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Date : 20081031

Dossier : A-583-07

Référence : 2008 CAF 338

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

NATIVE CHILD AND FAMILY SERVICES OF TORONTO

demanderesse

et

SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS, DE L’ÉNERGIE ET DU PAPIER

défendeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO

intervenant

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 30 septembre 2008.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2008.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                 LE JUGE SEXTON

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LE JUGE DÉCARY

                                                                                                                         LA JUGE SHARLOW

 


Date : 20081031

Dossier : A-583-07

Référence : 2008 CAF 338

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

 

ENTRE :

NATIVE CHILD AND FAMILY SERVICES OF TORONTO

demanderesse

et

SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS, DE L’ÉNERGIE ET DU PAPIER

défendeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO

 

intervenant

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SEXTON

[1]               En l’espèce, il s’agit de savoir qui, d’un conseil fédéral ou d’une commission provinciale, a compétence pour régir les relations de travail de la demanderesse (« Native Child »), une société provinciale d’aide à l’enfance. Si c’est la commission provinciale, alors le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) aura agi sans compétence en accordant une accréditation au syndicat défendeur. Pour les motifs énoncés ci-après, je conclus que les relations de travail de Native Child relèvent de la compétence provinciale.

 

[2]               Il est admis que Native Child est une société d’aide à l’enfance mise sur pied en vertu de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille de l’Ontario. Bien qu’elle ne semble pas légalement tenue de le faire, Native Child offre surtout des services de protection à l’enfance et de soutien à la famille aux membres de la communauté autochtone de Toronto. Elle s’efforce de le faire en tenant compte de la culture et des modèles familiaux autochtones.

 

[3]               Native Child assure l’ensemble de ses services dans les limites de la ville de Toronto (c’est‑à‑dire que tous ses services sont offerts hors réserve) et ce, à des clients qui se disent Autochtones. Environ 70 % de ses clients sont des Indiens inscrits et l’autre 30 % sont de descendance mixte ou sont Métis. L’agence partage son territoire avec la Children’s Aid Society of Toronto, la Catholic Children’s Aid Society of Toronto et la Jewish Children’s Aid Society. Les Autochtones qui vivent à Toronto, y compris les Indiens inscrits, peuvent avoir recours aux services qu’ils désirent sans nécessairement passer par Native Child.

 

[4]               À ce jour, le gouvernement fédéral n’a joué aucun rôle dans la règlementation ou l’administration de Native Child. Il n’existe aucun accord entre les gouvernements provincial et fédéral concernant la société. De plus, aucune bande indienne ne prend formellement part à l’administration de la société. Dans les faits, la plupart des administrateurs de Native Child sont Autochtones et le personnel est majoritairement Autochtone.

 

[5]               À l’audience, un certain débat a eu lieu sur la question de savoir si Native Child recevait du financement du gouvernement fédéral, question compliquée par le fait que les parties s’appuyaient grandement sur des conclusions de fait auxquelles était arrivée la Commission des relations de travail de l’Ontario en 1995. On a prétendu que le gouvernement fédéral accordait des fonds à la province qui, à son tour, s’en servait pour financer certains programmes offerts par Native Child. Cependant, le défendeur a reconnu dans ses observations écrites que c’était là une question sans intérêt.

 

[6]               En 1995, la Commission des relations de travail de l’Ontario (CRTO) a accordé une accréditation au Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP) comme agent négociateur des employés de Native Child (Canadian Union of Public Employees c. Native Child and Family Services of Toronto, [1995] O.L.R.D. No. 4298). Pour des raisons étrangères au présent appel, cette certification a par la suite été révoquée. Dans sa décision, la CRTO a conclu que les relations de travail de Native Child relevaient de la compétence provinciale. À l’époque, l’employeur a contesté la compétence de la CRTO, soutenant que les relations de travail de Native Child relevaient du fédéral, contrairement à ce qu’il prétend aujourd’hui devant la Cour.

 

[7]               Je mentionne le changement de position de l’employeur pour souligner qu’il s’agit fondamentalement d’une affaire de relations de travail et qu’il nous faut déterminer qui, d’un conseil fédéral ou d’une commission provinciale, aura compétence pour accréditer l’unité de négociation de Native Child. Rien n’indique que les droits ou la culture des Autochtones seront touchés de manière concrète par le fait que les relations de travail de Native Child sont régies par un conseil fédéral ou une commission provinciale. D’ailleurs, comme nous le verrons en détail un peu plus loin, cette question de droit n’est pas pertinente. Il est bien établi en droit qu’en soi, les relations de travail ne portent pas atteinte au statut ou aux droits des Indiens (Four B Manufacturing c. Travailleurs unis du vêtement, [1980] 1 R.C.S. 1031).

 

[8]               En l’espèce, le défendeur a déposé, le 5 janvier 2007, une plainte contre Native Child auprès du CCRI, alléguant que celle‑ci se livrait à des pratiques déloyales de travail en ce qui concerne la syndicalisation de ses employés. Le 28 mars 2007, il a déposé une demande d’accréditation comme agent négociateur des employés de Native Child. Le procureur général de l’Ontario a obtenu le statut d’intervenant dans l’instance. Le Conseil n’a pas tenu d’audience, comme il en avait le droit, et a rendu sa décision en se fondant sur les observations écrites déposées par les parties et l’intervenant. Dans son ordonnance en date du 23 novembre 2007, le Conseil a accordé une accréditation au défendeur comme agent négociateur de l’unité. Ce faisant, il concluait qu’au plan constitutionnel, il avait compétence sur les relations de travail de Native Child.

 

[9]               Le Conseil a conclu que les relations de travail de Native Child relevaient du fédéral puisque ses activités sont [traduction] « liées et touchent à l’essentiel de l’indianité » au sens du paragraphe 91(24) de Loi constitutionnelle de 1867. Dans ses motifs, le Conseil a insisté à maintes reprises sur le fait que les services assurés par Native Child visaient expressément à répondre aux besoins particuliers de la communauté autochtone de Toronto parce qu’ils tenaient compte des valeurs et des modèles familiaux autochtones. Il a aussi fait observer que les employés devaient posséder une formation en culture autochtone et que Native Child s’était affichée sur son site Internet comme [traduction] « étant sous le contrôle et la gestion immédiates de la communauté autochtone ». Citant un extrait de Sioux Lookout Meno-ya-Win Health Centre, [2005] C.C.R.I. no 326, le Conseil a conclu que [TRADUCTION] « dans ces circonstances, "la quiddité indienne revêt une telle importance que cet aspect des services suffit à lui seul pour le considérer comme faisant partie intégrante de la compétence fédérale sur les Indiens" » [italiques dans l’original].

 

[10]           Native Child demande maintenant à la Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision du Conseil.

 

DISPOSITIONS CONSTITUTIONNELLES ET LÉGISLATIVES PERTINENTES

[11]           Le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, & 31 Victoria, ch. 3 (R.-U.). prévoit ce qui suit :

91. […] l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :

 

[…] Les Indiens et les terres réservées pour les Indiens.

 

91. … the exclusive Legislative authority of the Parliament of Canada extends to all Matters coming within the Classes of Subjects next hereinafter enumerated; that is to say,

 

… 24. Indians, and lands reserved for the Indians.

 

 

 

[12]           Le paragraphe 92(13) de la Constitution prévoit ce qui suit :

 

92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir :

 

[…] 13. La propriété et les droits civils dans la province;

92. In each Province the Legislature may exclusively make Laws in relation to Matters coming within the Classes of Subjects next hereinafter enumerated; that is to say,

 

… 13. Property and civil rights in the Province.

 

 

[13]           L’article 88 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5, prévoit que les lois provinciales d’application générale s’appliquent aux « Indiens » (c’est‑à‑dire aux Indiens inscrits, terme défini ailleurs dans la Loi), à moins qu’elles ne soient incompatibles avec la Loi sur les Indiens :

88. Sous réserve des dispositions de quelque traité et de quelque autre loi fédérale, toutes les lois d’application générale et en vigueur dans une province sont applicables aux Indiens qui s’y trouvent et à leur égard, sauf dans la mesure où ces lois sont incompatibles avec la présente loi ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations ou quelque arrêté, ordonnance, règle, règlement ou texte législatif d’une bande pris sous leur régime, et sauf dans la mesure où ces lois provinciales contiennent des dispositions sur toute question prévue par la présente loi ou la Loi sur la gestion financière et statistique des premières nations ou sous leur régime.

88. Subject to the terms of any treaty and any other Act of Parliament, all laws of general application from time to time in force in any province are applicable to and in respect of Indians in the province, except to the extent that those laws are inconsistent with this Act or the First Nations Fiscal and Statistical Management Act, or with any order, rule, regulation or law of a band made under those Acts, and except to the extent that those provincial laws make provision for any matter for which provision is made by or under those Acts.

 

[14]           L’article 1 de la Loi sur les services à la famille et à l’enfance de l’Ontario, L.R.O. 1990, ch. C‑11, énonce les objectifs généraux de la Loi :

1.  (1)  L’objet primordial de la présente loi est de promouvoir l’intérêt véritable de l’enfant, sa protection et son bien-être.

(2)  Dans la mesure où ils sont compatibles avec l’intérêt véritable de l’enfant, sa protection et son bien-être, les objets additionnels de la présente loi sont les suivants :

 

1. (1) The paramount purpose of this Act is to promote the best interests, protection and well being of children.

(2) The additional purposes of this Act, so long as they are consistent with the best interests, protection and well being of children, are:

 

1. Reconnaître que même si les parents peuvent avoir besoin d’aide pour s’occuper de leurs enfants, cette aide devrait favoriser l’autonomie et l’intégrité de la cellule familiale et, dans la mesure du possible, être accordée par consentement mutuel.

2. Reconnaître que devrait être envisagé le plan d’action le moins perturbateur qui est disponible et qui convient dans un cas particulier pour aider un enfant.

 

1. To recognize that while parents may need help in caring for their children, that help should give support to the autonomy and integrity of the family unit and, wherever possible, be provided on the basis of mutual consent.

2. To recognize that the least disruptive course of action that is available and is appropriate in a particular case to help a child should be considered.

 

3. Reconnaître que les services à l’enfance devraient être fournis d’une façon qui, à la fois :

i. respecte les besoins de l’enfant en ce qui concerne la continuité des soins et des relations stables au sein d’une famille et d’un environnement culturel,

ii. tient compte des besoins des enfants sur le plan physique, culturel, affectif, spirituel et mental et sur le plan du développement ainsi que des différences qui existent entre les enfants à cet égard,

iii. prévoit une évaluation, une planification et une prise de décision précoces en vue d’arriver à des plans permanents pour les enfants qui soient dans leur intérêt véritable,

iv. inclut la participation de l’enfant, de son père, de sa mère, de ses parents et des membres de sa famille élargie et de sa communauté, si cela est approprié.

4. Reconnaître que, dans la mesure du possible, les services fournis à l’enfance et à la famille devraient l’être d’une façon qui respecte les différences culturelles, religieuses et régionales.


5. Reconnaître que les populations indiennes et autochtones devraient avoir le droit de fournir, dans la mesure du possible, leurs propres services à l’enfance et à la famille, et que tous les services fournis aux familles et aux enfants indiens et autochtones devraient l’être d’une façon qui tient compte de leur culture, de leur patrimoine, de leurs traditions et du concept de la famille élargie.

 

                                             [Je souligne.]

3. To recognize that children’s services should be provided in a manner that,

i. respects a child’s need for continuity of care and for stable relationships within a family and cultural environment,


ii. takes into account physical, cultural, emotional, spiritual, mental and developmental needs and differences among children,


iii. provides early assessment, planning and decision-making to achieve permanent plans for children in accordance with their best interests, and

iv. includes the participation of a child, his or her parents and relatives and the members of the child’s extended family and community, where appropriate.

4. To recognize that, wherever possible, services to children and their families should be provided in a manner that respects cultural, religious and regional differences.

5. To recognize that Indian and native people should be entitled to provide, wherever possible, their own child and family services, and that all services to Indian and native children and families should be provided in a manner that recognizes their culture, heritage and traditions and the concept of the extended family.                       [Emphasis added.]

 

 

[15]           Le paragraphe 15(2) de la Loi confère à la province le pouvoir d’établir une société d’aide à l’enfance :

15. (2) Le ministre peut désigner une agence agréée comme société d’aide à l’enfance dans un territoire précisé et il peut déterminer l’ensemble ou une partie des fonctions précisées au paragraphe (3) que cette société exercera. Il peut imposer des conditions dans l’acte de désignation et les modifier, les annuler ou en imposer de nouvelles. Il peut modifier l’acte de désignation afin de préciser que la société n’est plus désignée pour exercer une fonction particulière précisée au paragraphe (3) ou que le territoire sur lequel elle exerce sa compétence n’est plus le même.

15. (2) The Minister [of Child and Family Services] may designate an approved agency as a children’s aid society for a specified territorial jurisdiction and for any or all of the functions set out in subsection (3), may impose terms and conditions on a designation and may vary, remove or amend the terms and conditions or impose new terms and conditions at any time, and may at any time amend a designation to provide that the society is no longer designated for a particular function set out in subsection (3) or to alter the society’s territorial jurisdiction.

 

 

[16]           Le paragraphe 141.2(1) et l’article 213 de la Loi imposent aux sociétés d’aide à l’enfance certaines obligations de consulter les communautés autochtones, y compris celle de donner un avis écrit à la bande ou à la communauté lorsqu’un enfant autochtone est placé en vue d’adoption. Ces obligations sont conformes aux objectifs généraux de la Loi, énoncés à l’article 1, selon lesquels la culture de l’enfant, en particulier la culture autochtone, doit être prise en compte dans la prestation des services prévus par la loi :

141.2 (1)Si elle a l’intention de commencer à planifier l’adoption d’un enfant indien ou autochtone, la société donne un avis écrit de son intention à un représentant choisi par la bande de l’enfant ou sa communauté autochtone.

 

[…]

 

213. La société ou l’agence qui fournit des services ou exerce des pouvoirs en vertu de la présente loi relativement à des enfants indiens ou autochtones entretient régulièrement des consultations avec les bandes ou les communautés autochtones sur la fourniture de ces services ou l’exercice de ces pouvoirs et sur des questions qui touchent les enfants, y compris notamment :

a) l’appréhension d’enfants et la fourniture de soins en établissement;

b) le placement d’aides familiales et la fourniture d’autres services d’appoint à la famille;

c) l’élaboration de programmes relativement aux soins à fournir aux enfants;

d) les révisions de statut en vertu de la partie III (Protection de l’enfance);

e) les ententes relatives aux soins temporaires et aux besoins particuliers conclues en vertu de la partie II (Accès volontaire aux services);

f) les placements en vue d’adoption;

g) la création de foyers d’urgence;

h) d’autres questions prescrites.

141.2 (1) If a society intends to begin planning for the adoption of a child who is an Indian or native person, the society shall give written notice of its intention to a representative chosen by the child’s band or native community.

 

 

213. A society or agency that provides services or exercises powers under this Act with respect to Indian or native children shall regularly consult with their bands or native communities about the provision of the services or the exercise of the powers and about matters affecting the children, including,

(a) the apprehension of children and the placement of children in residential care;

(b) the placement of homemakers and the provision of other family support services;

(c) the preparation of plans for the care of children;

(d) status reviews under Part III (Child Protection);

(e) temporary care and special needs agreements under Part II (Voluntary Access to Services);

(f) adoption placements;

(g) the establishment of emergency houses; and

(h) any other matter that is prescribed.

 

 

 

QUESTION EN LITIGE

[17]           Une seule question est en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire : le Conseil avait‑il compétence pour accorder une accréditation au syndicat défendeur? En d’autres mots, les relations de travail de Native Child, société provinciale d’aide à l’enfance qui assure des services en tenant compte de la culture autochtone, sont‑elles de compétence provinciale ou fédérale?

 

ANALYSE

[18]           La norme de la décision correcte est incontestablement la norme de contrôle applicable à cette question constitutionnelle (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 58).

 

[19]           Dans l’arrêt Four B, précité, la Cour suprême a conclu qu’en matière de relations de travail, la compétence provinciale est la règle et la compétence fédérale, l’exception, lorsque les activités normales de l’employeur peuvent être qualifiées d’entreprises, de services ou d’affaires de compétence fédérale. Le juge Beetz a écrit ce qui suit (p.1045) :

En ce qui a trait aux relations de travail, la compétence législative provinciale exclusive est la règle, la compétence fédérale exclusive est l’exception. L’exception comprend, principalement, les relations de travail relatives aux entreprises, services et affaires qui, compte tenu du critère fonctionnel de la nature de leur exploitation et de leur activité normale, peuvent être qualifiés d’entreprises, de services ou d’affaires de compétence fédérale.

 

 

[20]           Il a ensuite expliqué (p. 1047) que « [l]e critère fonctionnel est une méthode particulière d’application d’une règle plus générale, savoir, que la compétence fédérale exclusive en matière de relations de travail n’existe que si l’on peut établir qu’elle fait partie intégrante de sa compétence principale sur une autre matière fédérale ».

 

[21]           Ainsi, les relations de travail de Native Child seront de compétence provinciale à moins que cette dernière ne puisse établir que ses activités régulières font partie intégrante de la compétence exclusive fédérale sur une autre matière.

 

[22]           La première étape de l’analyse consiste à déterminer lequel des ordres de gouvernement possède la compétence législative principale sur l’entreprise. Actuellement, Native Child est entièrement régie par la province de l’Ontario, suivant la Loi sur les services à l’enfance et à la famille, ce qui laisse croire de prime abord que la province a la compétence principale.

 

[23]           La constitutionnalité de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille dans son ensemble n’est pas en cause. Il est bien établi que les services à l’enfance relèvent de la compétence législative des provinces, et la Loi ne prétend pas s’appliquer à « l’Indien en tant qu’Indien ». La Loi est une loi provinciale d’application générale. S’il veut établir que les activités de Native Child sont en fait de compétence fédérale, le syndicat doit s’appuyer sur la doctrine de l’exclusivité des compétences. Le défendeur doit ainsi démontrer que, même si la loi provinciale est valide, les activités de la société autochtone d’aide à l’enfance entravent le contenu essentiel du pouvoir législatif fédéral sur les Indiens et les terres réservées pour les Indiens (par. 91(24) de la Constitution). Par conséquent, la Loi est tout simplement inapplicable dans la mesure où elle vise à établir une société d’aide à l’enfance et à la réglementer. Ce contenu essentiel est souvent appelé « l’essentiel de l’indianité ».

 

[24]           Le défendeur insiste pour dire qu’il ne remet pas en question le pouvoir de la province d’établir Native Child et de la réglementer dans tout domaine autre que celui de ses relations de travail. Il prétend qu’en exerçant des activités touchant directement aux relations au sein des familles autochtones, et par le fait même à la culture autochtone, Native Child agit sur ce qu’il est convenu d’appeler l’« essentiel de l’indianité », et que conséquemment, ses relations de travail relèvent à juste titre de la compétence fédérale. Cependant, il s’ensuit logiquement que, si les activités de Native Child touchent à l’« essentiel de l’indianité », la loi provinciale qui permet et réglemente ces activités doit être considérée comme une tentative de légiférer ce contenu essentiel. Pour déterminer lequel des ordres gouvernementaux a la compétence législative principale en la matière, il faut voir si les familles autochtones échappent à l’application de Loi sur les services à l’enfance et à la famille.

 

[25]           Larticle 88 de la Loi sur les Indiens permet même que les lois provinciales qui touchent à l’« essentiel de l’indianité » s’appliquent aux Indiens au moyen de l’incorporation par renvoi dans une loi fédérale. Ainsi, même si certains aspects de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille étaient considérés comme entravant l’« essentiel de l’indianité », l’article 88 pourrait protéger la sujétion de Native Child à la province. Cependant, étant donné que je conclus que ni la Loi ni les activités de la société n’entravent l’« essentiel de l’indianité », la Loi s’applique aux Indiens d’elle‑même (proprio vigore). Il n’est donc pas nécessaire de se pencher sur l’application de l’article 88 de la Loi sur les Indiens.

 

[26]           La Cour suprême a récemment modifié le droit en matière d’exclusivité des compétences. Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3, 2007 CSC 22, par. 50, la Cour a clairement indiqué que les lois provinciales ne sont pas visées par l’immunité d’application à moins qu’elles n’entravent le « contenu minimum élémentaire et irréductible » d’un chef de compétence fédérale; il ne suffit pas que la loi provinciale touche simplement à une telle matière, comme le prévoyait le critère antérieur. S’exprimant au nom de la majorité, les juges Binnie et LeBel ont établi la distinction suivante (par. 48) :

La différence entre la notion de « toucher » et celle d’« entraver » réside dans le fait que la première ne suppose pas de conséquences fâcheuses, contrairement à la seconde […] C’est lorsque l’effet préjudiciable d’une loi adoptée par un ordre de gouvernement s’intensifie en passant de « toucher » à « entraver » (sans nécessairement « stériliser » ou « paralyser ») que le « contenu essentiel » de la compétence de l’autre ordre de gouvernement (ou l’élément vital ou essentiel d’une entreprise établie par lui) est menacé, et pas avant.

 

 

[27]           Il convient également de signaler que, dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, la majorité a préconisé une application limitée de la doctrine de l’exclusivité des compétences, faisant valoir qu’elle « devrait être appliquée avec retenue » (par. 67). C’est en m’inscrivant dans cette même ligne de pensée que j’ai abordé le problème actuel.

 

[28]            L’ancien critère avait été établi dans Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 R.C.S. 749, p. 859-860, alors que la Cour Suprême a conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences s’appliquerait lorsqu’une loi édictée par un ordre de gouvernement touchait au contenu essentiel de la compétence de l’autre ordre de gouvernement. Au nom de la majorité, le juge Beetz a expressément rejeté la proposition selon laquelle il devait y avoir entrave :

Pour que joue la règle de l’inapplicabilité, il suffit que la sujétion de l’entreprise à la loi provinciale ait pour effet d’affecter un élément vital ou essentiel de l’entreprise sans nécessairement aller jusqu’à effectivement entraver ou paralyser cette dernière.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[29]           Tel était le droit jusqu’en 2007, année où la Cour Suprême a adopté le critère de l’« entrave » dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest. Bien que dans Bande Kitkatla c. Colombie-Britannique, 2002 CSC 31, par. 70, la Cour suprême ait employé, en passant, l’expression « porter atteinte au statut ou aux droits des Indiens », elle ne voulait pas modifier le critère en remplaçant la notion de « toucher » par celle d’« entraver ». En fait, l’expression a été employée dans des décisions antérieures avant que la Cour suprême n’établisse le critère fondé sur le terme « toucher » dans l’arrêt Bell Canada (voir Dick c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 309 et Kruger et Manuel c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 104). Il importe cependant de signaler que l’importance de cet emploi n’a été précisée que dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, alors que la Cour suprême a expressément adopté le critère fondé sur le terme « entraver » et rejeté celui de « toucher ».

 

[30]           Le défendeur s’est appuyé sur plusieurs décisions rendues entre 1988 et 2007, en l’occurrence Le Conseil de la bande de Tobique c. Sappier, [1988] A.C.F. n435 (C.A.), Sagkeeng Alcohol Rehab Centre Inc. c. Abraham, [1994] 3 C.F. 449 (1re inst.), Brown c. New Brunswick Aboriginal Peoples Council, 2003 CF 1181, Przybyszewski c. Métis Nation of Ontario, 2004 CF 977.

 

[31]           Selon l’interprétation que j’en fais, la plupart de ces décisions visaient à déterminer si l’« essentiel de l’indianité » était suffisamment touché pour que la question relève de la compétence fédérale. Cependant, comme elles sont antérieures à l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest de la Cour suprême, les tribunaux n’ont pas eu à déterminer si l’« essentiel de l’indianité » avait effectivement été entravé par les activités des agences en cause. Je ne veux pas dire que ces décisions sont erronées; la Cour doit cependant appliquer le cadre doctrinal récemment établi par la Cour suprême dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest.

 

[32]           Si on applique à la présente affaire le principe qui se dégage de cette décision, le défendeur doit démontrer que les activités de Native Child et la législation provinciale qui les régit entravent ce qu’il est convenu d’appeler l’« essentiel de l’indianité ». Autrement, la loi ontarienne n’est pas visée par l’immunité et la compétence principale de la province sur les activités de Native Child est sans équivoque.

 

[33]           Dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, les juges Binnie et LeBel ont écrit que « la doctrine de l’exclusivité des compétences reste d’une application restreinte, et qu’elle devrait, en général, être limitée aux situations déjà traitées dans la jurisprudence » (par. 77). Malheureusement, la jurisprudence n’offre que peu d’indications précises sur ce que constitue l’« essentiel de l’indianité ». Le seul exemple concret que nous offre la Cour suprême est celui de l’arrêt Dick, précité (par. 19), dans lequel elle a conclu qu’il devait s’agir d’activités qui étaient « au cœur même de leur [les Indiens] existence et de leur être ». Dans le contexte du droit relatif aux Autochtones, on a eu recours à la doctrine de l’exclusivité des compétences pour des questions portant sur le statut d’Indien (voir Parents Naturels c. Superintendent of Child Welfare et al., [1976] 2 R.C.S. 751), les droits ancestraux (voir Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55) et les terres de réserve (voir Derrickson c. Derrickson, [1986] 1 R.C.S. 285 et Paul c. Paul, [1986] 1 R.C.S. 306). Dans le récent arrêt Kitkatla, précité, la Cour suprême a conclu qu’une loi provinciale qui permettrait à la province d’ordonner la destruction d’artefacts culturels autochtones n’aurait pas pour effet d’entraver l’« essentiel de l’indianité ».

 

[34]           La jurisprudence ne précise pas si les relations au sein des familles autochtones s’inscrivent dans l’« essentiel de l’indianité ». D’une part, cette proposition a été rejetée par la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Parents Naturels, précité, qui a conclu qu’une loi provinciale, qui permettait l’adoption d’enfants autochtones par des parents non autochtones, n’entravait ni le statut ni le droit des Indiens sauf dans la mesure où l’enfant se verrait dépouillé de son statut d’Indien, et conséquemment, que la loi provinciale s’appliquait d’elle‑même. La conclusion pratique de cette décision, à savoir que des enfants autochtones peuvent être adoptés par des familles non autochtones tout en conservant leur statut d’Indien, continue de s’appliquer, comme l’a récemment confirmé Algonquins of Pikwakanagan First Nation c. Children’s Aid Society of Toronto (2004), 238 D.L.R. (4th) 745, par. 45 (C.S. Ont.).

 

[35]           D’autre part, au paragraphe 61 de l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, précité, la majorité de la Cour suprême a fait référence à l’opinion minoritaire exprimée par le juge en chef Laskin dans Parents Naturels :

…Ainsi, dans Parents naturels, le juge en chef Laskin a conclu que l’Adoption Act de la province était inapplicable aux enfants indiens vivant dans une réserve parce que le fait de contraindre les Indiens à abandonner leurs enfants aux mains de parents non indiens « porterait atteinte à la quiddité indienne et aux liens personnels qui font partie intégrante d’une matière qui ne relève pas de l’autorité provinciale » (p. 760-761). De même, dans Derrickson, selon notre Cour, les dispositions de la Family Relations Act de la Colombie-Britannique traitant du partage des biens familiaux ne pouvaient s’appliquer aux terres réservées aux Indiens parce que « [l]e droit de posséder des terres sur une réserve indienne relève manifestement de l’essence même de la compétence législative fédérale exclusive que confère le par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 » (p. 296).  Dans Paul c. Paul, [1986] 1 R.C.S. 306, notre Cour a jugé que le droit familial provincial ne pouvait régir le droit d’occuper une résidence familiale située sur une réserve. Ces arrêts portaient sur les relations au sein des familles indiennes et des collectivités vivant dans les réserves, matières qui pouvaient être considérées comme absolument nécessaires et essentielles à leur survie culturelle.

 

 

[36]           Cet énoncé semble être l’expression d’une opinion dissidente. Cependant, il laisse entendre que la Cour pourrait dorénavant préférer l’opinion exprimée par le juge Laskin dans l’arrêt Parents Naturels, quoiqu’il ait été dissident sur ce point.

 

[37]           Je ne crois pas qu’en l’espèce il soit nécessaire pour la Cour de décider si les relations au sein de la famille autochtone touchent à l’« essentiel de l’indianité », parce que j’estime que, même si c’était le cas, ces relations ne sont aucunement entravées par la Loi sur les services à l’enfance et à la famille, ni par les activités véritables de Native Child. En fait, la Loi et l’énoncé de mission de la société indiquent clairement que l’un des principaux objectifs de Native Child est de favoriser et de protéger les relations au sein de la famille autochtone, les modèles familiaux autochtones, et de façon générale, la culture autochtone. Le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que les relations au sein de la famille autochtone seront entravées et le Conseil n’a pas conclu en ce sens. Je suis donc convaincu que, même si les relations au sein de la famille autochtone faisaient partie de l’« essentiel de l’indianité », il n’y aurait pas d’entrave, et que la doctrine de l’exclusivité des compétences ne s’applique pas.

 

[38]           J’ai aussi examiné la décision récente de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans NIL/TU,O Child and Family Services Society c. BCGEU, 2008 CACB 333, dans laquelle la cour a conclu, à partir de faits similaires, que les relations de travail d’une société autochtone de services à l’enfance et à la famille relevaient, à juste titre, de la compétence provinciale. Ce faisant, elle a rejeté tout particulièrement la proposition selon laquelle le simple fait d’assurer des services sociaux en tenant compte de la culture autochtone portait atteinte à l’« essentiel de l’indianité » (par. 60 et 61).

 

[39]           Je ne me sens pas à l’aise avec l’énoncé de la cour (par. 3) selon lequel deux courants jurisprudentiels se sont dégagés, depuis l’arrêt Four B, en ce qui concerne la règlementation des relations de travail d’organisations autochtones, l’un provincial et l’autre fédéral. Les tribunaux fédéraux et provinciaux sont plutôt arrivés à des conclusions différentes sur la compétence en déterminant si l’« essentiel de l’indianité » était « touchée ». De toute évidence, ce critère était moins précis que le critère de l’« entrave ». Sous réserve de ce qui précède, je suis d’accord avec l’analyse de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique sur la question de l’exclusivité des compétences. Quoiqu’elle n’ait pas expressément mentionné l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest , elle a clairement dit que [traduction] « rien qui fasse partie intégrante des droits autochtones ou ancestraux, de la culture autochtone ou du statut d’Indien n’est entravé ou touché par la loi ou par la façon dont la société exerce les pouvoirs que lui confère la Loi sur les services à l’enfance et à la famille » (par. 59, non souligné dans l’original). Je crois que la cour a appliqué le bon cadre doctrinal et qu’elle est arrivée au bon résultat.

[40]           J’ajouterais également que les faits de l’espèce laissent voir encore moins de liens entre la compétence fédérale et les Indiens que les faits de l’arrêt NIL/TU,O; Native Child exerce ses activités à l’extérieur des réserves et n’est liée à aucune directive ni à aucun programme fédéral ou accord intergouvernemental. Par ailleurs, outre la possibilité d’un financement indirect mineur, le fédéral n’intervient d’aucune façon dans les activités ou la réglementation de Native Child.

 

 

CONCLUSION

[41]           Comme j’ai conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences ne s’applique pas de sorte que Native Child n’échappe pas à la compétence législative provinciale, il est clair que les activités normales de celle‑ci ne font pas partie intégrante de la compétence fédérale sur les Indiens. Il n’est pas nécessaire de prendre en compte l’article 88 de la Loi sur les Indiens. En conséquence, suivant l’arrêt Four B, précité, les relations de travail de Native Child relèvent, à juste titre, de la compétence provinciale. Le Conseil n’avait pas la compétence constitutionnelle pour accréditer le défendeur.

 

[42]           Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais la présente demande et annulerais l’ordonnance du Conseil canadien des relations industrielles qui a accrédité le syndicat défendeur comme agent négociateur des employés de la demanderesse.

 

[43]           J’accorderais à la demanderesse les dépens de la présente demande. Je n’adjugerais pas de dépens en faveur de l’intervenant, le procureur général de l’Ontario, ni contre lui.

 

 

« J. Edgar Sexton »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

     Robert Décary, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

    K. Sharlow, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-Judes Basque, B. Trad.

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER:                                                                             A-583-07

 

APPEL D’UNE DÉCISION DU CONSEIL CANADIEN DES RELATIONS INDUSTRIELLES PORTANT LE NUMÉRO DE DOSSIER 26208-C EN DATE DU 23 NOVEMBRE 2007

 

INTITULÉ :               NATIVE CHILD AND FAMILY SERVICES OF TORONTO c. LE

SYNDICAT CANADIEN DES COMMUNICATIONS, DE L’ÉNERGIE ET DU PAPIER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   LE 30 SEPTEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE SEXTON

                                                                                               

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LA JUGE SHARLOW

                                                                                                LE JUGE DÉCARY

 

DATE DES MOTIFS :                                                          LE 31 OCTOBRE 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Mark Ellis

POUR LA DEMANDERESSE

 

Douglas Wray

Jesse Nyman

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

Sean Hanley

Bruce Ellis

POUR L’INTERVENANT

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Baker & McKenzie LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Caley Wray

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Ministère du Procureur général

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANT

 

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