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Date : 20130410

Dossier : A‑326‑12

Référence : 2013 CAF 96

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES

PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA BARGE « MERCURY XII »,

MERCURY LAUNCH & TUG LTD. et

NEIL PATERSON

appelants

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES

PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA BARGE « MLT‑3 »

aussi connue sous le nom de « BELL COPPER NO. 3 »,

WELLS FARGO EQUIPMENT FINANCE COMPANY,

C & C MACHINE MOVERS AND WAREHOUSING INC.

et COSULICH GROUP INVESTMENTS INC.

intimés

 

 

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 6 février 2013

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                      LA JUGE DAWSON

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20130410

Dossier : A‑326‑12

Référence : 2013 CAF 96

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES

PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA BARGE « MERCURY XII »,

MERCURY LAUNCH & TUG LTD. et

NEIL PATERSON

appelants

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES

PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA BARGE « MLT‑3 »

aussi connue sous le nom de « BELL COPPER NO. 3 »,

WELLS FARGO EQUIPMENT FINANCE COMPANY,

C & C MACHINE MOVERS AND WAREHOUSING INC.

et COSULICH GROUP INVESTMENTS INC.

intimés

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

Introduction

[1]               La Cour est saisie d’un appel de la décision du juge Hughes (le juge) de la Cour fédérale (2012 CF 738) interjeté par les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le Mercury XII (remorqueur), Mercury Launch & Tug Ltd. (Mercury) et Neil Patterson, le capitaine du remorqueur. Le juge a conclu à la responsabilité conjointe et solidaire des appelants, pour cause de négligence, à l’égard du préjudice subi par C & C Machine Movers and Warehousing Inc. (C & C), le 4 décembre 2007, alors qu’un camion loué par cette société est tombé d’une barge qui était tractée par le remorqueur. Le juge a tenu Mercury civilement responsable de 90 % du préjudice et a imputé à C & C 10 % de la faute. Il a ainsi accordé à C & C des dommages de 137 864 $, avec intérêts au taux bancaire en vigueur.

 

[2]               Le seul moyen d’appel de Mercury porte que le juge aurait dû rejeter l’action de C & C parce qu’elle était prescrite. C & C a engagé son action le 2 décembre 2009, deux ans moins deux jours après la perte du camion, c’est‑à‑dire nettement avant l’expiration du délai normal, mais après l’expiration de la prescription d’un an prévue par les règles de La Haye Visby (règles LHV), une convention internationale sur le transport de marchandises par eau. Les règles LHV ont force de loi au Canada aux termes des paragraphes 43(1) et (2) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (la Loi).

 

[3]               Le juge a déclaré que les règles LHV ne s’appliquaient pas au contrat aux termes duquel le camion se trouvait sur la barge avant de tomber dans l’eau, et que, par conséquent, l’action de C & C n’était pas prescrite.

 

[4]               La question à trancher dans le présent appel est de savoir si les règles LHV jouent en l’espèce vu le paragraphe 43(2) de la Loi. Je conviens avec le juge que tel n’est pas le cas, mais pour des raisons différentes de celles qu’il a invoquées. En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

Les faits

[5]               Les faits pertinents ne sont pas compliqués et sont, dans l’ensemble, constants. Brian White construisait une maison sur Gambier Island dans Howe Sound, au nord de Vancouver, et voulait faire transporter des matériaux de construction de la terre ferme jusqu’au chantier de construction.

 

[6]               Il a convenu par contrat avec C & C que celle‑ci fournirait un camion et un conducteur afin de transporter les matériaux en question de la scierie où ils se trouvaient jusqu’à une barge dans la Horseshoe Bay, de les charger sur la barge, de les décharger de la barge après qu’elle se soit amarrée à quai à Brigade Bay sur Gambier Island, et de les transporter ensuite par voie de terre de Brigade Bay au chantier de construction.

 

[7]               Monsieur White avait également convenu par contrat avec Mercury que celle‑ci transporterait les matériaux de construction par voie d’eau de Horseshoe Bay sur la terre ferme jusqu’à Brigade Bay. Ils avaient également convenu qu’un camion de C & C serait à bord de la barge pendant le trajet de la terre ferme à Gambier Island, ainsi que pendant le trajet de retour vers Horseshoe Bay. Mercury était le propriétaire du remorqueur et l’affréteur coque nue de la barge, des bâtiments utilisés pour le transport des matériaux de construction et du camion entre Horseshoe Bay et Brigade Bay et, dans le cas du camion, pour son retour à Horseshoe Bay.

 

[8]               Le capitaine du remorqueur, Neil Paterson, était un employé de Mercury. Le conducteur du camion était un employé de C & C. Le juge a conclu (au paragraphe 53) qu’« à toutes les époques pertinentes, le camion était sous le contrôle du conducteur ».

 

[9]               Monsieur White avait convenu de rémunérer Mercury selon un tarif horaire pour l’utilisation du remorqueur et de la barge. Pour le reste, ils n’ont pas discuté les modalités des services demandés à Mercury. Le contrat était de nature verbale. Conformément à l’intention des parties, Mercury n’a pas délivré de connaissement maritime pour les matériaux de construction ou pour le camion. Les règles LHV n’ont aucunement été évoquées. M. White a conclu un contrat avec Mercury pour son propre compte, et non pas à titre de mandataire de C & C. Il n’y avait pas non plus de relation contractuelle entre C & C et Mercury, que ce soit à l’égard des matériaux de construction de M. White ou du camion de C & C.

 

[10]           La facture remise par Mercury à M. White, le 14 décembre 2007, énonçait : [traduction] « Transport du T/A sur une barge de Horseshoe Bay à Brigade Bay – déchargement. Temps mort et transport du T/A sur une barge à Horseshoe Bay » : dossier d’appel, page 42. Il est convenu que « T/A » fait référence au camion. La facture mentionnait ensuite le nombre d’heures (12,5 heures) et le tarif horaire correspondant au camion et à la barge, respectivement. La facture indiquait le montant que M. White devait à Mercury, en se fondant sur ces chiffres, auquel était ajouté 7 % pour la taxe sur les biens et services. 

 

[11]           L’exposé conjoint des faits préparé par les parties définissait le contrat de la manière suivante (au paragraphe 6 des motifs) : « Le contrat intervenu entre Brian White et Mercury avait pour objet l’utilisation du remorqueur et de la barge selon un tarif horaire. » M. Errington, le propriétaire de Mercury, a témoigné qu’il avait facturé M. White, comme il le faisait pour ses autres clients, en fonction du nombre d’heures d’utilisation de l’équipement, qu’il y ait ou non une cargaison : dossier d’appel, pages 99 et 100.

 

[12]           Au cours de l’année 2003, une relation d’affaires s’est nouée entre Mercury et C & C. Lorsqu’on demandait à Mercury de transporter des marchandises par voie d’eau, il recommandait que le client utilise les services de C & C pour la partie terrestre du trajet, et vice versa. Presque toutes les livraisons par barge effectuées par C & C utilisaient les services de Mercury. À un moment, C & C facturait à Mercury ses services de transport terrestre, et Mercury facturait ensuite à ses clients les parties terrestre et maritime du transport. En 2007, C & C a toutefois commencé à facturer directement ses services à ses clients à la demande de Mercury. Le différend qui a opposé Mercury et C & C à la suite de la perte du camion en décembre de cette année‑là a pratiquement mis fin à leur relation d’affaires.

 

[13]           La veille du jour où le camion est arrivé à Horseshoe Bay et est monté sur la barge, un autre camion de C & C avait livré des matériaux de construction pour M. White à Horseshoe Bay et les avait chargés sur le pont de la barge. Après être arrivé à Brigade Bay, le conducteur du camion a chargé sur le camion les matériaux de construction se trouvant sur la barge, en utilisant la grue montée sur le camion. Le camion a dû faire deux trajets pour transporter tous les matériaux de construction de Brigade Bay au chantier de construction.

 

[14]           Après avoir achevé ces deux trajets, le conducteur du camion a tenté, sous la direction du capitaine du remorqueur, de remonter sur la barge en marche arrière, en empruntant la rampe d’accès de Brigade Bay. Au moment où les roues arrière du camion se trouvaient sur la barge et les roues de devant encore sur la rampe d’accès, la barge s’est déplacée et le camion a sombré dans 55 pieds d’eau.

 

Les textes législatifs

[15]           L’article 41 de la Loi définit les règles LHV, qui figurent à l’annexe 3. Le paragraphe 43(1) de la Loi introduit les règles LHV dans le droit canadien. Les règles LHV visent uniquement les contrats de transport de marchandises entre États, mais le paragraphe 43(2) les rend également applicables en droit canadien aux contrats de transport de marchandises par eau à l’intérieur du Canada. Les passages du paragraphe 43(2) que j’ai soulignés précisent les conditions d’application des règles LHV qui, d’après C & C, ne sont pas réunies en l’occurrence.

43. (1) Les règles de La Haye‑Visby ont force de loi au Canada à l’égard des contrats de transport de marchandises par eau conclus entre les différents États selon les règles d’application visées à l’article X de ces règles.

 

(2) Les règles de La Haye‑Visby s’appliquent également aux contrats de transport de marchandises par eau d’un lieu au Canada à un autre lieu au Canada, directement ou en passant par un lieu situé à l’extérieur du Canada, à moins qu’ils ne soient pas assortis d’un connaissement et qu’ils stipulent que les règles ne s’appliquent pas.

 

43. (1) The Hague‑Visby Rules have the force of law in Canada in respect of contracts for the carriage of goods by water between different states as described in Article X of those Rules.

 

 

 

(2) The Hague‑Visby Rules also apply in respect of contracts for the carriage of goods by water from one place in Canada to another place in Canada, either directly or by way of a place outside Canada, unless there is no bill of lading and the contract stipulates that those Rules do not apply.

 

[16]           Comme cela a déjà été relevé, Mercury affirme que le paragraphe 43(2) de la Loi a pour effet de rendre applicables au contrat en cause les règles LHV, et que la poursuite en responsabilité intentée par C & C pour la perte du camion était prescrite en raison du paragraphe 6 de l’article III des règles LHV, qui dispose :

Sous réserve des dispositions du paragraphe 6bis, le transporteur et le navire seront en tout cas déchargés de toute responsabilité, à moins qu’une action ne soit intentée dans l’année de délivrance des marchandises ou de la date à laquelle elles eussent dû être délivrées. Ce délai peut toutefois être prolongé par un accord conclu entre les parties postérieurement à l’événement qui a donné lieu à l’action

Subject to paragraph 6bis the carrier and the ship shall in any event be discharged from all liability whatsoever in respect of the goods, unless suit is brought within one year of their delivery or of the date when they should have been delivered. This period may, however, be extended if the parties so agree after the cause of action has arisen.

 

[17]           Le paragraphe 1 de l’article IVbis des règles LHV précise que les exonérations de responsabilité du transporteur prévues par les règles LHV ne se limitent pas aux actions fondées sur la responsabilité contractuelle.

1. Les exonérations et limitations prévues par les présentes règles sont applicables à toute action contre le transporteur en réparation de pertes ou dommages à des marchandises faisant l’objet d’un contrat de transport, que l’action soit fondée sur la responsabilité contractuelle ou sur une responsabilité extracontractuelle.

 

1. The defences and limits of liability provided for in these rules shall apply in any action against the carrier in respect of loss or damage to goods covered by a contract of carriage whether the action be founded in contract or in tort.

 

Décision de la Cour fédérale

[18]           Le juge a retenu la thèse de C & C portant que le paragraphe 43(2) de la Loi n’avait pas pour effet d’étendre l’application des règles LHV aux faits de l’espèce. Il a cependant fondé sa décision sur un motif qui n’avait pas été débattu devant lui, à savoir que le contrat concernant le transport du camion était un contrat verbal et que Mercury n’avait pas délivré, en qualité de transporteur, de connaissement.

 

[19]           Il n’est pas controversé entre les parties que le juge a commis une erreur en affirmant que le paragraphe 43(2) de la Loi limitait l’application des règles LHV aux contrats écrits. L’avocat de Mercury a également soutenu que le juge a commis une erreur lorsqu’il a déclaré que les règles LHV ne jouaient pas parce qu’aucun connaissement n’avait été délivré. Il est soutenu que, correctement interprété, le paragraphe 43(2) dispose que les règles LHV visent le contrat de transport de marchandises par eau d’un point à l’autre du Canada, sauf s’il n’y a pas de connaissement et que le contrat stipule que les règles LHV ne jouent pas. En l’espèce, étant donné qu’aucun connaissement n’a été délivré, la première condition est remplie. Par contre, la deuxième condition ne l’est pas, étant donné que le contrat intervenu entre Mercury et C & C n’excluait pas expressément les règles LHV.

 

[20]           Au cours des plaidoiries, l’avocat de C & C a convenu que le juge avait commis une erreur lorsqu’il avait déclaré que les règles LHV ne s’appliquaient pas en l’absence de connaissement, dans le cas où le contrat ne les excluait pas expressément.

 

[21]           Il n’est pas nécessaire que j’en dise davantage à ce sujet, étant donné que j’ai conclu pour un autre motif que les règles LHV ne jouaient pas en l’occurrence. J’observe simplement que, lorsque le juge décide de prendre la mesure inhabituelle qui consiste à trancher une affaire en se fondant sur un argument qui n’a pas été débattu par les avocats des parties, il doit normalement en informer les parties et les inviter à présenter des observations sur ladite question avant de rendre son jugement. C’est le moins qu’impose l’équité : Rodaro c. Banque Royale du Canada (2002), 59 O.R. (3d) 74 (C.A.), aux paragraphes 60 et 61.

 

[22]           Le juge a donné gain de cause à C & C en se fondant sur un motif qui n’avait pas été débattu, et il n’a donc pas examiné les arguments avancés par l’avocat de C & C à l’appui de sa thèse, selon laquelle les règles LHV ne jouaient pas en l’occurrence. La Cour doit donc les examiner de novo. À mon avis, la Cour est en mesure de faire les constatations nécessaires pour statuer sur l’appel, en se fondant sur le dossier et sur les observations verbales des avocats.

 

[23]           Pour obtenir gain de cause dans le présent appel, Mercury doit établir que toutes les conditions prévues au paragraphe 43(2) de la Loi sont réunies. Si une d’entre elles n’est pas remplie, les règles LHV ne jouent pas et l’appel de Mercury doit être rejeté. Pour la commodité du lecteur, je reproduis à nouveau ici le paragraphe en question.

43. (2) Les règles de La Haye‑Visby s’appliquent également aux contrats de transport de marchandises par eau d’un lieu au Canada à un autre lieu au Canada, directement ou en passant par un lieu situé à l’extérieur du Canada, à moins qu’ils ne soient pas assortis d’un connaissement et qu’ils stipulent que les règles ne s’appliquent pas.

 

43. (2) The Hague‑Visby Rules also apply in respect of contracts for the carriage of goods by water from one place in Canada to another place in Canada, either directly or by way of a place outside Canada, unless there is no bill of lading and the contract stipulates that those Rules do not apply.

 

[24]           J’examinerai brièvement les deux arguments avancés par C & C à l’appuie de sa thèse selon laquelle les faits de l’espèce n’entrent pas dans les prévisions des dispositions du paragraphe 43(2) et que, par conséquent, les règles LHV ne jouent pas.

 

[25]           Premièrement, il est soutenu qu’en l’absence de contrat entre Mercury et C & C au sujet du camion, il ne pouvait pas y avoir de « contrat de transport de marchandises » comme l’exige le paragraphe 43(2) pour que les règles LHV s’appliquent. Je ne suis pas de cet avis.

 

[26]           Il est vrai qu’aucun contrat n’est intervenu entre Mercury et C & C. Il existait toutefois un contrat entre Mercury et M. White pour le transport des matériaux de construction sur la barge et sur le camion. Que le camion appartienne en fait à C & C et non pas à M. White est un élément non pertinent sur ce point.

 

[27]           J’ajouterai que, dans les cas où les règles LHV jouent, le paragraphe 6 de l’article III est formulé en termes généraux et ne limite pas la prescription d’un an aux actions en rupture de contrat intentées contre le transporteur par l’expéditeur. En fait, le paragraphe 1 de l’article IVbis dispose que les exonérations et limitations prévues par les règles LHV sont applicables à toute action contre le transporteur en réparation de perte ou dommages à des marchandises faisant l’objet d’un contrat de transport « que l’action soit fondée sur la responsabilité contractuelle ou sur une responsabilité extracontractuelle ».

 

[28]           Deuxièmement, le paragraphe 43(2) vise uniquement les contrats de transport de marchandises « d’un lieu au Canada à un autre lieu au Canada ». L’avocat de C & C a soutenu que le contrat concernant le camion prévoyait que Mercury le transporterait à Brigade Bay et le ramènerait ensuite à Horseshoe Bay. Autrement dit, étant donné que le contrat ne consistait pas à envoyer le camion à Brigade Bay et à le laisser là, mais à le ramener au point de départ, le contrat ne consistait pas à le transporter « d’un lieu au Canada à un autre lieu au Canada ». Par conséquent, affirme‑t‑il, le contrat n’entre pas dans les prévisions des règles LHV en droit canadien, s’agissant des contrats de transport de marchandises à l’intérieur du Canada, défini au paragraphe 43(2).

 

[29]           Cet argument ne saurait être retenu. Je conviens avec l’avocat de Mercury que cela reviendrait à donner une interprétation trop formaliste du paragraphe 43(2). L’avocat de C & C n’a pu expliquer en quoi l’exclusion de l’application des règles LHV aux contrats concernant un transport aller‑retour servirait les objectifs de la Loi. En outre, si M. White avait conclu un contrat avec Mercury pour le transport du camion de Horseshoe Bay à Brigade Bay, et un autre pour le trajet de retour vers Horseshoe Bay, chacun de ces contrats aurait été un contrat de transport « d’un lieu au Canada à un autre lieu au Canada » que les règles LHV seraient susceptibles de viser. À mon avis, il me paraît tout à fait illogique d’opérer une distinction dans ce contexte entre un contrat unique prévoyant un aller‑retour et deux contrats portant sur deux trajets simples.

 

[30]           Je conviens toutefois avec l’avocat de C & C que Mercury n’a pas établi que le contrat qu’elle avait conclu avec M. White visait le transport de marchandises au sens du paragraphe 43(2), et non un contrat d’affrètement du camion et de la barge. Il est donc soutenu que l’action de C & C n’était pas assujettie aux règles LHV, notamment à la prescription d’un an.

 

[31]           Le point de départ de l’analyse de cette question est l’arrêt de la Cour Canada Moon Shipping Co. Ltd. c. Companhia Siderurgica Paulista‑Cosipa, 2012 CAF 284, aux paragraphes 77 à 79 (Le Federal EMS). Au nom de la Cour, la juge Gauthier a conclu que les mots « contrat de transport de marchandises par eau » que l’on trouve à l’article 46 de la Loi ne s’entendent pas du contrat d’affrètement (chartes‑parties).

 

[32]           L’avocat de Mercury a observé que le différend dans Le Federal EMS portait sur l’article 46 de la Loi, lequel permet au réclamant d’intenter, dans certaines circonstances, une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada, bien que le contrat prévoie le renvoi de toute créance découlant du contrat à un tribunal en un lieu situé à étranger. Il a soutenu que l’objet de l’article 46 était de limiter le pouvoir commercial des transporteurs de dicter aux expéditeurs des clauses d’arbitrage onéreuses, un pouvoir que ne possèdent pas les affréteurs qui concluent une charte‑partie. Étant donné que telle n’est pas la situation visée par le paragraphe 43(2), il n’y a pas lieu de l’interpréter, de la même façon que l’article 46, comme s’il excluait les chartes‑parties.

 

[33]           Je ne souscris pas à cet argument. Premièrement, le législateur est présumé s’exprimer de manière uniforme, de sorte que, dans une loi, les mêmes mots sont présumés avoir le même sens. Cette présomption est particulièrement difficile à réfuter lorsque les mots apparaissent de façon relativement rapprochée dans une loi. Voir Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes 5e éd., Markham (Ontario), 2008: LexisNexis Canada Inc., 2008, aux pages 214 à 16. Les mots « contrat de transport de marchandises par eau » figurent aux articles 43, 45 et 46 de la Loi. J’estime que la nature juridique de l’expression a également pour effet de renforcer la présomption.

 

[34]           Deuxièmement, dans Le Federal EMS, la juge Gauthier n’a pas limité son interprétation des contrats de transport de marchandises par eaux à l’article 46. Elle a ainsi observé (au paragraphe 57) :

Il importe de noter qu’aucun des régimes internationaux dont on a traité ne réglemente les droits et obligations des parties à une charte‑partie. On mentionne expressément dans tous ces régimes que les règles n’entrent en jeu essentiellement que lorsqu’un contrat de transport de marchandises distinct existe ou « prend vie », par exemple au moyen de l’endossement d’un connaissement intervenu entre un transporteur et une personne non partie à une charte‑partie.

 

 

[35]           Le fait que l’interprétation qu’a donnée la juge Gauthier aux contrats de transport de marchandises ne se limitait pas à l’article 46 ressort également des paragraphes suivants de ses motifs :

[77] Au paragraphe 72 de ses motifs, le juge a reconnu qu’en fonction de son sens ordinaire (ou plus précisément du sens donné par les dictionnaires), l’expression « contrat de transport de marchandises par eau » pourrait comprendre les chartes‑parties puisqu’en dernière analyse, ces contrats sont tous conclus en vue de « transporter des marchandises » par eau.

 

[78] Cela dit, je suis toutefois convaincue que, s’agissant de dispositions législatives qui traitent des droits et obligations des transporteurs publics et qui mettent en œuvre des règles internationales, cette expression n’inclut pas et ne doit pas être interprétée comme incluant les chartes‑parties.

 

[79] Cette conclusion de droit est conforme à la réalité commerciale. Les chartes‑parties sont des contrats conclus par des entités commerciales directement entre elles et dont l’exécution, forcée ou non, constitue pour les cocontractants une affaire privée. Aucune raison de principe ne justifie que ces derniers ne soient pas tenus de respecter leurs engagements.

 

[80] Je le répète, compte tenu de l’objet général de la partie V et de la situation que l’article 46 visait à réformer (c’est‑à‑dire les clauses de juridiction et d’arbitrage types dictées par les transporteurs au détriment des importateurs et exportateurs canadiens devenus parties aux contrats en cause), et compte tenu de la réalité commerciale particulière qui a conduit à la passation de chartes‑parties, le juge a eu raison de conclure que la charte‑partie au voyage en cause n’était pas visée par le paragraphe 46(1).

 

Dans ses motifs (au paragraphe 55), elle avait également déclaré que la Loi avait été adoptée « pour réunir toute la législation canadienne traitant de la responsabilité en matière maritime ».

 

[36]           Par ces motifs, je conclus, pour des raisons d’interprétation législative, que le contrat de transport de marchandises à l’article 43 ne vise pas les chartes‑parties.

 

[37]           Mercury n’a pas établi que le contrat conclu entre elle et M. White était un contrat de transport de marchandises, plutôt qu’une charte‑partie. En fait, il ressort du peu d’éléments de preuve que contient le dossier d’appel au sujet des modalités du contrat que le contrat a fort bien pu être une charte‑partie : c’est‑à‑dire, un contrat de location du remorqueur et de la barge, plutôt qu’un contrat de transport de marchandises.

 

[38]           Premièrement, dans l’exposé conjoint des faits, Mercury et C & C expliquent que le contrat de M. White avait pour objet [traduction] « l’utilisation du remorqueur et de la barge selon un tarif horaire ». Deuxièmement, M. Errington, le propriétaire de Mercury, a témoigné que les clients, y compris M. White, étaient facturés selon un tarif horaire pour l’utilisation d’une barge « qu’il y ait ou non un chargement sur cette barge » (non souligné dans l’original). Troisièmement, dans la facture envoyée par Mercury à M. White pour le transport par barge du camion de Horseshoe Bay à Brigade Bay et le retour à Horseshoe Bay, le montant demandé était fondé sur un tarif horaire correspondant aux 12,5 heures prises pour le trajet, y compris le temps pris pour le déchargement et le temps d’arrêt (période pendant laquelle le camion a été utilisé pour transporter les matériaux de construction de Brigade Bay au chantier).

 

[39]           Par ailleurs, il semble ressortir des conditions contractuelles types imprimées à l’endos de la facture qu’il s’agit d’un contrat de transport de marchandises. Cependant, nous n’avons entendu aucune observation sur les clauses que contenait la copie à peine lisible de la facture qui figurait dans le dossier d’appel.

 

[40]           Si le remorqueur et la barge ont été affrétés à M. White, il importe peu que le contrat ait été un contrat d’affrètement à temps ou une charte au voyage, étant donné que la juge Gauthier a déclaré que ces deux types de contrats étaient exclus des mots « contrat de transport de marchandises » contenue dans la Loi. Je déduirais des maigres éléments de preuve dont nous disposons au sujet des modalités du contrat en l’espèce que, s’il s’agissait d’une charte‑partie, il se pourrait fort bien que ce soit une charte « hybride » ou « au voyage et à temps » : c’est‑à‑dire une charte‑partie correspondant au temps nécessaire pour que le remorqueur et la barge achèvent l’aller‑retour entre Horseshoe Bay et Brigade Bay, y compris le temps passé à Brigade Bay pendant le déchargement des matériaux par le camion et leur transport au chantier : voir Coghlin, Terence et al, Time Charters, 6e éd., London, Informa Law, 2008, à 1.16‑17, 4.99‑103; Eder, Sir Bernard et al, Scrutton on Charterparties and Bills of Lading, 22e éd., London, Thomson Reuters, 2011, à la page 83, note 33.

 

[41]           Il y a un dernier élément dont il ressort que le contrat n’était pas un contrat de transport de marchandises, du moins en ce qui concerne le camion. C’est la conclusion du juge (au paragraphe 53) selon laquelle « à toutes les époques pertinentes » le camion était sous le contrôle de son conducteur, un employé de C & C. Cela touche à la qualification du contrat conclu par Mercury et M. White, parce qu’un contrat de transport de marchandises par voie d’eau est un contrat qui combine bâillement et transport, aux termes duquel le transporteur prend possession des marchandises à transporter : Barclays Bank Ltd. v. Commissioners of Customs et Excise, [1963] 1 Lloyd Rep. 81 (C.A. Angl.), p. 88, lord juge Diplock. Il découle de la conclusion tirée par le juge en l’espèce au sujet du contrôle du camion, que ce dernier n’a pas été remis en la possession de Mercury à titre de dépositaire et qu’il n’était donc pas l’objet d’un contrat de transport.

 

[42]           L’avocat de Mercury a observé que le capitaine du remorqueur, un employé de Mercury, donnait des directives au conducteur au moment où il a fait monter le camion sur la barge, et où il l’en a fait descendre, mais il n’a pas soutenu que la juge avait commis une erreur manifeste et dominante dans sa conclusion de fait selon laquelle le camion était sous le contrôle du conducteur à toutes les époques pertinentes.

 

[43]           Je n’aurais peut‑être pas tiré la même conclusion que le juge sur ce point. Néanmoins, compte tenu de la réticence des cours d’appel à infirmer les conclusions de fait tirées par les juges de première instance, et de l’ensemble des preuves produites devant le juge en l’espèce, je ne suis pas disposé à procéder à mon propre examen des preuves afin de rechercher si cette conclusion constitue une erreur manifeste et dominante.

 

[44]           En bref, compte tenu du peu d’éléments de preuve au dossier, j’estime que Mercury ne s’est pas acquittée de son fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le contrat conclu avec M. White était un contrat de transport de marchandises, plutôt qu’un contrat de location du camion et de la barge. Je ne suis donc pas convaincu que, vu l’intention du législateur, ce contrat entre dans les prévisions du paragraphe 43(2), de sorte que la déclaration de M. White soit assujettie à la prescription d’un an prévue au paragraphe 6 de l’article III des règles LHV.

 

[45]           Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine la question complexe soulevée par l’avocat de C & C de savoir si le camion, qui avait pour fonction de servir au transport des matériaux de construction à la fois sur la barge et sur la terre ferme, constituait « des marchandises » au sens des mots « contrat de transport de marchandises » figurant au paragraphe 43(2) de la Loi.

 


Conclusion

[46]           Par ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je souscris aux présents motifs,

            Eleanor R. Dawson, j.c.a. ».

 

« Je souscris aux présents motifs,

            David Stratas, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 


Cour d’appel fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑326‑12

 

(APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES DATÉE DU 12 JUIN 2012, DOSSIER No T‑2018‑09)

 

INTITULÉ :                                                  LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA BARGE « MERCURY XII », MERCURY LAUNCH & TUG LTD. et NEIL PATERSON c.
LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA BARGE « MLT‑3 » aussi connus sous le nom de « BELL COPPER NO. 3 », WELLS FARGO EQUIPMENT FINANCE COMPANY, C & C MACHINE MOVERS AND WAREHOUSING INC. et COSULICH GROUP INVESTMENTS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 6 février 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LES JUGES DAWSON et STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 10 avril 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

John W. Bromley

Katlin Smiley

 

POUR LES APPELANTS

 

Douglas Schmitt

 

POUR LES INTIMÉS

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bull, Housser & Tupper LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES APPELANTS

 

Alexander Holburn Beaudin & Lang, LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

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