Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date: 20190220


Dossier : A-332-17

Référence : 2019 CAF 33

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

appelants

et

BOULERICE ET AUTRES ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

et

MAURICE VELLACOTT et LE SÉNAT DU CANADA

intervenants

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 février 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

Le juge en chef NOËL

Y ONT SOUSCRIT :

Le juge Stratas

Le juge Laskin

 


Date: 20190220


Dossier : A-332-17

Référence : 2019 CAF 33

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

appelants

et

BOULERICE ET AUTRES ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

et

MAURICE VELLACOTT et LE SÉNAT DU CANADA

intervenants

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EN CHEF NOËL

[1]  Appel est interjeté par l’organe de gestion de la Chambre des communes, le Bureau de régie interne (le Bureau), et le président de la Chambre des communes (collectivement les appelants) de la décision rendue par la Cour fédérale (2017 CF 942) sous la plume de la juge Gagné, maintenant juge en chef adjointe (la juge), qui a rejeté leurs requêtes en radiation de quatre demandes de contrôle judiciaire déposées par M. Alexandre Boulerice et d’autres (les intimés). Aux termes des requêtes en radiation, d’une part, les décisions en litige sont protégées par le privilège parlementaire et, à ce titre, sont à l’abri du contrôle judiciaire et, d’autre part, le Bureau n’est pas un « office fédéral » au sens de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

[2]  Les intimés – 66 dans le dossier T-304-15; 55 dans le dossier T-1935-14 et 23 dans les dossiers T-1539-14 et T-1526-14 – étaient des députés appartenant au Nouveau Parti démocratique (NPD) au moment du dépôt de leurs demandes de contrôle judiciaire en juillet et septembre 2014. Selon eux, quatre décisions du Bureau de régie interne – ayant conclu à la distraction de deniers parlementaires de leur part et exigeant le remboursement des fonds – étaient arbitraires, contraires aux règles parlementaires, politiques et empreintes de mauvaise foi.

[3]  M. Maurice Vellacott, un ancien député du Parti conservateur, a obtenu la qualité d’intervenant afin de fournir des renseignements contextuels relatifs à sa propre demande de contrôle judiciaire (en suspens pour l’instant). Il attaque une décision du Bureau selon laquelle il aurait réclamé des indemnités et des frais connexes non permis, car sa résidence principale était située dans la région de la capitale nationale et non en Saskatchewan.

[4]  Le Sénat, qui intervient également dans l’appel, soutient les appelants. Il craint que le rejet des requêtes en radiation risque d’affecter les droits et les pouvoirs du Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration (le Comité sénatorial de la régie interne), l’organe de gestion du Sénat. Ce comité est assujetti à la même loi que le Bureau, et ses travaux sont essentiellement identiques à ceux de ce dernier.

[5]  La juge a rejeté les requêtes en radiation, concluant que la Cour fédérale pouvait contrôler les décisions du Bureau, comme de celles de n’importe quel autre « office fédéral » exerçant des pouvoirs prévus par une loi fédérale (article 2 de la Loi sur les Cours fédérales) et que le privilège parlementaire ne protégeait pas les décisions en litige.

[6]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la juge a tiré ces conclusions à mauvais droit. Si elle avait adopté la démarche raisonnée telle qu’elle a été énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667 [Vaid], suivant laquelle les tribunaux ne doivent pas déterminer la nécessité d’un privilège d’origine législative dès lors qu’il est démontré qu’il appartient à une catégorie établie, elle aurait été contrainte de conclure que les décisions en litige étaient visées par le privilège parlementaire et se trouvaient, par le fait même, à l’abri de tout contrôle judiciaire.

FAITS

[7]  Le Bureau, à l’instar du Comité sénatorial de la régie interne, tire ses pouvoirs de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, ch. P-1 [la LPC]. L’article 4 confère à la Chambre des communes et au Sénat les mêmes privilèges, immunités et pouvoirs, tandis que l’article 5 dispose que ces privilèges sont partie intégrante du droit général et public du Canada. Les articles 19.1 et 50 respectivement reconnaissent la constitution du Comité sénatorial de la régie interne et la création du Bureau. Aux termes de l’article 52.3, le Bureau « est chargé des questions financières et administratives intéressant la Chambre des communes, ses locaux, ses services et son personnel; les députés ». Le Comité sénatorial de la régie interne a un rôle identique et exerce les mêmes pouvoirs au sein du Sénat. Le tableau comparatif produit par les appelants illustre bien ces rapports (compendium des appelants, onglet 44). Il figure à l’annexe « A » des présents motifs.

[8]  De 1867 à l’adoption de la LPC et la création du Bureau en 1985, la Chambre des communes et le Sénat jouissaient des privilèges conférés à la Chambre des communes du Royaume-Uni au moment de la Confédération en vertu de l’article premier de l’Acte pour définir les privilèges, immunités et attributions du Sénat et de la Chambre des Communes, et pour protéger d’une manière sommaire les personnes chargées de la publication des documents parlementaires, S.C. 1868 (31 Vict.), ch. 23. Au cours de cette période, la gestion interne de la Chambre des communes incombait aux commissaires de l’économie intérieure nommés par le gouverneur en conseil en vertu de l’article premier et de l’article 2 de l’Acte concernant l’Économie Intérieure de la Chambre des Communes et pour d’autres fins, S.C. 1868 (31 Vict.), ch. 27. Aux termes de cette loi, seuls des députés qui étaient également membres du Conseil privé de la Reine pour le Canada pouvaient être nommés à titre de commissaires. En pratique, les commissaires étaient donc choisis parmi les ministres de la Couronne.

[9]  Le Bureau a été créé en 1985 dans la foulée de recommandations présentées par un comité spécial de la Chambre. Ce comité recommandait entre autres que les députés participent davantage à la gestion de la Chambre et que le nouveau Bureau reflète mieux la composition de cette dernière.

[10]  Le Bureau est maintenant composé de membres des partis reconnus à la Chambre des communes : le président, deux membres du Conseil privé de la Reine pour le Canada nommés par le gouverneur en conseil, le chef de l’Opposition ou son délégué et « d’autres députés » nommés parmi le parti de l’opposition et celui au pouvoir (LPC, par. 50(2)). En pratique, si l’on tient compte des règles, les membres du parti au pouvoir sont susceptibles de détenir la marge décisionnelle (al. 50(2)b)), à l’image de la Chambre quand elle légifère (Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.U.), art. 49, réimprimé dans L.R.C. 1985, app. II, no 5 [la Loi constitutionnelle de 1867]).

[11]  Le Bureau établit ses propres règles, notamment en matière d’utilisation des deniers parlementaires, par le truchement de règlements administratifs (LPC, par. 52.5(1)). Il est investi du pouvoir exclusif de décider de la régularité de l’utilisation des deniers parlementaires par un député (LPC, par. 52.6(2)). Il est habilité à enquêter et peut, à l’issue de l’enquête, donner des précisions, prendre un règlement administratif, refuser une demande de fonds ou prendre telle ou telle autre décision qu’il juge opportune (Règles de procédure du Bureau de régie interne, art. 10). Il peut ordonner la prise de mesures pour forcer le respect des règles (Règlement administratif relatif aux députés, art. 19).

[12]  Le président de la Chambre est responsable du Bureau devant cette dernière. Le compte rendu des délibérations du Bureau est déposé à la Chambre. Un député peut poser des questions à un membre du Bureau désigné par ce dernier au cours de la période des questions orales (Règlement de la Chambre des communes, par. 37(2) et (3) et art. 148).

[13]  Le Bureau a la capacité d’une personne physique et peut à ce titre conclure des contrats, ententes ou autres arrangements avec des tiers (LPC, art. 52.2). Pour assurer la continuité, les membres du Bureau demeurent en fonction en cas de dissolution du Parlement (LPC, art. 53).

[14]  Le Bureau est appuyé dans ses travaux par l’Administration de la Chambre (Règlement administratif sur la gouvernance et l’administration, art. 2). L’Administration de la Chambre se compose du greffier de la Chambre des communes et des employés qui relèvent de celui-ci et qui ne sont pas des députés (art. 6 et 7). Si les pouvoirs du Bureau peuvent être délégués au greffier de la Chambre et à ses employés, ils échoient néanmoins au Bureau (art. 2).

DÉCISIONS EN LITIGE

[15]  Les demandes de contrôle judiciaire dont il est interjeté appel portent sur quatre décisions prises à l’époque où le Parti conservateur était au pouvoir. Selon le compte rendu des délibérations du Bureau, trois membres du Parti conservateur, deux membres du NPD, un membre du Parti libéral et le président étaient présents au moment où les décisions ont été prises. Les deux membres du NPD étaient dissidents.

[16]  Les deux premières décisions ont trait à des envois postaux non permis. Selon la première, des envois contrevenaient à certaines dispositions du Règlement administratif relatif aux députés (vraisemblablement le paragraphe 4(3), l’alinéa 29(1)e) et l’article 30), car ils étaient motivés par des raisons politiques. La seconde ordonne le remboursement des frais connexes par les députés ayant fait fi de cette restriction.

[17]  Dans la troisième décision, le Bureau statue que certains membres du NPD ont utilisé des deniers parlementaires à des fins non permises pour payer des dépenses reliées à des emplois, à des télécommunications et à des déplacements. De l’avis du Bureau, ces députés ont utilisé des fonds destinés aux dépenses administratives pour suppléer le budget du bureau de recherches du caucus du NPD. Ces budgets ont des objets différents : le premier permet au député d’exercer ses fonctions parlementaires à des endroits définis – au parlement ou dans sa circonscription –, tandis que le second sert à financer un bureau de recherches des partis reconnus (Règlement administratif relatif aux députés, art. 24, 56 et 67). Il est interdit de transférer des fonds d’un budget à l’autre (art. 70).

[18]  La quatrième décision du Bureau ordonne le remboursement de quelque 2,7 millions de dollars par les députés ayant utilisé à tort les fonds prévus à leur budget.

[19]  Au soutien de leurs demandes de contrôle judiciaire des décisions portant sur les envois, les intimés reconnaissent que, suivant ces dernières, les envois [traduction] « contrevenaient aux règlements administratifs du Bureau [car] leur objet était de profiter à un parti politique » (demandes de contrôle judiciaire, dossier d’appel, vol. III, p. 853 et 861). Ils soutiennent cependant que les décisions sont [traduction] « déraisonnables et incorrectes », « contraires aux principes de justice naturelle » et « contraires à la primauté du droit » (ibidem).

[20]  Les demandes de contrôle judiciaire à l’encontre des décisions sanctionnant l’utilisation de fonds affectés au budget de députés pour suppléer le budget du bureau de recherches du caucus national du NPD soulèvent les motifs suivants (dossier d’appel, vol. III, p. 870 et 880, demandes de contrôle judiciaire) :

[traduction]

-  L[es] décision[s] [sont] déraisonnable[s], arbitraire[s] et incorrecte[s];

-  L[es] décision[s] [sont] contraire[s] aux principes de justice naturelle et d’équité;

-  L[es] décision[s] [sont] contraire[s] à la primauté du droit;

-  L[es] décision[s] constitue[nt] un exemple de partialité politique et de mauvaise foi;

-  L[es] décision[s] [sont] absurde[s] vu les technologies modernes qui permettent aux gens de travailler n’importe où;

-  Rien dans le droit canadien ou dans les règles parlementaires n’étaye l[es] décision[s];

-  L[es] décision[s] [sont] illégale[s] puisque les députés sont habilités légalement à exercer leurs fonctions parlementaires « n’importe où »; il leur est donc permis d’utiliser des deniers parlementaires pour exercer leurs fonctions parlementaires.

JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE

[21]  Avant de rejeter la requête en radiation des appelants, la juge a abordé deux questions. En premier lieu, les décisions du Bureau sont-elles susceptibles de contrôle judiciaire sous le régime de la Loi sur les Cours fédérales? En second lieu, les décisions du Bureau sur l’utilisation de ressources par les députés sont-elles à l’abri d’un tel contrôle par l’effet du privilège parlementaire? Bien qu’elle aborde les questions séparément, la juge reconnaît que les réponses « doivent être quelque peu harmonisées » (motifs, par. 10).

[22]  À propos de la première question, la juge est d’avis que, suivant le paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, le Bureau n’échappe pas à la compétence des cours fédérales. Établissant une distinction entre le Comité sénatorial de la régie interne et le Bureau, la juge conclut que le premier tire ses pouvoirs de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, mais pas le Bureau (motifs, par. 19 et 20). La juge fait également remarquer que le Bureau, en plus de ne pas être pas « aussi fondamental à notre notion de démocratie » que le Comité sénatorial de la régie interne, est une « entité auxiliaire » (par. 22). Selon elle, le Bureau diffère des comités ordinaires, qui ont pour source, non pas une loi, mais un règlement de la Chambre ou la tradition parlementaire et exercent des fonctions liées au processus législatif (par. 27 et 28).

[23]  Au sujet de la première question, la juge estime que les pouvoirs du Bureau prévus dans la LPC découlent d’une loi fédérale, et non de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867. Ayant indiqué l’article 52.3 de la LPC comme source des pouvoirs exercés par le Bureau en l’espèce, elle conclut que les décisions du Bureau découlent de pouvoirs prévus par une loi fédérale. Elles sont donc visées par la compétence que les articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales confèrent à la Cour fédérale.

[24]  Quant à la deuxième question, celle du privilège parlementaire, la juge estime que les appelants n’ont pas réussi à démontrer qu’il est nécessaire de soustraire les décisions du Bureau au contrôle judiciaire pour protéger la dignité et l’efficacité de la Chambre (motifs, par. 50).

[25]  Dans l’analyse ayant mené à cette conclusion, la juge examine d’abord le privilège parlementaire relatif aux débats et travaux parlementaires. Elle cite un passage de l’arrêt Vaid rendu par la Cour suprême selon lequel « ne fait pas [. . .] “partie des travaux du Parlement tout ce qui est dit ou fait au sein de la Chambre pendant qu’elle siège” » (motifs, par. 38). À son avis, cette catégorie de privilège parlementaire vise principalement à protéger la liberté d’expression dans l’enceinte de la Chambre. Sur le fondement de l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire R. v. Chaytor, [2010] UKSC 52, [2011] A.C. 684 [Chaytor], elle conclut que la présentation de formulaires de dépenses ne saurait ressortir aux débats ou travaux parlementaires (motifs, par. 36 à 41).

[26]  Quant à la catégorie de privilège relatif aux affaires internes, elle souligne qu’il ne faut pas la définir de manière trop large, car elle pourrait alors englober toutes les activités du Parlement (motifs, par. 43). Selon la juge, il incombe plutôt aux appelants de démontrer que « les décisions du Bureau concernant l’usage des ressources et des services par les députés sont nécessaires pour maintenir la dignité et l’efficacité de la Chambre des communes et sa capacité de fonctionner en tant qu’organisme législatif » (motifs, par. 46). Les appelants n’ayant pas réussi à le démontrer, la juge arrive à la conclusion que le privilège parlementaire relatif aux affaires internes ne s’applique pas pour soustraire les décisions du Bureau au contrôle judiciaire.

[27]  On peut également donner aux motifs de la juge une interprétation différente : quels que fussent les privilèges conférés au Parlement à une certaine époque, ces privilèges ont depuis fait l’objet d’une abrogation ou d’une renonciation. Si elle reconnaît que le Comité sénatorial de la régie interne a maintenu ses privilèges, elle estime que ce n’est pas le cas du Bureau, compte tenu des dispositions de la LPC et des modifications connexes apportées à la Loi sur les Cours fédérales (motifs, par. 19, 21, 22, 24 et 30).

THÈSES DES PARTIES

[28]  Peu de temps avant la tenue de l’audience, la Cour suprême a publié deux arrêts intéressant la question du privilège parlementaire, à savoir Chagnon c. Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39, [Chagnon] et Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40 [Mikisew]. Les parties et les intervenants ont été invités à suppléer leur mémoire des faits et du droit par le dépôt d’observations écrites traitant de ces arrêts. La description qui suit de la thèse des parties couvre les arguments mis de l’avant à ces deux étapes.

-  Les appelants

[29]  Selon les appelants, les privilèges parlementaires que détiennent le Bureau et le Comité sénatorial de la régie interne sont définis par la LPC, mais prennent leur source dans la Constitution canadienne. Comme ces deux organes exercent des fonctions identiques, sont redevables à leur Chambre respective et font partie intégrante de ces dernières, ils ne sauraient recevoir un traitement différent (mémoire des appelants, par. 45 à 47).

[30]  De manière générale, les appelants soutiennent que la juge a mal interprété le rôle du Bureau au sein de la Chambre. Au soutien de leur argument, ils relatent l’historique de la gestion interne de la Chambre avant la création du Bureau en 1985. À l’époque, la gestion des ressources de la Chambre faisait indubitablement partie intégrante des activités du Parlement (mémoire des appelants, par. 8 à 10). De l’avis des appelants, l’adoption de la LPC et la création du Bureau en 1985 n’y ont rien changé.

[31]  Les appelants affirment que le privilège parlementaire invoqué appartient à deux catégories établies et que la juge a commis une série d’erreurs de droit en ne le reconnaissant pas. Une troisième catégorie – celle relative au pouvoir disciplinaire – a été plaidée à l’audience.

[32]  Quant à la catégorie relative aux débats et travaux parlementaires, les appelants soutiennent que c’est à tort que la juge a limité son application à la protection de la liberté d’expression à la Chambre (mémoire des appelants, par. 66). Selon eux, sa conclusion méconnaît le paragraphe 52.2(2) de la LPC, adopté récemment, qui dispose expressément que « les délibérations du bureau sont des délibérations du Parlement ». En outre, les appelants affirment que le législateur a bien exprimé la portée du privilège parlementaire dans le libellé de la disposition. Sur le fondement des arrêts Vaid, R. v. Parliamentary Commissioner for Standards, ex p. Al-Fayed, [1998] 1 W.L.R. 669, pages 7 et 8 et Re McGuinness’s Application, [1997] NI 359, pages 7 à 9, ils font valoir que ce qui est susceptible d’appartenir aux débats et travaux du Parlement [traduction] « dépend de la nature de la décision et de la fonction du décideur ou de l’organe » (par. 67). Les appelants rappellent à cet égard que le Bureau est composé de députés qui supervisent l’utilisation des ressources parlementaires qui sont essentielles et inextricablement liées à leurs fonctions et responsabilités à titre de députés (mémoire des appelants, par. 68). Selon les appelants, la juge a mal interprété l’arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni dans l’affaire Chaytor en concluant que les fonctions de gestion administrative et financière en litige en l’espèce n’étaient pas protégées par le privilège parlementaire reconnu relatif aux débats et travaux parlementaires. 

[33]  Quant aux affaires internes, les appelants soutiennent que les décisions rendues par la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest dans l’affaire Villeneuve v. Legislative Assembly, 2008 NWTSC 41, [2008] 10 W.W.R. 704 [Villeneuve] et la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Filion c. Chagnon, 2016 QCCS 6146 [Filion 2016] confirment que la gestion interne des ressources parlementaires appartient à cette catégorie établie (mémoire des appelants, par. 77). Selon les appelants, c’est à mauvais droit que la juge, au paragraphe 45 de sa décision, s’est éloignée de ces arrêts évoquant pour motif le fait qu’à l’opposé de la présente affaire, ils n’intéressaient pas l’administration d’indemnités et d’avantages. Les appelants avancent subsidiairement que, si la Cour estime que le privilège invoqué n’a pas été établi péremptoirement, il est néanmoins satisfait au critère de la nécessité (par. 81 à 88).

[34]  Les appelants invoquent également les arrêts récents de la Cour suprême Chagnon et Mikisew et affirment que ces décisions, sans être déterminantes, étayent leur thèse selon laquelle le privilège parlementaire s’applique (observations écrites des appelants, par. 1 à 4).

-  Les intimés

[35]  Les intimés adoptent essentiellement les motifs de la juge. Selon eux, les appelants se méprennent lorsqu’ils décrivent le Bureau comme une partie intégrante de la Chambre et appliquent à tort la doctrine du privilège parlementaire, et tout particulièrement le critère selon lequel il faut démontrer, pour que le privilège s’applique, qu’il est nécessaire à l’autonomie et à la dignité de la Chambre.

[36]  Selon les intimés, le Bureau constitue un organe indépendant de la Chambre exerçant des fonctions administratives et non législatives (mémoire des intimés, par. 22 et 36). Invoquant l’arrêt Mikisew, ils prétendent que les décisions du Bureau seraient visées par le privilège parlementaire – et se trouveraient par le fait même à l’abri du contrôle judiciaire – seulement si elles appartenaient à la filière législative, définie par la Cour suprême comme « l’élaboration, l’adoption et la promulgation d’une loi » (observations écrites des intimés, par. 10 et 16). Les intimés suggèrent que les travaux des comités de la Chambre sont visés par cette définition (mémoire des intimés, par. 10 à 13). Or, selon eux, contrairement aux comités de la Chambre, qui tirent leurs pouvoirs et responsabilités du Règlement de la Chambre des communes, le Bureau est régi par la LPC (par. 38). Vu cette distinction, les intimés font valoir que la juge a décidé à bon droit que le Bureau agissait en vertu de pouvoirs conférés par une loi et que sa décision était donc susceptible de contrôle judiciaire.

[37]  Les intimés soutiennent que le nouveau paragraphe 52.2(2) de la LPC a vu le jour en raison d’un changement apporté récemment à la procédure du Bureau pour permettre les réunions publiques (mémoire des intimés, par. 16). Selon les intimés, en indiquant expressément « [i]l est entendu que les délibérations du bureau sont des délibérations du Parlement », le législateur reconnaît que les délibérations du Bureau n’étaient pas des délibérations du Parlement à l’époque des décisions en litige (par. 17).

[38]  Enfin, les intimés estiment que, pour avoir gain de cause, les appelants doivent démontrer la nécessité du privilège (observations écrites des intimés, par. 27). Selon eux, la décision Chagnon enseigne qu’il faut examiner la nécessité chaque fois qu’un privilège parlementaire est invoqué (par. 4). Ils affirment que cette démarche tient compte du fait que [traduction] « le concept du privilège parlementaire reçoit une interprétation plus étroite de nos jours, tant au Canada que dans la plupart des autres pays démocratiques » (mémoire des intimés, par. 75). Sur le fondement de Chaytor et Vaid, ils avancent que la nécessité n’a pas été démontrée en l’espèce et que la portée de la catégorie n’est pas aussi étendue qu’on le prétend (par. 62).

-  M. Vellacott

[39]  M. Vellacott, en sa qualité d’intervenant, soutient que les deux questions examinées par la juge n’en font qu’une. Selon lui, les paragraphes 2(1) et (2) de la Loi sur les Cours fédérales constituent le pendant légal des règles de common law en matière de contrôle judiciaire et de privilège parlementaire (mémoire de M. Vellacott, par. 38 et 39). Pour reprendre ses propos, [traduction] « le pouvoir relatif au contrôle judiciaire s’arrête là où commence le privilège parlementaire » (par. 45).

[40]  Invoquant Chaytor, M. Vellacott affirme que la gestion des ressources de la Chambre n’est pas généralement visée par un privilège parlementaire. À son avis, une distinction s’impose entre les résolutions et les règlements qui établissent les dépenses permises et la mise en œuvre de ces résolutions et règlements par voie de décision (mémoire de M. Vellacott, par. 65 à 68). À l’appui de l’argument selon lequel les tribunaux canadiens n’hésitent pas à s’immiscer dans de telles décisions, l’avocat de M. Vellacott a fait valoir l’arrêt de la Cour supérieure du Québec dans l’affaire Filion c. Chagnon, 2013 QCCS 446 [Filion 2013].

[41]  En réponse à l’argument des appelants selon lequel l’adjonction du paragraphe 52.2(2) à la LPC en 2017 vient indubitablement confirmer que les délibérations du Bureau sont des délibérations du Parlement, M. Vellacott soutient qu’il incombe aux tribunaux, et non au législateur, de déterminer l’existence et la portée d’un privilège parlementaire (mémoire de M. Vellacott, par. 69). Le droit d’origine législative, auquel appartient cette disposition, est réputé ne pas modifier la common law et ne saurait donc recevoir une interprétation qui aurait pour effet d’élargir la portée du privilège d’origine constitutionnelle (par. 70).

[42]  Enfin, selon M. Vellacott, le Parlement ne jouit de privilèges parlementaires reconnus au Royaume-Uni après 1867 que s’il [traduction] « adopte une loi régissant le privilège après 1867, ce qu’il n’a pas fait » (mémoire de M. Vellacott, par. 83). Il soutient donc que les décisions du Bureau qui appliquent les règlements administratifs ayant trait aux dépenses ne sont pas protégées par un privilège historique, car la Chambre des communes du Royaume-Uni « n’a pas payé les dépenses – ni d’ailleurs les salaires – des députés avant 1911 » (par. 84).

-  Le Sénat du Canada

[43]  Le Sénat intervient seulement à l’égard de la question relative au privilège parlementaire. Il signale que ni le Sénat ni le Comité sénatorial de la régie interne ne sont un « office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales (mémoire du Sénat, par. 16).

[44]  Le Sénat s’oppose à la conclusion de la juge, fondée sur l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319, 1993 CanLII 153 [New Brunswick Broadcasting], selon laquelle il faut apprécier la nécessité du privilège parlementaire en l’espèce. Il signale la distinction en droit entre, d’une part, les privilèges créés par voie législative en vertu de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 et de l’article 4 de la LPC, et, d’autre part, les privilèges inhérents qui, une fois établis au moyen du critère de nécessité, sont conférés à toutes les assemblées législatives (mémoire du Sénat, par. 22). Il cite à cet égard le paragraphe 37 de l’arrêt Vaid :

Les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 ont néanmoins cru bon d’utiliser le Parlement de Westminster comme point de référence en ce qui a trait au privilège parlementaire canadien et si l’existence ainsi que l’étendue d’un privilège du Parlement de Westminster sont établies péremptoirement (par un précédent anglais ou canadien), ce privilège devrait être reconnu par les tribunaux canadiens sans qu’il soit nécessaire d’en apprécier la nécessité. Ce résultat contraste avec la situation des provinces car, sans fondement analogue à l’art. 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, les privilèges que celles-ci établissent par voie législative devraient vraisemblablement satisfaire au critère de nécessité (Harvey, par. 73). (Le soulignement est de l’intervenant, le Sénat)

[45]  Selon le Sénat, les deux catégories de privilège parlementaire, soit débats et travaux parlementaires et affaires internes, s’appliquent en l’espèce. À propos du second, le Sénat soutient que la juge a établi une distinction avec les décisions Villeneuve et Filion 2016 pour des raisons [traduction] « formalistes » et « excessivement étroites » (mémoire du Sénat, par. 27).

[46]  Enfin, le Sénat soutient que [traduction] « [p]eu de matières ressortissent aussi directement à l’indépendance d’un organe législatif que la protection contre l’ingérence du pouvoir judiciaire (ou du pouvoir exécutif) dans les propres décisions de cet organe relatives à l’utilisation et à l’affectation de ses propres ressources par ses propres membres. Une conclusion contraire signalerait [. . .] un revirement draconien dans la séparation des pouvoirs prévue par la Constitution » (mémoire du Sénat, par. 30, en italiques dans l’original).

ANALYSE ET DÉCISION

[47]  Les deux questions examinées par la juge sont inexorablement liées. La Cour fédérale est compétente à l’égard des décisions du Bureau si ce dernier exerce des pouvoirs « prévus par une loi fédérale » (Loi sur les Cours fédérales, art. 2); elle ne l’est pas si les décisions en litige sont protégées par un privilège parlementaire émanant de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour trancher la présente espèce, il faut s’interroger sur l’application du privilège parlementaire. C’est donc par cette question que l’analyse doit commencer.

[48]  La question de savoir si le privilège invoqué existe et si le Bureau agissait dans les limites de son cadre est une question de droit et, à ce titre, est assujettie à la norme de la décision correcte (Chagnon, par. 17; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

[49]  La juge a fourni trois motifs étayant sa conclusion selon laquelle les décisions du Bureau n’étaient pas protégées par le privilège parlementaire :

  • - Contrairement au Comité sénatorial de la régie interne, le Bureau tire ses pouvoirs d’une loi fédérale, et non de la Constitution (motifs, par. 20 et 26);

  • - Suivant l’arrêt Chaytor, le traitement des formulaires de dépenses n’appartient pas aux débats et travaux parlementaires (motifs, par. 36 à 41).

  • - Démonstration n’a pas été faite de la nécessité, pour préserver la dignité et l’efficacité de la Chambre des communes, de soustraire au contrôle judiciaire les décisions du Bureau relatives à la gestion des affaires internes du Parlement (motifs, par. 42 à 46 et 50).

[50]  Ces conclusions sont toutes erronées.

[51]  Abordons le premier motif fourni par la juge. Les fonctions du Bureau sont identiques à celles du Comité sénatorial de la régie interne. Elles sont fondées sur des privilèges parlementaires établis par voie législative en vertu de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 et sont de nature constitutionnelle, car elles forment un aspect essentiel de l’autonomie des organes législatifs. Bien que les privilèges respectifs de la Chambre des communes et du Sénat à l’égard de leurs affaires financières internes aient été entérinés par voie législative –premièrement par l’article premier de l’Acte pour définir les privilèges, immunités et attributions du Sénat et de la Chambre des Communes en 1868 et ensuite par l’article 4 de la LPC – ce fait ne change rien à l’origine constitutionnelle du pouvoir exercé (Southam Inc. c. Canada (Procureur général) (C.A.), [1990] 3 C.F. 465, p. 479 et 480 [Southam]).

[52]  Le rejet du privilège invoqué sur le fondement de l’arrêt Chaytor est également erroné. Cette décision intéresse des personnes accusées d’avoir falsifié leurs notes de frais pendant qu’elles siégeaient à la Chambre des communes ou à la Chambre des lords. Elles prétendaient que leurs actes étaient protégés par le privilège parlementaire et qu’elles étaient donc à l’abri des poursuites (Chaytor, par. 1). La question était non pas de savoir si les frais avaient été engagés à des fins parlementaires, mais plutôt s’ils avaient bel et bien été engagés (par. 8). Lord Phillips – l’un des trois juges à avoir rédigé des motifs, auxquels, avec ceux de lord Rodger, ont souscrit les juges majoritaires – était d’avis que les appelants ne pouvaient exciper du privilège parlementaire, ayant établi une distinction entre les décisions portant sur l’application de règles existantes et celles qui portent sur les règles elles-mêmes. À son avis, seules les secondes seraient visées par le privilège parlementaire, car, au Royaume-Uni, il y avait eu renonciation au privilège à l’égard des premières (par. 92) :

[traduction]

[...] Si un demandeur cherche à attaquer par voie de contrôle judiciaire le régime en vertu duquel les indemnités et les frais sont payés, le tribunal rejetterait sans doute la demande au motif que la question ressortit à la Chambre. Toutefois, l’examen de la mise en application du régime ne relève pas exclusivement du Parlement.

[53]  Comme nous le verrons, rien ne permet de conclure qu’il y a eu une telle renonciation au Canada. Au point où nous en sommes dans l’analyse, il suffit de dire que les intimés ont attaqué le régime adopté par le Parlement à deux égards au moins : en prétendant avoir droit aux frais d’envoi sans nier que les envois postaux avaient un objet politique et en affirmant que, grâce à la technologie moderne, il n’est plus nécessaire que les frais de bureau remboursables soient engagés à un endroit précis comme les règles l’éxigent actuellement (demandes de contrôle judiciaire, dossier d’appel, vol. III, p. 853, 861, 870 et 880).

[54]  Enfin, la conclusion de la juge selon laquelle il n’a pas été démontré qu’il était nécessaire d’empêcher que les décisions relatives aux affaires internes soient assujetties au contrôle judiciaire afin de préserver la dignité et l’efficacité de la Chambre fait fi d’un aspect fondamental de l’arrêt Vaid. Suivant ce dernier, à l’échelon fédéral, lorsqu’il est démontré qu’un privilège d’origine législative appartient à une catégorie reconnue de privilège parlementaire, le tribunal est contraint de reconnaître que la nécessité a été établie (Vaid, par. 29(9) et 37).

[55]  Les intimés insistent sur l’injustice qui découlera selon eux de l’absence de contrôle judiciaire des décisions du Bureau. Ils soulèvent plusieurs irrégularités, dont la mauvaise foi. Quelle que soit la gravité de ces prétentions, elles n’intéressent pas la question de savoir si l’existence du privilège a été démontrée. Si c’est le cas, il incombe au Parlement, et à nul autre, de décider si ses règles ont été enfreintes (Vaid, par. 30).

[56]  Vaid est l’arrêt de principe en matière de privilège parlementaire au Canada. Contrairement à bien d’autres décisions dans ce champ du droit, il a la distinction d’avoir été tranché à l’unanimité et a été cité à de nombreuses reprises par les tribunaux et les auteurs du Canada, du Royaume-Uni et d’autres pays dotés d’une constitution de type Westminster. Comme c’est le cas en l’espèce, le privilège parlementaire dont il est question dans l’affaire Vaid est d’origine législative. On peut y lire (par. 39) :

[. . .] pour décider si un privilège existe ou non au sens de la Loi sur le Parlement du Canada, les tribunaux canadiens doivent, dans un premier temps, vérifier si l’existence et l’étendue du privilège revendiqué ont été établies péremptoirement en ce qui concerne notre propre Parlement ou la Chambre des communes de Westminster (Ainsworth Lumber, par. 44).

[57]  Comme l’indique ce passage, les privilèges parlementaires d’origine législative peuvent émaner de notre Parlement ou du Royaume-Uni. Il en est ainsi en raison de l’effet combiné de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, avec les modifications de 1875, et de l’article 4 de la LPC. L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, dans sa version modifiée, est ainsi libellé :

18. Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu'aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande et par les membres de cette Chambre.

18. The privileges, immunities, and powers to be held, enjoyed, and exercised by the Senate and by the House of Commons, and by the members thereof respectively, shall be such as are from time to time defined by Act of the Parliament of Canada, but so that any Act of the Parliament of Canada defining such privileges, immunities, and powers shall not confer any privileges, immunities, or powers exceeding those at the passing of such Act held, enjoyed, and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, and by the members thereof.

Je souligne qu’il y a de toute évidence une erreur dans l’expression « de la présente loi », compte tenu de la version anglaise « of such Act ». La Loi ayant été adoptée par le Parlement du Royaume-Uni, la version anglaise est la seule version officielle.

L’article 4 de la LPC est ainsi rédigé :

4 Les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont les suivants :

4 The Senate and the House of Commons, respectively, and the members thereof hold, enjoy and exercise

a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi;

(a) such and the like privileges, immunities and powers as, at the time of the passing of the Constitution Act, 1867, were held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom and by the members thereof, in so far as is consistent with that Act; and

b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni et ses membres.

(b) such privileges, immunities and powers as are defined by Act of the Parliament of Canada, not exceeding those, at the time of the passing of the Act, held, enjoyed and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom and by the members thereof.

[58]  Les privilèges parlementaires d’origine législative peuvent s’étendre à ceux dont jouissaient la Chambre des communes du Royaume-Uni et ses députés au moment de l’intégration de ces privilèges au droit canadien; l’alinéa 4b) de la LPC habilite le législateur à les préciser (Vaid, par. 33; voir aussi Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, 1996 CanLII 163, [Harvey], par. 66).

[59]  En revanche, les privilèges parlementaires inhérents tirent leur statut constitutionnel « de la nature même de l’institution et du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 » et du désir des colonies fondatrices d’adopter « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni [...] » (New Brunswick Broadcasting, p. 351).

[60]  La nécessité de protéger la dignité et l’efficacité de la Chambre constitue le fondement historique de tout privilège parlementaire (Vaid, par. 29(5)). Toutefois, au fédéral, dès lors qu’il est démontré qu’un privilège parlementaire d’origine législative appartient à une catégorie établie, point n’est besoin d’en démontrer à nouveau la nécessité (par. 29(9)):

C’est uniquement pour établir l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège qu’il faut démontrer la nécessité. Une fois la catégorie (ou la sphère d’activité) établie, c’est au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier. En d’autres termes, à l’intérieur d’une catégorie de privilège, le Parlement est seul juge de l’opportunité et des modalités de son exercice, qui échappe à tout contrôle judiciaire : « Il n’est pas nécessaire de démontrer que chaque cas précis d’exercice d’un privilège est nécessaire » (New Brunswick Broadcasting, p. 343) [...] (Italique et soulignement dans l’original non reproduits)

[61]  Une catégorie établie est celle dont l’existence et la portée sont acceptées comme étant nécessaires pour protéger la dignité et l’efficacité de la Chambre (Vaid, par. 29(6)). Une telle démonstration peut être étayée par des précédents provenant de tribunaux du Canada, du Royaume-Uni et d’autres démocraties de type Westminster, par la reconnaissance historique de la catégorie de la part de personnes qu’elle touche et, compte tenu de l’importance que les tribunaux lui confèrent en la matière, par la doctrine issue de sommités en droit du privilège parlementaire.(par. 29(8) et 37) et j’ajouterai, compte tenu de l’importance que les tribunaux lui confèrent en la matière, la doctrine issue de sommités en droit du privilège parlementaire.

[62]  Le privilège parlementaire invoqué par les appelants en l’espèce est le droit exclusif de la Chambre de surveiller l’utilisation des deniers et des ressources fournis aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires et de trancher les affaires portant sur les règles adoptées pour ce faire.

[63]  La question est celle de savoir si le privilège ainsi décrit a été établi péremptoirement. Un privilège d’origine législative est établi péremptoirement s’il est reconnu comme tel ou s’il appartient à une catégorie établie (Vaid, par. 39).

[64]  Dans leur mémoire, les appelants ont fait valoir que le privilège dont ils se réclament appartenait à deux catégories établies, à savoir celle des « débats et travaux parlementaires » et celle des « affaires internes ». Le privilège relatif à la première protège la liberté d’expression au Sénat et à la Chambre des communes, le droit des élus de s’acquitter de leurs fonctions à titre de sénateurs ou de députés, soit des fonctions législatives et délibératives, et la tâche de demander des comptes au gouvernement (Vaid, par. 41). L’autre catégorie, celle des « affaires internes », repose sur la reconnaissance au Royaume-Uni à l’époque de la Confédération que l’autonomie des chambres du Parlement exige que leurs membres disposent du pouvoir exclusif d’administrer leurs propres affaires. À l’audience, les avocats des appelants ont ajouté une troisième catégorie, celle du droit exclusif de la Chambre d’imposer des mesures disciplinaires pour assurer l’intégrité de ses processus internes.

[65]  Les contours de ces catégories ne sont pas faciles à déterminer, et l’analyse est compliquée par le fait qu’elles se chevauchent souvent. Si la souveraineté du Parlement lorsqu’il légifère ne fait aucun doute (Vaid, par. 45), « ne fait pas [. . .] partie des travaux du Parlement tout ce qui est dit ou fait au sein de la Chambre » (par. 43, citant David Lidderdale, éd., Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 19e éd. London: Butterworths, 1976, p. 89). À l’opposé, il se peut que certaines activités, même si elles se tiennent à l’extérieur de l’enceinte de la Chambre, doivent être soustraites au contrôle des tribunaux (Harvey, par. 67). Quelle que soit la catégorie, l’activité que l’on cherche à protéger doit être si étroitement liée aux délibérations de la Chambre que permettre l’ingérence minerait la dignité et l’efficacité de cette dernière.

[66]  À mon avis, le privilège invoqué appartient aux trois catégories établies que font valoir les appelants. Il faut garder à l’esprit, en abordant chacune de ces catégories, le fait que nous traitons de décisions relatives aux fonds et ressources affectés aux députés pour qu’ils s’acquittent de leurs fonctions parlementaires, ce qui comporte entre autres représenter leurs électeurs, effectuer des recherches sur des sujets intéressant des projets de loi, délibérer, légiférer et demander des comptes au gouvernement.

-  Affaires internes

[67]  L’arrêt Vaid intéresse un privilège d’origine législative lequel selon les appelants relevait de la catégorie relative aux « affaires internes ». À l’audience dans cette affaire, les appelants ont convenu que la catégorie plus étroite dite de la « gestion du personnel » de la Chambre était plus précise et appropriée compte tenu du privilège invoqué (Vaid, par. 50).

[68]  Dans l’affaire Vaid, le privilège invoqué avait pour effet d’empêcher le chauffeur du Président de la Chambre des communes d’exercer les droits que lui conférait la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, art. 4 [Loi sur les droits de la personne]. Tel que souligné (au par. 40), le chauffeur était « une personne étrangère à la Chambre », c’est-à-dire un employé ordinaire, non pas un député. Même si la catégorie de la gestion du personnel portant sur certains employés semblait être bien établie au Royaume-Uni (par. 62), la Cour s’est demandé si la portée de cette catégorie s’étendait à des employés comme M. Vaid. À cet égard, elle a cité avec approbation l’avis exprimé par le comité mixte britannique dans son rapport selon lequel (Vaid, par. 51) :

[On] irait trop loin si on l’interprétait, par exemple, comme signifiant qu’un litige portant sur [. . .] le congédiement d’un préposé à l’entretien ne peut être tranché suivant la procédure ordinaire par une cour de justice ou par un tribunal industriel. [par. 241]

[69]  Réitérant l’importance pour le Parlement de ne pas aller trop loin lorsqu’il s’agit de matière intéressant des personnes étrangères à la Chambre, la Cour suprême a conclu que le privilège invoqué n’appartenait pas à une catégorie établie (Vaid, par. 70). Une analyse s’imposait donc afin de savoir si le privilège invoqué était nécessaire pour préserver la dignité et l’efficacité de la Chambre. Après l’avoir conduite, la Cour suprême a conclu que cette nécessité n’avait pas été démontrée.

[70]  Récemment, dans l’arrêt Chagnon, la Cour suprême, renvoyant à l’arrêt Vaid, a réitéré l’importance de scruter le privilège invoqué lorsque son application a des répercussions sur des personnes étrangères à l’assemblée législative (Chagnon, par. 25 et 42). L’affaire intéressait le droit de l’Assemblée nationale du Québec de gérer son personnel, notamment le droit exclusif invoqué par le président lui permettant de congédier des gardiens de sécurité travaillant dans l’enceinte de l’Assemblée pour inconduite. Après avoir appliqué le critère de la nécessité, les juges majoritaires en sont arrivés à la conclusion qu’il n’avait pas été établi qu’il était nécessaire, afin de préserver la dignité et l’efficacité de l’Assemblée nationale, d’empêcher les gardiens de sécurité d’exercer les droits que leur reconnaît le régime des relations de travail dans la contestation de leur congédiement.

[71]  Selon les intimés et M. Vellacott, l’arrêt Chagnon a modifié l’état du droit en exigeant dorénavant que l’on procède à une analyse de la nécessité dès lors qu’un privilège est invoqué, qu’il soit d’origine législative ou inhérent (observations écrites des intimés, par. 4 et observations écrites de M. Vellacott, par. 5, note en bas de page 1). Je ne suis pas de cet avis.

[72]  En premier lieu, comme il ressort de l’arrêt Chagnon, les assemblées législatives provinciales jouissent de privilèges parlementaires inhérents, et les juges majoritaires ont déterminé qu’il s’agissait là de la nature du privilège invoqué dans cette affaire (Chagnon, par. 1, 2 à 18, 23 et 27). Il ressort clairement de l’arrêt Vaid qu’à l’égard de tels privilèges, à l’échelon provincial, les tribunaux doivent s’attacher à décider si « la catégorie de privilège inhérent demeure, encore aujourd’hui, nécessaire au bon fonctionnement de l’organe législatif » (Vaid, par. 29(6), renvoyant à New Brunswick Broadcasting, (souligné dans l’original)). Dans l’arrêt Chagnon, les juges majoritaires souscrivent à cette démarche (Chagnon, par. 26).

[73]  En deuxième lieu, les juges majoritaires dans l’arrêt Chagnon ne pouvant rattacher le privilège parlementaire invoqué à aucune catégorie établie ont conclu que la nécessité devait être examinée, malgré la nature inhérente du privilège. Les juges majoritaires signalent expressément que, même si cette Cour dans l’arrêt Vaid avait présumé de l’existence au Royaume-Uni d’une catégorie de privilège parlementaire établie conférant à la Chambre le pouvoir exclusif sur « certains de ses employés », elle a fini par conclure que l’existence de cette catégorie n’avait pas été établie, faute d’avoir trouvé un quelconque employé auquel le privilège avait été appliqué (Vaid, par. 101). La Cour suprême a précisé qu’à la date de publication de l’arrêt Chagnon « [...] les tribunaux du Royaume-Uni [n’avaient] toujours pas reconnu la gestion de l’ensemble des employés du Parlement comme étant protégée par le privilège [...] » (par. 35). Par conséquent, l’existence d’une catégorie établie n’avait pas été démontrée (Chagnon, par. 36 et 37).

[74]  Par conséquent, l’arrêt Chagnon n’évacue pas la règle imposée par l’arrêt Vaid selon laquelle s’il est démontré qu’un privilège parlementaire d’origine législative appartient à une catégorie établie, la question de la nécessité ne saurait être reconsidérée.

[75]  Le point d’intérêt qui se dégage de chacun des arrêts Vaid et Chagnon est que les privilèges parlementaires qui privent les non-parlementaires de leurs droits seront scrutés et réduits à leur plus simple expression. Cependant, la présente affaire n’occupe que des parlementaires. Elle concerne le droit de la Chambre de surveiller l’utilisation des deniers publics mis à la disposition de ses députés afin de leur permettre de s’acquitter de leurs fonctions parlementaires ainsi que de faire respecter les règles mises en place à cette fin. Ces activités concernent des parlementaires agissant en tant que parlementaires chargés de superviser des parlementaires dans l’exercice de leurs fonctions et obligations parlementaires. Comme il est dit dans la décision Stockdale v. Hansard (1839), 9 Ad. & E. 1, 112 E.R. 1112 (Q.B.) cité par la Cour suprême dans l’arrêt Vaid, au paragraphe 39 : la « suspicion » avec laquelle les tribunaux envisagent un privilège parlementaire qui piétine les droits des personnes étrangères à la Chambre se change en « bienveillance » s’il est appliqué à des matières qui ressortissent complètement à la Chambre. Une telle démarche conciliante tient compte du respect que se doivent réciproquement les cours de justice et le Parlement dans l’exercice de leurs devoirs publics (Vaid, par. 20).  

[76]  Le fait que les tribunaux font preuve de circonspection lorsqu’ils sont saisis d’affaires qui concernent exclusivement les affaires internes de la Chambre n’est pas passé inaperçu des parlementaires à en juger par la manière dont ils ont traité leurs affaires financières au fil des ans. La Chambre réglemente et vérifie l’utilisation des deniers parlementaires par ses députés depuis plus de 150 ans. Malgré la jurisprudence abondante qui nous a été présentée, je n’ai pu déceler aucune instance, hormis la présente, où des parlementaires en exercice – ou des députés en exercice de l’assemblée législative d’une province ou d’un territoire – ont fait appel aux tribunaux pour attaquer les décisions internes relatives à leur utilisation des fonds parlementaires. Si d’anciens députés ont intenté des recours judiciaires à quelques reprises, c’est la première fois semble-t-il que des députés en exercice s’en remettent aux tribunaux pour régler les disputes internes entourant l’utilisation de fonds parlementaires. Cet acquiescement historique évoque le fait que les parlementaires ont toujours compris qu’inviter les tribunaux à intervenir dans de telles affaires aurait pour conséquence de miner la dignité et l’efficacité de la Chambre (Vaid, par. 29(8)).

[77]  Le rôle de l’assemblée législative dans la surveillance de l’utilisation par ses députés des fonds qui leur sont fournis pour leur permettre de s’acquitter de leurs fonctions législatives est abordé dans cinq décisions relativement récentes, à savoir Chaytor; Filion 2013, Filion 2016, Villeneuve et Duffy v. Senate of Canada, 2018 ONSC 7523. La décision Duffy, par laquelle la Cour supérieure de justice de l’Ontario confirme le privilège parlementaire invoqué par le Sénat à l’égard de ses affaires internes, a été rendue après la tenue de l’audience dans la présente affaire et a été portée en appel. Je m’abstiens donc de toute remarque sur ce jugement.

[78]  L’arrêt Chaytor est le plus récent des quatre autres. Avant de l’examiner, il importe de signaler que les cours de justice du Royaume-Uni ne reconnaissent pas la catégorie de privilège des affaires internes comme telle. Selon eux, les affaires internes, y compris les affaires financières de la Chambre, sont visées par le privilège parlementaire s’il peut être démontré qu’elles ressortissent aux [traduction] « connaissances exclusives du Parlement » (Chaytor, par. 13). Cette expression reprend l’article 9 du Bill of Rights de 1689, mais a une portée plus large (Chaytor, par. 30 et 51). Pour citer lord Phillips, [traduction] « les connaissances exclusives renvoient non seulement au Parlement, mais aussi au droit exclusif de chaque chambre de gérer ses propres affaires sans ingérence [. . .] étrangère au Parlement » (par. 63).

[79]  Tel qu’indiqué plus-haut, lord Phillips dans l’arrêt Chaytor en est arrivé à la conclusion que, si les décisions mettant en cause le régime régissant l’utilisation de deniers parlementaires ressortissent aux connaissances exclusives du Parlement, tout privilège parlementaire susceptible de protéger les décisions qui ne font qu’appliquer ce régime avait fait l’objet d’une renonciation. Selon lui, les décisions autorisant le paiement des frais après certification appartiennent à cette dernière catégorie de sorte que le privilège ne pouvait s’appliquer (Chaytor, par. 89 à 93).

[80]  Lord Rodger, aux motifs duquel les autres juges ont également souscrit, tranche l’affaire sur un fondement complètement différent. La seule question selon lui est celle de savoir si l’objet des poursuites contre les appelants relève de la compétence exclusive du Parlement. Si ce n’est pas le cas, les appelants ne peuvent exciper du privilège parlementaire pour mettre fin aux poursuites (Chaytor, par. 104). Dans ses motifs, lord Rodger s’attache à décider si le régime des indemnités et les mesures ouvertes aux appelants dans le cadre de ce régime sont visés par le privilège parlementaire (Chaytor, par. 120) :

[traduction] [...] on peut dire à bon droit qu’un régime d’indemnités appuie le député dans l’exercice de toutes ses fonctions parlementaires, dont les activités qui se trouvent au cœur de son mandat. Il est donc tout à fait possible que les règles du régime relèvent d’une matière à l’égard de laquelle la Chambre invoquerait sa connaissance exclusive. Il se peut que ce soit également le cas des décisions du bureau des frais et, en cas d’appel, de celles des comités de supervision, quant à une demande de paiement d’une allocation présentée par un député. Un recours judiciaire ordinaire intenté par un député ou par quiconque est susceptible de remettre en question les décisions prises par des comités de la Chambre ou en leur nom sur des questions censées relever des pouvoirs et des connaissances exclusifs de la Chambre et de ses comités. (Soulignement ajouté)

[81]  Puisque la nature exacte du privilège invoqué ne se révélerait qu’au fil du procès criminel, lord Rodger ajoute la mise en garde suivante à la fin de ses motifs (Chaytor, par. 126) :

[traduction] [...] Si le procès est instruit, il se peut qu’une question surgisse, contre toute attente, et qu’on estime qu’elle ressortit aux activités fondamentales des députés ou de la Chambre elle-même. Dans un tel cas, le procès est susceptible d’empiéter sur une matière qui relève des connaissances exclusives de la Chambre et à laquelle l’article 9 s’applique. [...]

[82]  On peut voir que la décision de lord Rodger n’est pas fondée sur la renonciation reconnue par lord Phillips. À son avis, toute décision concernant les indemnités qui frappe les activités fondamentales de la Chambre ou des députés est visée par le privilège, et le procès criminel permettra de savoir si telle est la nature du privilège invoqué.

[83]  Les motifs de lord Phillips et lord Rodger ayant chacun été accepté par les juges majoritaires sans distinction, il est impossible de savoir laquelle des deux démarches a été adoptée. La seule certitude qui se dégage de l’arrêt Chaytor est qu’au Royaume-Uni, les décisions concernant les indemnités versées aux députés aux fins de l’exercice de leurs fonctions sont protégées par le privilège parlementaire si elles concernent les activités fondamentales de la Chambre ou des députés, mais que ce privilège pourrait avoir fait l’objet d’une renonciation partielle, en ce qui a trait aux décisions qui ne font qu’appliquer le régime en place. J’y reviendrai ci-après dans l’analyse de la question de la renonciation en l’espèce.

[84]  Rendue en 2008, la décision Villeneuve traite d’un privilège parlementaire invoqué par l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest et son bureau de gestion lequel l’on disait appartenir à la catégorie établie des affaires internes. L’argument avancé voulait que le privilège parlementaire en question ait été créé en vertu de la Loi sur l’assemblée législative et le conseil exécutif, L.T.N.-O. 1999, ch. 22. Avant d’examiner plus avant cette décision, rappelons-en brièvement les faits.

[85]  Élu à l’Assemblée législative, M. Villeneuve a déclaré sous serment qu’il résidait à l’extérieur de Yellowknife. Une allocation supplémentaire lui a été versée pour cette raison. Par suite d’une vérification, une plainte a été déposée suivant laquelle M. Villeneuve aurait fait une fausse déclaration. Entre-temps, des élections ont été tenues, et M. Villeneuve a perdu son siège. Le bureau de gestion – dont les fonctions sont analogues à celles du Bureau en l’espèce (Villeneuve, par. 4) – a fini par conclure que M. Villeneuve avait obtenu des indemnités auxquelles il n’avait pas droit et en a ordonné le remboursement par voie de compensation.

[86]  M. Villeneuve a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. L’Assemblée et le bureau ont riposté en cherchant à faire radier la demande au motif que la décision était protégée par le privilège parlementaire, comme elle appartenait à deux catégories établies, soit celle concernant le pouvoir disciplinaire inhérent de l’Assemblée à l’égard de ses députés et celle concernant son pouvoir exclusif de réglementer ses affaires internes.

[87]  Dans une décision exhaustive – que la juge de la Cour fédérale a écartée pour des motifs douteux (motifs, par. 45) –, la juge Charbonneau a convenu que les deux catégories soulevées sont reconnues historiquement (Villeneuve, par. 23 et 24). Elle s’est cependant sentie interpellée par le fait que M. Villeneuve ne siégeait plus à l’Assemblée à l’époque où la décision de lui refuser l’allocation a été rendue (par. 25 et 26). La juge renvoyant à l’arrêt Vaid a signalé que les tribunaux sont enclins à examiner de plus près les situations où l’application d’un privilège parlementaire enfreint les droits de personnes qui ne font pas partie de l’Assemblée législative. Elle a donc accepté l’argument de M. Villeneuve selon lequel il n’avait pas été établi que la portée des deux catégories de privilèges invoquées s’étendait à des personnes dans sa situation (par. 26).

[88]  Invoquant l’arrêt Vaid, elle a donc jugé que la nécessité devait être démontrée. Elle a commencé par se demander si la nécessité du privilège parlementaire avait été démontrée en fonction de la catégorie relative aux affaires internes (Villeneuve, par. 32). Ayant conclu, au par. 34 que [traduction] « [l]e salaire des députés et les indemnités qui leur sont versées pour leur permettre de s’acquitter des tâches qui leur incombent à ce titre relèvent du type d’affaires internes à l’égard desquelles l’Assemblée législative, comme ordre de gouvernement indépendant, doit avoir carte blanche et être à l’abri de toute ingérence extérieure », (par. 34) elle s’est attardée à savoir si cette conclusion valait également pour les anciens députés.

[89]  Elle a conclu son analyse en ces termes (Villeneuve, par. 39) :

[traduction] Je suis d’avis que l’administration des allocations et avantages sociaux auxquels les députés ont droit pendant leur mandat relève uniquement des affaires internes de l’assemblée législative. Cette dernière a délégué cette responsabilité, par le truchement de la Loi, au bureau. J’estime que la nature fondamentalement interne de ces décisions ne change pas, même s’il est possible que certaines soient prises une fois que le bénéficiaire des indemnités ou avantages sociaux ne siège plus comme député. Dès lors que la décision porte sur les indemnités ou avantages sociaux découlant du mandat d’un député, elle commande la même protection que celle que prendrait le bureau à cet effet à l’égard de députés. (Soulignement ajouté)

[90]  La décision Filion 2016 porte sur un recours intenté par un ancien député de l’Assemblée nationale du Québec. Il demandait le versement d’une allocation de transition que le Bureau de l’Assemblée nationale refusait de lui payer – un autre organe qui exerce des fonctions analogues à celles du Bureau en l’espèce – tant et aussi longtemps qu’il n’avait pas remboursé des fonds qu’il avait détournés pendant qu’il siégeait à l’Assemblée nationale. Dans une décision antérieure, Filion 2013, la Cour supérieure du Québec avait accueilli une première demande de M. Filion visant le versement de partie d’une autre allocation que le Bureau refusait de lui payer. Bien que l’avocat de M. Vellacott ait fait valoir ce dernier jugement, je n’en tiens pas compte, car il ne traite pas du privilège parlementaire, présumément parce qu’il n’a pas été soulevé.

[91]  Dans l’affaire Filion 2016, M. Filion a attaqué notamment la décision du Bureau, prise en application de la Loi sur l’Assemblée Nationale, R.L.R.Q. ch. A-23.1, de lui refuser une allocation à laquelle il aurait autrement droit, au motif qu’il avait agi de mauvaise foi ou commis une « faute lourde ». Le président de l’Assemblée nationale s’opposa au recours, excipant du droit exclusif dont jouit l’Assemblée nationale d’administrer ses affaires internes sans ingérence extérieure, conféré par les articles 9 et 42 de la Loi sur l’Assemblée nationale (Filion 2016, par. 23). La Cour supérieure du Québec en a convenu et a rejeté la demande pour ce motif.

[92]  La Cour supérieure du Québec, reconnaissant le privilège parlementaire, souscrit à certains passages des motifs de la Cour suprême des Territoires du Nord-Ouest dans la décision Villeneuve (Filion 2016, par. 25). Sa conclusion est ainsi rédigée (Filion 2016, par. 26) :

Ainsi, les décisions touchant les indemnités et bénéfices auxquels les députés ont droit relèvent du privilège d’une assemblée législative de régir ses affaires internes sans ingérence extérieure, ce qui inclut les dispositions de la Loi qui traitent des frais de défense, judiciaire, assistance et indemnisation (articles 85.1 à 85.4) et qui confient au Bureau le pouvoir décisionnel lorsqu’une demande est adressée.

[93]  J’avalise la décision Villeneuve ainsi que l’application qui en a été faite dans l’arrêt Filion 2016. Dans les deux cas, la cour a fait remarquer à bon droit que l’assemblée législative doit tenir elle-même les cordons de la bourse de sorte qu’elle puisse exercer ses fonctions législatives comme il sied à un ordre de gouvernement indépendant. Cette conclusion respecte l’arrêt Chaytor et, jusqu’à l’initiation de la présente affaire, la reconnaissance historique par les députés en exercice partout à travers le pays, que le pouvoir de trancher pareilles affaires incombe aux députés eux-mêmes et à nul autre.

[94]  La jurisprudence unanime et cet acquiescement de longue date mènent à la conclusion que le privilège invoqué en l’espèce, à savoir le droit exclusif de la Chambre de surveiller l’utilisation des deniers et des ressources fournis aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires et de trancher les affaires portant sur les règles adoptées pour ce faire, relève de la catégorie établie des affaires internes.

-  Pouvoir disciplinaire

[95]  L’arrêt de principe sur la catégorie établie dite du pouvoir disciplinaire est l’arrêt Harvey (Vaid, par. 29(10)). La question en litige dans cette affaire était celle de savoir si l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick avait le droit constitutionnel de déclarer inhabile à occuper une charge pour une période de cinq ans un député ayant contrevenu à la Loi électorale, L.R.N.-B. 1973, ch. E-3, même si la conduite reprochée – inciter un mineur à voter – s’était produite hors de l’enceinte de l’Assemblée législative. Il était acquis de part et d’autre que le droit de l’Assemblée d’expulser un député pour cause d’inconduite à l’intérieur de l’Assemblée constituait un privilège en soi, mais l’on prétendait que le droit de déclarer un député inhabile pour une période de cinq ans outrepassait la portée de tout privilège établi.

[96]  Dans des motifs concordants auxquels a souscrit la juge L’Heureux-Dubé, la juge McLachlin (plus tard juge en chef) a exprimé son désaccord. Abordant la question du point de vue de l’Assemblée législative et de celui du Parlement, elle a conclu que le droit d’imposer des limites et d’ordonner l’exclusion d’un député et de le déclarer inhabile relève de l’ancestral « privilège exclusif du Parlement et des assemblées législatives de préserver l’intégrité de leurs processus respectifs en punissant, en expulsant et en frappant d’inhabilité ceux qui en ont abusé [. . .] » (Harvey, par. 64). Elle en indique la source au paragraphe 68 en ces termes :

Le pouvoir du Parlement et des législatures de réglementer leur procédure tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur enceinte découle de la Loi constitutionnelle de 1867. Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 proclame l’existence d’un régime parlementaire de gouvernement, qui incorpore dans la Constitution canadienne le droit du Parlement et des législatures de réglementer leurs propres affaires. Le préambule incorpore également la notion de séparation des pouvoirs, inhérente à la démocratie parlementaire britannique, qui interdit aux tribunaux d’empiéter sur les affaires internes des autres branches de gouvernement.

[97]  Dans l’examen de ce pouvoir, la juge McLachlin s’est demandé s’il y avait lieu de déterminer la nécessité dans tous les cas, faisant remarquer que « peu de raisons justifient l’établissement d’une distinction entre le privilège invoqué par voie de résolution et le privilège invoqué par voie législative » (Harvey, par. 73). Sans trancher la question, elle a poursuivi l’analyse en jugeant que la nécessité avait été établie dans cette affaire, au motif que la préservation de la dignité et de l’efficacité des activités de l’Assemblée législative commandaient que celle-ci soit habilitée à gérer ses membres et à imposer des limites et des restrictions sans ingérence de la part des tribunaux (par. 76 à 88).

[98]  Bien que la Cour suprême dans l’arrêt Vaid ait rejeté la suggestion de la juge McLachlin suivant laquelle il faudrait déterminer la nécessité dans tous les cas (Vaid, par. 32), elle a souscrit entièrement aux motifs qui appuient sa décision de reconnaître le privilège parlementaire (par. 31).

[99]  Dans l’arrêt Harvey, la catégorie reconnue concerne le droit exclusif de la Chambre de gérer la conduite de ses députés dans des affaires internes et de protéger l’intégrité de ses procédés en imposant des sanctions disciplinaires à ceux-ci, soit pour punir le comportement indigne et aussi pour assurer le respect de ses règles internes (Harvey, par. 78). Permettre aux tribunaux de contrôler l’exercice de ces droits minerait la dignité et l’efficacité de la Chambre et entraînerait une ingérence injustifiée dans l’exercice des activités législatives (par. 79).

[100]  Outre le fait qu’il est mentionné avec approbation dans l’arrêt Vaid, l’arrêt Harvey a été adopté par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ainsi que dans la décision Tafler v. British Columbia (Commissioner of Conflict of Interest) (1998) 161 D.L.R. (4th) 511, 49 B.C.L.R. (3d) 328 (C.A.) [Tafler]. Ce dernier jugement a été cité à maintes reprises au soutien de la proposition selon laquelle les assemblées législatives ont le droit exclusif de déterminer les normes de conduite, d’en assurer le respect et d’imposer des mesures disciplinaires; voir Morin v. Crawford, 14 Admin L.R. (3d) 287, 1999 N.W.T.J. no 5 (C.S.) [Morin], par. 65 et par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans la décision McIver v. Alberta (Ethics Commissioner), 2018 ABQB 240, 423 D.L.R. (4th) 551 [McIver], au paragraphe 44. .

[101]  Les activités réglementées dont il est question en l’espèce concernent l’utilisation de fonds publics fournis aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires. Par exemple, il est interdit aux députés d’utiliser ces fonds pour financer des activités relatives à leurs intérêts personnels ou à ceux de membres de leur proche famille (Règlement administratif relatif aux députés, par. 4(3)a)). L’instance qui oppose les parties porte sur les décisions du Bureau suivant lesquelles les fonds parlementaires auraient été utilisés à des fins politiques, plutôt qu’à des fins parlementaires, et ordonnant leur remboursement. Le non-respect de ce type de décisions est susceptible d’entraîner des sanctions, dont le blocage du salaire, pour la durée du manquement.

[102]  Les décisions prises par des députés à propos des ressources qui sont fournies aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires et les questions liées à la conduite de ces derniers quant à l’utilisation de ces fonds sont essentielles à l’indépendance de la Chambre et à sa faculté de réglementer ses affaires internes. À mon avis, les décisions prises par le Bureau en l’espèce relèvent du droit exclusif de la Chambre de réglementer ses propres affaires et d’assurer l’intégrité de ses procédés, à l’instar de la décision de prévoir et d’infliger des expulsions dans l’affaire Harvey et des règles en matière d’éthique et de conflit d’intérêts dans les affaires Tafler, Morin et McIver.

[103]  Par conséquent, j’en arrive à la conclusion que le privilège invoqué en l’espèce appartient à la catégorie de privilège parlementaire établie dans l’arrêt Harvey et reconnue comme telle dans ces autres affaires.

-  Débats et travaux du Parlement

[104]  La catégorie des « débats et travaux du Parlement » a pour source la liberté de parole à la Chambre que confère l’article 9 du Bill of Rights du Royaume-Uni, adopté en 1689. Entre dans son champ le droit de légiférer, de délibérer et de demander généralement des comptes au gouvernement. Y appartiennent, par exemple, un rappel au Règlement sur la procédure de la Chambre dans une affaire donnée ou les règles à propos de la procédure et de la conduite au sein de la Chambre. Comme il est dit plus haut, ne fait pas partie des travaux du Parlement tout ce qui est fait au sein de la Chambre (Vaid, par. 43). Or, l’inverse est également vrai. La catégorie peut englober des affaires qui se déroulent hors de l’enceinte du Parlement si elles sont « si étroitement et si directement liées aux travaux du Parlement que l’intervention des cours de justice serait incompatible avec la souveraineté du Parlement en sa qualité d’assemblée législative et délibérante » (Vaid, par. 44, citant le rapport du comité mixte britannique).

[105]  À mon avis, ce lien est présent en l’espèce. Quoique ce soit évident, il y a lieu de réitérer que les débats et travaux parlementaires ne peuvent se tenir sans, au minimum, un endroit permettant aux parlementaires de se réunir et les ressources nécessaires à ces derniers pour délibérer et légiférer. L’exercice du pouvoir exclusif de la Chambre de toucher les fonds réservés à cette fin précède la Confédération (J.G. Bourinot, Parliamentary Procedure and Practice, 4th ed. (Toronto: Common Law Book Company, 1916), p. 196-199, notes de bas de page omises) :

[traduction] Les commissaires de l’économie intérieure de la Chambre des communes constituent un organe d’origine législative possédant des pouvoirs et responsabilités définis relatifs aux dépenses de cet organe. Auparavant, certaines dépenses de l’assemblée législative du Canada étaient réglementées par un comité des éventualités nommé au début de chaque session. Sur présentation de son rapport, les fonds pour les salaires et autres dépenses étaient avancés. Le comité a été nommé à nouveau en 1867-1868 et a présenté plusieurs rapports ayant mené à la prise de mesures. Or, pendant cette session, le premier ministre (sir John Macdonald) a présenté un projet de loi visant à régir l’économie interne de la Chambre des communes. Le projet de loi a été adopté à l’unanimité.

[106]  C’est par l’adoption de l’Acte concernant l’Economie Intérieure de la Chambre des communes et pour d’autres fins en 1868 [l’Acte de 1868] – qui incorpore l’Acte relatif à l’indemnité des membres et aux traitements des orateurs des deux chambres du Parlement, S.C. 1867 (31 Vict.), ch. 3 – que le Parlement a énoncé pour la première fois les besoins matériels auxquels il fallait répondre pour permettre aux députés canadiens d’exercer leurs fonctions législatives. L’Acte de 1868 confère aux commissaires de l’économie intérieure –tous des membres de la Chambre des communes et du Conseil privé de la Reine – le pouvoir de demander que des sommes leur soient « transférées » par le ministre des Finances « à leur ordre ». Les fonds envisagés à l’époque s’entendaient notamment des « salaires, allocations et dépenses contingentes de la Chambre », des « services d’impression » et de « la papeterie ». Cette loi prévoit également une allocation calculée en fonction de la distance entre la résidence d’un député et le lieu des sessions, à raison de dix sous le mille. Soulignons que les commissaires avaient le pouvoir d’ordonner le paiement des dépenses des députés, et inversement celui d’interdire un paiement.

[107]  Personne ne doute que ces fonds et indemnités représentent le genre de dépenses nécessaires pour permettre aux parlementaires de s’acquitter de leurs fonctions législatives dans le monde de 1867.  

[108]  Les ressources jugées nécessaires aux députés pour exercer leurs fonctions législatives ont changé avec le temps. En 1985, en établissant le Bureau de la régie interne, le Parlement a confirmé le pouvoir exclusif de la Chambre sur la gestion des ressources parlementaires et le contrôle à l’égard de l’utilisation de ces dernières par les députés. Même si le Bureau est assujetti à des règles plus détaillées, son mandat est pareil à celui des anciens commissaires.

[109]  Le litige porte sur de volumineux envois postaux destinés aux électeurs, auxquels le Bureau a prêté un objet politique, et des frais d’emploi, de télécommunications et de déplacement qui auraient été engagés à des bureaux satellites et non à des [traduction] « bureau[x] parlementaires ou [. . .] bureau[x] de circonscription » (procès-verbal de la réunion du Bureau du 12 août 2011, dossier d’appel, vol. III, p. 826). L’Acte de 1868 ne prévoit expressément aucune de ces dépenses, sauf peut-être celles concernant les déplacements. Or, il ne fait aucun doute que ces dépenses appartiennent au genre de dépenses que prévoyait l’Acte de 1868, c’est-à-dire des dépenses qui étaient nécessaires à cette époque pour exercer les fonctions parlementaires. Personne ne dit le contraire.  

[110]  Il n’est pas difficile de voir pourquoi. Par exemple, comment les députés pourraient-ils voter de manière responsable sur des projets de loi ou poser des questions pertinentes en demandant des comptes au gouvernement sans disposer du personnel et des ressources leur permettant de bien s’informer? Comment pourraient-ils représenter leur circonscription à la Chambre s’ils n’ont pas les moyens de communiquer et de présenter des rapports? Bref, les débats et travaux parlementaires ne peuvent avoir lieu que si les parlementaires ont le nécessaire pour s’acquitter de leurs fonctions parlementaires.

[111]  Je crois que ce qui précède suffit pour démontrer qu’en ce qui concerne les affaires comme celle dont nous sommes saisis, les débats et travaux du Bureau sont si directement et si étroitement liés à ceux du Parlement qu’il est justifié de les traiter à l’avenant.

[112]  Cette conclusion est également étayée par le paragraphe 52.2(2) de la LPC, qui énonce l’avis du législateur en la matière. Cette disposition a été adoptée peu de temps avant l’audience concernant la requête en radiation devant la Cour fédérale. Elle est ainsi libellée : « Il est entendu que les délibérations du bureau sont des délibérations du Parlement. » Sa version antérieure était libellée en ces termes : « Les membres du bureau n’encourent aucune responsabilité personnelle découlant de leur participation à l’exercice des pouvoirs ou à l’exécution des fonctions du bureau ». La juge n’a pas mentionné la nouvelle version dans ses motifs, et rien ne permet de dire si on l’avait portée à son attention.

[113]  Devant nous, les avocats des appelants font valoir qu’il ressort clairement du paragraphe 52.2(2) que les décisions en litige appartiennent à la catégorie établie dite des débats et travaux du Parlement. Comme la disposition fait loi et que sa validité n’a pas été attaquée sur le plan constitutionnel, les avocats affirment que la présente affaire ressortit carrément à la catégorie établie relative aux débats et travaux parlementaires.

[114]  Selon les intimés et M. Vellacott, le paragraphe 52.2(2) ne saurait avoir une application si étendue. Ils font remarquer que cette disposition ne saurait viser tout ce que pourrait faire le Bureau. Ils soulignent qu’elle a été adoptée en même temps que d’autres dispositions qui ont permis d’améliorer l’accessibilité des réunions du Bureau pour le public et que son seul objet consiste à faire en sorte que les députés qui siègent au Bureau continueront de jouir de l’immunité qui protège les députés lorsqu’ils exercent des fonctions parlementaires.

[115]  Je conviens que le paragraphe 52.2(2) ne saurait s’appliquer à tout acte du Bureau, quel qu’il soit, tout particulièrement dans des matières qui ne concernent pas les parlementaires. Par exemple, il est permis de douter que des matières comme le salaire ou la pension à verser à un employé de la Chambre, la conduite de ce dernier (mémoire des intimés, par. 18, renvoyant à Vaid et à Chagnon) ou les contrats intervenus avec des tiers fournisseurs de biens ou de services soient couverts par la catégorie de privilège portant sur les débats et travaux parlementaires. En revanche, il est difficile d’imaginer pourquoi la disposition ne s’appliquerait pas aux matières qui relèvent entièrement des affaires internes de la Chambre, comme l’utilisation des fonds fournis aux députés pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires.

[116]  Bien que l’adoption du paragraphe 52.2(2) semble découler de la décision du Parlement d’améliorer l’accessibilité pour le public des délibérations du Bureau, une décision qui était susceptible d’avoir une incidence sur l’immunité des députés, cette disposition n’est pas circonscrite par ce seul objet. À en juger par le libellé de la disposition, le législateur entendait que les délibérations du Bureau, à l’intérieur de la sphère d’activités qui lui est propre, soient assimilées aux délibérations du Parlement. 

[117]  C’est logique. Le Bureau est à bien des égards un prolongement de la Chambre. Il s’acquitte de fonctions qui incomberaient autrement à la Chambre. Les actes du Bureau, lorsqu’il agit à ce titre, constituent véritablement des actes de la Chambre. Les décisions en litige, dans la mesure où elles circonscrivent les moyens et les ressources qu’il faut affecter aux parlementaires pour leur permettre d’exercer leurs fonctions parlementaires fondamentales, peuvent être assimilées aux débats et travaux du Parlement.

[118]  Il s’ensuit que les débats et travaux du Parlement représentent une autre catégorie établie à laquelle il est démontré que le privilège parlementaire invoqué en l’espèce appartient.

-  Argument distinct avancé par M. Vellacott

[119]  Avant de conclure l’analyse portant sur le privilège parlementaire, je souhaite aborder un argument distinct avancé par M. Vellacott. Ainsi, il ne remet pas en question le droit exclusif du Bureau d’énoncer des règles et des normes définissant ce qui constitue des dépenses parlementaires acceptables (observations écrites de M. Vellacott, par. 8, note en bas de page 2). Cependant, selon lui, l’application de ces règles par voie décisionnelle devrait être examinée séparément et il n’a pas été démontré qu’il est nécessaire, pour préserver la dignité et l’efficacité de la Chambre, de soustraire ces décisions au contrôle judiciaire. 

[120]  À mon avis, le droit exclusif de la Chambre de réglementer et de contrôler l’utilisation des deniers qu’elle affecte aux parlementaires a pour corollaire le droit exclusif de décider de l’application des règles. En effet, la manière dont une règle parlementaire est appliquée dans une affaire donnée ressortit à l’exercice du droit ancestral dont jouit la Chambre de réglementer ses propres affaires. C’est ce qu’explique la juge McLachlin dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting dans son analyse du droit exclusif de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse de réglementer ses propres procédés en interdisant les caméras dans son enceinte (p. 384) :

Comme je l’ai déjà fait remarquer, la décision de principe est Stockdale c. Hansard.  Dans cette affaire, la cour a rejeté l’argument selon lequel les tribunaux ne connaissent de questions relatives au privilège que lorsqu’ils s’en trouvent saisis « de façon incidente » plutôt que « directement ».  On a conclu que les tribunaux étaient tenus de se prononcer sur une question de privilège, quelle que soit la façon dont elle s’est posée, mais que cette décision doit être assujettie à la reconnaissance d’une compétence parlementaire exclusive.  Les paramètres de cette compétence sont déterminés par ce qui est nécessaire pour que l’organisme législatif soit capable de fonctionner.  Selon cette définition, le principe de nécessité englobera non seulement certains privilèges revendiqués, mais aussi le pouvoir de déterminer, de trancher et d’appliquer ces privilèges.  Si les tribunaux devaient examiner le mode d’exercice d’un privilège valide et conclure que, dans certains cas, le privilège a été exercé d’une façon non valide, ils se trouveraient alors à empiéter sur la compétence exclusive de l’organisme législatif, après avoir reconnu que le privilège en question relève de la compétence exclusive de cet organisme législatif.  La seule chose qui peut être examinée par le tribunal est à l’étape initiale de l’examen de la compétence : le privilège revendiqué est-il un des privilèges nécessaires pour que la législature soit capable de fonctionner?  L’exercice particulier d’un privilège nécessaire ne saurait alors faire l’objet d’un examen, sauf si la retenue manifestée et la conclusion formulée à l'étape initiale sont rendues inopérantes. [Non souligné dans l’original]

[121]  De même, s’il fallait déterminer la nécessité dans chaque cas, comme le préconise M. Vellacott, on ferait fi du droit exclusif de la Chambre de réglementer l’utilisation des deniers parlementaires par les députés, et la Cour serait appelée à se prononcer sur l’exercice d’un privilège parlementaire, une matière qui ne ressortit pas aux tribunaux (voir Vaid, par. 29(9)).

[122]  Par conséquent, j’arrive à la conclusion que, comme il a été démontré que le privilège invoqué appartient à au moins une catégorie établie, il n’était pas loisible à la juge d’en examiner la nécessité.

  • - Nécessité

[123]  Même si ce n’est pas essentiel pour trancher le présent appel, il est utile à mon avis de faire quelques remarques à propos de l’évaluation de la juge à l’égard de la nécessité en l’espèce (motifs, par. 44, 46 et 50). Il me semble que permettre le contrôle judiciaire des décisions sur l’affectation et l’utilisation des ressources parlementaires minerait sérieusement la dignité et l’efficacité de la Chambre.

[124]  Considérant la question dans un premier temps sous l’angle de la discipline, il suffit de s’en remettre à l’opinion de la juge McLaghlin dans Harvey selon laquelle la dignité et l’efficacité de la Chambre seraient remises en question si les tribunaux étaient autorisés à contrôler les limites et restrictions que les parlementaires s’imposent dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires.

[125]  Abordant la question du point de vue des affaires internes, il appartient aux parlementaires de déterminer pour eux-mêmes leurs besoins et l’attribution des fonds et des ressources nécessaires à l’exercice de leurs fonctions parlementaires. À mon avis, donner aux tribunaux le dernier mot sur l’administration de ces affaires entraverait l’autonomie de la Chambre et minerait son rôle constitutionnel. Ceci aurait aussi pour effet de nuire à l’efficacité des procédés mis en place par la Chambre pour traiter de ces questions. Je signale que les 338 députés présentent en moyenne 70 000 notes de frais chaque année, dont quelque 4300 sont modifiées avant le paiement (Troisième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre des communes, 2013, dossier d’appel, vol. II, p. 416 à 430, p. 422). Les questions financières étant litigieuses au départ, il est facile de voir que le contrôle judiciaire de ces décisions deviendrait rapidement un secteur d’activité important pour les avocats et les tribunaux, au détriment du bon fonctionnement de la Chambre. J’avalise donc la conclusion tirée dans l’arrêt Villeneuve selon laquelle l’intervention des tribunaux en telles matières minerait la dignité et l’efficacité de la Chambre.

[126]  Finalement, permettre aux tribunaux de se prononcer sur ce dont les parlementaires ont besoin afin d’exercer leurs fonctions parlementaires fondamentales affecterait aussi la dignité et l’efficacité de la Chambre en minant le rôle des parlementaires.

-  Le privilège a-t-il fait l’objet d’une renonciation ou d’une abrogation?

[127]  L’intéressante question préliminaire à savoir si le Parlement peut renoncer au privilège ici en cause aurait pu se poser. Il est possible en effet que le Parlement ne puisse renoncer à un privilège qui assure l’indépendance de la Chambre dans l’exercice de ses fonctions législatives fondamentales, car on minerait ainsi le principe même sur lequel repose le Parlement de type Westminster. Or, point n’est besoin de répondre à la question puisqu’aucune renonciation n’est intervenue. 

[128]  Les arguments suivants appuient la thèse selon laquelle le Parlement a renoncé à son droit exclusif de tenir ses affaires financières internes en main ou l’a abrogé : (1) le choix du terme anglais « Board » dans la LPC pour dénommer le nouvel organe chargé des affaires financières en 1985, un terme qui figure également dans la version anglaise de la Loi sur les Cours fédérales à la description des offices fédéraux susceptibles de contrôle judiciaire par les cours fédérales; (2) le paragraphe 50(1) de la LPC qui constitue en ces termes le Bureau « [e]st constitué le Bureau de régie interne de la Chambre des communes » par contraste avec le paragraphe 19.1(1), qui dispose que le Comité sénatorial de la régie interne est constitué « par le Sénat en vertu de son règlement » ; (3) l’article 52.2 de la LPC, aux termes duquel « pour l’exercice des pouvoirs [. . .] qui lui sont attribués par la présente loi », le Bureau est habilité à conclure des contrats, ententes, etc. (motifs, par. 30) et (4) le fait que la précision « [i]l est entendu » qui figure au paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales, édicté par L.C. 1990, ch. 8 par suite de la décision de la section de première instance dans l’affaire Southam ([1989] 3 C.F. 147), soustrait expressément « le Sénat, la Chambre des communes » et « tout comité de l’une ou l’autre chambre » au contrôle judiciaire par les cours fédérales, mais non le Bureau.

[129]  À l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales figure le terme « office fédéral », dont l’équivalent dans la version anglaise est « federal board »; en revanche, la LPC emploie le terme « bureau » en français et « board » en anglais. Par conséquent, on ne peut prétendre que le choix des termes « board » et « bureau » pour désigner l’organe en question révèle l’intention du législateur d’assimiler le Bureau (Board en anglais) à un office fédéral (federal board dans la version anglaise de la Loi sur les Cours fédérales) pour l’assujettir au contrôle judiciaire. Si telle avait été l’intention du législateur, il aurait opté pour le terme « office » dans la LPC.

[130]  En outre, rien dans les recommandations qui ont mené à la création du Bureau en 1985 ne laisse entendre qu’on envisageait un changement de pouvoirs ou l’abandon des privilèges parlementaires auparavant conférés aux commissaires de l’économie intérieure. Le rapport du Comité spécial sur la réforme de la Chambre des communes ‑ qui a été déposé à la Chambre en 1985 et a mené à la première incarnation du Bureau de la régie interne tel qu’on le connaît – explique que le Bureau a été constitué pour inciter les députés à s’investir davantage dans la gestion des affaires de la Chambre grâce à une représentation améliorée et diversifiée en son sein. Le rapport ne fait aucune allusion à quelque changement dans le pouvoir indépendant de la Chambre, établi de longue date, de tenir les cordons de sa bourse. Un tel changement fondamental, s’il avait été envisagé, aurait été souligné au début du rapport (premier rapport du Comité McGrath, dossier d’appel, vol. I, onglet 7A, p. 155-156, pièce A à l’affidavit souscrit par Gagnon). De même, aucune des modifications apportées depuis à la LPC ne révèle l’abandon d’un quelconque privilège parlementaire. Dans son deuxième rapport déposé en 1990, le Comité spécial chargé d’examiner la Loi sur le Parlement du Canada reconnaît que, si les députés ne sont pas au-dessus des lois, ils méritent néanmoins d’être assurés que leurs droits ne seront pas mis en péril ou sacrifiés. Ce rapport réitère les principes qui sont conforment aux règles de droit en matière de privilège parlementaire (deuxième rapport du Comité Danis, dossier d’appel, vol. I, onglet 7C, p. 182-183, pièce C à l’affidavit souscrit par Gagnon).

[131]  Les autres allusions aux privilèges de la Chambre qui figurent dans des rapports de comité traduisent également un désir de maintenir les privilèges existants (troisième rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, présenté le 3 décembre 2013, p. 9 et 18, dossier d’appel, vol. II, onglet M). La seule mention d’un changement susceptible d’avoir une incidence sur les privilèges se trouve dans l’opinion dissidente des membres du NPD exprimée dans le rapport mentionné plus haut présenté en 2013 et qui propose la création d’un organe « indépendant » chargé de contrôler l’emploi des deniers parlementaires (ibidem, p. 433). La proposition a été rejetée par les membres majoritaires du comité.

[132]  Par conséquent, rien ne permet de croire que le Parlement, en opérant la transition des commissaires de l’économie intérieure au Bureau de régie interne en 1985, a renoncé aux privilèges détenus et exercés par la Chambre depuis la Confédération. Au contraire, les rapports déposés à la Chambre à l’époque et depuis suggèrent la conclusion inverse.

[133]  Comparons la présente situation à celle que décrit lord Phillips dans l’arrêt Chaytor et qui règne au Royaume-Uni. Il fait la remarque suivante au paragraphe 68 de ses motifs :

[traduction] [s]i le Parlement accepte qu’une loi s’applique à une matière qui ressortissait auparavant à ses connaissances exclusives, il aura effectivement renoncé à invoquer le privilège.

Il renvoie ensuite au rapport du comité mixte sur le privilège parlementaire (Royaume-Uni, Chambre des lords, Chambre des communes, Joint Committee on Parliamentary Privilege, Parliamentary Privilege : Report of Session 1998-99 (9 avril 1999), vol. I) suivant lequel, selon lord Phillips, le comité reconnaît qu’en examinant la portée du droit du Parlement d’administrer ses affaires internes, il faut distinguer les décisions portant sur le régime mis en place par le Parlement pour contrôler l’utilisation des deniers parlementaires, visées par le privilège, de celles portant sur l’application du régime, qui ne le sont pas (Chaytor, par. 72 à 74). À ce propos, lord Phillips convient que cette reconnaissance par le comité mixte est adéquate (par. 89) et reconnaît qu’il avait été renoncé au privilège parlementaire qui protégeait auparavant les décisions portant sur l’application du régime, contrairement à celles portant sur le régime même (par. 93; voir aussi le par. 131, sous la plume de lord Clarke).

[134]  On ne peut inférer des nombreux rapports de comités dont nous avons été saisis qu’il y a eu une telle renonciation au Canada. Aucun ne laisse entendre que le Parlement aurait renoncé au privilège de la Chambre sur les décisions portant sur l’utilisation permise des fonds parlementaires par les députés dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires.

[135]  Le fait que le Comité sénatorial de la régie interne soit constitué « par le Sénat en vertu de son règlement » (art. 19.1) tandis que l’article constituant le Bureau ne mentionne ni le Parlement ni la Chambre (par. 50(1)) ne saurait signifier que les privilèges sont maintenus seulement pour le Comité sénatorial de la régie interne. C’est que les privilèges dont jouissent tant le Comité sénatorial que le Bureau sont ceux définis par l’article 4 de la LPC en vertu de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, de sorte que rien ne découle de la différence dans le libellé employé par le législateur pour constituer le Comité et le Bureau.

[136]  Soulignons qu’à tous les autres égards, le Comité sénatorial de la régie interne et le Bureau sont administrés de la même façon. Leurs pouvoirs leur sont conférés par la même loi, ils sont composés de membres de leur chambre respective, rendent des comptes soit au Sénat, soit à la Chambre des communes et exercent des pouvoirs identiques (voir l’annexe A). Bien que la juge ait laissé entendre que des différences significatives les distinguent, je ne vois guère ce qui pourrait les distinguer, hormis leur nom.

[137]  L’importance accordée par la juge à l’article 52.2 de la LPC, qui confère au Bureau la capacité d’une personne physique « pour l’exercice des pouvoirs et l’exécution des fonctions qui lui sont attribués par la présente loi » (motifs, par. 30) pose également problème. Faisons d’abord observer que le Comité sénatorial de la régie interne exerce également des pouvoirs « qui lui sont attribués par la présente loi » (art. 19.2 de la LPC). Fait plus important, les privilèges d’origine législative sont toujours définis par une loi. Ainsi, le fait qu’un pouvoir est exercé en vertu d’une loi ne saurait être déterminant. Comme l’explique la Cour dans l’arrêt Southam :

[...] les termes « prévus par une loi fédérale » qui figurent à l’article 2 [de la Loi sur les Cours fédérales] signifient que la source de la compétence ou des pouvoirs qui sont prévus doit être une loi fédérale. Or, les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat sont prévus par la Constitution, pas par une loi, bien qu’ils soient définis ou explicités par une loi. Une telle loi est donc l’expression des privilèges du Sénat, mais elle n’en est pas la source, puisque celle-ci réside dans l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867. [p. 479]

La dernière phrase doit être lue en tenant compte de la véritable source des privilèges parlementaires laquelle, au Canada comme au Royaume-Uni, demeure la nature de la fonction exercée par les Chambres du Parlement dans une démocratie parlementaire de type Westminster (Vaid, par. 34).

[138]  Selon la décision de la section de première instance dont il était interjeté appel dans l’affaire Southam, la Cour fédérale était compétente à l’égard des décisions du Comité sénatorial de la régie interne quelle que soit la source du pouvoir exercé, « [u]ne fois que ce pouvoir a été prévu par une loi » (Southam, p. 479). Le juge en était arrivé à cette conclusion même si le droit exercé dans cette affaire ressortissait clairement à un privilège, à savoir le droit du Comité sénatorial de la régie interne de tenir des séances à huis clos pendant qu’il tenait une enquête sur l’utilisation non permise de fonds par un sénateur (p. 470). Comme le dit notre Cour dans cet arrêt, la question est de savoir, non pas si le privilège parlementaire invoqué est défini par une loi, mais s’il est prescrit par une loi en vertu de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 (p. 479). Une réponse affirmative met fin à l’analyse.

[139]  Enfin, il est vrai que le paragraphe 2(2) de la Loi sur les Cours fédérales soustrait expressément à la compétence des cours fédérales la Chambre des communes, le Sénat ainsi que leurs comités. Notamment, le Bureau n’y est pas mentionné. Toutefois, l’issue de l’instance ne dépend pas de ce fait, car le Bureau, quand il agit en vertu d’un privilège parlementaire protégé par la Constitution, n’exerce pas un droit qui tire son origine d’une loi fédérale. Il doit donc recevoir le même traitement que les organes exclus. Bien qu’elle n’ait pas été énoncée de manière expresse, voilà la ligne de démarcation qui circonscrit la juridiction de la Cour fédérale et qui a été tirée par le paragraphe 2(2), à en juger par le contexte entourant son adoption en 1990.  

[140]  Par conséquent, je conclus que la création du Bureau ou l’adoption de la LPC en 1985 et d’autres dispositions depuis n’ont emporté ni la renonciation au droit exclusif de la Chambre de réglementer et de contrôler l’emploi des deniers parlementaires par les parlementaires ainsi que de trancher les questions s’y rapportant ni l’abrogation de ce droit.

-  Dispositif

[141]  Si la juge avait suivi la démarche analytique énoncée dans l’arrêt Vaid, elle aurait été contrainte de conclure que la cour ne pouvait connaître des demandes de contrôle judiciaire au motif que le privilège invoqué devant elle avait été établi péremptoirement.

[142]  Par conséquent, j’accueillerais l’appel avec dépens devant notre Cour et devant l’instance inférieure et, rendant le jugement qui aurait dû émaner de la Cour fédérale, j’ordonnerais la radiation des quatre demandes de contrôle judiciaire réunies, la Cour ne pouvant en connaître.

« Marc Noël »

Juge en chef

“Je suis d’accord.

David Stratas, j.c.a.”

“Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a.”

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


ANNEXE « A »


Tableau comparatif : Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration du Sénat et Bureau de régie interne de la Chambre des communes

Sujet

Sénat

Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration (« comité »)

Chambre des communes

Bureau de régie interne (« bureau »)

Définition

LPC [1] , 19.1(1) Dans le présent article ainsi qu’aux articles 19.2 à 19.9, comité s’entend du Comité sénatorial permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration constitué par le Sénat en vertu de son règlement.

LPC, 50(1) Est constitué le Bureau de régie interne de la Chambre des communes, dont la présidence est assumée par le président de la chambre.

Capacité

LPC, 19.2(1) Le comité a, pour l’exercice des pouvoirs et l’exécution des fonctions qui lui sont attribués par la présente loi, la capacité d’une personne physique; à ce titre il peut :

a) conclure des contrats, ententes, ou autres arrangements sous le nom du Sénat ou le sien;

b) prendre toute autre mesure utile à l’exercice de ses pouvoirs ou à l’exécution de ses fonctions.

LPC, 52.2(1) Le bureau a, pour l’exercice des pouvoirs et l’exécution des fonctions qui lui sont attribués par la présente loi, la capacité d’une personne physique; à ce titre, il peut :

a) conclure des contrats, ententes ou autres arrangements sous le nom de la Chambre des communes ou le sien;

b) prendre toute autre mesure utile à l’exercice de ses pouvoirs ou à l’exécution de ses fonctions.

Immunité et

délibérations

LPC, 19.2(2) Les membres du comité n’encourent aucune responsabilité personnelle découlant de leur participation à l’exercice des pouvoirs ou à l’exécution des fonctions du comité.

LPC, 52.2(2) Il est entendu que les délibérations du bureau sont des délibérations du Parlement.

Mission

LPC, 19.3 Sous réserve du paragraphe 19.1(4), le comité peut s’occuper des questions financières et administratives intéressant :

a) le Sénat, ses locaux, ses services et son personnel;

b) les sénateurs.

LPC, 52.3 Le bureau est chargé des questions financières et administratives intéressant :

a) la Chambre des communes, ses locaux, ses services et son personnel;

b) les députés.

État estimatif

LPC, 19.4 Avant chaque exercice, le comité fait préparer un état estimatif des sommes que le Parlement sera appelé à affecter au paiement, au cours de l’exercice, des frais du Sénat et des sénateurs.

LPC, 52.4(1) Avant chaque exercice, le bureau fait préparer un état estimatif des sommes que le Parlement sera appelé à affecter au paiement, au cours de l’exercice, des frais de la Chambre des communes et des députés.

Règlements

LPC, 19.5(1) Le comité peut, par règlement :

a) régir l’utilisation, par les sénateurs, des fonds, biens, services et locaux mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires;

b) prévoir les conditions — applicables aux sénateurs — de gestion et de comptabilisation des fonds visés à l’alinéa a);

c) prendre toute autre mesure utile à l’exercice de ses pouvoirs et fonctions.

(2) Le président du comité dépose les règlements pris aux termes du présent article devant le Sénat dans les trente jours suivant leur adoption.

LPC, 52.5(1) Le bureau peut, par règlement administratif :

[...]

b) régir l’utilisation, par les députés, des fonds, biens, services et locaux mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires;

c) prévoir les conditions — applicables aux députés — de gestion et de comptabilisation des fonds visés à l’alinéa b) et à l’article 54;

d) prendre toute autre mesure utile à l’exercice de ses pouvoirs et fonctions. [...]

(2) Le président dépose les règlements administratifs pris aux termes du présent article devant la Chambre des communes dans les trente jours suivant leur adoption.

Compétence exclusive

LPC, 19.6(1) Le comité a compétence exclusive pour statuer, compte tenu de la nature de leurs fonctions, sur la régularité de l’utilisation — passée, présente ou prévue — par les sénateurs de fonds, de biens, de services ou de locaux mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires, et notamment sur la régularité de pareille utilisation au regard de l’esprit et de l’objet des règlements pris aux termes du paragraphe 19.5(1).

(2) Les sénateurs peuvent demander au comité d’émettre un avis au sujet de l’utilisation par eux de fonds, de biens, de services ou de locaux visés au paragraphe (1).

LPC, 52.6(1) Le bureau a compétence exclusive pour statuer, compte tenu de la nature de leurs fonctions, sur la régularité de l’utilisation — passée, présente ou prévue — par les députés de fonds, de biens, de services ou de locaux mis à leur disposition dans le cadre de leurs fonctions parlementaires, et notamment sur la régularité de pareille utilisation au regard de l’esprit et de l’objet des règlements administratifs pris aux termes du paragraphe 52.5(1).

Avis d’ordre général

LPC, 19.8 Le comité peut en outre émettre des avis d’ordre général touchant la régularité de l’utilisation de fonds, de biens, de services ou de locaux au regard de l’esprit et de l’objet des règlements pris aux termes du paragraphe 19.5(1).

LPC, 52.8 Le bureau peut en outre émettre des avis d’ordre général touchant la régularité de l’utilisation de fonds, de biens, de services ou de locaux au regard de l’esprit et de l’objet des règlements administratifs pris aux termes du paragraphe 52.5(1).

Avis

LPC, 19.9(1) Le comité peut assortir ses avis des commentaires qu’il estime utiles.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), le comité peut, pour la gouverne des sénateurs, publier ses avis en tout ou en partie.

(3) Sous réserve du paragraphe (4), le comité est tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la confidentialité de toute demande d’avis présentée par un sénateur et de lui notifier son avis.

(4) Pour l’application du paragraphe 19.7(1), le comité peut, s’il l’estime indiqué, mettre n’importe lequel de ses avis, y compris ceux qu’il a émis aux termes de l’article 19.6, à la disposition de l’agent de la paix.

LPC, 52.9 (1) Le bureau peut assortir ses avis des commentaires qu’il estime utiles.

(2) Sous réserve du paragraphe (3), le bureau peut, pour la gouverne des députés, publier ses avis en tout ou en partie.

(3) Sous réserve du paragraphe (4), le bureau est tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la confidentialité de toute demande d’avis présentée par un député et de lui notifier son avis.

(4) Pour l’application du paragraphe 52.7(1), le bureau peut, s’il l’estime indiqué, mettre n’importe lequel de ses avis, y compris ceux qu’il a émis aux termes de l’article 52.6, à la disposition de l’agent de la paix.

Reddition de comptes

Règlement du Sénat du Canada, 12-22(2) Sauf disposition contraire, le président d’un comité, ou son délégué, présente ou dépose les rapports du comité au Sénat.

Règlement de la Chambre des communes, 148(1) Dans les dix jours qui suivent l’ouverture de chaque session, le Président dépose sur le Bureau de la Chambre un compte rendu des délibérations du Bureau de régie interne pour la session précédente.

Dissolution

LPC, 19.1(2) En cas de prorogation ou de dissolution du Parlement, le comité continue d’exister pour les besoins de la présente loi tant que le Sénat n’a pas constitué le nouveau comité et, sous réserve du paragraphe (3), tous les membres du comité restent en fonctions, tant qu’ils sont sénateurs, comme s’il n’y avait pas eu de prorogation ou de dissolution.

LPC, 53 En cas de dissolution du Parlement, les membres du bureau, le président et le président suppléant sont réputés demeurer en fonctions comme si la dissolution n’avait pas eu lieu, jusqu’à leur remplacement.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-332-17

 

INTITULÉ :

BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES c. BOULERICE ET AUTRES ET PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET MAURICE VELLACOTT ET LE SÉNAT DU CANADA

 

 

Lieu de l’audience :

Ottawa (Ontario)

 

DATE de l’audience :

14 novembre 2018

 

motifs du jugement :

le juge en chef NOËL

 

Y ont souscrit :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE LASKIN

 

DATE :

20 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS

Guy Pratte

Nadia Effendi

 

pour les appelants,

Bureau de régie interne et président de la Chambre des communes

 

James R.K. Duggan, ad. e.

Julius H. Grey, ad. e.

Alexander Duggan

Geneviève Gray

 

pour les intimés

 

Nicholas McHaffie

Jessica Rutledge

 

pour l’intervenant, maurice vellacott

Guy Regimbald

John J. Wilson

 

pour l’intervenant, le sénat du Canada

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Borden Ladner Gervais LLP

Toronto, Ontario

 

pour les appelants,

BUREAU DE RÉGIE INTERNE ET PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES COMMUNES

 

Duggan, avocats-lawyers

Montréal, Québec

Grey Casgrain, s.e.n.c.

Montréal, Québec

 

pour les intimés

 

Stikeman Elliott LLP

Ottawa, Ontario

 

pour l’intervenant, maurice vellacott

 

Gowling WLG (Canada) LLP

Ottawa, Ontario

 

pour l’intervenant, le sénat du Canada

 

 



[1] Loi sur le Parlement du Canada.

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