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Date : 20200420


Dossier : A-328-18

Référence : 2020 CAF 75

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

 

 

ATLANTIC PACKAGING PRODUCTS LTD./ ATLANTIC PRODUITS D’EMBALLAGE LTÉE

 

 

appelante

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 5 février 2020.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 avril 2020.

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE MACTAVISH

 


Date : 20200420


Dossier : A-328-18

Référence : 2020 CAF 75

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE MACTAVISH

 

ENTRE :

 

 

ATLANTIC PACKAGING PRODUCTS LTD./ ATLANTIC PRODUITS D’EMBALLAGE LTÉE

 

 

appelante

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT

Les présents motifs sont la version publique des motifs du jugement confidentiels remis aux parties. Les deux versions sont identiques, car aucun renseignement confidentiel n’a été divulgué dans les motifs du jugement confidentiels.

LE JUGE WEBB

[1] Notre Cour est saisie d’un appel d’un jugement rendu par le juge Graham de la Cour canadienne de l’impôt le 7 septembre 2018 (2018 CCI 183). Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu qu’il n’avait pas été satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.) (la Loi), lorsque la société Atlantic Produits d’emballage Ltée (Atlantic) a transféré certains éléments d’actif à la société nouvellement constituée 7228392 Canada Inc. (la société 722). Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a par conséquent conclu que les actions de la société 722 n’étaient pas réputées être des immobilisations d’Atlantic et il a rejeté l’appel d’Atlantic.

[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterais le présent appel.

I. Les faits

[3] Atlantic est un fabricant de produits de papier. En 2009, elle était composée de cinq divisions. La division concernée en l’espèce est celle des papiers sanitaires. Cette division s’occupait de la fabrication et de la vente de papier hygiénique et d’essuie-tout.

[4] Dans un contrat d’achat et de vente daté du 11 juin 2009 conclu entre Atlantic et Cascades Canada Inc., Atlantic a accepté de vendre sa division des papiers sanitaires à Cascades Canada. Dans ce contrat, il était prévu qu’avant la date de clôture, Atlantic transférerait certains éléments d’actif à une nouvelle société en échange de 52 millions d’actions ordinaires de cette société.

[5] Le contrat d’achat et de vente prévoyait qu’Atlantic vendrait des éléments d’actif, appelés les éléments d’actif achetés, lesquels étaient définis ainsi :

les actions de la société à laquelle certains éléments d’actifs seraient transférés avant la clôture;

la machine de fabrication de papier sanitaire et l’équipement de désencrage auxiliaire qui se trouvaient à l’usine de l’avenue Progress, laquelle recyclait le papier de bureau blanc en de très grands rouleaux de papier sanitaire, ainsi que tous les éléments d’actif et les biens (autres que les biens immeubles) que possédait et utilisait de manière exclusive Atlantic pour l’exploitation de la machine de fabrication de papier sanitaire et de l’équipement de désencrage;

tous les éléments d’actif et les biens (autres que les biens immeubles) que possédait et utilisait de manière exclusive Atlantic pour l’exploitation de la machine de fabrication de papier sanitaire et de l’équipement de désencrage auxiliaire qui se trouvaient à l’usine de Whitby;

le matériel et les logiciels du système de contrôle de la qualité et du système de contrôle de la distribution;

les remorques nommées à l’annexe du contrat;

les stocks utilisés ou produits par la division des papiers sanitaires;

tous les droits prévus dans les commandes de clients existantes à la date de prise d’effet, dans les contrats existants et dans les nouveaux contrats;

la propriété intellectuelle définie à l’annexe du contrat;

les autres éléments d’actif de la division des papiers sanitaires devant être transmis à la société Cascades Canada, y compris la machine de transformation de papiers-mouchoirs.

[6] En plus de vendre les éléments d’actif achetés, Atlantic avait également loué à la société Cascades Canada la machine de fabrication de papier sanitaire et l’équipement de désencrage auxiliaire qui se trouvaient à l’usine de Whitby, ainsi qu’une partie de l’immeuble dans lequel se trouvaient ces biens. Dans chaque bail, le loyer annuel était fixé à un dollar. Le bail visant la machine de fabrication de papier sanitaire et l’équipement de désencrage auxiliaire comprenait une option d’achat de ces éléments d’actif pour une somme égale au plus élevé des montants suivants : (i) dix millions de dollars ou (ii) vingt millions de dollars moins les dépenses en immobilisations effectuées par Cascades Canada, le résultat étant net de toute dépréciation subie pendant la période du bail. Dans le contrat d’achat et de vente, l’usine de Whitby est appelée l’usine de Thickson.

[7] La société 722 a été constituée le 21 août 2009 et était la nouvelle société prévue au contrat d’achat et de vente. Le 26 août 2009, Atlantic a transféré de l’équipement d’usine, de l’équipement mobile, de l’équipement de bureau, du matériel informatique et le fonds commercial à la société 722. Ces éléments d’actif étaient utilisés dans l’exploitation d’une usine de transformation qui convertissait de grands rouleaux de papier sanitaire produits par les usines de l’avenue Progress et de Whitby en simples rouleaux de papier hygiénique et d’essuie-tout. Un contrat d’achat et de vente modifié et ajusté a été conclu le 28 août 2009. Les clauses ont été modifiées afin qu’il y soit tenu compte du fait que la société 722 avait été constituée et que des éléments d’actifs lui avaient été transférés. La définition des éléments d’actif achetés n’a pas été modifiée.

[8] Dans le contrat du 11 juin 2009, Atlantic a accepté de vendre les actions de la société 722 (laquelle était alors une société sans nom) à Cascades Canada avant que la société 722 n’ait été constituée et que ses actions n’aient été acquises par Atlantic.

[9] Les éléments d’actif achetés (y compris les actions de la société 722) ont été vendus par Atlantic à Cascades Canada. Lorsqu’elle a rempli sa déclaration de revenus pour son année d’imposition se terminant le 31 mai 2010, Atlantic a déclaré le gain réalisé par la vente des actions de la société 722 comme étant un gain en capital. Le ministre du Revenu national (le ministre) a établi une nouvelle cotisation à l’égard d’Atlantic dans laquelle ce gain était considéré comme étant un revenu. Atlantic s’est opposée à cette nouvelle cotisation, puis elle a interjeté appel.

II. La décision de la Cour canadienne de l’impôt

[10] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a établi qu’il y avait quatre questions à trancher :

  • a) La division des papiers sanitaires était-elle une entreprise?

  • b) Si la division des papiers sanitaires était une entreprise, quel était l’actif utilisé dans cette entreprise?

  • c) Quels sont les éléments d’actif qui ont été transférés à la société 722?

  • d) Les éléments d’actif transférés représentent-ils la totalité ou presque de l’actif utilisé dans cette entreprise?

[11] Toutes ces questions découlent des exigences de l’article 54.2 de la Loi :

54.2 Dans le cas où une personne dispose de la totalité, ou presque, de l’actif qu’elle utilisait dans une entreprise qu’elle exploitait activement, en faveur d’une société, pour une contrepartie comprenant des actions de cette société, ces actions sont réputées être des immobilisations de cette personne.

54.2 Where any person has disposed of property that consisted of all or substantially all of the assets used in an active business carried on by that person to a corporation for consideration that included shares of the corporation, the shares shall be deemed to be capital property of the person.

[12] En se penchant sur la première question, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a affirmé qu’il n’était pas nécessaire de trancher la question de savoir si la division des papiers sanitaires constituait une entreprise distincte. Il a estimé que, même si cette division était une entreprise distincte, Atlantic n’avait pas disposé de la totalité, ou presque, de l’actif de cette entreprise en faveur de la société 722. Au paragraphe 9 de ses motifs, le juge de la Cour canadienne de l’impôt a également fait observer que, compte tenu des thèses incohérentes défendues par Atlantic quant à la question de savoir si la division des papiers sanitaires constituait ou non une entreprise distincte, il lui aurait été difficile de conclure que cette division constituait une entreprise distincte s’il avait eu à trancher cette question.

[13] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a ensuite déterminé quel était l’actif utilisé par la division des papiers sanitaires et quels étaient les éléments d’actif ayant été transférés à la société 722. Il a comparé la juste valeur marchande des éléments d’actif transférés à la société 722 avec celle de la totalité de l’actif qui, selon lui, était utilisé par Atlantic dans sa division des papiers sanitaires. Sur le fondement de ses conclusions, il a déterminé que les éléments d’actifs transférés à la société 722 correspondaient à seulement 68 % de la totalité de l’actif de la division des papiers sanitaires. Il a conclu que ce pourcentage ne constituait pas la totalité ou presque de l’actif de la division des papiers sanitaires. Par conséquent, que la division ait ou non constitué une entreprise distincte, il n’était pas satisfait à l’exigence de l’article 54.2 de la Loi voulant qu’il soit disposé de la totalité ou presque de l’actif de l’entreprise en faveur d’une société.

[14] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a rejeté les autres arguments d’Atlantic concernant les moyens (autres que ceux reposant sur la juste valeur marchande) à utiliser pour déterminer si la division des papiers sanitaires avait disposé de la totalité ou presque de l’actif de son entreprise en faveur de la société 722. Il a conclu que la méthode la plus fiable pour trancher cette question consistait à déterminer le pourcentage de l’actif utilisé par la division des papiers sanitaires ayant été transféré à la société 722, sur le fondement de la juste valeur marchande de cet actif.

[15] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a donc conclu qu’il n’était pas satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi en l’espèce et que, par conséquent, les actions n’étaient pas réputées être des immobilisations. Il a rejeté l’appel sur le fondement de ses conclusions quant aux questions ayant été soulevées par Atlantic.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[16] Dans le présent appel, Atlantic ne conteste pas la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle la méthode la plus fiable pour déterminer si la totalité ou presque de l’actif de la division des papiers sanitaires a été transférée à la société 722 repose sur la juste valeur marchande de l’actif. En revanche, elle soutient que la question centrale consiste à déterminer si les actions de la société 722 constituaient des immobilisations d’Atlantic, indépendamment de l’applicabilité de l’article 54.2 de la Loi (question qu’Atlantic formule comme étant celle de savoir si les actions de la société 722 constituaient des immobilisations selon des principes de common law ou des principes généraux). La question de savoir si les actions de la société 722 constituaient des immobilisations d’Atlantic indépendamment de l’applicabilité de l’article 54.2 de la Loi n’a pas été soulevée devant la Cour canadienne de l’impôt. La première question qu’il faudra trancher, par conséquent, consistera à déterminer si Atlantic peut soulever cette question dans le présent appel. Il n’existe aucune norme de contrôle applicable à cette question, puisqu’aucune décision n’a encore été prise quant au droit d’Atlantic de soulever cette question en appel.

[17] À titre subsidiaire, Atlantic, dans des observations très courtes et superficielles figurant à la fin de son mémoire, soutient que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi. Atlantic soutient que le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que la juste valeur marchande de l’usine de Whitby était de dix millions de dollars et qu’il a ainsi commis une erreur. La norme de contrôle applicable à toute conclusion de fait est celle de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

IV. Discussion

[18] Il faut d’abord déterminer si Atlantic peut, dans le présent appel, soulever la question de savoir si les actions de la société 722 qu’elle a acquises constituaient des immobilisations d’Atlantic indépendamment de l’applicabilité de l’article 54.2 de la Loi. Cet argument est fondé sur l’hypothèse voulant que ce ne soit pas l’article 54.2 de la Loi qui s’applique lorsqu’il s’agit de déterminer si des actions sont réputées être des immobilisations.

[19] Lorsqu’elle a déposé son avis d’opposition à la nouvelle cotisation établie par le ministre sur le fondement de l’hypothèse de fait voulant que le gain réalisé sur la vente des actions de la société 722 ait constitué un revenu, Atlantic a soulevé deux questions. La deuxième question concernait l’impôt en main remboursable au titre de dividendes, et elle n’est pas pertinente en l’espèce. La seule question soulevée par Atlantic qui soit pertinente dans le présent appel est la suivante :

[traduction]

9. En transférant la division des papiers sanitaires, Atlantic a-t-elle disposé de la totalité ou presque de l’actif utilisé dans une entreprise qu’elle exploitait activement, de sorte que la disposition en 2010 des actions de la société 722 était réputée être imputable au capital?

[20] Même si l’article 54.2 de la Loi n’est pas expressément mentionné dans ce paragraphe, il est manifeste que la question de savoir si Atlantic a disposé de la totalité ou presque de l’actif utilisé dans une entreprise qu’elle exploitait activement en faveur de la société 722 constitue une condition à laquelle il faut satisfaire pour que l’article 54.2 de la Loi s’applique. Le fait qu’il y soit écrit [traduction] « de sorte que la disposition en 2010 des actions de la société 722 était réputée être imputable au capital » vient également rattacher la question à l’article 54.2 de la Loi, selon lequel, s’il était applicable, les actions seraient réputées être des immobilisations. Les autres paragraphes de l’avis d’opposition mettent l’accent sur l’article 54.2 de la Loi et sur la question de savoir s’il était satisfait à ses exigences.

[21] De manière cohérente avec cet avis d’opposition, Atlantic, dans son avis d’appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt daté du 11 septembre 2015, a formulé la même question :

[traduction]

15. En transférant la division des papiers sanitaires, l’appelante a-t-elle disposé de la totalité ou presque de l’actif utilisé dans une entreprise qu’elle exploitait activement, de sorte que la disposition en 2010 des actions de la société 722 était réputée être imputable au capital?

[22] Également dans la logique de l’avis d’opposition, les autres paragraphes de l’avis d’appel mettent l’accent sur l’article 54.2 de la Loi et sur la question de savoir s’il a été satisfait aux exigences.

[23] La Couronne a déposé une réponse le 17 décembre 2015. Au paragraphe 11 de celle-ci, elle a formulé la question plus largement, à savoir [traduction] « si le ministre a à bon droit considéré le gain réalisé par la vente des actions de la société 722 Canada comme étant un revenu ». Elle a ensuite consacré les paragraphes 12 à 15 de sa réponse à expliquer pourquoi, selon elle, il était juste que le gain réalisé par la vente des actions soit considéré comme étant un revenu. Au paragraphe 16, elle a fait valoir, à titre d’argument supplémentaire, que le transfert des éléments d’actif d’Atlantic en faveur de la société 722 ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 54.2 de la Loi.

[24] En réaction à cette réponse, Atlantic a déposé un avis d’appel modifié auprès de la Cour canadienne de l’impôt le 7 juin 2018. La question en litige, telle qu’elle est formulée par Atlantic dans cet avis d’appel modifié, est demeurée exactement la même que dans son avis d’appel initial. La seule modification visible se trouve au paragraphe 2, où une erreur typographique a été corrigée et le renvoi à [traduction] « sa division des produits de consommation » a été supprimé.

[25] Par conséquent, même si la Couronne avait énoncé la question en des termes plus larges dans sa réponse déposée environ six mois plus tôt, Atlantic n’a modifié ni sa propre description de la question dans son avis d’appel modifié ni aucune de ses observations. Cela montre qu’Atlantic entendait clairement limiter la question en litige à celle de savoir s’il était satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi lorsqu’elle a transféré certains éléments d’actif à la société 722. Il est important de souligner c’est Atlantic qui a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt, et non la Couronne. En tant qu’appelante, Atlantic pouvait choisir (ce qu’elle a fait) de limiter la question en litige devant la Cour canadienne de l’impôt.

[26] Le juge de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que, si on supposait que la division des papiers sanitaires était une entreprise distincte, il n’était pas satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi, car Atlantic n’avait pas transféré à la société 722 la totalité ou presque de l’actif utilisé dans la division des papiers sanitaires. La question de savoir si les actions de la société 722 pouvaient d’une autre manière constituer des immobilisations d’Atlantic dans les circonstances de la présente affaire n’a simplement pas été soulevée par Atlantic devant la Cour canadienne de l’impôt.

[27] Dans l’arrêt Bande indienne des Lax Kw’alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, [2011] 3 R.C.S. 535, la Cour suprême du Canada a formulé les observations générales qui suivent quant à la fonction des actes de procédure :

[43] […] Les actes de procédure servent non seulement à définir les questions en litige, mais aussi à informer équitablement les parties adverses de ce qu’on leur reproche, à établir les limites et le contexte d’une bonne gestion de l’instance préalable au procès, à fixer l’étendue de la preuve à communiquer et à établir les paramètres de la preuve d’expert. Des actes de procédure clairs minimisent le gaspillage de temps et peuvent favoriser le règlement du litige.

[28] Dans son mémoire, Atlantic soutient qu’elle ne soulève pas de nouvelle question, mais qu’elle invoque simplement un nouvel argument. Néanmoins, je suis d’avis qu’Atlantic tente de soulever une nouvelle question. La question telle qu’elle a été délimitée dans l’avis d’opposition et dans les avis d’appel devant la Cour canadienne de l’impôt est claire. Elle consiste à déterminer s’il a été ou non satisfait aux exigences prévues à l’article 54.2 de la Loi en l’espèce. La nouvelle thèse d’Atlantic, selon laquelle les actions de la société 722 devraient être considérées comme étant des immobilisations indépendamment de l’applicabilité de l’article 54.2 de la Loi, ne constitue pas un nouvel argument servant à montrer qu’il a été satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi. Il s’agit d’une nouvelle question distincte qui exige son propre ensemble de faits. Il ne s’agit pas d’un nouvel argument, mais d’une nouvelle question.

[29] Atlantic se fonde sur l’arrêt de la Cour suprême Quan c. Cusson, 2009 CSC 62, [2009] 3 R.C.S. 712, pour étayer son observation selon laquelle elle a le droit de soulever cette nouvelle question dans le présent appel.

[30] Dans l’arrêt Quan c. Cusson, les défendeurs au procès avaient invoqué la défense d’immunité relative dans une action en libelle diffamatoire. La question soulevée dans l’appel était de savoir si les défendeurs devaient, à cette étape, être autorisés à invoquer la défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public. La Cour suprême a fait observer ce qui suit :

[36] Selon la règle générale, appliquée par la Cour d’appel, il n’est pas permis de soulever une nouvelle question en appel. Cependant, la doctrine et la jurisprudence nous éclairent quant aux circonstances dans lesquelles les tribunaux d’appel devraient faire une exception à la règle. Dans Lamb c. Kincaid (1907), 38 R.C.S. 516, p. 539, le juge Duff (plus tard Juge en chef) fait la remarque suivante :

[traduction] Selon moi, un tribunal d’appel ne devrait pas recevoir un tel argument soulevé pour la première fois en appel, à moins qu’il ne soit clair que, même si la question avait été soulevée en temps opportun, elle n’aurait pas été éclaircie davantage.

Voir également : R. c. Warsing, [1998] 3 R.C.S. 579, par. 16, la juge L’Heureux‑Dubé (dissidente en partie); Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, [2002] 1 R.C.S. 678, par. 32‑33, le juge Binnie.

[37] L’arrêt Wasauksing First Nation c. Wasausink Lands Inc. (2004), 184 O.A.C. 84, sur lequel s’appuie le juge Sharpe, fournit d’autres précisions sur le test applicable. Dans cet arrêt, la Cour d’appel de l’Ontario explique les circonstances dans lesquelles une exception à la règle sera admise :

[traduction] Une cour d’appel peut s’écarter de la règle habituellement applicable et entendre une nouvelle question lorsque l’intérêt de la justice l’exige et lorsque la cour dispose de conclusions de fait et d’un dossier factuel suffisant. [par. 102]

[31] Dans l’arrêt Quan c. Cusson, la Cour suprême a conclu que les défendeurs devaient avoir le droit d’invoquer une nouvelle défense, et elle a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Toutefois, il est important d’examiner les motifs pour lesquels la Cour suprême, dans cette affaire, a autorisé les défendeurs à invoquer une nouvelle défense, ce qui exigeait la tenue d’un nouveau procès. L’argument des demandeurs dans l’arrêt Quan, selon lequel les défendeurs devaient être limités à la défense initialement plaidée, ainsi que les motifs pour lesquels la Cour suprême a refusé de retenir cet argument sont énoncés aux paragraphes 46 à 48 :

[46] Le demandeur défend la conclusion de la Cour d’appel en faisant valoir que les défendeurs n’ont pas droit à un nouveau procès en raison de l’existence de la nouvelle défense de communication responsable concernant des questions d’intérêt public parce qu’ils n’ont pas soulevé ce moyen lors du premier procès. Il soutient que la stratégie adoptée par les défendeurs consistait à s’appuyer sur la traditionnelle immunité relative plutôt que de faire reposer leur cause sur la possibilité plus faible que le juge de première instance étende le droit de façon à admettre une défense distincte de communication responsable. Ils ont en effet choisi de rester sur le terrain plus connu de l’immunité relative; or, comme on fait son lit, on se couche.

[47] Cet argument a certes du mérite, mais selon moi, il ne l’emporte pas. D’abord, au moment du procès, il était loin d’être évident que la nouvelle défense de communication responsable verrait le jour en droit britannique ou en droit canadien en tant que [traduction] « créature jurisprudentielle différente » (Loutchansky c. Times Newspapers Ltd., [2001] EWCA Civ 1805, [2002] 1 All E.R. 652, par. 35) étant donné que l’arrêt Jameel n’avait pas encore été rendu. Il n’était donc pas déraisonnable que les défendeurs invoquent l’immunité relative au procès, et par la suite, en appel, qu’ils préconisent l’adoption d’une défense de communication responsable plus large. Une formation de la Cour d’appel était nettement plus susceptible de réexaminer en profondeur la jurisprudence pertinente qu’un juge de première instance siégeant seul. On ne peut pas dire que les défendeurs n’ont pas fait preuve de diligence raisonnable, comportement que la règle « empêchant qu’une nouvelle question soit soulevée en appel » vise à décourager.

[48] Ensuite, si la Cour d’appel et notre Cour avaient reconnu l’existence d’une défense d’immunité relative plus large, comme le proposaient les défendeurs, il aurait quand même été nécessaire d’ordonner la tenue d’un nouveau procès parce que le juge de première instance s’est appuyé sur une notion d’intérêt public extrêmement étroite. Les défendeurs avaient quant à eux revendiqué une immunité plus large. Voilà la position qu’ils ont choisi de faire valoir; toutefois, le juge du procès a exigé qu’ils s’en tiennent à une position de portée plus restreinte. Le problème s’est aggravé lorsque la Cour d’appel a choisi d’admettre un nouveau moyen de défense, différent de la défense d’immunité relative élargie qu’avaient fait valoir les défendeurs. On ne peut reprocher au juge du procès de ne pas avoir modifié le droit en l’absence de demande en ce sens de la part des défendeurs — à savoir la reconnaissance de l’existence d’une nouvelle défense de communication responsable. Toutefois, je suis d’avis qu’en interprétant de façon trop restrictive la défense d’immunité relative invoquée devant lui, il a engendré une injustice étant donné que, ce faisant, il écartait toute possibilité réaliste que des déclarations sans destinataire précis concernant des questions d’intérêt public soient protégées. Les défendeurs devraient pouvoir présenter leur cause devant un jury ayant reçu des directives appropriées quant à l’état du droit. Il y a donc lieu d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.

[32] Dans l’affaire Quan c. Cusson, le droit avait évolué après la conclusion du procès. En l’espèce, en ce qui concerne l’argument selon lequel les actions devraient être considérées comme étant des immobilisations indépendamment de l’applicabilité de l’article 54.2 de la Loi, Atlantic ne cite aucune affaire ayant été tranchée après le procès devant la Cour canadienne de l’impôt et n’invoque aucune nouveauté dans le droit concernant la question de savoir si un bien donné constitue ou non une immobilisation. Par conséquent, il faut établir une distinction entre l’arrêt Quan c. Cusson de la Cour suprême et la présente affaire.

[33] Atlantic renvoie également au paragraphe 4 de l’arrêt de notre Cour Zhu c. Canada, 2016 CAF 113, [2016] A.C.F. no 388 (QL) :

[4] Lorsqu’un appelant souhaite soulever une question de droit qui ne requiert pas d’éléments de preuve additionnels et qui ne causera pas de préjudice à l’intimé, une cour d’appel commet une erreur de droit si elle refuse d’entendre les observations de l’appelant (Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, au paragraphe 51).

[34] Dans l’arrêt Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, [1996] A.C.F. no 102 (QL), la Cour suprême a souligné au paragraphe 51 :

51. Quoi qu’il en soit, la Cour d’appel a fait erreur en refusant d’examiner les arguments de l’appelant parce qu’ils n’ont pas été soulevés au procès. La règle générale est qu’un appelant ne peut soulever un point qui n’a pas été plaidé ou débattu au procès, sauf si toute la preuve pertinente figure au dossier : John Sopinka et Mark A. Gelowitz, The Conduct of an Appeal (1993), à la p. 51. En l’espèce, toute la preuve pertinente faisait partie du dossier. De fait, toutes les conclusions de fait nécessaires avaient été tirées. Le point soulevé par l’appelant était purement une question de droit.

[35] La question essentielle qui se pose est celle de savoir si la Cour canadienne de l’impôt disposait de tous les éléments de preuve pertinents pour trancher la nouvelle question soulevée par Atlantic. Dans son mémoire, Atlantic renvoie aux six facteurs pris en considération par les tribunaux pour déterminer si le gain réalisé par la disposition d’un bien donné constitue un revenu ou un gain en capital. Ces facteurs sont établis dans la décision Happy Valley Farms Ltd. c. La Reine, [1986] 2 C.T.C 259, 86 D.T.C. 6421 (C.F. 1re inst.), et ils sont également énoncés dans la décision Banque continentale du Canada c. Canada, [1994] A.C.I. no 585 (QL) (C.C.I.) (confirmée par [1996] A.C.F. no 765 (QL) (C.A.F.) et par [1998] 2 R.C.S. 358, 1998 CanLII 795).

[36] Bien que les éléments de preuve dont était saisie la Cour canadienne de l’impôt soient suffisants pour l’examen de la plupart des six facteurs à prendre en considération, l’un de ces facteurs pertinents est la fréquence ou le nombre d’opérations semblables effectuées par le contribuable. Même si l’on peut supposer qu’Atlantic ne vend pas fréquemment des divisions entières, rien ne dit si elle a agi de façon semblable ou si elle a réalisé des opérations semblables pour disposer d’autres biens amortissables. La question que notre Cour doit examiner n’est pas de savoir si les actions devraient être considérées comme étant des immobilisations malgré le manque d’éléments de preuve relativement à d’autres opérations de nature semblable, mais seulement de savoir si cette question devrait être examinée à ce stade en l’absence de tels éléments de preuve.

[37] Je suis d’avis que l’absence de ces éléments de preuve est un motif suffisant pour que notre Cour rejette l’argument d’Atlantic selon lequel notre Cour devrait examiner cette nouvelle question. La Couronne n’a jamais pu examiner les faits concernant la fréquence ou le nombre d’opérations semblables, car Atlantic avait formulé la question de manière étroite devant la Cour canadienne de l’impôt. La seule question soulevée devant la Cour canadienne de l’impôt, comme je l’ai mentionné plus haut, concerne les faits utiles pour déterminer s’il avait été satisfait aux exigences de l’article 54.2 de la Loi.

[38] Par conséquent, je suis d’avis qu’Atlantic ne devrait pas être autorisée à soulever cette nouvelle question dans le présent appel.

[39] La Couronne a également fait valoir qu’étant donné qu’Atlantic est une grande société pour l’application de la Loi, il devrait lui être interdit de soulever cette question en raison de la restriction qu’impose aux grandes sociétés le paragraphe 169(2.1) de la Loi. Cette disposition impose des limites aux grandes sociétés qui veulent soulever de nouvelles questions dans un appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt. Le droit d’interjeter appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt est établi au paragraphe 169(1) de la Loi. Le présent appel a été interjeté en vertu de l’article 17.6 de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. (1985), ch. T-2, et de l’article 27 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7. Il n’est toutefois pas nécessaire d’examiner si la restriction prévue au paragraphe 169(2.1) de la Loi s’applique en l’espèce, puisque je suis d’avis qu’Atlantic ne pourrait pas soulever la question dans le présent appel même si elle n’était pas une grande société.

[40] Atlantic a soulevé une seule question concernant la décision rendue par le juge de la Cour canadienne de l’impôt. Atlantic a désigné cette question comme étant la conclusion selon laquelle la juste valeur marchande du bail de l’usine de Whitby était de dix millions de dollars. Elle a toutefois mal présenté la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt. Celui-ci n’a pas conclu que la juste valeur marchande du bail de l’usine de Whitby était de dix millions de dollars. Il a conclu que la valeur des éléments d’actif qui étaient loués était de dix millions de dollars. Ces éléments d’actif ayant été utilisés par la division des papiers sanitaires, leur juste valeur marchande constitue un facteur servant à déterminer si la totalité ou presque de l’actif de l’entreprise (à supposer qu’il se fût agi d’une entreprise) a été transférée à la société 722. Il est important de noter que l’examen effectué pour l’application de l’article 54.2 de la Loi porte principalement sur les éléments d’actif transférés à la société 722 et sur l’actif utilisé dans l’entreprise qui serait exploitée activement. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt n’a pas commis l’erreur alléguée par Atlantic.

[41] Comme le juge de la Cour canadienne de l’impôt l’a écrit au paragraphe 33 de ses motifs, il n’a pas inclus dans son calcul du pourcentage de l’actif de la division des papiers sanitaires transféré à la société 722 la valeur de la partie des immeubles situés respectivement à Scarborough et à Whitby utilisée par la division des papiers sanitaires. Ces éléments d’actif auraient servi à l’exploitation de cette entreprise (à supposer qu’il se fût agi d’une entreprise distincte), mais ils n’ont pas été transférés à la société 722. S’il avait été tenu compte de cette somme dans le calcul de la juste valeur marchande de ces éléments d’actif, comme le juge de la Cour canadienne de l’impôt l’a fait observer, cela ne n’aurait fait que réduire le pourcentage de l’actif transféré à la société 722. Je souscris à la conclusion du juge de la Cour canadienne de l’impôt selon laquelle le transfert à la société 722 de 68 % de l’actif utilisé par la division des papiers sanitaires ne satisfait pas à l’exigence voulant que la totalité ou presque de l’actif de la division des papiers sanitaires doive avoir été transféré à la société 722. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de refaire le calcul afin d’y intégrer la valeur de ces éléments d’actifs.

[42] Par conséquent, je rejetterais le présent appel avec dépens taxés selon le milieu de la fourchette prévue à la colonne III du tableau du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D. G. Near j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Anne L. Mactavish j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DATÉ DU 7 SEPTEMBRE 2018, RÉFÉRENCE NO 2018 CCI 183

(DOSSIER : 2015-4074(IT)G)

DOSSIER :

A-328-18

 

INTITULÉ :

ATLANTIC PACKAGING PRODUCTS LTD. / ATLANTIC PRODUITS D’EMBALLAGE LTÉE c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 FÉVRIER 2020

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

 

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE MACTAVISH

DATE DES MOTIFS :

Le 20 avril 2020

COMPARUTIONS :

Margaret Nixon

Marianne Kennedy Beaulne

Pour l’appelante

Laurent Bartleman

Aleksandrs Zemdegs

Pour l’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour l’appelante

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour l’intimée

 

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