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Date : 20190606


Dossier : A-73-18

Référence : 2019 CAF 202

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

KAMRAN SOLTANIZADEH

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 juin et le 24 septembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 juin 2019.

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT :

LA COUR

 


Date : 20190606


Dossier : A-73-18

Référence : 2019 CAF 202

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

KAMRAN SOLTANIZADEH

intimé

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

LA COUR

I. Introduction

[1] Le procureur général du Canada (le procureur général) interjette appel d’une ordonnance prononcée par le juge Mosley de la Cour fédérale (le juge) dans le dossier IMM-2523-17. Les motifs publics de l’ordonnance ont été publiés le 2 février 2018 (2018 CF 114), tandis que l’ordonnance et les motifs classifiés ont été rendus le 14 février 2018. Une ordonnance et des motifs classifiés modifiés ont été rendus le 27 mars 2018 afin de corriger diverses erreurs d’écriture. Le contenu de l’ordonnance n’a pas été modifié. Dans son ordonnance, le juge n’a accueilli qu’en partie la requête du procureur général, présentée en vertu de l’article 87 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR et la requête présentée en vertu de l’article 87). La requête présentée en vertu de l’article 87 portait sur la non-divulgation de renseignements caviardés contenus dans le dossier certifié du tribunal (le DCT) d’un agent des visas. Dans le présent appel, le procureur général soutient que le juge a commis une erreur dans son examen de la requête présentée en vertu de l’article 87.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, l’appel devrait être accueilli.

II. Le contexte

[3] La décision sous-jacente tranche une demande de contrôle judiciaire déposée par le demandeur, M. Kamran Soltanizadeh (l’intimé dans le présent appel), visant la décision d’un agent des visas datée du 22 mai 2017. L’agent des visas a conclu que l’intimé était interdit de territoire au Canada en application de l’article 34 de la LIPR. La demande d’autorisation de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale a été accueillie le 8 septembre 2017.

[4] Le 30 octobre 2017, dans le cadre de cette demande de contrôle judiciaire, le procureur général a déposé, au nom du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), une requête en vertu de l’article 87 en vue d’obtenir une ordonnance de non-divulgation. Le 3 novembre 2017, l’avocat de l’intimé a envoyé une lettre pour informer la Cour fédérale que l’intimé ne prenait pas position sur la requête présentée en vertu de l’article 87. Aucun avocat spécial n’a été désigné à ce stade de l’instance. Le dossier de la requête du procureur général indiquait que le ministre ne se fonderait pas sur les renseignements caviardés pour justifier la décision de l’agent des visas dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, puisque le ministre avait l’intention à l’audience de consentir à la demande (motifs publics, au para. 6). Rien dans le dossier de la requête du procureur général présentée en vertu de l’article 87 n’indique que du caviardage a été effectué au titre d’une disposition autre que l’article 87 de la LIPR (motifs publics, au para. 11).

[5] En plus du caviardage effectué au titre de l’article 87 de la LIPR, le DCT contenait également des passages caviardés au titre de l’article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (la Loi sur le SCRS). Le fait que, dans le DCT, on revendiquait le privilège prévu à l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS a été divulgué dans la lettre d’accompagnement de l’ambassade du Canada à Paris, en France, datée du 1er novembre 2017, qui accompagnait le DCT. Rien n’indique toutefois quels passages ont été caviardés au titre de l’article 87 de la LIPR et lesquels l’ont été au titre de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS (motifs publics, au para. 17).

[6] Le juge a tenu une audience sur la requête présentée en vertu de l’article 87 le 7 décembre 2017. Deux affidavits — l’un du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) et l’autre de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) — ont été déposés le 10 novembre 2017 pour soutenir la requête du procureur général. Le juge a demandé qu’on lui fournisse une version transparente des passages caviardés au titre de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS et a en outre demandé que les déposants soient prêts à témoigner sur le fondement de cette revendication de privilège. Le procureur général a soutenu que le juge n’avait pas compétence pour enquêter sur le fondement du caviardage fait au titre de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS hors du cadre d’une demande présentée en vertu du paragraphe 18.1(4). En fin de compte, l’ordonnance du juge n’a porté que sur la question relative à l’article 87.

III. Les motifs publics de l’ordonnance du juge

[7] Dans les motifs publics de son ordonnance, le juge a exprimé des réserves sur le fait que rien ne permettait d’établir quels passages avaient été caviardés en vertu de quel privilège et qu’il serait difficile pour l’intimé de savoir s’il devait contester le caviardage de passages fondé sur l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS s’il n’en connaissait ni le nombre ni l’endroit où ils se trouvaient (motifs publics, aux para. 15 à 18). Il a ensuite passé en revue le rôle qu’ont joué par le passé les tribunaux dans l’examen du privilège revendiqué par l’État. Ce faisant, il a parlé de l’article 87 de la LIPR, de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS, des articles 37 et 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5 (la LPC), ainsi que de dispositions antérieures à ces diverses dispositions (motifs publics, aux para. 19-56). Il a déclaré avoir interrogé le témoin du procureur général sur la question relative à l’article 87 de la LIPR et en avoir « tiré certaines conclusions quant au caractère raisonnable des demandes fondées sur l’article 87 » (motifs publics, au para. 57). Ses conclusions sur l’article 87 se trouvent dans ses motifs classifiés.

IV. L’ordonnance et les motifs classifiés du juge

[8] Dans ses motifs classifiés, le juge a de nouveau fait part de ses réserves à l’égard de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS. Il a fait observer qu’il n’était pas convaincu que le caviardage effectué au titre de cet article constituait une application appropriée du privilège visant les sources humaines du SCRS. En fait, il a déclaré que [traduction] « faute de renseignements et d’éléments de preuve à l’appui, une telle proposition [selon laquelle les renseignements caviardés constituaient une application appropriée du privilège visé au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur le SCRS] exige un acte de foi de la part de la Cour » (motifs classifiés, au para. 17).

[9] Le juge a toutefois noté que notre Cour avait été saisie |||||||||||||||||||||||||||||| de la question de savoir si la Cour fédérale avait compétence à l’égard des revendications de privilège fondées sur l’article 18.1 hors du cadre d’une contestation présentée en application du paragraphe 18.1(4) — |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| Article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C-23, telle que modifiée (Re), 2018 CAF 161, [2018] A.C.F. no 941 (QL) – et, par conséquent, n’a vu [traduction] « aucune raison de rendre une autre ordonnance sur cette question pour le moment » (motifs classifiés, au para. 21). |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| : aucune demande d’autorisation de pourvoi n’a été déposée relativement à l’arrêt Article 18.1 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C-23, telle que modifiée (Re)    |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||

[10] Cependant, le juge s’est penché sur la question de l’article 87 de la LIPR. Il a refusé d’empêcher la divulgation d’environ la moitié des passages dont le caviardage avait été demandé au titre de cet article. C’est à l’encontre de cette ordonnance que le procureur général interjette appel. Comme le juge n’a pas rendu d’ordonnance à l’égard de l’article 18.1 de la Loi sur le SCRS, cet article n’est pas pertinent dans le présent appel.

[11] Pour ce qui est des questions de procédure, l’audience sur la demande de contrôle judiciaire sous-jacente devait à l’origine se tenir le 26 février 2018. Le 23 février 2018, le juge a rendu une ordonnance annulant cette audience et la reportant à une date devant être fixée par le juge en chef.

[12] En appel, notre Cour a tenu une audience à huis clos ex parte le 5 juin 2018 et seul le procureur général y a comparu. Toutefois, après l’audience, notre Cour estimant qu’elle bénéficierait d’un point de vue indépendant de celui du procureur général, un amicus curiae, M. Lorne Waldman, qui est aussi un avocat spécial, a été nommé le 1er août 2018. Une audience supplémentaire a donc été tenue en présence du procureur général et de l’amicus curiae le 24 septembre 2018.

V. Les questions en litige

[13] Les questions soulevées dans le présent appel sont les suivantes :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. Le juge a-t-il commis une erreur en appliquant le mauvais critère à l’égard de l’article 87 de la LIPR?

  3. Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la divulgation des renseignements visés par les revendications de privilège fondées sur l’article 87 ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale?

VI. Les dispositions légales pertinentes

[14] L’article 87 de la LIPR est libellé ainsi :

87. Le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander l’interdiction de la divulgation de renseignements et d’autres éléments de preuve. L’article 83 s’applique à l’instance et à tout appel de toute décision rendue au cours de l’instance, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l’obligation de nommer un avocat spécial et de fournir un résumé.

87. The Minister may, during a judicial review, apply for the non-disclosure of information or other evidence. Section 83 — other than the obligations to appoint a special advocate and to provide a summary — applies in respect of the proceeding and in respect of any appeal of a decision made in the proceeding, with any necessary modifications.

[15] Les passages pertinents de l’article 83 de la LIPR sont libellés ainsi :

Protection des renseignements

Protection of information

83 (1) Les règles ci-après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 :

83 (1) The following provisions apply to proceedings under any of sections 78 and 82 to 82.2:

[…]

[…]

d) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

(d) the judge shall ensure the confidentiality of information and other evidence provided by the Minister if, in the judge’s opinion, its disclosure would be injurious to national security or endanger the safety of any person;

[16] L’article 87.01 de la LIPR, qui accorde le droit d’appel, est rédigé ainsi :

87.01 (1) Le ministre peut, en tout état de cause, interjeter appel en Cour d’appel de toute décision rendue au cours du contrôle judiciaire et exigeant la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve qui porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, sans que le juge soit tenu de certifier que l’affaire soulève une question grave de portée générale.

87.01 (1) The Minister may, without it being necessary for the judge to certify that a serious question of general importance is involved, appeal, at any stage of the proceeding, to the Federal Court of Appeal any decision made in a judicial review requiring the disclosure of information or other evidence if, in the Minister’s opinion, the disclosure would be injurious to national security or endanger the safety of any person.

(2) L’appel suspend l’exécution de la décision, ainsi que le contrôle judiciaire, jusqu’à ce qu’il soit tranché en dernier ressort.

(2) The appeal suspends the execution of the decision, as well as the judicial review, until the appeal has been finally determined.

VII. Discussion

A. La norme de contrôle

[17] Le procureur général soutient que le présent appel est [traduction] « le premier appel visant une décision rendue relativement à l’article 87 interjeté en vertu de l’article 87.01 de la LIPR », de sorte que [traduction] « la Cour doit déterminer la norme de contrôle applicable » (mémoire des faits et du droit du procureur général (mémoire de l’appelant), au para. 23).

[18] Le procureur général soutient que la norme de contrôle applicable est [traduction] « la norme de contrôle généralement applicable en appel », telle qu’établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. Notre Cour est du même avis. Dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, [2016] A.C.F. no 943 (QL) [Hospira], notre Cour a indiqué que la norme énoncée dans l’arrêt Housen est la norme de contrôle à appliquer aux décisions des tribunaux de première instance (Hospira, au para. 28). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Almalki, 2011 CAF 199, [2012] 2 R.C.F. 594 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 34502) [Almalki], notre Cour a adopté la norme établie dans l’arrêt Housen dans un appel concernant l’article 38 de la LPC (Almalki, aux para. 5 et 6) et a récemment confirmé dans l’arrêt Shen c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 7, que la norme établie dans l’arrêt Housen doit régir les appels des décisions de la Cour fédérale concernant les demandes fondées sur l’article 38 de la LPC (au para. 27).

[19] Selon le cadre établi dans l’arrêt Housen, les questions de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, tandis que les questions mixtes de fait et de droit ainsi que les questions de fait sont susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante.

[20] Il y a également lieu de rappeler que notre Cour, dans l’arrêt Almalki, au paragraphe 8, a conclu qu’« [i]l y a erreur palpable et dominante lorsque le juge a “tenu compte de facteurs non pertinents, omis des facteurs qu’il aurait dû considérer ou apprécié les facteurs pertinents de façon déraisonnable” : voir Canada c. Furukawa, [2001] 1 CTC 39, au paragraphe 35 (CAF) ». Les passages pertinents du paragraphe de l’arrêt Furukawa auquel renvoie notre Cour dans l’arrêt Almalki sont les suivants :

[35] [...] comme il a été convenu que le juge a énoncé correctement le critère légal applicable, et qu’il n’a pas commis d’autre erreur dans l’énoncé du droit, la Cour ne doit pas intervenir à moins de pouvoir déduire du résultat obtenu que le juge a nécessairement tenu compte de facteurs non pertinents, omis des facteurs qu’il aurait dû considérer ou apprécié les facteurs pertinents de façon déraisonnable.

[21] Par conséquent, si notre Cour est d’avis que le juge n’a pas dénaturé le critère juridique, elle doit évaluer si le résultat auquel il est parvenu l’amène à conclure qu’une erreur doit avoir été commise parce que le juge a pris en compte des facteurs non pertinents.

B. Le juge a-t-il appliqué le mauvais critère à l’égard de l’article 87 de la LIPR?

[22] Le procureur général soutient que le juge a correctement formulé le critère à appliquer à l’égard de l’article 87 de la LIPR, mais qu’il a ensuite [traduction] « ajouté au critère des facteurs qui en ont changé la nature » (mémoire de l’appelant, au para. 27). Plus particulièrement, il soutient que le juge a intégré dans le critère un exercice de mise en balance. Il s’agissait d’une erreur, puisque l’article 87 ne prévoit pas que l’atteinte découlant de la divulgation doit être mise en balance [traduction] « avec les intérêts de l’intimé » (mémoire de l’appelant, au para. 27).

[23] Comme l’observe le procureur général, le juge, dans son analyse, fait la distinction entre l’article 38 de la LPC et l’article 87 de la LIPR. Au paragraphe 34 de ses motifs publics, il note que l’article 87 « ne prévoit pas la mise en balance des intérêts publics en faveur de la divulgation et ceux contre la divulgation » (motifs publics, au para. 34).

[24] Le procureur général soutient que l’utilité qu’ont les renseignements caviardés pour la demande de contrôle judiciaire sous-jacente de l’intimé, ainsi que toute considération d’équité, sont des considérations pertinentes pour les besoins de l’audience sous-jacente, mais ne le sont pas à l’étape de la requête présentée en vertu de l’article 87. Autrement dit, le procureur général soutient que le juge saisi de la requête présentée en vertu de l’article 87 doit statuer sur cette requête et refuser de divulguer tout renseignement préjudiciable sans procéder à une analyse de mise en balance. Pour sa part, l’amicus curiae convient que l’article 87 de la LIPR ne prévoit pas de mise en balance qui permettrait la divulgation de renseignements lorsque leur divulgation est jugée préjudiciable, mais soutient que les questions d’équité doivent être prises en considération, et en particulier, la capacité de l’intimé de connaître les allégations qui pèsent contre lui et d’y répondre. Selon l’amicus curiae, la question est de savoir si l’interprétation des articles 83 et 87 de la LIPR montre que le juge doit, dans son examen de l’article 87, prendre en considération [traduction] « l’intérêt de l’équité et le principe du caractère public des débats plutôt que l’intérêt de l’État à protéger des renseignements confidentiels » (observations de l’amicus curiae, au para. 50).

[25] Plus précisément, le procureur général soutient que le juge a commis une erreur en formulant des observations sur l’utilité qu’ont les renseignements visés par l’article 87 pour la demande de contrôle judiciaire sous-jacente de l’intimé. Cela équivaut à importer un facteur non pertinent dans le critère juridique qu’il faut appliquer. Des exemples de telles observations se trouvent dans les motifs publics ainsi que dans les motifs classifiés :

Motifs publics

[55] Lorsque les renseignements caviardés touchent davantage au fond et auraient une valeur probante dans le cadre de la demande sous-jacente, la Cour doit examiner attentivement si le caviardage est justifié. Dans certains cas, l’essentiel des renseignements peut avoir été communiqué à la personne visée par la décision au moyen des motifs écrits fournis, et la divulgation du texte caviardé n’aiderait en rien à la compréhension de l’affaire [renvoi omis]. Dans d’autres cas, l’intéressé peut être laissé entièrement dans l’ignorance quant aux motifs pour lesquels la demande a été rejetée.

[56] L’importance de la décision pour le demandeur est un facteur dont il faut tenir compte. La Cour doit être consciente des obstacles auxquels se heurtent souvent les éventuels immigrants au Canada. Le traitement d’une demande de visa peut souvent prendre de nombreuses années et s’avérer très coûteux, et se solder finalement par un rejet. [...] Il existe néanmoins une obligation minimale d’agir équitablement [renvoi omis].

Motifs classifiés

[Traduction]

[24] Bien qu’il puisse être approprié de |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||, les renseignements très pertinents |||||||||||||||||||||||| devraient être divulgués à moins que le juge ne soit d’avis que leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou mettrait une personne en danger. Le fait que |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ne prouve pas en soi l’existence d’une telle atteinte ou d’un tel danger.

[...]

[36] Le témoin du Service a cherché à assujettir au privilège les renvois à ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||  Comme il a été dit précédemment, |||||||||||||||||||||||||| ||||||| ||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||Le document d’évaluation indique clairement qu’il a été fourni par la Direction générale du filtrage de sécurité du SCRS. Le témoin du SCRS l’a reconnu dans son affidavit et dans son témoignage oral. Par conséquent, je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle tous les renseignements dont on peut déduire que ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| devraient être protégés contre la divulgation particulièrement parce qu’il semble que |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| sera une question visée dans la demande sous-jacente.

[Non souligné dans l’original.]

[26] Le procureur général et l’amicus curiae reconnaissent tous deux que l’article 87 de la LIPR ne prévoit pas de critère de mise en balance de l’intérêt public comme celui énoncé à l’article 38 de la LPC. Notre Cour est d’accord avec le procureur général et l’amicus curiae et ajoute que l’appréciation que fait le juge pour en arriver à sa conclusion sur l’atteinte est déterminante et devrait être énoncée clairement. Ainsi, si le juge conclut que la divulgation serait préjudiciable dans le contexte d’une requête présentée en vertu de l’article 87, la divulgation doit être interdite. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le juge le reconnaît au paragraphe 34 de ses motifs publics. Il indique également que « la Cour n’évalue pas la pertinence des renseignements caviardés » au titre de l’article 87 de la LIPR, puisque « [e]n intégrant les documents au DCT, le [ministre] reconnaît leur pertinence pour la demande sous-jacente » (motifs publics, au para. 35).

[27] Toutefois, en l’espèce, même si, d’un côté, le juge aurait bel et bien dû s’abstenir de renvoyer à la pertinence des renseignements caviardés ou à leur utilité pour l’intimé, de l’autre côté, notre Cour ne peut pas, si elle interprète équitablement les motifs du juge, conclure qu’il a ordonné la divulgation de renseignements qui, selon lui, étaient préjudiciables au motif que les intérêts de l’intimé l’emportaient sur une atteinte éventuelle. Bien que le juge ait discuté de la pertinence et des intérêts de l’intimé, notre Cour n’est toujours pas convaincue qu’il a procédé à un exercice de mise en balance de l’intérêt public semblable à celui qui serait effectué pour l’application de l’article 38 de la LPC. Au contraire, s’il concluait à l’atteinte, il confirmait l’interdiction de divulgation. Par conséquent, il est difficile de déterminer quel effet a eu, s’il y en a eu un, la prise en considération de la pertinence par le juge sur l’ordonnance qu’il a rendue. Cette question sera examinée plus en détail dans l’analyse de la prochaine question : l’évaluation de l’atteinte par le juge.

C. Le juge a-t-il par ailleurs commis une erreur en concluant que les documents dont la divulgation a été refusée au titre de l’article 87 de la LIPR ne porteraient pas atteinte à la sécurité nationale s’ils étaient divulgués?

[28] Le procureur général soutient quant à cette deuxième question que le juge a omis de tirer des conclusions définitives sur l’atteinte en ce qui concerne plusieurs renseignements dont il a ordonné la divulgation. De plus, il soutient que le juge a rendu une conclusion contradictoire à l’égard de l’atteinte dans au moins un cas et que sa conclusion selon laquelle la divulgation de certains renseignements ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale n’était pas fondée.

[29] Le procureur général soutient que la seule conclusion claire du juge selon laquelle la divulgation ne porterait pas atteinte à la sécurité nationale a été tirée à l’égard du renseignement |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| (mémoire de l’appelant, au para. 36). Nulle part ailleurs il n’a indiqué expressément qu’il n’était pas convaincu que la divulgation des renseignements dont il a ordonné la divulgation aux pages ||||||||||||| et ||||||||| du DCT porterait atteinte à la sécurité nationale (mémoire de l’appelant, au para. 36).

[30] De plus, le procureur général souligne qu’il y a contradiction dans les conclusions du juge sur l’atteinte du fait qu’il a confirmé le caviardage du paragraphe à la page |||||||| du DCT, mais a ordonné la divulgation de la dernière partie du paragraphe || à la page |||||| du DCT. Ces passages ont été caviardés |||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| et disaient la même chose. Aucune explication n’a été donnée quant à la raison pour laquelle les renseignements étaient protégés dans un cas, mais pas dans l’autre.

[31] Enfin, alors que le juge a implicitement conclu que la divulgation de renseignements ne causerait pas d’atteinte à la sécurité nationale, le procureur général soutient qu’il a accordé une importance indue à |||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||| a communiqué par inadvertance certains de ces renseignements. Le procureur général soutient que la divulgation par inadvertance ne devrait pas du tout être une considération pertinente, mais que, même si elle l’était, la divulgation par inadvertance en l’espèce ne signifie pas que la diffusion plus large ou plus complète de ces renseignements ne porterait pas davantage atteinte à la sécurité nationale (mémoire de l’appelant, au para. 45).

[32] La première observation du procureur général sur cette question, à savoir que le juge a commis une erreur en omettant de tirer des conclusions précises concernant l’atteinte, est ténue. Le juge a fourni des motifs généraux dans son ordonnance et ses motifs classifiés modifiés et il y a joint une annexe détaillée dans laquelle ses observations expliquent et motivent sa décision à l’égard de chaque page du DCT, et l’amicus curiae a fourni plusieurs exemples le démontrant (observations de l’amicus curiae, aux para. 42 à 44).

[33] Toutefois, en ce qui concerne la conclusion prétendument contradictoire du juge relative aux pages |||||| et |||||| du DCT, notre Cour ne peut souscrire à l’opinion de l’amicus curiae selon laquelle il n’y a [traduction] « aucune contradiction importante ». En effet, si la divulgation des renseignements peut porter atteinte à la sécurité nationale dans un cas, elle le peut également dans l’autre. De plus, cette contradiction ne semble pas avoir été examinée dans l’ordonnance et les motifs classifiés modifiés, de sorte qu’on ne peut conclure qu’il s’agit d’une erreur d’écriture. Il se peut qu’il y ait des raisons expliquant cette contradiction, mais elles n’ont pas été exprimées. À notre avis, ce genre de contradiction justifie l’intervention de notre Cour.

[34] Enfin, le procureur général soutient que le juge s’est fondé indûment sur la divulgation par inadvertance. Il souligne que le fait pour le juge d’avoir agi ainsi est [traduction] « en contradiction avec sa propre déclaration selon laquelle “les renvois aux |||||||||||||||||||||||||| et aux aspects des |||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| peuvent être caviardés de manière sélective » (mémoire de l’appelant, au para. 45). Monsieur |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| (affidavit de |||||||||||||| ||||||||||||, au para. 22). Monsieur |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| | , mais il note que des renseignements aussi précis que ceux figurant dans les passages dont le caviardage est demandé |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ne sont pas connus du public (affidavit de ||||||||||||||||||||||||||||||, au para. 23).

[35] Bien que ces renseignements aient été divulgués par inadvertance |||||||||||||||||||||| |, le procureur général soutient que la divulgation par inadvertance ne devrait pas compter ou, du moins, ne devrait pas être un facteur déterminant. Dans la décision Sellathurai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 1082, au para. 41 [Sellathurai], la juge Snider a conclu qu’« il faut déterminer au cas par cas si la divulgation par inadvertance entraîne la perte du privilège ». Cette conclusion concernait des documents à l’égard desquels le ministre avait revendiqué un privilège au titre de l’article 87 de la LIPR et qui avaient été envoyés par inadvertance à l’avocat de M. Sellathurai. La Cour fédérale a conclu que le privilège n’avait pas été perdu (Sellathurai, au para. 42). L’amicus curiae souscrit au principe selon lequel la divulgation accidentelle d’un document protégé ne constitue pas une renonciation (observations de l’amicus curiae, au para. 83).

[36] Bien que le juge ne soit pas lié par la décision Sellathurai de la Cour fédérale, il n’en demeure pas moins que le juge devait faire preuve de retenue à l’égard des éléments de preuve quant à l’atteinte à la sécurité nationale présentés par le ministre, à savoir l’affidavit et le témoignage oral de M. |||||||||||| | . En l’espèce, le juge n’a pas retenu le témoignage de M. |||||||||||| selon lequel il y aurait atteinte malgré la divulgation par inadvertance antérieure. Bien que le juge ait exprimé les motifs pour lesquels il a ordonné la divulgation des renseignements visés par la demande de privilège – |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |  et les renseignements précis en cause avaient déjà été divulgués par inadvertance — il n’a pas accordé beaucoup d’importance au témoignage de M. |||||||||||||||| selon lequel il y aurait atteinte s’il était révélé en particulier que ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||.

[37] Bien que le fait que le juge se soit fondé sur la divulgation par inadvertance ne soit pas, dans les circonstances, aussi problématique que les conclusions contradictoires à l’égard des pages |||||| et |||||| du DCT, le juge aurait néanmoins dû justifier davantage sa décision de ne pas retenir le témoignage de M. |||||||||||||| sur ce point. Notre Cour prend également note des observations du juge au paragraphe 36 de ses motifs classifiés, où il déclare que les |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| seront pertinents pour l’examen de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Comme nous l’avons mentionné plus haut, notre Cour convient avec le procureur général que la pertinence ne fait pas partie de l’analyse à l’égard de l’article 87 de la LIPR, et il semble que la pertinence ait pu influer dans une certaine mesure sur la décision du juge d’ordonner la divulgation de ces renseignements précis.

VIII. Dispositif

[38] Pour les motifs qui précèdent, l’appel devrait être accueilli. Notre Cour renverrait l’affaire au juge pour réexamen conformément aux présents motifs.

[39] Les présents motifs publics ont d’abord été publiés en version classifiée le 6 juin 2019 afin d’assurer la conformité aux exigences en matière de sécurité nationale avant leur publication.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Judith Woods »

j.c.a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-73-18

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. KAMRAN SOLTANIZADEH

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 juin et le 24 septembre 2018

 

VERSION PUBLIQUE DES MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

Le juge Boivin

Le juge De Montigny

La juge Woods

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Max Binnie

Craig Collins-Williams

 

Pour l’appelant

 

Lorne Waldman

 

Pour l’amicus curiae

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Waldman and Associates

Toronto (Ontario)

Pour l’amicus curiae

 

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