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Federal Court of Appeal

 

Cour d'appel fédérale

Date : 20110314

Dossier : A-368-09

Référence : 2011 CAF 98

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

SAMEH BOSHRA

demandeur

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES

EMPLOYÉS PROFESSIONNELS (ACEP)

défenderesse

 

 

 

Audience tenue à Ottawa, le 8 mars 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 14 mars 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                              LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

                                                                                                                   LE JUGE MAINVILLE

 


Federal Court of Appeal

 

Cour d'appel fédérale

Date : 20110314

Dossier : A-368-09

Référence : 2011 CAF 98

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

SAMEH BOSHRA

demandeur

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES

EMPLOYÉS PROFESSIONNELS (ACEP)

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Sameh Boshra en vertu de l’alinéa 28(1)i) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, en vue d’obtenir que la Cour annule une décision rendue par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) le 18 août 2009.

 

[2]               Dans la décision à l’examen (2009 CRTFP 100), la Commission a rejeté la plainte dans laquelle M. Boshra alléguait que son agent négociateur, l’Association canadienne des employés professionnels (l’ACEP), s’était livré à une pratique déloyale de travail, contrairement à l’article 185 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la Loi). Il alléguait que l’ACEP avait manqué à l’obligation que lui imposait l’article 187 de la Loi en le représentant au cours de la procédure de règlement des griefs d’une manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi. L’alinéa 190(1)g) de la Loi oblige la Commission à instruire toute plainte portant sur une pratique déloyale de travail au sens de l’article 185. Les dispositions de la Loi qui s’appliquent à la présente demande sont reproduites à l’annexe jointe aux présents motifs.

 

[3]               Pendant toute la période pertinente pour la présente demande, M. Boshra travaillait au sein de la fonction publique fédérale comme recrue en analyse à Statistique Canada à Ottawa, et il appartenait à une unité de négociation dont l’ACEP était l’agent négociateur. La plainte dont il a saisi la Commission faisait suite à son insatisfaction quant à la façon dont les représentants de l’ACEP en matière de relations de travail, notamment Aleisha Stevens, avaient présenté un grief faisant suite à un incident survenu dans son milieu de travail.

 

[4]               Dans sa réponse, l’ACEP avait soulevé des objections préliminaires à la plainte et demandait à la Commission de la rejeter sans l’examiner sur le fond. Elle affirmait que la plainte avait été déposée après l’expiration du délai imparti et qu’elle ne constituait pas un cas prima facie de représentation injuste. L’ACEP affirmait en outre que la Commission devait trancher la plainte sans tenir d’audience.

 

[5]               La Commission a abondé dans le sens de l’ACEP. Elle a estimé que la plainte de M. Boshra portait essentiellement sur le fait que Mme Stevens avait insisté pour traiter son grief comme s’il s’agissait d’un cas de harcèlement sexuel constituant une violation de la clause d’interdiction de discrimination de la convention collective, tandis que M. Boshra, fort d’un avis juridique extérieur, souhaitait que son grief soit traité comme un cas de violation de son droit à la sécurité et à la protection de la vie privée.

 

[6]               La Commission a jugé que, lorsque M. Boshra avait saisi la Commission de sa plainte le 5 février 2009, le délai de prescription de 90 jours imposé par le paragraphe 190(2) de la Loi était expiré. Elle a conclu qu’il avait eu — ou aurait dû avoir — connaissance des mesures ou des circonstances ayant donné lieu à sa plainte à la suite des rencontres qu’il avait eues avec des représentants de l’ACEP au sujet de son grief en septembre et en octobre 2008 et de sa consultation d’un avocat extérieur le 30 septembre 2008. La Commission a également jugé qu’en tout état de cause, la plainte de M. Boshra ne démontrait pas prima facie que l’ACEP avait violé l’article 187.

 

[7]                M. Boshra affirme que la Commission a commis trois erreurs justifiant l’infirmation de sa décision en rejetant sa plainte. Elle aurait manqué à son obligation d’équité procédurale en tranchant la plainte sans tenir d’audience et en ne recevant pas la preuve documentaire qu’il souhaitait lui soumettre. De plus, la Commission aurait commis une erreur dans son calcul de la date à laquelle le délai de prescription commençait à courir.

 

[8]               À mon avis, la Commission n’a pas commis d’erreur justifiant l’infirmation de sa décision en rejetant la plainte de M. Boshra au motif qu’elle avait été déposée après l’expiration du délai de prescription. Je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire de M. Boshra devrait être rejetée. Dans ces conditions, il n’est pas nécessaire d’examiner la conclusion de la Commission suivant laquelle la plainte de M. Boshra ne démontrait pas que l’ACEF avait manqué prima facie à son obligation de représentation juste.

 

Équité procédurale

[9]               La décision rendue par le tribunal administratif fédéral qui a manqué à son obligation d’agir avec équité est susceptible d’être annulée sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire (Loi sur les Cours fédérales, alinéa 18.1(4)b)). Pour déterminer s’il y a eu manquement, la Cour applique la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S 339, au paragraphe 43).

 

[10]           Lorsque M. Boshra a déposé sa plainte auprès du greffe de la Commission le 5 février 2009, il a soumis un certain nombre de documents qu’il a désignés comme étant des « pièces ». Dans une lettre datée du 24 février 2009 (la lettre de février), un agent du greffe a expliqué à M. Boshra que la Commission lui retournait les documents qu’il avait tenté de déposer avec sa plainte, en lui expliquant qu’ils constituaient des « éléments de preuve » et en précisant que les parties devaient plutôt présenter à l’audience les éléments de preuve qu’elles souhaitaient présenter à l’appui de leur cause. Les documents ont été retournés à M. Boshra par le greffe avant qu’un commissaire ne soit désigné pour trancher la plainte.

 

[11]           Dans une lettre datée du 28 avril 2009 (la lettre d’avril), le greffe de la Commission a avisé les parties de la procédure que le commissaire désigné pour statuer sur l’affaire avait établie pour trancher la plainte de M. Boshra. En raison de l’importance qu’elle revêtait pour le règlement des questions d’équité procédurale soulevées par M. Boshra dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, j’en reproduis les passages essentiels.

[traduction] Ayant pris connaissance des observations déjà présentées concernant l'affaire susmentionnée, le commissaire saisi de la plainte a déterminé qu'il rendrait sa décision sur dossier, sauf s'il constate l'existence d'un différend au sujet d'éléments de preuve importants. Dans un tel cas, le commissaire pourrait ordonner la tenue d'une audience.

 

Le commissaire invite le plaignant à présenter tout autre argument écrit qu'il juge nécessaire pour établir le fondement de sa plainte, y compris tout document à l'appui qu'il souhaite porter à l'attention de la Commission. Le défendeur aura la possibilité de présenter d’autres observations écrites et le plaignant aura, à terme, la possibilité de présenter à la Commission des observations pour réfuter celles du défendeur.

 

[…]

 

Voici la procédure qui sera suivie pour la présentation des observations écrites :

[J’ai omis l’échéancier détaillé dans lequel les parties devaient déposer et signifier leurs observations écrites selon la Commission.]

 

À moins qu’il n’estime qu’une audience est nécessaire, le commissaire rendra sa décision finale en se fondant sur les observations écrites déjà reçues et sur les observations écrites présentées par la suite par les parties conformément à la présente directive.

 

 

(i) Défaut de tenir une audience

[12]           En choisissant de juger sur dossier les objections préliminaires formulées par l’ACEF au sujet de la plainte, la Commission a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 41 de la Loi de trancher toute affaire dont elle est saisie sans tenir d’audience. La Commission a justifié son choix en expliquant (au paragraphe 12) que les observations initiales des parties semblaient indiquer que le différend portait davantage sur l'interprétation des faits que sur les faits eux‑­mêmes. Elle se réservait par ailleurs le droit de tenir une audience pour le cas où elle constaterait l'existence d'un « différend au sujet d'éléments de preuve importants ».

 

[13]           L’ACEP avait demandé que ses objections préliminaires soient jugées sur dossier, pour éviter des dépenses ou des délais inutiles. M. Boshra, en revanche, avait demandé que la Commission tienne une audience et, dans sa demande de contrôle judiciaire, maintenait que l’équité n’exigeait rien de moins.

 

[14]           Compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire qui est conféré à la Commission par l’article 41, dont M. Boshra ne conteste pas la validité, et compte tenu du fait que la common law cède le pas devant une disposition législative valide, on ne saurait conclure que l’obligation d’agir avec équité sur le plan procédural oblige la Commission à tenir des audiences pour trancher chaque plainte. Toutefois, dans certaines circonstances, il peut être loisible à la Cour de conclure, lorsque la preuve comporte de sérieuses contradictions, que l’affaire ne peut être tranchée de façon équitable sans audience.

 

[15]           Néanmoins, la juridiction de révision ne saurait exercer ce pouvoir discrétionnaire à la place de la Commission. L’intervention judiciaire pour cause de manquement à l’équité procédurale n’est justifiée que lorsque la tenue d’une audience est nécessaire pour donner aux parties une possibilité raisonnable de présenter efficacement leurs prétentions ou pour répondre à celles de la partie adverse. En fin de compte, la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir s’il était juste, compte tenu de l’ensemble des faits, que la Commission juge sur dossier les objections préliminaires de l’ACEP.

 

[16]           M. Boshra a formulé deux arguments à l’appui de sa prétention que l’équité exige que la Commission tienne une audience avant de rendre sa décision. En premier lieu, la Commission a commis selon lui une erreur en concluant qu’il avait renoncé à la tenue d’une audience. Il fonde son argument sur le fait qu’après avoir rédigé la lettre d’avril dans laquelle elle précisait la procédure à suivre en l’espèce, la Commission signale dans ses motifs (au paragraphe 13) : « Le plaignant a accepté l’invitation et a déposé, le 19 mai 2009, son compte rendu additionnel des événements ».

 

[17]           À mon avis, le passage des motifs de la Commission sur lequel M. Boshra table ne fait qu’exposer les faits : il a accepté l’invitation en déposant des observations écrites au lieu de laisser passer l’occasion que lui offrait la Commission. Il ne s’ensuit pas pour autant que la Commission croyait qu’il avait renoncé à son droit à une audience, en supposant, bien sûr, qu’il avait droit à une audience.

 

[18]           En second lieu, M. Boshra affirme que la Commission a tiré des conclusions au sujet de la crédibilité qu’elle ne pouvait en toute justice tirer sans tenir d’audience. Il se fonde sur le paragraphe 25 des motifs de la Commission pour justifier cette affirmation. Dans ce paragraphe, la Commission refusait de considérer deux des déclarations faites par M. Boshra dans ses abondantes observations écrites comme établissant de façon certaine qu’il évoquait une tendance générale découlant de l'ensemble des mesures prises par la défenderesse qui constituait une pratique déloyale de travail de la part de l’ACEP envers lui. La Commission a signalé que, comme le plaignant n’avait formulé ces déclarations qu’après avoir pris connaissance des détails de l'objection de la défenderesse fondée sur le non-respect du délai, « on pourrait croire qu'il s'agissait là d'une tentative, après le fait, de justifier le moment du dépôt de la plainte ». La Commission a également déclaré que ces déclarations contredisaient les déclarations antérieures du plaignant suivant lesquelles c’était la réception du courriel du 11 novembre 2008 qui avait donné lieu à la plainte.

 

[19]           À mon avis, il ne s’agissait pas d’une conclusion portant sur la crédibilité de M. Boshra, mais simplement d’une appréciation de la valeur probante à accorder aux déclarations en question, compte tenu du contexte dans lequel elles avaient été faites, et compte tenu des déclarations que M. Boshra avait faites dans ses observations antérieures qui laissaient entrevoir une autre conclusion. Cela ne suffit pas pour permettre à la Cour de conclure que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, l’équité commandait la tenue d’une audience pour s’assurer que M. Boshra puisse participer effectivement au processus décisionnel de la Commission.

 

[20]           D’ailleurs, loin d’être inconsciente des choix procéduraux appropriés, la Commission a expressément déclaré dans sa lettre d’avril qu’elle se réservait la possibilité de tenir une audience si elle constatait qu’il lui fallait résoudre d’importantes contradictions au sujet de la preuve pour être en mesure de trancher la plainte.

 

[21]           Bien que M. Boshra, qui se représentait lui-même à l’audience qui s’est déroulée devant la Cour, n’ait pas évoqué cet aspect, j’ajouterais ce qui suit. Dans la lettre de février, un agent du greffe a expliqué à M. Boshra que la Commission lui retournait les documents qu’il avait tenté de déposer avec sa plainte, en lui expliquant qu’ils constituaient des « éléments de preuve » que les parties devaient plutôt présenter « à l’audience ».

 

[22]           Sans plus, il aurait pu être loisible à M. Boshra d’affirmer que ces propos le justifiaient de s’attendre légitimement à une audience, ce qui constitue un facteur dont on peut tenir compte pour définir le contenu de l’obligation d’agir avec équité (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 26).

 

[23]           Il se peut que la lettre de février ait effectivement incité M. Boshra à croire que la Commission tiendrait une audience pour instruire sa plainte et que cette conviction explique pourquoi il n’a soumis de nouveau aucun document avec les observations écrites qu’il a présentées en réponse à l’invention que la Commission lui avait faite dans sa lettre d’avril. Les documents que M. Boshra a soumis au greffe avec sa plainte n’ont par conséquent jamais été portés à la connaissance du commissaire chargé de trancher le litige, et ils n’ont jamais été versés au dossier sur lequel la Commission s’est fondée pour rendre sa décision.

 

[24]           Toutefois, la lettre d’avril l’emportait sur celle de février, qui avait été écrite avant ou juste après que l’affaire eut été confiée au commissaire. Dans ces conditions, M. Boshra n’avait aucune attente légitime qui aurait fait en sorte que la Commission aurait agi de façon inéquitable en exerçant le pouvoir discrétionnaire que lui confère la loi de trancher sa plainte sans tenir d’audience.

 

[25]           En conséquence, compte tenu de la portée limitée des objections préliminaires de l’ACEP que la Commission était appelée à trancher, ainsi que de la nature des questions en litige, la décision de la Commission de juger l’affaire sur dossier n’était pas injuste.

 

(ii) Aucune possibilité de présenter des éléments de preuve

[26]           M. Boshra affirme qu’il n’a pas eu droit à une audience équitable parce qu’on ne lui a pas offert la possibilité de présenter des éléments de preuve documentaires à la Commission, y compris le message électronique que Mme Stevens lui a envoyé le 11 novembre 2008. Ce document revêtait de l’importance pour permettre à la Commission de calculer la date à partir de laquelle le délai de prescription commençait à courir. M. Boshra cite ce courriel dans les observations écrites qu’il a soumises en réponse à la lettre d’avril de la Commission.

 

[27]           Comme nous l’avons déjà signalé, lorsque la Commission a informé les parties dans sa lettre d’avril qu’elle n’avait alors pas l’intention de tenir une audience, elle a explicitement invité M. Boshra « à présenter tout autre argument écrit qu'il juge nécessaire pour établir le fondement de sa plainte, y compris tout document à l'appui qu'il souhaite porter à l'attention de la Commission ». À la suite de cette lettre, M. Boshra a formulé des observations écrites détaillées, mais il n’a soumis à la Commission aucun document en preuve à l’appui de sa plainte.

 

[28]           Se fondant sur les propres déclarations de M. Boshra, la Commission a qualifié le courriel du 11 novembre d’élément déclencheur de la plainte, dont elle a précisé l’objet au paragraphe 32 de sa décision. Vu l’ensemble des éléments dont disposait la Commission, et en particulier des propos de M. Boshra au sujet de la teneur du courriel du 11 novembre et des extraits de ce dernier, la Commission a conclu que ce dont M. Boshra se plaignait essentiellement était le fait que Mme Stevens avait insisté pour que le grief soit présenté comme un grief fondé sur le harcèlement sexuel, alors qu’il pensait qu’il devait être considéré comme une violation de son droit à la sécurité ou à la protection de sa vie privée. L’opinion de la Commission qu’il s’agissait là de l’objet essentiel de la plainte et que le courriel du 11 novembre était l’incident à l’origine de la plainte a joué un rôle crucial en ce qui concerne la date retenue par la Commission pour calculer la date à laquelle le délai de prescription de 90 jours commençait à courir.

 

[29]           Tout en regrettant que le texte intégral du courriel ne se retrouve pas au dossier, la Commission s’est estimée en mesure d’en préciser l’objet en se fiant à la description que M. Boshra en avait donnée et des passages qui en étaient extraits. La Commission a jugé inexplicable qu’il n’ait pas fourni le texte intégral du courriel en réponse aux directives procédurales que la Commission lui avait données dans sa lettre d’avril. Elle a présumé (au paragraphe 30) qu’il s’agissait d’une des « pièces » qu’il avait soumises à la Commission lorsqu’il avait déposé sa plainte et que le greffe lui avait par la suite retournées.

 

[30]           L’obligation d’agir avec équité exige que la Commission offre à l’intéressé une possibilité raisonnable de lui présenter des éléments de preuve. La Commission affirme qu’elle s’est acquittée de cette obligation lorsque, dans sa lettre d’avril, elle a expressément invité M. Boshra à présenter tout autre argument écrit au soutien de sa plainte, « y compris tout document à l'appui qu'il souhaite porter à l'attention de la Commission ». Il faut tenir compte du contexte pour déterminer si la possibilité ainsi offerte était raisonnable.

 

[31]           À cet égard, M. Boshra affirme qu’il n’a soumis aucun document à l’appui de ses observations, parce qu’il croyait comprendre que la lettre d’avril se voulait simplement une invitation à ajouter à ses observations écrites un renvoi aux pièces à l’appui ou une description de celles-ci. Il croyait que les documents eux-mêmes seraient produits plus tard, à l’étape de l’audience. Cette interprétation peut s’expliquer par la lettre de février dans laquelle la Commission lui faisait savoir, en lui retournant les documents qu’il avait déposés en preuve, que s’il souhaitait présenter des éléments de preuve à l’appui de sa plainte, il pourrait les soumettre à la Commission « au cours de l’audience ».

 

[32]            Même si la Commission était au courant de la lettre de février et qu’elle savait que M. Boshra avait réclamé la tenue d’une audience, j’estime que la lettre d’avril de la Commission était suffisamment explicite. Cette lettre remplaçait celle de février et informait M. Boshra que la possibilité lui était alors offerte de soumettre des éléments de preuve documentaires. Certes, la lettre d’avril aurait pu être formulée de manière à inviter expressément M. Boshra « à présenter des éléments de preuve documentaires à l’appui de sa plainte » au lieu de l’inviter à présenter des arguments écrits,  « y compris tout document à l'appui qu'il souhaite porter à l'attention de la Commission ».

[33]           Une juridiction de révision ferait cependant fausse route en exigeant de la Commission qu’elle respecte une norme de précision aussi élevée, s’agissant de déterminer si la Commission a accordé à M. Boshra une possibilité raisonnable de présenter des éléments de preuve documentaires. Malgré la connaissance que la Commission avait du contexte, il était à mon avis raisonnable de sa part de croire que M. Boshra interpréterait le libellé de la lettre d’avril comme une invitation à joindre des documents à ses observations écrites.

 

[34]           La lettre d’avril ne laissait d’aucune façon penser que M. Boshra pouvait se contenter de mentionner ou de désigner les documents sur lesquels il entendait faire reposer sa plainte. Le libellé de la lettre ne lui permettait pas non plus raisonnablement de présumer que la procédure de la Commission comporterait nécessairement une phase d’audience.

 

[35]           Bien sûr, la Commission aurait pu demander à M. Boshra s’il souhaitait soumettre une copie du courriel du 11 novembre 2008 lorsqu’elle s’est rendu compte de l’importance que ce courriel revêtait pour définir l’objet essentiel de la plainte et, partant, pour calculer la date à laquelle commençait à courir le délai de prescription de 90 jours, lorsqu’elle s’est étonnée du fait que le texte intégral du courriel ne se retrouvait pas dans le dossier et lorsqu’elle a estimé que ce défaut de reproduire le texte intégral du courriel s’expliquait peut-être par le fait que M. Boshra croyait à tort qu’il serait en mesure de soumettre plus tard, à l’audience, des documents en preuve à la Commission.

 

[36]           Je le répète, il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, de décider si elle aurait pour sa part demandé à M. Boshra de produire le courriel en question. La seule chose que la Cour peut se demander, c’est si le défaut de la Commission de le demander était injuste, compte tenu de l’ensemble des circonstances. À mon avis, cette omission de la Commission n’était pas injuste. Il n’appartient pas en principe au tribunal administratif qui suit une procédure qui s’apparente à un débat contradictoire de demander à une des parties de produire un document qui n’a pas été réclamé par la partie adverse. La Commission avait clairement défini la procédure qu’elle entendait suivre dans sa lettre d’avril. L’obligation d’agir avec équité prévoit une norme procédurale minimale; elle ne vise pas la perfection.

 

[37]           De plus, si M. Boshra ne savait pas avec certitude si la lettre d’avril lui permettait de déposer les documents dont il souhaitait que la Commission tienne compte pour rendre sa décision, il aurait pu demander des éclaircissements. Or, il ne l’a pas fait. Dans le même ordre d’idées, si, comme il le prétend, il croyait qu’il existait un « différend au sujet d'éléments de preuve importants » qui justifiait la Commission d’envisager la possibilité de tenir une audience, comme elle l’avait indiqué dans sa lettre d’avril, il aurait pu demander à la Commission de tenir une audience. Il ne l’a pas fait. Il ressort à l’évidence du dossier que M. Boshra n’a jamais hésité à communiquer avec la Commission et qu’il ne manquait pas de moyens pour s’exprimer par écrit avec vigueur et en détail.

 

[38]           À mon avis, les mots employés par la Commission dans sa lettre d’avril pour expliquer la procédure qu’elle entendait suivre pour se prononcer sur les objections préliminaires soulevées par l’ACEP étaient suffisamment clairs pour offrir à M. Boshra une possibilité raisonnable de soumettre les éléments de preuve documentaires qu’il souhaitait présenter.

 

Délai de prescription

[39]           La Commission a jugé que le délai de prescription de 90 jours prévu au paragraphe 190(2) pour porter plainte pour pratique de travail déloyale au sens de l’alinéa 190(1)g) était impératif et que la Commission n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de le proroger. M. Boshra a déposé sa plainte le 5 février 2009 et le délai de prescription a commencé à courir le 7 novembre 2008. Il a donc déposé sa plainte après l’expiration du délai qui lui était imparti s’il avait eu — ou aurait dû avoir — connaissance des mesures ou des circonstances ayant donné lieu à la plainte avant cette date.

 

[40]           Pour pouvoir appliquer ces dispositions aux faits de l’espèce, la Commission devait définir « la plainte » et décider si M. Boshra avait eu — ou aurait dû avoir — connaissance des mesures ou des circonstances y ayant donné lieu.

 

[41]           Pour déterminer la nature fondamentale de la plainte, la Commission a estimé (au paragraphe 23) que chacune des sept allégations énumérées dans la plainte ne constituait ni une mesure ou une circonstance distincte à l’origine de la plainte ni, de façon cumulative, une tendance générale en matière de représentation. La Commission a plutôt conclu, en se fondant sur un examen attentif des diverses observations écrites de M. Boshra, que la nature fondamentale de la plainte était que Mme Stevens avait insisté pour plaider l’affaire comme s’il s’agissait d’un cas de harcèlement sexuel en violation de la clause d’interdiction de discrimination prévue par la convention collective et non, comme M. Boshra le soutenait, comme un cas de violation de son droit à la sécurité ou à la protection de la vie privée.

 

[42]           La Commission a qualifié la plainte en se fondant en grande partie sur la façon dont M. Boshra avait décrit la teneur du courriel du 11 novembre 2008 et sur le fait que ce courriel constituait selon lui « l’événement déclencheur ». De plus, dans deux des allégations contenues dans la plainte, M. Boshra alléguait que Mme Stevens avait considéré à tort le grief comme un cas de harcèlement sexuel et avait refusé de le plaider comme un cas de sécurité et de protection de la vie privée.

 

[43]           Compte tenu de sa qualification de la nature fondamentale de la plainte, la Commission a expliqué (au paragraphe 36) qu’on trouvait dans les arguments mêmes de M. Boshra une preuve abondante indiquant qu’il était au courant, déjà en septembre ou en octobre 2008, du fait que Mme Stevens plaiderait le harcèlement sexuel au cours du processus de règlement du grief, de sorte que la plainte aurait été déposée plus d’un mois après l’expiration du délai de prescription de 90 jours.

 

[44]           Le calcul du moment où le délai a commencé à courir contre M. Boshra en l’espèce implique des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit. La norme de contrôle applicable à ce genre de question est vraisemblablement celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 53). La présomption est renforcée en l’espèce par la présence d’une forte clause privative à l’article 51 de la Loi et par l’importance que revêt la vaste compétence que possède la Commission en matière de relations de travail pour résoudre les questions en litige.

 

[45]           M. Boshra affirme que la Commission s’est trompée dans la façon dont elle a qualifié sa plainte. Ce qui l’a vraiment contrarié, explique-t-il, c’est le fait que Mme Stevens a nié qu’elle faisait reposer sa présentation du grief sur le harcèlement sexuel et qu’elle a également fait de fausses déclarations au sujet d’autres aspects de la façon dont elle a traité son grief. À mon avis, cet argument ne permet pas de conclure que la Commission a commis une erreur qui justifierait l’infirmation de sa décision et ce, pour deux raisons.

 

[46]           En premier lieu, aucun des sept éléments énumérés dans la plainte de M. Boshra n’allègue que des agents de l’ACEP lui ont fait de fausses déclarations. Les fausses déclarations ne figurent pas dans la liste des reproches que M. Boshra adresse aux agents de l’ACEP chargés des relations de travail. On y trouve toutefois l’allégation que Mme Stevens a insisté pour considérer le grief comme une affaire de harcèlement sexuel plutôt que comme un cas de sécurité ou de protection de la vie privée. Le mémoire des faits et du droit que M. Boshra a déposé à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire ne démontre pas non plus de façon évidente que la plainte portait essentiellement sur un manque de franchise de la part d’agents de l’ACEP plutôt que sur le mécontentement de M. Bohsra au sujet du motif sur le fondement duquel Mme Stevens plaidait le grief.

 

[47]           En tout état de cause, les allégations de M. Boshra suivant lesquelles Mme Stevens lui a fait de fausses déclarations sur la façon dont elle entendait défendre sa cause et suivant lesquelles elle a plaidé le grief sur un fondement erroné sont si étroitement liées qu’elles n’auraient probablement pas eu d’incidence sur la conclusion tirée par la Commission au sujet du délai de prescription, à supposer qu’elle reprenne à son compte la qualification de la plainte que préconise maintenant M. Boshra.

 

[48]           En second lieu, bien qu’il soit possible de déceler des allégations de fausses déclarations dans certaines des observations écrites soumises par M. Boshra à la Commission, on y trouve aussi de nombreuses allusions au fait que Mme Stevens invoque le harcèlement sexuel comme fondement du grief.

 

[49]           On ne peut donc prétendre que la façon dont la Commission a qualifié l’objet de la plainte est déraisonnable. Vu la retenue judiciaire dont la Cour est tenue de faire preuve envers la décision de la Commission, il n’appartient pas à la Cour de décider si elle aurait qualifié la nature fondamentale de la plainte de la même manière que la Commission.

 

[50]           M. Boshra a également laissé entendre que la Commission n’aurait pas dû considérer que le délai de prescription courrait alors qu’il tentait de résoudre ses différends avec l’ACEP en exerçant ses voies de recours internes. La Commission n’était pas de son avis (paragraphes 42 à 47). Ayant conclu que M. Boshra était au courant des faits à l’origine de sa plainte avant le 7 novembre 2008, et qu’elle n’avait pas le pouvoir de proroger le délai de prescription prévu au paragraphe 190(2), la Commission a conclu que la plainte avait été déposée après l’expiration du délai prescrit. Fait significatif, M. Boshra n’avait pas soumis d’éléments de preuve au sujet de la procédure interne suivie par l’ACEP pour résoudre les allégations que l’ACEP avait manqué à son devoir de représentation juste, ou encore qu’il s’en était prévalu.

 

[51]           Je ne peux donc pas conclure qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de refuser de tenir compte du temps que M. Boshra avait consacré à tenter de résoudre la plainte en recourant aux mécanismes internes de l’ACEP.

 

Dispositif

[52]           Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire, le tout avec dépens.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je souscris à ces motifs. »

            La juge Carolyn Layden-Stevenson, j.c.a.

 

« Je souscris à ces motifs. »

            Le juge Robert Mainville, j.c.a.

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


 

ANNEXE

 

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. 2003, ch. 22

 

41. La Commission peut trancher toute affaire ou question dont elle est saisie sans tenir d’audience.

 

51. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, les ordonnances et les décisions de la Commission sont définitives et ne sont susceptibles de contestation ou de révision par voie judiciaire qu’en conformité avec la Loi sur les Cours fédérales et pour les motifs visés aux alinéas 18.1(4) a), b) ou e) de cette loi.

 

(2) La Commission a qualité pour comparaître dans les procédures visées au paragraphe (1) pour présenter ses observations à l’égard de la norme de contrôle judiciaire applicable à ses décisions ou à l’égard de sa compétence, de ses procédures et de ses lignes directrices.

 

(3) Sauf exception prévue au paragraphe (1), l’action — décision, ordonnance ou procédure — de la Commission, dans la mesure où elle est censée s’exercer dans le cadre de la présente partie, ne peut, pour quelque motif, notamment celui de l’excès de pouvoir ou de l’incompétence à une étape quelconque de la procédure :

 

 

 

a) être contestée, révisée, empêchée ou limitée;

 

b) faire l’objet d’un recours judiciaire, notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto.

 

 

185. Dans la présente section, « pratiques déloyales » s’entend de tout ce qui est interdit par les paragraphes 186(1) et (2), les articles 187 et 188 et le paragraphe 189(1).

 

187. Il est interdit à l’organisation syndicale, ainsi qu’à ses dirigeants et représentants, d’agir de manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi en matière de représentation de tout fonctionnaire qui fait partie de l’unité dont elle est l’agent négociateur.

 

190. (1) La Commission instruit toute plainte dont elle est saisie et selon laquelle :

[…]

g) l’employeur, l’organisation syndicale ou toute personne s’est livré à une pratique déloyale au sens de l’article 185.

 

(2) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), les plaintes prévues au paragraphe (1) doivent être présentées dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent la date à laquelle le plaignant a eu — ou, selon la Commission, aurait dû avoir — connaissance des mesures ou des circonstances y ayant donné lieu.

41. The Board may decide any matter before it without holding an oral hearing.

 

51. (1) Subject to this Part, every order or decision of the Board is final and may not be questioned or reviewed in any court, except in accordance with the Federal Courts Act on the grounds referred to in paragraph 18.1(4)(a), (b) or (e) of that Act.

 

 

 

(2) The Board has standing to appear in proceedings referred to in subsection (1) for the purpose of making submissions regarding the standard of review to be used with respect to decisions of the Board and the Board’s jurisdiction, policies and procedures.

 

(3) Except as permitted by subsection (1), no order, decision or proceeding of the Board made or carried on under or purporting to be made or carried on under this Part may, on any ground, including the ground that the order, decision or proceeding is beyond the jurisdiction of the Board to make or carry on or that, in the course of any proceeding, the Board for any reason exceeded or lost its jurisdiction,

 

(a) be questioned, reviewed, prohibited or restrained; or

 

(b) be made the subject of any proceedings in or any process of any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise.

 

185. In this Division, “unfair labour practice” means anything that is prohibited by subsection 186(1) or (2), section 187 or 188 or subsection 189(1).

 

187. No employee organization that is certified as the bargaining agent for a bargaining unit, and none of its officers and representatives, shall act in a manner that is arbitrary or discriminatory or that is in bad faith in the representation of any employee in the bargaining unit.

 

190. (1) The Board must examine and inquire into any complaint made to it that

(g) the employer, an employee organization or any person has committed an unfair labour practice within the meaning of section 185.

 

(2) Subject to subsections (3) and (4), a complaint under subsection (1) must be made to the Board not later than 90 days after the date on which the complainant knew, or in the Board’s opinion ought to have known, of the action or circumstances giving rise to the complaint.

 


 

COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-368-09

 

(APPEL D’UNE DÉCISION RENDUE LE 18 AOÛT 2009 PAR LA COMMISSION DES RELATIONS DE TRAVAIL DANS LA FONCTION PUBLIQUE DANS LE DOSSIER 2009 CRTFP 100)

 

 

INTITULÉ :                                                                           Sameh Boshra et Association canadienne des employés professionnels (ACEP)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   le 8 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LES JUGES LAYDEN-STEVENSON et MAINVILLE

 

 

DATE DES MOTIFS :                                                          le 14 mars 2011

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sameh Boshra

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Fiona J. Campbell

Colleen J. Bauman

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

SACK GOLDBLATT MITCHELL SRL

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

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