p. 41, 42 et 47 (dossier du défendeur, p. 3682, 3683 et 3688)). Si, selon ces calculs, la santé financière du Régime est menacée, le remède n’est pas facile à administrer. Le Régime de pensions du Canada ne peut être modifié que par un accord commun entre le Parlement et une majorité de gouvernements provinciaux (article 114; Rapport d’expert, p. 7 (dossier du défendeur, p. 3648)). À défaut d’accord et si les cotisations ne suffisent plus à maintenir le Régime, le paragraphe 113.1(11.05) du Régime de pensions du Canada entre en jeu et hausse automatiquement le montant des cotisations que tous les cotisants, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, doivent payer (voir également le Rapport d’expert, p. 47 (dossier du défendeur, p. 3688). Par exemple, au milieu des années 1990, une hausse imprévue des prestations d’invalidité a emporté une hausse des cotisations et le resserrement des critères d’admissibilité et du calcul des prestations d’invalidité (Rapport d’expert, p. 45 et 46 (dossier du défendeur, p. 3686 et 3687)).

2) La nature de la pension de survivant sous le Régime

[15] Les critères d’admissibilité à la pension de survivant et le calcul des prestations sous le Régime sont régis par les articles 58, 63 et 72 du Régime de pensions du Canada.

[16] Toute personne âgée de plus de 35 ans qui survit à son conjoint avec qui il était marié ou vivait en union de fait, qui a cotisé au Régime, est admissible à la pension de survivant. Le montant du paiement est calculé en partie sur le fondement des cotisations au Régime du conjoint décédé. D’autres facteurs entrent en ligne de compte : une composante à taux fixe pour les survivants âgés de moins de 65 ans, des réductions pour les jeunes survivants ainsi que certains rajustements dans le cas où le survivant a des enfants à charge. Le montant de la pension peut également être rajusté à la baisse si le survivant reçoit d’autres prestations, comme une pension d’invalidité (voir le par. 58(6)).

[17] Le paragraphe 63(6) compte parmi ces facteurs. Si une personne survit à deux conjoints, elle n’est admissible qu’à une seule pension de survivant. Le montant le plus élevé de cotisation versés par les deux conjoints décédés sert à calculer la pension de survivant. Cette limite illustre la nature du régime, assimilé à une assurance : une personne ne peut perdre qu’un seul conjoint salarié à la fois.

B. La nature de l’allégation de discrimination en l’espèce

[18] La demanderesse soutient que le plafond établi au paragraphe 63(6) est discriminatoire envers elle en raison de son sexe. Bien que, devant le Tribunal de la sécurité sociale, elle ait invoqué le fait d’être deux fois veuve, elle a retiré ce motif dans sa plaidoirie devant notre Cour.

[19] Une sage décision. Le fait d’être deux fois veuf n’est pas reconnu comme un motif analogue, et les éléments de preuve ne suffisaient pas à appuyer la reconnaissance de ce motif. À défaut d’un dossier suffisant, notre Cour n’est pas en mesure de reconnaître un nouveau motif analogue (Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 24 à 26; Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28, par. 117).

[20] De son propre chef, la division générale du Tribunal de la sécurité sociale a invoqué à tort le motif de l’âge, un motif énuméré au paragraphe 15(1) de la Charte. Le motif de l’âge ne lui avait pas été présenté. De même, elle a tiré des conclusions de fait à partir d’un article qui n’était pas au dossier, et elle ne l’a pas communiqué au défendeur. Comme le conclut la division d’appel, il s’agit là d’un grave manquement à l’équité procédurale (voir également Taypotat, par. 25 à 27 et R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689 (une analyse portant sur l’examen de nouvelles questions par les cours judiciaires, mais qui, dans le présent contexte, s’applique également aux décideurs administratifs)).

[21] Ainsi, le sexe est le seul motif de discrimination dont nous sommes saisis. Mon analyse procède sur ce fondement.

C. Discussion

1) Le paragraphe 15(1) de la Charte

[22] Aux termes du paragraphe 15(1) de la Charte, « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques ».

[23] Sous le Régime de pensions du Canada, le législateur a pris des décisions difficiles en répartissant de maigres prestations entre les bénéficiaires. Dans de multiples affaires, la Cour suprême déclare que les régimes de prestations comme celui qui nous intéresse sont difficiles à invalider sur le fondement du paragraphe 15(1) de la Charte. Ces affaires n’ont jamais été renversées et nous lient toujours.

[24] Dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), 2002 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, au par. 55, la Cour suprême conclut que les tribunaux ne sauraient insister sur « [une] correspondance parfaite entre un régime de prestations et les besoins ou la situation d’[un] groupe demandeur ». Bien que l’on puisse « éprouver de la sympathie » pour les personnes qui ne peuvent pas participer aux programmes, le « fait qu’un programme social donné ne réponde pas aux besoins de tous, sans exception, ne nous permet pas de conclure que ce programme ne correspond pas aux besoins et à la situation véritables du groupe concerné » (par. 55).

[25] Par conséquent, la Cour suprême, dans l’arrêt Gosselin, conclut qu’une violation du paragraphe 15(1) de la Charte ne peut être déduite simplement du fait que la législation en matière de prestations écarte un groupe, même un groupe vulnérable, du régime de prestations (par. 55) :

Le fait que certaines personnes soient victimes des lacunes d’un programme ne prouve pas que la mesure législative en cause ne tient pas compte de l’ensemble des besoins et de la situation du groupe de personnes touchées, ni que la distinction établie par cette mesure crée une discrimination réelle au sens du par. 15(1).

[26] L’arrêt de la Cour suprême Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, 1999 CanLII 675, par. 105, va dans le même sens. Notre Cour décrit l’arrêt Law comme une contribution à notre conception du paragraphe 15(1) et du Régime en ces termes :

Les lois en matière de prestations sociales, comme le Régime de pensions du Canada, visent à améliorer les conditions de groupes particuliers. Cependant, la réalité sociale est complexe : les groupes se recoupent et, à l’intérieur de ceux-ci, existent des personnes aux situations et aux besoins différents, certains urgents, d’autres pas, suivant des situations d’une variété presque infinie. En conséquence, les tribunaux ne devraient pas exiger « qu’une loi doi[ve] toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale pour être conforme au par. 15(1) de la Charte » : arrêt Law, précité, au paragraphe 105.

[Miceli-Riggins, par. 56.]

[27] Plus récemment, dans l’arrêt Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, la Cour suprême conclut qu’il faut procéder délicatement à l’analyse portant à déterminer si la législation en matière de prestations contrevient au paragraphe 15(1) , compte tenu de la tâche difficile que constitue la répartition de maigres ressources (par. 67) :

Lorsqu’il est question d’un régime de prestations de retraite, comme dans le cas qui nous occupe, l’examen des facteurs contextuels à la deuxième étape de l’analyse requise par le par. 15(1) porte en général sur l’objet de la disposition présentée comme discriminatoire, et se fait à la lumière du régime législatif complet. À qui le législateur voulait-il accorder un avantage et pourquoi? Pour trancher la question de savoir si la distinction perpétue un préjugé ou applique un stéréotype à un certain groupe, le tribunal tient compte du fait que de tels programmes sont conçus dans l’intérêt de divers groupes et doivent forcément établir des limites en fonction de certains facteurs comme l’âge. Le tribunal s’interrogera sur l’opportunité générale de telles limites, compte tenu de la situation des personnes touchées et des objets du régime. Point n’est besoin que le programme de prestations corresponde parfaitement à la situation et aux besoins véritables du groupe de demandeurs. Le tribunal pourra également prendre en considération l’affectation des ressources et les objectifs particuliers d’intérêt public visés par le législateur.

Dans l’arrêt Withler, la Cour suprême indique également (par. 38 et 66) que les tribunaux devraient laisser une certaine marge de manœuvre, dans leur analyse au regard du paragraphe 15(1), aux choix du législateur lorsqu’ils déterminent si sa législation prévoyant des prestations est discriminatoire.

[28] C’est pourquoi la Cour suprême estime que ce n’est qu’en la présence d’un élément discernable ou concret –, comme une « distinction illégitime » d’un groupe particulier –, que la Cour peut être amenée à conclure que la législation prévoyant des prestations contrevient au paragraphe 15(1) :

Il n’est pas loisible au Parlement ou à une législature d’adopter une loi dont les objectifs de politique générale et les dispositions imposent à un groupe défavorisé un traitement moins favorable : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Par contre, la décision du législateur de ne pas accorder un avantage en particulier, lorsque l’existence d’un objectif, d’une politique ou d’un effet discriminatoire n’est pas établie, ne contrevient pas à ce principe ni ne justifie un examen fondé sur le par. 15(1). Notre Cour a conclu à maintes reprises que le législateur n’a pas l’obligation de créer un avantage en particulier, qu’il peut financer les programmes sociaux de son choix pour des raisons de politique générale, à condition que l’avantage offert ne soit pas lui-même conféré d’une manière discriminatoire [...].

Lorsqu’il s’agit de savoir si les membres d’un groupe font l’objet d’un stéréotype, déterminer si une définition légale excluant un groupe est discriminatoire et ne constitue pas un exercice légitime du pouvoir législatif de définir un avantage suppose l’examen de l’objectif du régime législatif qui confère l’avantage ainsi que des besoins généraux auxquels il est censé répondre. Le régime d’avantages excluant un groupe en particulier d’une manière qui compromet son objectif global sera vraisemblablement discriminatoire, car il exclut arbitrairement un groupe donné. Par contre, l’exclusion qui est compatible avec l’objectif général et l’économie du régime législatif ne sera vraisemblablement pas discriminatoire. La question est donc de savoir si l’avantage exclu fait partie du régime général d’avantages établi par la loi et s’il correspond aux besoins auxquels celle-ci est censée répondre.

[Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2004 CSC 78, [2004] 3 R.C.S. 657, par. 41 et 42.]

[29] Même alors, il se peut que ce ne soit pas suffisant pas pour que la demanderesse qui invoque le paragraphe 15(1) ait gain de cause. En effet, « [l]’élaboration d’un régime d’aide sociale [...] est un problème complexe, auquel il n’existe pas de solution parfaite » et « [q]uelles que soient les mesures adoptées par le gouvernement, il existera toujours un certain nombre de personnes auxquelles un autre ensemble de mesures aurait mieux convenu » (Gosselin, par. 55). Notre Cour tient un discours semblable :

Lorsque la Cour examine un argument qui veut qu’un régime complexe de prestations prévu par la loi, comme celui de l’assurance-chômage, a un effet négatif différentiel sur certains demandeurs contrairement à l’article 15, elle ne peut se préoccuper de la question de savoir s’il serait désirable d’accorder des prestations étendues comme on le recherche. Dans la création des programmes sociaux, il faut établir des priorités. Le législateur est mieux équipé pour cette tâche que les tribunaux et la Constitution n’exige pas que les tribunaux procèdent à un réglage minutieux des régimes législatifs.

[Krock c. Procureur général du Canada, 2001 CAF 188, par. 11].

[30] Notre Cour affirme également que « [t]oute tentative de la part d’une cour de faire du rafistolage pour des raisons constitutionnelles à un ensemble de dispositions complexes et liées entre elles, dans une tentative de mettre fin à l’arbitraire apparent d’un processus valable d’imposition d’une limite dans le cadre d’un régime de prestations, a toutes les chances de générer ses propres anomalies [. . .] » (Nishri c. Canada, 2001 CAF 115, par. 43).

[31] Comme il ressort de cette analyse des arrêts antérieurs fondés sur le paragraphe 15(1) en matière de prestations prévues par une loi, la demanderesse se heurte à un obstacle de taille. Le paragraphe 63(6) du Régime de pensions du Canada ne comporte aucune lacune grave, comme celles relevées dans l’arrêt Auton et d’autres. Quels que soient les effets préjudiciables du paragraphe 63(6) — et comme nous l’expliquons ci-après, le dossier n’en révèle aucun –, ils sont susceptibles d’être « une conséquence de [...] règles compliquées à l’intérieur d’un programme compliqué à l’appui d’un Régime qui n’est pas un régime général d’aide sociale dont on peut se prévaloir dans toutes les circonstances », et non de la discrimination (Runchey, par. 126).

[32] Pour prouver que le paragraphe 63(6) viole le paragraphe 15(1) de la Charte, le demandeur doit démontrer que cette disposition crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage (Fraser, par. 27).

[33] La demande échoue à la première étape de l’analyse. Les éléments de preuve présentés au Tribunal de la sécurité sociale ne démontrent pas que le paragraphe 63(6) établit une distinction fondée sur le sexe ou prive quiconque d’un avantage.

[34] A priori, le paragraphe 63(6) n’établit aucune distinction entre les hommes et les femmes. Or, le paragraphe 15(1) nous invite à pousser l’examen de la loi en question. Une loi en apparence neutre peut être discriminatoire si elle a un effet préjudiciable disproportionné sur les femmes (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 182, 1989 CanLII 2). L’analyse doit porter sur l’égalité réelle et non sur les superficialités apparentes.

[35] La Cour suprême décrit l’égalité réelle en ces termes :

L’égalité réelle, contrairement à l’égalité formelle, n’admet pas la simple différence ou absence de différence comme justification d’un traitement différent. Elle transcende les similitudes et distinctions apparentes. Elle demande qu’on détermine non seulement sur quelles caractéristiques est fondé le traitement différent, mais également si ces caractéristiques sont pertinentes dans les circonstances. L’analyse est centrée sur l’effet réel de la mesure législative contestée, compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques inhérents au groupe. Cette analyse peut démontrer qu’un traitement différent est discriminatoire en raison de son effet préjudiciable ou de l’application d’un stéréotype négatif ou, au contraire, qu’il est nécessaire pour améliorer la situation véritable du groupe de demandeurs.

[Withler, par. 39]

[36] C’est là la thèse de la demanderesse. Elle soutient que le paragraphe 63(6), en apparence neutre, désavantage indirectement les femmes. Elle invoque la discrimination par suite d’un effet préjudiciable ou une violation de l’égalité réelle (voir Fraser, par. 30).

[37] Or, il n’y a rien dans la jurisprudence de la Cour suprême, tant nouvelle qu’ancienne, qui a pour effet d’éliminer l’obligation qui incombe à la demanderesse de présenter des éléments de preuve à l’appui de sa thèse.

[38] Récemment, les juges majoritaires de la Cour suprême indiquent qu’il faut « expliquer clairement ce qui permet de reconnaître cette discrimination », y compris la nature des éléments de preuve qu’un demandeur est tenu de produire (Fraser, par. 50).

[39] Dans l’arrêt Fraser, de façon générale, les juges majoritaires de la Cour suprême nous enseignent que « [d]eux types d’éléments de preuve sont particulièrement utiles pour prouver qu’une loi a un effet disproportionné sur des membres d’un groupe protégé. Le premier porte sur la situation du groupe de demandeurs. Le deuxième porte sur les conséquences de la loi » (par. 56) ou les « conséquences [. . .] des systèmes » (par. 58). Quant au deuxième type, il faut établir l’existence d’« un comportement distinct d’exclusion ou de préjudice statistiquement important et qui n’est pas simplement le résultat de la chance » (par. 59). Il en découle l’obligation de démontrer que la loi contestée cause les effets préjudiciables ou du moins y contribue. En d’autres termes, il doit y avoir « des éléments de preuve [. . .] sur les effets de la loi contestée » (par. 60). Les deux types d’éléments de preuve ne sont pas toujours requis, et les normes de preuve ne doivent pas être appliquées de manière trop rigoureuse (par. 61 et 67). Les demandeurs doivent toutefois présenter un tant soit peu d’éléments de preuve à l’appui de leur thèse.

[40] C’est logique. Après tout, « les tribunaux sont des tribunaux et se doivent d’agir comme tels » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Conseil canadien pour les réfugiés, 2021 CAF 72, par. 59). La règle générale veut que les tribunaux se prononcent sur la foi du dossier de preuve dont ils sont saisis, à moins qu’une disposition de la loi créée une présomption de fait ou que la doctrine de la connaissance d’office, très limitée et très restrictive, s’applique (Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, par. 79 et 80; Canada c. Kabul Farms, 2016 CAF 143, par. 38).

[41] Il en est ainsi sous le régime de la Charte. Les tribunaux [traduction] « ancré[s] solidement dans la discipline que requiert la méthodologie de la common law », traitent « uniquement le recours fondé sur la Charte intenté par les demandeurs, et ce uniquement sur le fondement du dossier de preuve constitué par les parties » (Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357, p. 363, 1989 CanLII 26; Danson c. Ontario (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1086, p. 1099 à 1101, 1990 CanLII 93; Conseil canadien pour les réfugiés, par. 59; Brian Morgan, « Proof of Facts in Charter Litigation » dans Robert J. Sharpe, éd., Charter Litigation (Toronto: Butterworths, 1987), 159, p. 162). Comme il est expliqué ci-après, les arrêts les plus récents de la Cour suprême portant sur le paragraphe 15(1), soit Fraser et Taypotat, ne supplantent pas les arrêts MacKay et Danson, des arrêts fondamentaux invoqués régulièrement au cours des trois dernières décennies par tous les tribunaux du pays.

[42] De même, dès l’adoption de la Charte, les demandeurs ont été tenus de démontrer, preuve à l’appui, un certain lien entre un acte précis de l’État, comme une loi, et une atteinte à une liberté ou à un droit garantis par la Charte (voir, p. ex., SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, 1986 CanLII 5; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, p. 447 et 490, 1985 CanLII 74.; Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, p. 764 et 765, 1993 CanLII .55; Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, par. 60; Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 73 à 78; Kazemi (Succession) c. République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 R.C.S 176, par. 126 et 131 à 134; R. c. Kokopenace, 2015 CSC 28, [2015] 2 R.C.S. 398, par. 251 à 253; Conseil canadien pour les réfugiés, par. 57).

[43] Des décennies de jurisprudence constante issue de la Cour suprême empêchent les tribunaux d’esquiver cette exigence en matière de preuve sur le fondement de la connaissance d’office, des hypothèses ou des conjectures (MacKay; Danson, p. 1101; Moysa c. Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 R.C.S. 1572, 1989 CanLII 55; Stoffman c. Vancouver General Hospital, [1990] 3 R.C.S. 483, p. 549 et 550, 1990 CanLII 62; R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, p. 881 et 882, 1990 CanLII 88; Waldick c. Malcolm, [1991] 2 R.C.S. 456, p. 472 et 473, 1991 CanLII 71; Symes; R. c. Find, 2001 CSC 32, [2001] 1 R.C.S. 863; R. c. Malmo-Levine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, par. 28; R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458, par. 68).

[44] Il n’est guère surprenant que la Cour suprême applique ces principes fondamentaux et de longue date aux demandes fondées sur le droit à l’égalité garanti par le paragraphe 15(1) (Symes, par. 134; Fraser; Taypotat). Comme il ressort de l’arrêt Fraser (par. 57 et 60), les allégations de discrimination doivent être étayées par des éléments de preuve, y compris sur « la situation du groupe de demandeurs » et « sur les effets de la loi contestée » sur ce groupe (voir également Taypotat, par. 24, 27, 31 et 32). Sinon — par exemple, lorsque le demandeur invoque le paragraphe 15(1) sans preuve suffisante sur le fondement d’une simple « accumulation d’intuitions » —, la Cour doit rejeter la demande (Taypotat, par. 34; Fraser, par. 60).

[45] Un exemple classique d’une demande fondée uniquement sur une « accumulation d’intuitions » est celui du demandeur qui dépose une preuve générale à propos d’autres groupes et dont le dossier « est muet » quant aux personnes touchées par la loi contestée (Taypotat, par. 27). Les données statistiques générales qui ne révèlent rien à propos des personnes touchées par la disposition contestée, en l’espèce le paragraphe 63(6), ne sont tout simplement pas utiles (Taypotat, par. 31). Les éléments qui « visent une population beaucoup plus vaste et diversifiée que [la communauté touchée] » par la loi contestée ne sont pas du tout utiles (Taypotat, par. 32).

[46] Ce qui précède décrit avec justesse le dossier de preuve en l’espèce. Sur le plan de la nature et de la qualité, les éléments de preuve sont aussi généraux que ceux qui ont été déposés à l’appui de la demande fondée sur le paragraphe 15(1) dans l’affaire Taypotat. La preuve est lacunaire, et non pertinente par-dessus le marché.

[47] En l’espèce, la demande fondée sur le paragraphe 15(1) s’appuie principalement sur deux documents. Ils sont rédigés par un travailleur social et un commentateur politique et directeur général d’un comité consultatif provincial sur la condition féminine (dossier de la demanderesse, p. 496 à 500, 503 et 504) respectivement. Ils comptent une à deux pages. Ils présentent des observations générales, souvent formées d’impressions, principalement sur les veuves âgées. Ils sont muets sur les femmes qui se sont remariées et sont devenues veuves à nouveau, ce dont il est fait état dans le paragraphe 63(6) (dossier de la demanderesse, p. 491 à 493 et 495). La division d’appel n’estimait pas cet élément de preuve convaincant. La Cour devrait conclure pareillement.

[48] La demanderesse a aussi déposé en preuve deux analyses de Statistique Canada visant les périodes de 1993 à 2003 et de 1990 à 2001 (certaines données remontent à 31 ans) sur le sort des veuves et des femmes âgées en général (dossier de la demanderesse, p. 393 à 403 et 405 à 416). Selon ces analyses, les veuves subiraient en moyenne une perte de revenu net familial plus élevée que les veufs. La pension serait une source de revenu familial net qui est réduite, mais ces chiffres représentent toutes les pensions confondues, et non uniquement celles versées dans le cadre du Régime (dossier de la demanderesse, p. 401 et 416). Le dossier comporte également une seule page de statistiques provenant de Statistique Canada, qui datent de 2011. Aucun de ces documents ne contient de renseignements sur les personnes qui sont touchées par le paragraphe 63(6), soit la situation des femmes deux fois veuves. Ce genre de preuve n’est pas le type de « statistiques claires et constantes » que la Cour suprême, dans l’arrêt Fraser (par. 62 et 63), a jugé suffisantes pour justifier une demande fondée sur le paragraphe 15(1). Un fait vient miner davantage l’allégation de la demanderesse concernant le paragraphe 63(6) — et explique peut-être l’absence de preuve sur les femmes deux fois veuves — elle « ne prétend pas que les besoins d’une personne deux fois veuve sont différents de ceux d’une personne veuve une seule fois » (2019 TSS 122, par. 15).

[49] Comme principal arbitre des faits, la section d’appel du Tribunal de la sécurité sociale n’a pas conclu que les éléments de preuve suffisaient à établir une violation du paragraphe 15(1). À titre de cour de révision, nous ne devrions pas non plus tirer pareille conclusion. Une certaine déférence s’impose à l’égard des conclusions qui portent essentiellement sur les faits, tirées par les décideurs administratifs. En l’espèce, nous disposons tout au plus de certains éléments de preuve sur un groupe beaucoup plus large et général que les prestataires, et la demanderesse nous invite, à la lumière d’une « accumulation d’intuitions », à supposer que le paragraphe 63(6) défavorise les femmes deux fois veuves. Ce n’est pas notre rôle.

[50] Ce disant, j’ai à l’esprit la mise en garde faite dans l’arrêt Fraser (par. 61 et 67) selon laquelle les tribunaux ne doivent pas imposer d’exigences en matière de preuve qui ne sont ni importantes ni nécessaires et auxquelles les demandeurs ne peuvent pas satisfaire. De même, l’arrêt Fraser nous enseigne (par. 57) que, dans certaines circonstances, une preuve anecdotique pourrait être suffisante. Dans cette affaire, les juges majoritaires de la Cour suprême ont accepté (par. 6 et 7) une preuve précise, anecdotique, sur la situation des femmes ayant choisi de partager un poste. Ces éléments de preuve portaient sur les « désavantages auxquels les femmes ayant des enfants font face sur le marché du travail » (par. 21), et non pas seulement sur les désavantages qu’elles subissent de façon générale.

[51] Or, en l’espèce, nous ne disposons même pas d’une preuve anecdotique de la demanderesse sur sa situation ou sur la situation des personnes deux fois veuves, comme elle. La plupart des éléments de preuve en l’espèce portent uniquement sur les désavantages que subissent les veuves en général. Certains ne concernent même pas les veuves. Aucun ne porte sur les femmes deux fois veuves, comme la demanderesse. En outre, certains font valoir les réductions dans le revenu net familial – le revenu familial combiné divisé par le nombre de membres de la famille. Ce n’est pas pertinent en ce qui concerne un régime, comme celui en l’espèce, qui vise uniquement à fournir un remplacement de revenu minimum.

[52] Si l’on tenait compte pour les besoins de la présente affaire de la pertinence du revenu net familial, il faudrait signaler que, suivant certains éléments de preuve, le mariage est un important indicateur d’un revenu net familial plus élevé. Ainsi, on pourrait dire qu’à la suite d’un remariage, les femmes deux fois veuves se trouvent dans une meilleure position que celles qui sont veuves une seule fois. Ce qui réfute l’allégation de désavantage.

[53] De plus, le défendeur a présenté certains éléments de preuve qui montrent que les personnes deux fois veuves bénéficient du paragraphe 63(6) : en 2011, les sommes versées aux personnes récemment deux fois veuves étaient, en moyenne, plus élevées que celles versées aux personnes veuves une seule fois. En concluant que les personnes deux fois veuves fois ne subissaient aucun désavantage, la division d’appel a ajouté foi à cet élément de preuve (par. 34). Une certaine déférence s’impose à l’égard de cette conclusion qui porte essentiellement sur les faits. En fin de compte, les femmes deux fois veuves ne reçoivent pas autant qu’elles le pourraient si elles étaient autorisées à percevoir deux pensions de survivant en même temps, mais elles s’en tirent quand même mieux que plusieurs bénéficiaires de la pension de survivant.

[54] La demanderesse soutient que le paragraphe 63(6) établit une distinction fondée sur le sexe parce que la plupart des personnes deux fois veuves sont des femmes. Elle souligne que la présente affaire s’apparente à l’affaire Fraser, où la Cour suprême a conclu que le programme de partage de poste de la GRC établissait une distinction fondée sur le sexe parce que la majorité des participantes au programme étaient des femmes. L’espèce et l’arrêt Fraser ne sont toutefois pas analogues.

[55] Dans l’affaire Fraser, les données démographiques du groupe touché par la loi et celles du groupe susceptible d’être touché par la loi révélaient une divergence fondée sur le sexe. Dans cette affaire, presque tous les participants au programme de partage de poste étaient des femmes (Fraser, par. 10, 21 et 85; Fraser c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 223, [2019] 2 R.C.F. 541 [Fraser CAF], par. 18). Or, elles ne représentaient toutefois pas les données démographiques dans l’ensemble de la GRC.

[56] En outre, les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Fraser sont parvenus à la conclusion que les femmes qui participaient au programme de partage de poste subissaient un désavantage par rapport aux personnes qui prenaient un congé non payé et qui se sont vu offrir l’option de racheter le service ouvrant droit à pension, même si aucun élément de preuve n’établissait que la valeur pécuniaire du salaire, des avantages et du service ouvrant droit à pension pour les participantes au programme était moins élevée que la valeur pécuniaire de la pension et de la série d’avantages sociaux offerts aux personnes qui avaient pris un congé non payé (Fraser CAF, par. 15 et 16). Les juges majoritaires de la Cour suprême ont également présumé que l’option du congé non payé était choisie par les hommes, de façon disproportionnée, en concluant que l’entente de partage de poste désavantageait les femmes de manière disproportionnée. Il n’appartient pas à notre Cour de se demander si ces hypothèses faisaient partie de celles que la Cour suprême aurait pu formuler. Toutefois, en se fondant sur ces hypothèses, la Cour suprême a conclu que les mesures contestées dans l’affaire Fraser démontraient l’existence de discrimination à première vue.

[57] En l’espèce, les données démographiques du groupe auquel la loi pourrait s’appliquer, c’est-à-dire les personnes veuves une seule fois et celles du groupe auquel la loi s’appliquait, soit les personnes deux fois veuves, ne révèlent aucune divergence fondée sur le sexe. Les éléments de preuve dont nous sommes saisis, même s’ils sont limités, démontrent que les données démographiques de ces deux groupes sont pratiquement identiques. Les chiffres de Statistique Canada fournis par la demanderesse indiquent qu’en 2011, 74,7 % des survivants ayant perdu un conjoint étaient des femmes, et que 73,9 % des survivants ayant perdu deux conjoints étaient des femmes (dossier de la demanderesse, p. 505). La situation est sensiblement différente de celle l’affaire Fraser, où la Cour suprême a conclu que la mesure contestée touchait les femmes de façon préjudiciable et disproportionnée.

[58] En outre, contrairement à l’affaire Fraser, les éléments de preuve en l’espèce révèlent que les personnes deux fois veuves bénéficient du paragraphe 63(6) (voir l’analyse aux paragraphes 52 et 53 des présents motifs). De même, dans l’affaire Fraser, les éléments de preuve ont été jugés clairs et convaincants (Fraser, par. 1, 10, 21, 83 et 97). Ce n’est pas le cas en l’espèce, où les éléments de preuve sont lacunaires, voire inexistants, et ne constituent guère plus que l’accumulation d’intuitions, élément jugé insuffisant dans l’arrêt Taypotat (voir l’analyse aux paragraphes 45 à 51 des présents motifs).

[59] La demanderesse soutient également que le paragraphe 63(6) a pour effet de la priver d’un avantage, faute de quoi on lui conférerait une reconnaissance symbolique pour les contributions non monétaires à son premier mariage. Cet argument ne tient pas compte de la nature du Régime, un programme d’assurance. La pension de survivant ne vise pas à conférer une reconnaissance symbolique pour les contributions non financières au mariage. Elle est plutôt conçue pour fournir un supplément minimal de revenu, calculé en partie en fonction des cotisations versées au Régime par le conjoint, non seulement au cours du mariage.

[60] Enfin, la demanderesse soumet une observation générale concernant l’arrêt Fraser. Elle mentionne qu’elle n’est pas tenue de démontrer que le paragraphe 63(6) a causé ou a contribué à causer un effet disproportionné sur les femmes. Selon elle, l’arrêt Fraser indique qu’il est suffisant de démontrer que le paragraphe 63(6) perpétue un effet préexistant fondé sur le sexe, en ce sens qu’il n’a pas remédié à cet effet préexistant.

[61] Certaines des observations et certains éléments de preuve sur la condition des veuves en général que la demanderesse a présentés peuvent concerner la constitutionnalité des dispositions accordant des pensions de survivant aux personnes ayant perdu un conjoint. Cependant, au lieu de contester ces dispositions, la demanderesse conteste la validité du paragraphe 63(6) au motif que, dans le cas des personnes deux fois veuves, cette disposition perpétue cet effet préjudiciable et disproportionné en ne faisant rien pour y remédier.

[62] Si les arguments de la demanderesse étaient retenus — soit que les dispositions légales perpétuant un désavantage préexistant sans y remédier risquent d’être invalidées —, un grand nombre des dispositions du Régime de pensions du Canada risqueraient l’invalidité. Selon le point de vue de la demanderesse sur la question, toutes les dispositions du Régime de pensions du Canada devraient être interprétées à la lumière des situations pour lesquelles elles ne remédient pas au désavantage préexistant fondé sur l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1). Le Régime de pension du Canada devrait corriger toutes ces situations, sauf dans les cas justifiés par l’article premier.

[63] Non seulement le législateur serait empêché de concevoir le genre de Régime qu’il a créé – un programme d’assurance axé sur les cotisations visant à procurer un supplément minimal de revenu, mais il serait tenu de concevoir et de mettre en œuvre un régime d’envergure conçu pour éliminer toutes les inégalités préexistantes, qu’elles soient ou non causées par l’État, dans toutes les circonstances prévisibles. La Cour suprême répète que le paragraphe 15(1) ne va pas aussi loin (Auton, par. 2 et 41; Québec (Procureure générale) c. Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, 2018 CSC 17, [2018] 1 R.C.S. 464, par. 42; Andrews p. 163, 164, 171 et 175 R.C.S.; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S 229, p. 318, 1990 CanLII 60; Lovelace c. Ontario, 2000 CSC 37, [2000] 1 R.C.S. 950, par. 90 à 92).

[64] Dans la recherche de dispositions qui n’ont pas pour effet de remédier aux désavantages préexistants fondés sur l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1), pourquoi se limiter au Régime de pensions du Canada? Pourquoi ne pas examiner la Loi de l’impôt sur le revenu? La Loi de l’impôt sur le revenu ne remédie pas au désavantage préexistant qui, selon la demanderesse, existe en l’espèce, car elle n’accorde pas de répit fiscal aux femmes deux fois veuves, par exemple. Devons-nous conclure que la Loi de l’impôt sur le revenu enfreint le paragraphe 15(1) en ce sens qu’elle ne remédie pas au désavantage préexistant de la demanderesse et d’autres personnes deux fois veuves et nous arroger la plume du législateur pour rédiger une disposition qui leur accorde un répit fiscal?

[65] Notre Cour a déjà refusé d’agir ainsi à l’égard de la Loi de l’impôt sur le revenu dans des circonstances similaires dans l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Agence du revenu), 2012 CAF 7. Une telle démarche irait à l’encontre du libellé explicite des articles 91 à 95 de la Loi constitutionnelle de 1867, (R.-U.), 30 et 31 Victoria, ch. 3, reproduite dans L.R.C. (1985), annexe II, no 5, qui confère à nos législateurs, et non aux tribunaux, le pouvoir exclusif de légiférer. Une telle démarche irait également à l’encontre du principe selon lequel la Charte ne supplante ni ne modifie cette attribution exclusive du pouvoir législatif (Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585, par. 24; Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, 1996 CanLII 148; Gosselin (Tuteur de) c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 15, [2005] 1 R.C.S. 238, par. 14; Canada (Procureur général) c. Northern Inter-Tribal Health Authority Inc., 2020 CAF 63, [2020] 3 R.C.F. 231, par. 31).

[66] La demanderesse soutient néanmoins que l’arrêt Fraser a cet effet. Pour étayer cet argument, elle invoque des passages isolés des paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Fraser, et indique que le paragraphe 63(6) ne requiert l’existence d’aucun lien avec l’effet préjudiciable disproportionné sur les femmes. Il lui suffit plutôt d’établir qu’il le perpétue en ne l’éliminant pas.

[67] Les passages des paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Fraser invoqués par la demanderesse sont les suivants :

[70] [S]i les demandeurs réussissent à démontrer qu’une loi a un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé, ils n’ont pas besoin de prouver indépendamment que la caractéristique protégée a [traduction] « causé » l’effet disproportionné [. . .].

[71] Il n’est pas non plus nécessaire de se demander si la loi a en soi pour effet de créer des obstacles sociaux ou physiques de fond qui ont rendu une règle, une exigence ou un critère particuliers désavantageux pour le groupe de demandeurs.

Selon la demanderesse, ces termes éliminent la nécessité, pour elle, d’établir un lien entre le paragraphe 63(6) et le paragraphe 15(1) de la Charte.

[68] Je rejette cette prétention. La demanderesse cite hors contexte et isolément les passages des paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Fraser. À la lumière de leur contexte, on constate qu’ils visent à étayer la directive mentionnée plus haut (par. 61 et 67) selon laquelle les tribunaux ne devraient pas faire échec aux demandes fondées sur le droit à l’égalité en imposant des exigences en matière de preuve auxquelles les demandeurs ayant des prétentions valables fondées sur le paragraphe 15(1) ne peuvent satisfaire.

[69] Les premiers mots du paragraphe 70 de l’arrêt Fraser précisent qu’il importe que les demandeurs « réussissent à démontrer » que la loi qui est contestée « a un effet disproportionné sur les membres d’un groupe protégé ». En l’espèce, la demanderesse doit donc réussir à démontrer que le paragraphe 63(6) en soi a un effet préjudiciable disproportionné sur les femmes.

[70] Le reste des paragraphes 70 et 71 des motifs de l’arrêt Fraser précise seulement qu’une fois l’effet préjudiciable disproportionné sur un groupe établi, les demandeurs n’ont pas à démontrer précisément pourquoi la loi contestée a un effet disproportionné. Autrement dit, en présence d’une preuve statistique claire et cohérente, comme celle qui est mentionnée aux paragraphes 62 et 63 de l’arrêt Fraser, selon laquelle le paragraphe 63(6) a un effet préjudiciable disproportionné sur les femmes, la demanderesse n’aurait pas à expliquer pourquoi cette disposition entraîne cet effet disproportionné.

[71] Cette interprétation des paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Fraser est confirmée par les trois affaires auxquelles les juges majoritaires de la Cour suprême renvoient dans ces paragraphes, à savoir Homer v. Chief Constable of West Yorkshire Police, [2012] UKSC 15, [2012] 3 All E.R. 1287, par. 12 à 14, Essop v. Home Office (U.K. Border Agency), [2017] UKSC 27, [2017] 3 All E.R. 551, par. 24 à 27 et Griggs v. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971) :

  • Dans l’arrêt West Yorkshire Police, la Cour suprême du Royaume-Uni confirme qu’il appartient au demandeur de démontrer qu’une mesure entraîne un désavantage. Toutefois [traduction] « il suffit [de démontrer] un désavantage précis par rapport à d’autres personnes qui ne possèdent pas les caractéristiques en question » (West Yorkshire Police, par. 14). En exiger davantage rendrait « nécessaire de comparer les statistiques [et les explications], dans les cas où il n’existe peut-être aucune statistique » (West Yorkshire Police, par. 14).

  • Dans l’affaire Essop, les agents d’immigration devaient subir une [traduction] « évaluation des qualifications essentielles » afin d’être promus. Les statistiques ont démontré que les minorités raciales et les candidats d’un certain âge étaient moins susceptibles de réussir l’évaluation que les autres. Ces données suffisaient à établir un lien entre la mesure gouvernementale contestée — l’exigence de réussite de l’« évaluation des qualifications essentielles » — et le désavantage fondé sur les caractéristiques protégées (Essop, par. 24 à 27). Il n’était pas nécessaire pour le demandeur d’établir pourquoi il en était ainsi. Pour citer la Cour suprême du Royaume-Uni (par. 33), un demandeur n’a pas besoin [traduction] « d’établir la raison pour laquelle le groupe subit un désavantage particulier ». Dans les motifs de l’arrêt Essop, la Cour suprême du Royaume-Uni donne un exemple pour illustrer son propos. Il n’y a aucune explication généralement admise pour laquelle les femmes, en moyenne, réussissent moins bien que les hommes aux échecs. Toutefois « l’exigence d’un bon résultat aux échecs les désavantagera » (Essop, par. 24). Dans un tel cas, tout ce qu’il s’agit de démontrer est que l’exigence les désavantage. Le demandeur n’est pas tenu d’en démontrer la raison.

  • Dans l’arrêt Griggs, la Cour suprême des États-Unis conclut que de subordonner à un diplôme d’études secondaires un poste dans les circonstances particulières de l’affaire était discriminatoire. Les statistiques ont révélé que, de façon disproportionnée, l’exigence avait pour effet de priver des personnes d’un emploi en raison de leur race. C’était suffisait. Le demandeur n’était pas tenu d’expliquer pourquoi il s’agissait là d’une disparité raciale.

[72] L’interprétation énoncée plus haut des paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Fraser est également confirmée par ce que les juges majoritaires de la Cour suprême mentionnent dans cet arrêt au sujet du type d’éléments de preuve qu’un demandeur doit produire. Comme je le mentionne plus haut, la Cour suprême établit une distinction entre deux types d’affaires :

  • D’une part, si la Cour ne dispose pas d’éléments de preuve sur les effets de la loi contestée, c’est-à-dire qu’elle ne possède que « des éléments de preuve sur la situation du groupe de demandeurs », il se peut que ces éléments ne soient guère plus qu’une « accumulation d’intuitions s’ils sont trop éloignés de la situation réelle dans le lieu de travail, la communauté ou l’institution faisant l’objet de l’allégation de discrimination » (Fraser, par. 60, renvoyant à l’arrêt Taypotat, par. 34). Dans ces circonstances, tout comme en l’espèce, une telle demande doit être rejetée.

  • D’autre part, lorsque la Cour dispose d’éléments de preuve sur les effets de la loi contestée, « des disparités statistiques claires et constantes peuvent démontrer l’existence d’un effet disproportionné sur les membres de groupes protégés, même si la raison précise de l’effet est inconnue » (Fraser, par. 62). Citant un universitaire, les juges majoritaires de la Cour suprême ajoutent que les demandeurs ne devraient pas être tenus de « préciser [traduction] “la raison pour laquelle” » la politique, le critère ou la pratique « désavantage le groupe dans son ensemble » (Fraser, par. 62). « S’il existe des disparités claires et constantes dans la façon dont une loi affecte un groupe de demandeurs », il n’y a « aucune raison d’exiger de ceux‑ci qu’ils assument le fardeau additionnel d’expliquer pourquoi la loi a un tel effet » [en italiques dans l’original]. (Fraser par. 63). Il en est ainsi parce que « la preuve statistique est en soi un signe convaincant que la loi n’a pas été structurée de manière à tenir compte de la situation du groupe protégé » (Fraser, par. 63).

Pour les motifs mentionnés plus haut, l’affaire dont la Cour est saisie relève de la première catégorie, non de la seconde.

[73] L’interprétation donnée par la demanderesse des paragraphes 70 et 71 de l’arrêt Fraser va à l’encontre de cette directive. Elle va également à l’encontre de la directive générale donnée dans l’arrêt Fraser selon laquelle les demandeurs devraient présenter des éléments de preuve sur l’effet préjudiciable disproportionné, bien que cette exigence puisse être assouplie dans certains cas. De façon plus générale, elle va à l’encontre de décennies de jurisprudence constante mentionnée aux paragraphes 40 à 44 des présents motifs, qui exige l’existence d’un lien entre l’action de l’État faisant l’objet d’une contestation, en l’occurrence le paragraphe 63(6), et la violation de la Charte.

[74] Il est inconcevable que les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Fraser mentionnent l’« accumulation d’intuitions » de l’arrêt Taypotat,et le fardeau de preuve minimal d’une part, puis d’autre part, adoptent un raisonnement tout autre aux paragraphes 70 et 71. Ce serait à la fois incohérent et illogique.

[75] Une cour d’appel intermédiaire ne devrait jamais sortir de leur contexte des passages des motifs de la Cour suprême, les interpréter littéralement et isolément, puis appliquer cette interprétation sans esprit critique et sans égard à la logique. Au contraire, dans la mesure du possible, une cour d’appel intermédiaire devrait interpréter les passages des motifs de la Cour suprême selon l’intention que cette dernière leur a prêtée : une partie d’un tout cohérent et censé être logique, conformément aux décisions antérieures qu’elle a rendues, à moins d’une mention expresse contraire.

[76] Pour les motifs qui précèdent, j’estime que la demande fondée sur le paragraphe 15(1) doit être rejetée.

2) Article premier de la Charte

[77] Si l’analyse expliquée plus haut était erronée et que le paragraphe 63(6) du Régime de pensions du Canada contrevenait au paragraphe 15(1), il faut conclure que le paragraphe 63(6) constitue une limite raisonnable dans une société libre et démocratique et est donc justifié au regard de l’article premier.

[78] Les observations et conclusions judiciaires précédentes sur le Régime de pensions du Canada ainsi que la nature du Régime qui y est énoncée sont les éléments clés de l’analyse que commande l’article premier (voir les paragraphes 8 à 14 et 22 à 31 des présents motifs).

[79] Dans une affaire comme en l’espèce où le législateur tente de concilier des intérêts opposés dans l’allocation de ressources limitées, l’article premier est appliqué avec plus de déférence (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993 et 994, 1989 CanLII 87; McKinney, p. 305; RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, 1995 CanLII 64, par. 69 et 70).

[80] Comme je le mentionne plus haut, le Régime est un système fermé qui ne peut recourir au Trésor. Par conséquent, toute augmentation des sommes versées à un groupe se traduira par une réduction des prestations versées à un autre groupe, une augmentation des cotisations pour tous ou le transfert de la responsabilité financière du Régime aux générations futures.

[81] De plus, dans plusieurs affaires, la Cour suprême exhorte à la prudence lorsqu’il s’agit de tirer une conclusion selon laquelle une telle loi porte atteinte au paragraphe 15(1) simplement parce qu’elle n’offre pas une solution parfaite (Law, par. 105; Gosselin (2002), par. 55). Ces considérations s’appliquent de la même façon à l’analyse au regard de l’article premier.

[82] La demanderesse soutient que le paragraphe 63(6) a pour objet l’économie de coûts et la commodité administrative. Elle affirme que cet objet n’est ni urgent ni important. Cependant, le dossier dont la Cour est saisie et l’analyse de la nature du Régime révèlent une raison d’être plus profonde. Généralement, le paragraphe 63(6) vise à favoriser l’objet général du Régime de pensions du Canada : la prestation d’un soutien au revenu minimum à une grande variété de bénéficiaires dans le besoin et méritants qui maintient un juste équilibre entre les cotisations et les prestations (voir les paragraphes 8 à 14 des présents motifs). Plus précisément, le paragraphe 63(6) vise à limiter les survivants à une seule pension par souci d’équité et vu la situation commune aux survivants, à savoir la perte d’un conjoint salarié. Ces objets sont urgents et importants, et sont de nature à justifier toute atteinte aux droits garantis par le paragraphe 15(1) en l’espèce.

[83] Le défendeur mentionne à juste titre que la pension a toujours visé à compenser la perte d’un conjoint salarié, et il serait injuste que certains bénéficiaires cumulent les prestations. L’analyse doit également intégrer la question de la préoccupation pour la santé du Régime à long terme étant donné qu’il s’agit d’un système fermé. Si l’on permettait le cumul des pensions de survivant, on nuirait au Régime à titre d’assurance et on procurerait un avantage aux survivants ayant perdu plus d’un conjoint par rapport à ceux n’en ayant perdu qu’un seul.

[84] Cet objet peut être illustré par une analyse des pensions de survivant pour les personnes âgées de moins de 65 ans. Ces personnes reçoivent une prestation à taux uniforme (voir le Régime de pensions du Canada, alinéa 58(1)a)(i)). Si le paragraphe 63(6) n’existait pas, ce groupe bénéficierait de deux pensions au taux uniforme.

[85] Il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur le lien rationnel. Le paragraphe 63(6) a un lien rationnel à cet objet, car il limite chaque survivant à une seule pension de survivant.

[86] La restriction contenue au paragraphe 63(6) emporte une atteinte minimale. Le législateur aurait pu atteindre l’objectif de veiller à une répartition équitable des prestations de survivant qui relèvent du Régime de pensions du Canada à titre d’assurance, en limitant les prestations à celles versées à l’égard du dernier conjoint ou à celles qui sont les moins élevées. Il a plutôt accordé le droit à la pension la plus élevée des deux.

[87] Enfin, les effets bénéfiques du paragraphe 63(6) l’emportent sur les effets préjudiciables de toute atteinte aux droits, s’il en est.

[88] Pour un grand nombre de personnes, l’atteinte alléguée en l’espèce n’entraînera qu’une légère réduction de leur pension de survivant. Pour celles qui ont déjà atteint la pension maximale, le paragraphe 63(6) n’aura aucune incidence. La conclusion quant à l’atteinte minimale est également appuyée par le fait que le Régime a seulement pour objet de procurer une source supplémentaire de sécurité du revenu. Le Régime n’a jamais été conçu pour être exhaustif ou général.

[89] Cette légère atteinte est justifiée par les effets bénéfiques du paragraphe 63(6). Parmi ces effets, mentionnons la santé du Régime à titre d’assurance, par des règles claires et précises régissant la répartition des prestations et l’intégrité des prévisions actuarielles sur lesquelles repose le Régime.

D. Le dispositif proposé

[90] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais la demande. Comme il se doit, les parties ont convenu de ne pas demander les dépens.

[91] Bien que la demanderesse, Mme Weatherley, maintenant âgée de plus de 90 ans, n’ait pas gain de cause dans sa contestation fondée sur le paragraphe 15(1), la Cour salue l’initiative, le courage et l’intelligence dont elle a fait preuve en présentant cette demande et en la plaidant d’abord seule, puis avec l’assistance d’un avocat.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

René LeBlanc, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-181-20

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DE LA DÉCISION RENDUE LE 17 FÉVRIER 2020 PAR LA DIVISION D’APPEL DU TRIBUNAL DE LA SÉCURITÉ SOCIALE, NO DE DOSSIER AD-19-291

INTITULÉ :

ROBENA C. WEATHERLEY c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 juin 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

Timothy G. McLaughlin

Lucia G. Westin

 

Pour la demanderesse

 

Marcus Dirnberger

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McInnes Cooper

Saint John (Nouveau-Brunswick)

 

Pour la demanderesse

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour le défendeur

 

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