Dossier : A-125-19
Référence : 2020 CAF 20
CORAM :
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LE JUGE NADON
LA JUGE DAWSON
LA JUGE MACTAVISH
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ENTRE :
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COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA
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appelante
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et
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RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED
et
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA
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intimés
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Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 16 septembre 2019.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2020.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE NADON
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Y ONT SOUSCRIT :
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LA JUGE DAWSON
LA JUGE MACTAVISH
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Date : 20200123
Dossier : A-125-19
Référence : 2020 CAF 20
CORAM :
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LE JUGE NADON
LA JUGE DAWSON
LA JUGE MACTAVISH
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ENTRE :
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COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA
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appelante
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et
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RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED
et
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA
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intimés
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE NADON
I.
Introduction
[1]
La Cour est saisie d’un appel interjeté par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) d’une décision confidentielle de l’Office des transports du Canada (l’Office) dans le dossier no 17-04844 datée du 16 novembre 2018, par laquelle l’Office a déterminé qu’il existe un « lieu de correspondance »
à Scotford (Alberta) au sens de l’article 111 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la Loi). En raison de cette décision, l’Office a ordonné au CN d’effectuer l’interconnexion au lieu de correspondance Scotford du trafic appartenant à l’intimée Richardson International Limited (Richardson) provenant de son silo-élévateur Lamont.
[2]
Pour les motifs suivants, j’accueillerais l’appel.
II.
Exposé des faits
[3]
Richardson, une entreprise agroalimentaire privée, possède et exploite 54 silos de collecte dans l’Ouest canadien, desquels 25 sont desservis uniquement par le CN et 28 sont desservis uniquement par le Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée (CP). Les autres silos-élévateurs sont desservis par le CN, mais ont également un accès direct aux services du CP.
[4]
Le grain qui passe par les silos-élévateurs de Richardson est principalement transporté par rail aux producteurs finaux ou aux terminaux portuaires pour être transporté par bateau. Les silos-élévateurs Lamont et Westmor de Richardson, qui se trouvent tous deux en Alberta, sont les principaux silos-élévateurs utilisés par cette société pour l’expédition ferroviaire.
[5]
Le réseau ferroviaire du CN se raccorde à celui du CP à Scotford. Le CN et le CP utilisent ce raccordement pour effectuer l’interconnexion du trafic d’expéditeurs autres que Richardson. La voie de raccordement entre les deux réseaux se trouve entre la voie de cour de triage Scotford du CN au sud et la voie de cour de triage Scotford du CP au nord. Plus particulièrement, la principale ligne du CN n’est pas raccordée à la principale ligne du CP à Scotford ou près de Scotford. Le CN et le CP ont plutôt leurs propres épis bifurquant de leurs lignes principales respectives. Un épi du CN provenant de la cour de triage Scotford est raccordé à un épi du CP à la cour de triage de Shell Chemicals, adjacente à la cour de triage Scotford.
[6]
Scotford se trouve à environ 35 kilomètres au nord-est du centre-ville d’Edmonton, en Alberta, alors que le silo-élévateur Lamont de Richardson se trouve à environ 50 kilomètres au nord-est du centre-ville d’Edmonton. Le silo-élévateur Lamont de Richardson, qui se trouve sur la ligne principale du CN, se situe donc dans un rayon de 30 kilomètres de la voie de raccordement de Scotford.
[7]
Grâce à leur infrastructure de Scotford, le CN et le CP font l’interconnexion de pas moins de 150 wagons porte-rails par jour entre leurs réseaux respectifs. Pour atteindre ce nombre de wagons, le CP prend des wagons en charge dans la cour de triage Scotford du CN, et le CN prend des wagons en charge dans la cour de triage du CP. Selon le CN, sans cette coordination, la capacité du lieu de correspondance serait limitée à un seul rail arrivant et partant par jour, ce qui représenterait environ 60 wagons par jour.
[8]
Le 26 septembre 2017, Richardson a saisi l’Office d’une demande aux termes de l’article 127 de la Loi dans laquelle elle sollicitait une ordonnance visant à réglementer et à prolonger l’interconnexion relative à ses silos-élévateurs de Lamont et de Westmor.
[9]
Le présent appel vise uniquement la décision de l’Office relative au silo-élévateur Lamont. À ce sujet, Richardson a sollicité une ordonnance que l’Office décrit, au paragraphe 2 de ses motifs, dans les termes suivants, soit une ordonnance qui :
1. détermine qu’il y a un lieu de correspondance entre les lignes de chemin de fer de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN) et de la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP) à Scotford (Alberta) ou détermine que le silo de RIL à Lamont est suffisamment près du lieu de correspondance entre les lignes de CN et de CP à Clover Bar (Alberta);
2. exige que CN transfère les marchandises à transporter par RIL aux fins d’interconnexion conformément au Règlement sur l’interconnexion du trafic ferroviaire,DORS/88-41, modifié (Règlement sur l’interconnexion) entre le silo à Lamont et Scotford, dans la mesure où l’Office détermine qu’il existe un lieu de correspondance au sens de la LTC ou entre le silo à Lamont et le lieu de correspondance de Clover Bar;
3. Exige que CN fournisse des installations convenables pour permettre l’interconnexion, d’une manière commode, du trafic de RIL dans les deux directions à Scotford ou au lieu de correspondance de Clover Bar.
III.
Décision de l’Office
[10]
Après avoir établi la question à trancher, à savoir si Scotford est un lieu de correspondance, l’Office a résumé les thèses respectives des parties. Il a commencé ensuite son analyse en définissant les critères relatifs au lieu de correspondance, aux termes de l’article 111 de la Loi, soit :
1) un lieu où la ligne d’une compagnie de chemin de fer est raccordée avec celle d’une autre compagnie de chemin de fer;
2) un lieu où des wagons chargés ou vides peuvent être garés jusqu’à livraison ou réception par cette autre compagnie.
[11]
En réponse aux arguments du CN, qui affirme qu’il y a en effet un lieu de correspondance du trafic avec le CP à Scotford, mais que sa principale ligne de chemin de fer n’est pas raccordée à la principale ligne de chemin de fer du CP, l’Office a indiqué que l’article 111 ne fait aucune distinction entre le type de ligne de chemin de fer devant être raccordée à une autre ligne de chemin de fer. L’Office a souligné que, si le paragraphe 140(1) de la Loi exclut les voies de cour de triage, les voies d’évitement et les épis ou autres voies auxiliaires de la définition de « ligne »
, c’est parce que cette définition s’applique uniquement aux fins de la section V de la Loi. Par conséquent, selon l’Office, les exclusions prévues au paragraphe 140(1) ne s’appliquent pas à une décision rendue aux termes de l’article 111, car « si le législateur avait eu l’intention de limiter de la même façon le concept de ligne de chemin de fer afin de déterminer si un emplacement est un lieu de correspondance, il aurait inclus une exclusion comparable à l’article 111 de la [Loi]. »
(Motifs, au paragraphe 50).
[12]
Ainsi, en raison de l’admission faite par le CN selon laquelle il y a une correspondance du trafic entre le CN et le CP à Scotford et qu’il existe un raccordement entre leurs lignes de chemin de fer respectives à cet endroit, l’Office a conclu que le premier critère de l’article 111 est satisfait.
[13]
L’Office a ensuite examiné le second critère. Après examen de la preuve qui lui a été présentée, l’Office a conclu que Scotford est un lieu où les wagons, chargés ou vides, peuvent être garés, malgré le fait qu’il peut être nécessaire de diviser le train pour le garer.
[14]
L’Office a énoncé une série de conclusions factuelles au soutien de sa décision sur ce deuxième critère. Premièrement, l’Office a conclu que, bien que le lieu de remisage de Scotford ne se trouvait pas au point de raccordement, il se trouvait suffisamment près de ce point pour ne pas empêcher d’établir que Scotford constituait un lieu de correspondance. Deuxièmement, en fonction des éléments de preuve présentés par Richardson, il a conclu que chacune des voies de la cour de triage du CN avait une longueur d’environ 3 000 pieds et pourrait garer jusqu’à 50 wagons. L’Office a indiqué que le CN n’avait présenté aucun élément de preuve pouvant contredire les éléments de preuve présentés par Richardson. Par conséquent, l’Office a retenu qu’un maximum de 50 wagons pourrait être garé sur chacune des voies du CN à Scotford.
[15]
Troisièmement, en réponse à l’argument du CN selon lequel il n’a pas la capacité de garer un train-bloc sans le diviser en chaînes de wagons plus petites sur au moins trois des quatre voies de cour de triage distinctes et qu’en aucun cas l’espace ne serait suffisant pour garer 100 wagons, même si ceux-ci étaient démontés, l’Office a déterminé que le CN n’a pas démontré l’existence de contraintes opérationnelles à sa cour de triage qui auraient pour effet d’empêcher de garer les wagons après la division du train-bloc.
[16]
L’Office a ensuite examiné la question de savoir s’il devrait ordonner au CN d’effectuer l’interconnexion du trafic de Richardson provenant du silo-élévateur Lamont au lieu de correspondance Scotford, ou s’il devrait plutôt ordonner au CN de fournir les installations convenables pour permettre l’interconnexion.
[17]
L’Office a répondu par l’affirmative à la première question et a ordonné au CN, en application du paragraphe 127(2) de la Loi, d’effectuer l’interconnexion du trafic de Richardson provenant du silo-élévateur Lamont au lieu de correspondance Scotford (l’ordonnance d’interconnexion ou l’ordonnance). L’Office a toutefois refusé d’ordonner au CN de fournir les installations convenables pour permettre l’interconnexion du trafic à Scotford puisqu’aucun élément de preuve lui ayant été présenté ne démontrait que les installations du CN ne seraient pas accessibles.
IV.
Dispositions applicables
[18]
Les dispositions pertinentes de la Loi aux fins de la décision que nous devons rendre dans le présent appel sont les suivantes :
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V.
Questions en litige
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Le présent appel soulève trois questions : 1) l’Office a-t-il commis une erreur en ordonnant d’effectuer l’interconnexion, sans nommer le CP comme partie à l’instance?; 2) l’interprétation de l’Office des articles 111 et 127 de la Loi est-elle erronée?; 3) l’Office a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard du CN dans son évaluation des éléments de preuve et des observations présentés par les parties?
VI.
Analyse
A.
L’Office a-t-il commis une erreur en ordonnant l’interconnexion, sans nommer le CP comme partie à l’instance?
[20]
Le CN affirme qu’en omettant de nommer le CP comme partie à l’instance, l’Office a commis une erreur de droit et de compétence en accueillant la demande d’ordonnance d’interconnexion pour le trafic de Lamont de Richardson au lieu de correspondance Scotford.
[21]
De l’avis du CN, puisque cette question soulève une question touchant véritablement la compétence, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Richardson n’est pas d’accord. Selon elle, la question en litige [traduction] « renvoie à la définition de la compétence de l’Office dans l’application de sa loi constitutive »
. (Mémoire des faits et du droit de Richardson, au paragraphe 58). Richardson affirme donc que la norme applicable est celle de la norme de la décision raisonnable.
[22]
Pour les motifs qui suivent, il n’est pas nécessaire que je détermine si la norme applicable est celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable. Je ne suis pas convaincu que la question en litige soulève une question touchant véritablement la compétence, mais je suis toutefois d’avis que, peu importe la norme applicable, les arguments du CN ne peuvent pas être retenus.
[23]
Au soutien de sa thèse selon laquelle l’Office n’avait pas compétence pour rendre l’ordonnance d’interconnexion sans auparavant s’assurer que le CP était une partie à l’instance, le CN présente les arguments qui suivent.
[24]
Le CN affirme que la demande de Richardson en vue d’obtenir une ordonnance d’interconnexion établit que la cour de triage du CP fait partie du [traduction] « lieu de correspondance Scotford »
, un lieu où 100 wagons de train pourraient être garés.
[25]
Le CN déclare également que la participation du CP et du CN est nécessaire pour mettre en application l’ordonnance d’interconnexion. Plus particulièrement, il affirme que, sans la participation du CP, la capacité d’interconnexion à Scotford serait limitée à une seule voie d’une capacité maximale de 60 wagons par jour.
[26]
Le CN ajoute que l’ordonnance d’interconnexion aura une incidence sur le CP et son exploitation. En d’autres termes, le CN affirme que, parce que l’ordonnance de l’Office nécessite que le CP livre des wagons vides et récupère des wagons chargés, l’ordonnance engendre des obligations relatives au lieu de correspondance du CP.
[27]
Le CN plaide également que, parce que le CP n’était pas partie à l’instance, l’Office a été privé des éléments de preuve et des observations que le CP aurait pu présenter à l’égard de sa capacité à effectuer l’interconnexion et à garer des wagons à sa cour de triage Scotford.
[28]
Le CN ajoute ensuite que la participation du CP à l’instance était une condition préalable nécessaire pour que l’Office exerce sa compétence concernant la demande d’interconnexion de Richardson. Par conséquent, selon le CN, en ne s’assurant pas de la participation du CP, l’Office n’a pas eu une image représentative du lieu de correspondance Scotford.
[29]
Enfin, le CN affirme qu’il ne devrait pas avoir à se défendre seul contre une demande d’interconnexion et que cela ne peut lui être imposé. Le CN plaide en conclusion que l’Office ne pouvait rendre l’ordonnance sollicitée par Richardson sans obtenir une réponse complète du CP à l’égard de cette demande.
[30]
À mon avis, l’argument du CN ne saurait être retenu et ce, pour deux motifs.
[31]
Premièrement, il ne semble y avoir aucune disposition dans la Loi ou dans les Règles de l’Office des transports du Canada (Instances de règlement des différends et certaines règles applicables à toutes les instances), DORS/2014-104, qui exige qu’un expéditeur souhaitant obtenir une ordonnance d’interconnexion, comme Richardson en l’espèce, nomme les deux compagnies de chemin de fer d’un lieu de correspondance à titre d’intimées. Au contraire, comme le prétend Richardson, l’alinéa 127(2)a) de la Loi dispose que l’Office peut ordonner à l’une des compagnies de chemin d’un lieu de correspondance d’effectuer l’interconnexion du trafic d’un expéditeur.
[32]
Deuxièmement, il est important de noter que le CN n’a pas soulevé la « question de la compétence »
devant l’Office. Comme Richardson le souligne au paragraphe 33 de son mémoire des faits et du droit, le CN a fait valoir que la participation du CP était une question d’équité envers le CP, en plaidant que le CP devait avoir [traduction] « l’occasion de présenter des observations »
.
[33]
En raison de cet argument, l’Office a écrit au CP le 15 mai 2018, l’invitant à faire part de ses commentaires sur la question de savoir si la cour de triage Scotford constitue un lieu de correspondance au sens de l’article 111 de la Loi.
[34]
Dans le cours de sa correspondance avec le CP, l’Office a fait parvenir au CP, à sa demande, une copie des actes de procédure déposés par les parties. Après avoir examiné les documents qui lui avaient été envoyés, le CP n’a pas pris position à l’égard des questions soulevées dans les actes de procédure et n’a pas demandé d’intervenir dans l’instance engagée devant l’Office. Au paragraphe 12 de sa décision, l’Office a indiqué ce qui suit :
En ce qui a trait à la demande de RIL visant à ce que l’Office rende une ordonnance établissant que le raccordement entre les lignes de chemin de fer de CN et de CP à Scotford constitue un « lieu de correspondance », l’Office a donné à CP la possibilité de soumettre une présentation. CP a choisi de ne pas commenter directement la question soulevée dans la correspondance que lui a adressée l’Office, à savoir si la gare de triage de Scotford devait être considérée comme un « lieu de correspondance » au sens des articles 111 et 127 de la LTC. Toutefois, dans sa réponse elle affirme qu’une ordonnance d’interconnexion aurait probablement une incidence sur ses opérations et ses activités, tout en précisant que, compte tenu du peu d’information qui lui a été fournie, elle n’est pas en mesure d’évaluer l’ampleur de cette incidence. CP affirme également qu’il ne semble pas y avoir de défaillance du marché qui nécessiterait une telle intervention réglementaire.
[35]
En conclusion, le CN ne s’est pas opposé à la façon dont l’Office a sollicité les observations du CP et n’a pas demandé à l’Office de rendre une ordonnance visant à ajouter le CP comme partie à l’instance ou toute autre ordonnance que le CN croyait nécessaire dans les circonstances.
[36]
Par conséquent, à mon avis, le CN ne peut à présent plaider le dossier du CP à l’égard de l’ordonnance d’interconnexion rendue par l’Office. Il va toutefois sans dire que, si Richardson demandait une mise en application de l’ordonnance de l’Office contre le CP, le CP pourrait faire valoir sa cause de la façon dont il le jugera approprié.
[37]
Par conséquent, ce motif d’appel est non fondé.
[38]
J’aborde maintenant la deuxième question en litige.
B.
L’interprétation de l’Office des articles 111 et 127 de la Loi est-elle erronée?
[39]
Le CN affirme que l’Office a commis une erreur susceptible de révision en interprétant les mots de la définition de « lieu de correspondance »
figurant à l’article 111 de la Loi. Plus particulièrement, le CN fait valoir que l’Office a donné une interprétation trop large aux mots « la ligne d’une compagnie de chemin de fer est raccordée avec celle d’une autre compagnie de chemin de fer »
et que l’Office n’a pas tenu compte de l’objectif de la disposition relative à l’interconnexion dans la Loi ni du contexte législatif dans son ensemble.
[40]
En présentant cet argument, le CN affirme que la norme de contrôle applicable à cette question d’interprétation est celle de la norme de la décision raisonnable, puisque l’Office interprétait sa loi constitutive. Richardson est également d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique à cette question.
[41]
Avant le jugement rendu récemment par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), j’aurais convenu avec les parties que la norme de la décision raisonnable était la norme applicable relative à la question de l’interprétation (voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Office des transports du Canada, 2010 CAF 65, [2011] 3 RCF 264, aux paragraphes 27 à 29; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Richardson International Limited, 2015 CAF 180, 476 N.R. 83, aux paragraphes 17, 18 et 30; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. BNSF Railway Company, 2018 CAF 135, [2018] ACF no 750, au paragraphe 8; et Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Emerson Milling Inc., 2017 CAF 86, [2017] ACF no 415, au paragraphe 33). Toutefois, il n’y a désormais aucun doute que la norme applicable en l’espèce est celle de la décision correcte.
[42]
L’appel dont nous sommes saisis a été déposé en application du paragraphe 41(1) de la Loi en invoquant une question de droit pour laquelle l’autorisation a été accordée par la Cour. Il s’agit d’un appel, prévu par la loi, d’une décision administrative pour laquelle la Cour suprême dans Vavilov a déclaré qu’un contrôle judiciaire s’applique désormais (Vavilov, aux paragraphes 36 à 52). Plus particulièrement, au paragraphe 36 de ses motifs dans Vavilov, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :
[...] Lorsqu’il accorde aux parties la possibilité de porter en appel, de plein droit ou sur autorisation, une décision administrative devant une cour de justice, le législateur assujettit le régime administratif à une compétence d’appel et indique qu’il s’attend à ce que la cour vérifie attentivement cette décision lors d’un processus d’appel.
[Non souligné dans l’original.]
[43]
Dans Vavilov, au paragraphe 37 de ses motifs, la Cour suprême explique qu’elle entend par « processus d’appel »
la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. Par conséquent, la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et aux questions mixtes de droit et de fait contenant un principe juridique isolable.
[44]
Puisque la question en litige se rapportant à l’interprétation des articles 111 et 127 de la Loi est, sans aucun doute, une question de droit, la norme de la décision correcte s’applique.
[45]
Comme je l’ai mentionné précédemment, l’Office a traité sommairement de la question de l’interprétation, aux paragraphes 47 à 50 de ses motifs, où il conclut que l’article 111, contrairement au paragraphe 140(1), n’exclut pas les épis et autres voies auxiliaires du terme « ligne »
et que, par conséquent, ces lignes sont visées par le terme « ligne »
figurant dans la définition de l’expression « lieu de correspondance »
de l’article 111.
[46]
Sous l’ancienne norme de la décision raisonnable, j’aurais conclu sans hésitation que l’interprétation de l’Office était déraisonnable puisqu’elle ne tenait pas compte à la fois du contexte et du régime législatif dans son ensemble. La Cour suprême a affirmé très clairement, dans plusieurs décisions, qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur »
. (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 26, citant Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. 1983, à la p. 87).
[47]
Dans Vavilov, la Cour suprême a confirmé que les principes d’interprétation des lois constituent un des éléments à prendre en considération dans l’examen du caractère raisonnable d’une décision administrative (Vavilov, au paragraphe 106). Après avoir réaffirmé le « principe moderne »
de l’interprétation des lois, selon lequel « c’est uniquement à partir du texte de loi, de l’objet de la disposition législative et du contexte dans son ensemble qu’il est possible de saisir l’intention du législateur »
, la Cour suprême a déclaré ce qui suit :
« [u]ne méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui respecte l’intention du législateur doit donc tenir pour acquis que les instances chargées d’interpréter la loi — qu’il s’agisse des cours de justice ou des décideurs administratifs — effectueront cet exercice conformément au principe d’interprétation susmentionné. » (Vavilov, au paragraphe 118).
[48]
L’Office n’a pas respecté les principes fondamentaux d’interprétation des lois cités par la Cour suprême. Il faut noter que cette même « règle de l’exclusion implicite »
adoptée en l’espèce par l’Office a été rejetée par la Cour suprême dans l’arrêt Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, [2017] 1 R.C.S. 360 [Green]. La Cour suprême y indique que cette interprétation est « incompatible avec la méthode d’interprétation téléologique mise de l’avant par la Cour »
et réaffirme que « [l]e libellé de la loi doit être considéré parallèlement à son objet et à son économie »
(Green, aux paragraphes 35 à 37).
[49]
Par conséquent, même si la Cour avait appliqué la norme de la décision raisonnable, qui est la norme exigeant la plus grande retenue, la décision de l’Office n’aurait pu tenir en raison de son omission d’analyser adéquatement l’intention du législateur sous-tendant la disposition en question. La norme de la décision raisonnable n’est toutefois plus la norme applicable et nous avons donc la possibilité d’établir, en fonction de la norme de la décision correcte, qu’elle est à notre avis l’interprétation juste des articles 111 et 127 de la Loi (Vavilov, au paragraphe 54).
[50]
Après avoir examiné attentivement la question, je suis d’avis que nous devrions accueillir l’appel et renvoyer l’affaire à l’Office pour nouvel examen, à la lumière des présents motifs. En d’autres termes, nous ne devrions pas déterminer quelle est l’interprétation juste. Ma décision est fondée sur les motifs qui suivent.
[51]
Je conclus d’abord que nous n’avons pas eu l’occasion d’entendre les arguments juridiques des parties sur la norme de la décision correcte, car le présent appel a été entendu en tenant pour acquis que l’interprétation de l’Office était raisonnable (de la part de Richardson) ou déraisonnable (de la part du CN). Aucune des parties n’a plaidé sa cause en tenant pour acquis que la Cour pourrait y substituer la signification du libellé pertinent retrouvé aux articles 111 et 127 de la Loi qui serait, à son avis, préférable.
[52]
Par exemple, Richardson a soutenu, aux paragraphes 99 à 103 de son mémoire des faits et du droit, que la décision de l’Office était conforme à sa décision antérieure dans l’ordonnance No 1992-R207, dans laquelle l’Office avait adopté une interprétation large du terme « ligne »
, ce qui constituait un fondement raisonnable à la décision de l’Office en l’espèce, qui rejette effectivement une interprétation plus restreinte du terme en cause. Un autre exemple se trouve au paragraphe 82 du mémoire des faits et du droit du CN, où le CN allègue simplement que l’Office a commis une erreur en [traduction] « ne réalisant ou en ne formulant pas d’analyse visant à déterminer si le lieu de correspondance devrait se limiter aux raccordements des principales lignes de chemin de fer »
.
[53]
À mon avis, un second motif, pour renvoyer l’affaire à l’Office est que la Cour tirerait grandement avantage d’une analyse plus exhaustive de l’Office à savoir pourquoi il est d’avis qu’une interprétation est meilleure que l’autre. En d’autres termes, nous tirerons avantage de la justification de l’Office, du fait qu’il possède une grande expertise à l’égard non seulement de sa loi constitutive, mais aussi de toutes les questions relatives aux chemins de fer, notamment à l’interconnexion du trafic.
[54]
Par ces commentaires, je n’exclus pas la possibilité que l’Office en vienne à une conclusion différente de sa première conclusion en l’espèce. Toutefois, peu importe l’interprétation que l’Office favorisera, la décision qui en découlera sera nécessairement le résultat d’une analyse plus complète, ce qui ne peut être qu’à l’avantage des parties et de la Cour, si cette décision devait revenir devant nous.
[55]
Je me penche maintenant sur la dernière question.
C.
L’Office a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale à l’égard du CN dans son évaluation des éléments de preuve et des observations présentés par les parties?
[56]
Le CN affirme que l’Office a manqué à l’obligation d’équité procédurale qu’il lui devait en tirant une inférence défavorable à l’encontre du CN pour n’avoir pas déposé d’éléments de preuve en réplique, alors qu’il n’était pas en droit de le faire. Le CN allègue également que l’Office a considéré de façon arbitraire les observations de Richardson comme de la [traduction] « preuve »
, tout en considérant ses propres observations comme de simples [traduction] « arguments »
, sans qu’aucune analyse ne soutienne ces distinctions. Le CN soutient qu’il était légitime de sa part de s’attendre à ce que ses observations soient considérées de la même façon que celles de Richardson.
[57]
À mon avis, en invoquant l’équité procédurale, le CN interprète mal les questions qu’il soulève. L’Office commettrait une erreur de droit s’il rendait une conclusion défavorable à l’encontre du CN parce que ce dernier n’aurait pas déposé d’éléments de preuve en réplique, alors qu’il n’était pas en droit de le faire. De même, si l’allégation du CN selon laquelle l’Office a considéré les observations de Richardson comme de la preuve est juste, l’Office aurait également commis une erreur de droit. L’Office ne peut pas rendre des conclusions de fait lorsqu’aucune preuve ne soutient ces conclusions.
[58]
En raison de ma conclusion à l’égard de la question de l’interprétation, il n’est pas nécessaire de statuer sur cette question. Il serait toutefois sage, à mon avis, que l’Office, en examinant de nouveau l’affaire, garde à l’esprit les arguments du CN relatifs à la distinction à faire entre des observations et des éléments de preuve.
VII.
Conclusion
[59]
Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais la décision de l’Office et je renverrais l’affaire à l’Office pour nouvel examen de la demande de Richardson, conformément aux présents motifs.
« M. Nadon »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
Eleanor R. Dawson, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Anne L. Mactavish, j.c.a. »
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier :
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A-125-19
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INTITULÉ :
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COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED ET OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Vancouver (Colombie-Britannique)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 16 septembre 2019
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE NADON
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Y ONT SOUSCRIT :
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LA JUGE DAWSON
LA JUGE MACTAVISH
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DATE DES MOTIFS :
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Le 23 janvier 2020
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COMPARUTIONS :
Douglas C. Hodson
Jocelyn Sirois
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Pour l’appelantE
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Lucia M. Stuhldreier
Grace Shaw
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Pour l’intimée RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED
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Kevin Shaar
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Pour l’intimé
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
MLT Aikins LLP
Saskatoon (Saskatchewan)
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Pour l’appelantE
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McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Vancouver (Colombie-Britannique)
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Pour l’intimée
RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED
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Direction des services juridiques
Office des transports du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour l’intimé
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA
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