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Date : 20110316

Dossier : A‑81‑10

Référence : 2011 CAF 101

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE SEXTON

 

ENTRE :

FRIENDS OF THE CANADIAN WHEAT BOARD,

HAROLD BELL, ART HADLAND, ART MACKLIN,

KEN ESHPETER, LYNN JACOBSON, TERRY BOEHM,

LYLE SIMONSON, KEITH RYAN,

WILF HARDER ET LAURENCE NICHOLSON

appelants

et

le procureur général du CANADA,

LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE,

EN SA QUALITÉ DE MINISTRE RESPONSABLE
DE LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,

ET LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ

intimés

 

 

Audience tenue à Winnipeg (Manitoba), le 24 février 2011

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 mars 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                       LE JUGE LÉTOURNEAU

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

                                                                                                                             LE JUGE SEXTON


Date : 20110316

Dossier : A‑81‑10

Référence : 2011 CAF 101

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE SEXTON

 

ENTRE :

FRIENDS OF THE CANADIAN WHEAT BOARD,

HAROLD BELL, ART HADLAND, ART MACKLIN,

KEN ESHPETER, LYNN JACOBSON, TERRY BOEHM,

LYLE SIMONSON, KEITH RYAN,

WILF HARDER ET LAURENCE NICHOLSON

appelants

et

le procureur général du CANADA,

LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE,

EN SA QUALITÉ DE MINISTRE RESPONSABLE
DE LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,

ET LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ

intimés

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LÉTOURNEAU

 

Les questions soulevées en appel

 

[1]               Il s’agit d’un appel de la décision par laquelle le juge Russell de la Cour fédérale (le juge) a rejeté une demande de contrôle judiciaire visant la décision du gouvernement de donner une directive concernant l’élection des administrateurs de la Commission canadienne du blé (CCB) (2010 CF 104). Une lettre du ministre datée du 23 juillet 2008 contenait la directive.

 

[2]               Les appelants sollicitent l’infirmation des conclusions suivantes du juge :

 

a)         ils n’avaient pas qualité pour présenter une demande de contrôle judiciaire;

 

b)         le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et ministre responsable de la Commission canadienne du blé (le ministre) avait le pouvoir de donner la directive;

 

c)         le ministre n’a pas agi contrairement au Règlement sur l’élection des administrateurs de la Commission canadienne du blé, DORS/98‑414 (le Règlement).

 

[3]               À l’audience, les avocats des appelants ont demandé que le nom de M. Stewart Wells soit retiré de l’intitulé à titre d’appelant parce qu’il est maintenant un administrateur élu de la CCB. Je propose d’acquiescer à la demande et de modifier l’intitulé en conséquence.

 

Les dispositions législatives en cause

 

[4]               Le ministre s’est appuyé sur l’article 3.07 de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. 1985, ch. C‑24 (la Loi), en ce qui concerne son pouvoir de donner des directives relativement à l’organisation de l’élection des membres du conseil d’administration de la CCB et à la surveillance de son déroulement.

 

[5]               Le Règlement a été pris en vertu de l’article 3.06 de la Loi. Les définitions des termes « producteur », « producteur‑exploitant » et « carnet de livraison » à l’article 2 de la Loi ainsi que la disposition relative au droit à un carnet de livraison sont également pertinentes pour trancher les questions soulevées dans le présent appel.

 

[6]               Les articles 5, 6, 7 et 8 du Règlement portent sur le droit de vote lors de l’élection des administrateurs de la CCB et l’inscription des électeurs admissibles sur la liste des électeurs.

 

[7]               Enfin, la question de la qualité personnelle des appelants pour contester la décision du ministre au moyen d’une demande de contrôle judiciaire est régie par le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7.

 

[8]               Je reproduis ces dispositions :

Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C., 1985, ch. C‑24

 

 

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

[…]

« carnet de livraison » Carnet de livraison délivré par la Commission pour une campagne agricole, conformément à la présente loi.

[…]

« producteur » Outre le producteur‑exploitant, toute personne ayant droit, à titre de propriétaire, de vendeur ou de créancier hypothécaire, à tout ou partie des grains cultivés par celui‑ci.

[…]

« producteur‑exploitant » Producteur se livrant en fait à la production de grains.

 

[…]

 

 

 

Règlements

 

3.06 (1) Sur la recommandation du ministre, le gouverneur en conseil peut, par règlement, régir l’élection des administrateurs.

 

Consultation du conseil

 

(2) À compter de la date mentionnée à l’article 3.08, la recommandation du ministre est subordonnée à la consultation du conseil sur le contenu éventuel des règlements à prendre notamment sur la représentation géographique des administrateurs et l’échelonnement dans le temps de leur mandat.

 

Mesures administratives

 

3.07 Sous réserve des règlements, la Commission prend les mesures administratives que le ministre juge indiquées relativement à l’organisation de l’élection et à la surveillance de son déroulement, notamment :

 

a) l’embauchage du personnel administratif nécessaire à la tenue de l’élection et le versement de la rémunération et des indemnités que fixe le ministre;

 

 

b) le paiement des frais afférents à la tenue de l’élection qu’elle a engagés ou qui l’ont été en son nom, y compris les frais qu’elle a autorisés quant à la préparation, l’impression et la diffusion de la documentation électorale destinée à faire connaître les candidats.

 

[…]

 

26. (4) Les carnets de livraison ne sont délivrés qu’aux producteurs.

2. (1) In this Act,

 

“actual producer” means a producer actually engaged in the production of grain;

 

“permit book” means a Canadian Wheat Board delivery permit issued pursuant to this Act by the Corporation for a crop year;

 

 

“producer” includes, as well as an actual producer, any person entitled, as landlord, vendor or mortgagee, to the grain grown by an actual producer or to any share therein;

 

 

Regulations

 

3.06 (1) The Governor in Council may, on the recommendation of the Minister, make regulations respecting the election of directors.

 

Limitation

 

(2) After the date referred to in section 3.08, the Minister shall not make the recommendation referred to in subsection (1) unless he or she has consulted with the board, including consulting with respect to geographical representation on the board and the staggering of the terms of office of directors.

 

Administration of election

 

3.07 Subject to the regulations, the Corporation shall take any measures that the Minister may determine for the proper conduct and supervision of an election of directors, including

 

 

 

(a) employing the persons necessary to conduct or manage the election and the payment of any fees, costs, allowances and expenses of any person so employed, that the Minister may determine; and

 

(b) paying the costs of the election incurred by or on behalf of the Corporation, including the costs incurred in the preparation, printing and distribution of material providing information on candidates.

 

 

 

 

26. (4) No permit book shall be issued to any person other than a producer.

 

 

Règlement sur l’élection des administrateurs de la Commission canadienne du blé, DORS/98‑414

 

5. (1) Le producteur qui est une personne physique peut voter s’il est âgé d’au moins 18 ans le dernier jour de la période d’élection ou, dans le cas contraire, s’il nomme à cette fin une autre personne âgée d’au moins 18 ans à ce jour qui a également signé le carnet de livraison et qui consent à voter en son nom.

 

(2) Nul producteur ne peut voter plus d’une fois à une élection.

 

6. (1) Sous réserve du paragraphe (2), tout producteur a le droit d’être inscrit sur la liste des électeurs pour la circonscription électorale dans laquelle il se livre à la production de grain.

 

(2) Le producteur qui se livre à la production de grain dans plus d’une circonscription électorale est inscrit sur une seule liste d’électeurs de son choix.

 

7. (1) Au plus tard soixante jours avant le dernier jour de la période d’élection, la Commission fournit au coordonnateur d’élection la liste des producteurs dont le nom figure dans un carnet de livraison à cette date ou y figurait au cours de la dernière campagne agricole.

 

(2) Au plus tard 30 jours avant le dernier jour de la période d’élection, le coordonnateur d’élection :

 

a) rend publique la liste des noms des électeurs de chaque circonscription électorale;

 

b) transmet à chaque candidat la liste des noms et adresses des électeurs de sa circonscription électorale.

 

8. Au plus tard 14 jours avant le dernier jour de la période d’élection, le producteur dont le nom n’est pas inscrit sur la liste des électeurs peut demander au coordonnateur d’élection d’y ajouter son nom, s’il établit qu’il a droit d’y être inscrit et fournit une preuve de son identité.

5. (1) A producer who is an individual may vote if they have attained the age of 18 years by the last day of the election period or, if under 18 years of age the producer has designated a cosignatory of a permit book who is at least 18 years old on that day and who has consented to vote on behalf of the producer.

 

(2) No producer may vote more than once in an election.

 

6. (1) Subject to subsection (2), every producer is entitled to be included in the voters list in respect of the electoral district in which they produce grain.

 

 

(2) A producer who produces grain in more than one electoral district may only be included in one voters list, which is chosen by the producer.

 

 

7. (1) Not later than 60 days before the last day of the election period, the Corporation shall provide the election coordinator with a list of producers who are named in a permit book on the day the list is sent or who were named in a permit book during the previous crop year.

 

(2) The election coordinator shall, not less than 30 days before the last day of the election period,

 

(a) make publicly available a list of the names of the voters in each electoral district; and

 

(b) send to each candidate a list of the names and addresses of the voters in the candidate’s electoral district.

 

8. Any producer whose name is not included on the voters list may, at least fourteen days before the last day of the election period, request the election coordinator to add the name of the producer to the voters list, if the producer provides proof of their identity and eligibility.

 

 

Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7

 

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.

18.1 (1) An application for judicial review may be made by the Attorney General of Canada or by anyone directly affected by the matter in respect of which relief is sought.

 

[Non soulignés dans l’original.]

 

La directive du ministre

 

[9]               La directive du ministre traitait de certaines préoccupations qu’il avait concernant le processus en place pour l’élection des administrateurs de la CCB (voir dans le dossier d’appel, à la page 61, la lettre transmise au président‑directeur général de la CCB). La directive en cause dans la présente instance concerne l’intégrité de la liste des électeurs dressée pour l’élection.

 

[10]           Selon le ministre, les personnes qui pouvaient détenir un carnet de livraison n’avaient peut‑être pas établi clairement qu’elles étaient des producteurs ayant le droit de voter à l’élection parce qu’elles n’avaient fait aucune livraison de grains à la CCB au cours des dernières années (ibid., à la page 63).

 

[11]           La demande du ministre à la CCB visait à faire en sorte que les détenteurs de carnet de livraison qui n’avaient pas fait de livraison à la CCB au cours des campagnes agricoles 2007‑2008 et 2008‑2009 ne soient pas automatiquement inscrits sur la liste des électeurs : [traduction] « Leurs noms devraient plutôt être inscrits selon les modalités auxquelles sont soumis les producteurs qui ne détiennent pas de carnet de livraison » (ibid.).

 

[12]           En pratique, la directive du ministre signifiait qu’en se voyant privés d’une inscription automatique sur la liste des électeurs, ces détenteurs de carnet de livraison seraient privés du droit de recevoir automatiquement une trousse d’électeur et un bulletin de vote (voir l’affidavit de Robert Roehle, dans le dossier d’appel, onglet 5).

 

[13]           La CCB s’est conformée à la directive du ministre (voir dans le dossier d’appel, à la page 60, la lettre de l’avocat général de la CCB).

 

La décision de la Cour fédérale

 

a)         Qualité personnelle des appelants

 

[14]           Le juge a analysé uniquement la question de la qualité personnelle des appelants. Il n’était pas convaincu que les appelants, même s’ils ont précisé qu’un intérêt plus général, d’ordre public, était en jeu, cherchaient à obtenir la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[15]           Il a conclu que la preuve dont il disposait n’établissait pas que les appelants avaient été ou pourraient être directement touchés par la directive du ministre. Il a fondé sa conclusion sur le fait que tous les appelants, à l’exception de M. Ryan, étaient inscrits sur la liste des électeurs. Il a conclu que rien ne démontrait que leur droit de voter à l’élection de 2008 des administrateurs avait été touché (voir les motifs du jugement au paragraphe 49).

 

[16]           En ce qui concerne M. Ryan, le juge était d’avis que même si M. Ryan n’était peut‑être pas inscrit sur la liste initiale des électeurs, son droit de vote n’avait pas été touché parce qu’il pouvait suivre la procédure énoncée dans le Règlement et s’assurer que son nom soit inscrit sur la liste (ibid.).

 

[17]           Le juge a conclu que le véritable objet de la contestation de la directive du ministre par les appelants « n’a rien à voir avec la façon dont la décision a directement touché les droits des demandeurs » (ibid., au paragraphe 52). Il a conclu son examen de la qualité des appelants par la déclaration suivante, au paragraphe 52 :

 

La présente demande est présentée dans le cadre d’un débat politique par des demandeurs dont les droits personnels n’ont pas été touchés et qui n’ont démontré l’existence ni d’un préjudice subi ni d’une obligation juridique qui leur est imposée à la suite de la décision.

 

Selon le juge, seule la CCB était touchée par la décision du ministre.

 

b)         Le bien‑fondé de l’affaire

 

[18]           Dans l’éventualité où il s’avérerait que sa décision concernant la qualité d’agir était erronée, le juge s’est ensuite prononcé sur le bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire (ibid., au paragraphe 54).

 

[19]           Essentiellement, le juge a conclu que la directive du ministre n’avait aucune incidence sur le droit de vote; en effet, elle ne touchait que la manière de préparer la liste des électeurs (ibid., au paragraphe 57).

 

[20]           De plus, son interprétation de la définition de « producteur » et de « producteur‑exploitant » à l’article 2 de la Loi l’a amené à conclure que le détenteur d’un carnet de livraison n’est pas un producteur s’il ne se livre pas en fait à la production de grains (ibid., au paragraphe 65). En conséquence, il a conclu que la directive du ministre était conforme à la fois à la Loi et au Règlement. Il s’agissait d’une « mesure qui vis[ait] à garantir l’intégrité de la liste des électeurs » et une telle mesure « est une mesure indiquée relativement à l’organisation de l’élection et à la surveillance de son déroulement au sens de l’article 3.07 » du Règlement (ibid., au paragraphe 69).

 

Analyse de la décision et des observations des parties

 

a)         Qualité personnelle pour agir et qualité pour agir dans l’intérêt public

 

[21]           Avec respect, je crois que le juge a adopté une vision trop étroite de la notion d’être « directement touché », condition pour acquérir la qualité personnelle pour agir. Pour qu’une personne soit directement touchée, [traduction] « la décision en question doit être une décision qui doit toucher directement les droits de la partie, lui imposer des obligations juridiques ou lui porter directement préjudice » (voir League for Human Rights of B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2008 CF 732, au paragraphe 24; League for Human Rights of B’Nai Brith Canada c. R., 2010 CAF 307, au paragraphe 58). Le fait qu’au bout du compte le droit des appelants de voter à l’élection n’a pas été touché ne signifie pas que la directive du ministre n’avait pas d’effet préjudiciable sur certains de leurs droits liés au droit de vote.

 

[22]           Avant la directive du ministre, toutes les personnes dont le nom figurait dans un carnet de livraison au cours des deux années antérieures étaient automatiquement inscrites sur la liste initiale des électeurs. Après la directive, seules les personnes dont le nom figurait dans un carnet de livraison et qui avaient fait des livraisons de grains à la CCB au cours des deux années précédentes avaient le droit d’être inscrites sur la liste initiale des électeurs. Ainsi, la directive modifiait les droits se rattachant à un carnet de livraison et touchait donc directement tous les appelants à l’exception de Friends of the Canadian Wheat Board, qui ne détient pas de carnet de livraison.

 

[23]           De plus, la directive imposait aux appelants et à d’autres personnes appartenant à la même catégorie l’obligation d’établir leur droit d’être inscrits sur la liste au moyen du processus nouvellement créé, le formulaire de demande, si leur nom ne figurait pas sur la liste initiale des électeurs. Même si le droit de vote lui‑même n’était pas directement touché par la directive, les droits liés au droit de vote, tels que les droits d’être automatiquement inscrit sur la liste des électeurs et de recevoir automatiquement un bulletin de vote sans devoir faire une déclaration pour l’obtenir, étaient directement touchés. À mon avis, ces effets conféraient aux appelants la qualité pour agir.

 

[24]           Quant à l’appelant M. Ryan, tout au moins son nom figurait dans un carnet de livraison et n’était pas inscrit sur la liste initiale des électeurs parce qu’il n’avait pas effectué de livraison de grains à la CCB au cours des années pertinentes. Son droit d’être inscrit sur la liste initiale des électeurs parce qu’il détenait un carnet de livraison était directement touché par la directive.

 

[25]           Les intimés ont soutenu que tous les particuliers qui interjetaient appel, à l’exception d’un seul, avaient leur nom inscrit dans le carnet de livraison et avaient fait des livraisons au cours de la période visée par la directive du ministre. Ainsi, ils n’étaient pas directement touchés par la directive et, en conséquence, ils n’avaient pas qualité pour la contester.

 

[26]           Cette prétention trouve sa réponse dans l’arrêt de notre Cour Moresby Explorers Ltd. c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 144. L’objection à la qualité pour agir des appelants dans cette affaire reposait sur le fait que la politique, dont la validité était contestée pour des motifs de compétence, ne leur avait pas été appliquée d’une manière défavorable.

 

[27]           Notre collègue, le juge Pelletier, qui a rédigé la décision de la Cour, a affirmé au paragraphe 17 que la « qualité pour agir est un mécanisme auquel recourent les tribunaux pour dissuader les “ingéreurs” officieux d’intenter une action », mais elle « n’est pas conçue pour être un moyen préventif de conclure à la non‑validité de la cause d’action d’une partie », ajoutant qu’il y a « une distinction à faire entre le droit à un redressement et le droit de soulever une question justiciable ».

 

[28]           Il a ensuite traité de la question d’un effet préjudiciable éventuel par opposition à un effet préjudiciable actuel subi par les appelants. Voici ce qu’il a écrit aux paragraphes 16,19 et 21 :

 

[16] Je ne suis pas d’accord pour dire que les appelants n’ont pas la qualité requise pour soulever la question du caractère ultra vires de la politique des 2 500 jours/nuitées‑utilisateurs simplement parce qu’ils ne peuvent pas prouver que la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas leur a été défavorable. Il ressort de la preuve que la Politique est destinée à éviter que le nombre de voyagistes particuliers atteigne le point où ils pourraient monopoliser injustement les ressources du parc au détriment d’autres voyagistes et, en bout de ligne, au détriment de l’éventail de services offerts à l’intérieur des limites de la réserve de parc. Les appelants tombent manifestement sous le coup de la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas. Ils n’ont pas à attendre que celle‑ci leur cause préjudice pour la contester pour des motifs de compétence.

 

[…]

 

[19] Il est manifeste que les appelants se situent dans le périmètre des politiques qu’ils contestent, même si, pour le moment, ces dernières ne s’appliquent pas à eux. Ils soulèvent une question qui est justiciable et à l’égard de laquelle ils ont un intérêt « de la nature et de l’étendue requises ».

 

[…]

 

[21] Dans la mesure où M. Gould est une personne assujettie à la Politique d’attribution de quotas aux Haïdas, en ce sens qu’à terme cette dernière pourrait mener à la réduction du quota qui lui est attribué, il a, selon moi, la qualité requise pour contester la Politique. Par contre, la question de savoir s’il peut avoir gain de cause à cet égard est une autre affaire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[29]           Tout comme dans l’affaire Moresby, les appelants en l’espèce contestent la validité de la directive donnée par le ministre. Le fait que tous ou certains d’entre eux n’ont peut‑être pas été touchés à la dernière élection ne les prive pas de la qualité pour contester la directive du ministre en prévision de l’élection à venir. Pour paraphraser le juge Pelletier, ils n’ont pas besoin d’attendre jusqu’à ce qu’elle leur cause un préjudice.

 

[30]           Enfin, je crois que tous les appelants dans la présente instance qui sont des producteurs ont un intérêt direct à veiller à ce que l’élection des administrateurs de la CCB se déroule et ait lieu conformément à la loi. Ils ont donc la qualité personnelle pour contester la validité de la directive du ministre. Ce point de vue trouve appui selon moi dans le fait qu’ils sont tenus de commercialiser leurs récoltes avec la CCB et que la directive du ministre a une incidence sur la composition de la liste initiale des électeurs. Une directive semblable donnée à l’égard des élections de 2006 a privé du droit de vote quelque 16 577 producteurs, entraînant l’effet suivant. Parmi les producteurs qui ont automatiquement reçu un bulletin de vote, 49,9 % ont répondu. Parmi les 16 577 producteurs qui avaient demandé des bulletins, seulement 1 618 bulletins de vote ont été utilisés, indiquant alors une participation de moins de 10 % (voir dans le dossier d’appel, onglet 7, à la page 119, l’affidavit de Robert Roehle). Il ne fait pas de doute que la directive a modifié la dynamique de l’élection.

 

[31]           Il me reste à examiner le statut juridique de l’association sans personnalité morale Friends of the Canadian Wheat Board. Il n’est pas facile de savoir, à partir du dossier, quels sont les membres qui appartiennent à cette organisation ni de déterminer la nature et l’étendue de leur intérêt direct aux fins de décider si l’organisation en tant que telle a la qualité personnelle pour présenter la question de la validité en cour.

 

[32]           Il est possible de soutenir que l’organisation mérite de se voir accorder la qualité pour agir dans l’intérêt public. Toutefois, compte tenu des conclusions que j’ai tirées quant à la qualité personnelle des autres appelants et au bien‑fondé de l’appel (ci‑après), il n’est pas nécessaire d’examiner la question de la qualité pour agir dans l’intérêt public.

 

[33]           En conclusion, je suis d’avis que le juge a commis une erreur en refusant aux appelants, à l’exception de Friends of the Canadian Wheat Board, la qualité personnelle pour présenter une demande de contrôle judiciaire.

 

b)         Le bien‑fondé de l’appel

 

[34]           C’est avec habileté et une grande clarté que les avocats des appelants ont exposé les effets de la directive du ministre sur certains droits des producteurs concernant l’élection des membres du conseil d’administration. Même si cet exercice était nécessaire pour la question de la qualité pour agir, toutes les parties conviennent que la conclusion tirée à cet égard ne constitue pas une conclusion quant au bien‑fondé de l’affaire.

 

[35]           Dans l’arrêt Commission canadienne du blé c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 214, au paragraphe 46, la Cour a énoncé dans les termes suivants l’approche à adopter pour analyser une question concernant la validité :

 

[46] La première étape d’une analyse de la validité consiste à identifier la portée et l’objet du pouvoir conféré par la loi en vertu duquel le décret contesté a été publié. Un tel exercice exige que le paragraphe 18(1) soit examiné dans le contexte de la Loi dans son ensemble. La deuxième étape consiste à déterminer si le pouvoir conféré par la loi permet cette législation par délégation particulière (Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.), page 602).

 

 

[36]           Le juge a suivi cette approche. Il a examiné les articles 6, 7 et 8 du Règlement qui donnent droit aux producteurs d’être inscrits sur la liste des électeurs pour la circonscription électorale dans laquelle ils se livrent à la production de grains, qui veillent à ce qu’au plus tard 60 jours avant le dernier jour de la période d’élection, le coordonnateur d’élection obtienne la liste des producteurs dont le nom figure dans un carnet de livraison à cette date et figurait au cours de la dernière campagne agricole et qui, finalement, prévoient un mécanisme selon lequel une personne dont le nom n’est pas inscrit sur la liste des électeurs peut faire ajouter son nom si elle remplit les conditions énoncées (je souligne).

 

[37]           Il a examiné les définitions de « producteur » et de « producteur‑exploitant » qui apparaissent à l’article 2 de la Loi. Il a analysé la relation entre les deux définitions et, à juste titre à mon avis, a conclu que, même si le terme « producteur » est plus englobant que le terme « producteur‑exploitant », en ce qu’il inclut, outre un producteur‑exploitant, un propriétaire, un vendeur ou un créancier hypothécaire, ces personnes répondent à la définition élargie de producteur si elles ont droit « à tout ou partie des grains cultivés par celui‑ci » (je souligne). Un « producteur‑exploitant » est un producteur se livrant en fait à la production de grains (je souligne).

 

[38]           Ainsi, un producteur est une personne qui se livre en fait à la production de grains ou un propriétaire, un vendeur ou un créancier hypothécaire ayant droit à tout ou partie des grains cultivés par un producteur‑exploitant. En d’autres mots, pour être un producteur, il faut que la personne se livre en fait à la production de grains (voir les définitions de « producteur » et de « producteur‑exploitant » à l’article 2 de la Loi).

 

[39]           Au paragraphe 60 des motifs de son jugement, le juge a exprimé son avis comme suit :

 

[60] Conformément au paragraphe 2(1) de la Loi, s’entend du « producteur », « outre le producteur‑exploitant, toute personne ayant droit, à titre de propriétaire, de vendeur ou de créancier hypothécaire, à tout ou partie des grains cultivés par celui‑ci ».  Cette définition nous ramène à la définition du « producteur‑exploitant » qui est le « producteur se livrant en fait à la production de grains ». Le producteur est donc la personne qui se livre à la production (mais pas forcément à la livraison) de grains, ou toute personne ayant droit, à titre de propriétaire, de vendeur ou de créancier hypothécaire, aux grains cultivés par le producteur‑exploitant. Le producteur‑exploitant est donc une personne qui cultive des grains.

 

 

[40]           Une lecture combinée des articles 6, 7 et 8 du Règlement montre que ces dispositions sont de nature procédurale et imposent des limites temporelles et territoriales ainsi que des exigences en matière de production de grains et d’admissibilité à voter.

 

[41]           Ainsi, l’article 6 limite le droit des producteurs d’être inscrits sur la liste des électeurs à la liste des électeurs pour la circonscription électorale dans laquelle ils se livrent à la production de grains. Si un producteur se livre à la production de grains dans plus d’une circonscription électorale, il peut choisir la circonscription pour laquelle il désire être inscrit sur la liste des électeurs.

 

[42]           L’article 7 définit à la fois le délai à l’intérieur duquel la liste des électeurs doit être fournie au coordonnateur d’élection et le moment où le nom du producteur doit figurer dans un carnet de livraison pour y être inscrit.

 

[43]           L’article 8 contient des exigences concernant l’identité et l’admissibilité des producteurs dont les noms ne sont pas inscrits sur la liste des électeurs et qui souhaitent les faire ajouter à la liste.

 

[44]           La directive du ministre a été donnée en application de l’article 3.07 de la Loi, qui l’autorise à prendre des mesures « relativement à l’organisation de l’élection et à la surveillance de son déroulement » (voir l’article 3.07, précité). Tel qu’il a été mentionné auparavant, le ministre avait des préoccupations concernant l’intégrité de la liste des électeurs qui doit être dressée et fournie au coordonnateur d’élection conformément aux articles 6 et 7 du Règlement.

 

[45]           Le ministre voulait s’assurer que seuls les producteurs au sens de la Loi figureraient sur la liste des électeurs, c’est‑à‑dire les producteurs qui se livraient en fait à la production de grains (producteur‑exploitant) et toute personne ayant droit, à titre de propriétaire, de vendeur ou de créancier hypothécaire, à tout ou partie des grains cultivés par un producteur‑exploitant (je souligne). En d’autres mots, comme l’indique la directive, le ministre voulait s’assurer que seuls les producteurs ayant le droit de voter à l’élection figureraient sur la liste des électeurs.

 

[46]           En conséquence de la directive du ministre, seuls les producteurs qui avaient effectué une livraison de grains à la CCB au cours des campagnes agricoles 2007‑2008 et 2008‑2009 figureraient automatiquement sur la liste des électeurs. La preuve de livraison réelle par un détenteur de carnet est la preuve que cette personne se livrait en fait à la production. Les autres devaient établir, conformément à la procédure énoncée dans le Règlement, qu’ils étaient des producteurs au sens de la Loi afin d’être inscrits sur la liste des électeurs. La directive offrait un moyen de faciliter la preuve qu’un détenteur de carnet était un producteur ayant le droit de voter à l’élection. Je suis d’accord avec le juge qu’une « mesure qui vise à garantir l’intégrité de la liste des électeurs est une mesure indiquée relativement à l’organisation de l’élection et à la surveillance de son déroulement, au sens de l’article 3.07 » du Règlement (voir les motifs du jugement au paragraphe 69).

 

Conclusion

 

[47]           Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel en partie et je déclarerais que les appelants, à l’exception de Friends of the Canadian Wheat Board, avaient la qualité personnelle requise pour présenter la demande de contrôle judiciaire. Je rejetterais l’appel quant au bien‑fondé de la demande de contrôle judiciaire. Étant donné que les parties ont toutes, à l’exception de la Commission canadienne du blé, eu gain de cause en partie, je ferais supporter par les appelants et les intimés chacun leurs propres dépens relativement à l’appel. En ce qui concerne les dépens de la Commission canadienne du blé, je condamnerais les autres intimés à les payer.

 

[48]           Je modifierais l’intitulé du jugement et des motifs du jugement de manière à retirer le nom de M. Stewart Wells à titre d’appelant.

 

« Gilles Létourneau »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

            M. Nadon, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            J. Edgar Sexton, j.c.a. »

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


cour d’appel fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A‑81‑10

 

Intitulé :                                                   FRIENDS OF THE CANADIAN WHEAT BOARD et al. c.
procureur général DU CANADA et al.

 

Lieu de l’audience :                             Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 24 février 2011

 

Motifs du jugement :                        le juge LÉTOURNEAU

 

Y ONT SOUSCRIT :                                     les juges NADON ET SEXTON

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 16 mars 2011

 

 

Comparutions :

 

Anders Bruun

Pour les appelants

 

Jeff Dodgson

 

Pour les intimés

(P.G. du Canada et ministre de l’Agriculture)

 

James E. McLandress

 

Pour l’intimée

(Commission canadienne du blé)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Anders Bruun, avocat

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour les appelants

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

Pour les intimés

(P.G. du Canada et ministre de l’Agriculture)

 

Commission canadienne du blé

Winnipeg (Manitoba)

Pour l’intimée

(Commission canadienne du blé)

 

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