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Date : 20021125

 

Dossier : A‑3‑02

(Section de première instance : DES‑2‑01; DES‑3‑01)

 

Référence neutre : 2002 CAF 470

 

 

CORAM :      LE JUGE STONE

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE SEXTON

 

 

ENTRE :

 

 

              JOSE PEREIRA E HIJOS, S.A. et ENRIQUE DAVILA GONZALEZ

 

 

                                                                                                                                appelants

 

 

                                                                       et

 

 

                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

                                                                                                                                      intimé

 

 

                            Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2002.

 

                            Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2002.

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LE JUGE STONE

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                     LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                 LE JUGE SEXTON


 

 

 

 

Date : 20021125

 

Dossier : A‑3‑02

(Section de première instance : DES‑2‑01; DES‑3‑01)

 

Référence neutre : 2002 CAF 470

 

 

CORAM :      LE JUGE STONE

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE SEXTON

 

 

ENTRE :

 

 

              JOSE PEREIRA E HIJOS, S.A. et ENRIQUE DAVILA GONZALEZ

 

 

                                                                                                                                appelants

 

 

                                                                       et

 

 

                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

                                                                                                                                      intimé

 

 

                                                 MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE STONE

 


[1]               Il s’agit d’un appel d’une ordonnance par laquelle la Section de première instance a rejeté, le 24 décembre 2001, les requêtes que les appelants avaient présentées en vue d’obtenir des ordonnances enjoignant l’intimé de répondre à certaines questions qui avaient été posées au témoin de l’intimé lors de l’interrogatoire préalable du 13 juillet 2001. Au moment où les questions ont été posées, l’intimé a pris la position selon laquelle la divulgation des renseignements obtenus en réponse à la question « porterait préjudice aux relations internationales » du Canada au sens du paragraphe 38(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5.

 

Le litige sous-jacent

[2]               Le litige immédiat découle de la saisie par le Canada, le 9 mars 1995, du chalutier espagnol « ESTAI » dans les eaux internationales à environ 240 milles à lest du Canada, pendant que le bateau se livrait à la pêche au flétan du Groenland. La saisie était apparemment fondée sur les dispositions de larticle 5.2 de la Loi sur la protection des pêches côtières, L.R.C. (1985), ch. C-33, ainsi que de l’article 21 du Règlement sur la protection des pêcheries côtières, C.R.C. 1978, ch. 413, dans sa forme modifiée. L’article 5.2 de la Loi sur la protection des pêches côtières est ainsi libellé :

 

5.2 Il est interdit aux personnes se trouvant à bord d”un bateau de pêche étranger d’une classe réglementaire de pêcher, ou de se préparer à pêcher, dans la zone de réglementation de l’OPAN [l’Organisation des pêches de l’Atlantique nord‑ouest], des stocks chevauchants en contravention avec les mesures de conservation et de gestion prévues par les règlements.

 

5.2 No person, being aboard a foreign fishing vessel of a prescribed class, shall, in the NAFO [Northwest Atlantic Fisheries Organization] Regulatory Area, fish or prepare to fish for a straddling stock in contravention of any of the prescribed conservation and management measures.

 


Le Règlement sur la protection des pêcheries côtières a été modifié (C.P. 1995‑372); la modification qui est entrée en vigueur le 3 mars 1995, prévoyait à l’alinéa 21(2)b) que « les classes réglementaires de bateaux de pêche étrangers sont :

(i)   [...]

 

(ii)  [...]

 

(iii) les bateaux de pêche étrangers qui naviguent sous le pavillon dun État visé au tableau IV du présent article »

 

Le tableau IV de larticle 21 a en même temps été modifié, et le « Portugal » et l’« Espagne » y ont été inscrits.

 

Les actes de plaidoirie

[3]               Les appelants ont intenté la présente action devant la Section de première instance au moyen d’une déclaration le 28 juillet 1995, en alléguant que l’intimé avait commis divers actes illicites. Cet acte de procédure a par la suite été modifié au moyen d’une ordonnance de la Section de première instance par laquelle certains paragraphes ont été radiés. En temps et lieu, par une ordonnance de la Section de première instance en date du 4 octobre 2000, les appelants ont été autorisés à modifier leur acte de procédure en ajoutant deux nouveaux paragraphes, qui ont été incorporés à la déclaration modifiée supplémentaire, en tant que paragraphes 34 et 35, et qui sont ainsi libellés :

[TRADUCTION]

34.  Les demandeurs affirment aussi que le règlement (C.P. 1995-372) n’a pas été édicté à des fins de bonne conservation et de bonne gestion ou à toute autre fin autorisée par la Loi sur la protection des pêches côtières, et qu’il dépassait les pouvoirs conférés par la Loi sur la protection des pêches côtières.

 


35. Les demandeurs affirment aussi que le défendeur s’est livré à un achat de votes afin d’obtenir un pourcentage indu du total admissible des captures de flétan du Groenland, et que cet achat de votes a précipité la rupture des engagements internationaux se rapportant à la pêche dans les eaux internationales. Les demandeurs affirment que les pouvoirs conférés par la Loi sur la protection des pêches côtières pour la gestion de la pêche dans les eaux internationales n’autorisaient pas l’achat de votes par le Canada.

 

[4]               Par la suite, par une défense modifiée en date du 10 novembre 2000, l’intimé a plaidé ce qui suit au paragraphe 36 :

[TRADUCTION]

36. Une réunion de l’OPAN a eu lieu à Bruxelles, en Belgique, du 30 janvier au 1er février 1995; il y a été question du partage de ce TAC en quotas nationaux. Le défendeur nie qu’il s’est livré à l’« achat de votes » lors de cette réunion; il dit que les États qui étaient représentés à la réunion ont voté conformément à leurs intérêts nationaux tels qu’ils les percevaient. Toute communication que le Canada a faite en vue d’obtenir un appui, pour ce qui est des votes, était conforme aux pratiques diplomatiques normales en matière de négociations, telles qu’elles sont suivies par les sociétés libres démocratiques partout au monde. Le défendeur dit que ces pratiques n’ont rien à voir, sur le plan de faits ou du droit, avec la validité de la Loi sur la protection des pêches côtières ou de son Règlement d’application. La Loi sur la protection des pêches côtières ne renferme aucune disposition au sujet de la tenue d’un scrutin par l’OPAN; elle n’autorise pas et n’interdit pas l’« achat de votes »

 

Les objections de l’intimé


[5]               Les questions auxquelles on s’est opposé lors de l’interrogatoire préalable qui a eu lieu le 13 juillet 2001 semblent s’être rapportées à l’allégation relative à l’« achat de votes » figurant au paragraphe 35 de la déclaration modifiée supplémentaire. Cette allégation découlait dune réunion de lOrganisation des pêches de lAtlantique nord-ouest (lOPAN), qui a eu lieu à Bruxelles, en Belgique, du 30 janvier au 1er février 1995, en vue dattribuer, en vertu de lentente du mois de septembre 1994 conclue par cet organisme, un total admissible des captures (le TAC) de flétan du Groenland denviron 27 000 tonnes pour lannée 1995. Conformément à une proposition qui avait été présentée avant la réunion par Cuba et à laquelle la majorité des États représentés avaient souscrit, le Canada sest vu attribuer 16 200 tonnes (60 p. 100) du TAC et lUnion européenne sest vu attribuer environ 3 400 tonnes. LUnion européenne sest opposée à cette répartition conformément à lacte constitutif de lOPAN et, par conséquent, elle sest attribué 18 630 tonnes de flétan du Groenland pour lannée 1995.

 

[6]               La transcription de l’interrogatoire préalable du 13 juillet 2001 indique ce sur quoi l’avocat de l’intimé s’est fondé pour refuser de répondre à plusieurs questions faisant partie d’une série de questions qui avaient été posées au témoin sur la question générale du présumé « achat de votes ». Comme lavocat la dit en réponse à chacune des questions auxquelles il sest opposé :

[TRADUCTION] Le défendeur s’oppose à la question en vertu des articles 37 et 38 de la Loi sur la preuve au Canada, et ce, pour les motifs énoncés dans les parties D et E de l’attestation de Brian Buckley, en date du 10 avril 2001.

 


[7]               Il faut comprendre le contexte dans lequel les objections ont été soulevées. Il ressort du dossier que l’attestation de M. Buckley a été déposée par l’intimé à l’appui de la revendication d’un privilège à l’égard de documents contenus dans une liasse de documents énumérés à l’annexe II de l’affidavit de documents du 30 mars 1999. Selon cette annexe, l’intimé s’est opposé à la communication de ces documents et d’autres documents [TRADUCTION] « pour le motif que la communication des documents serait préjudiciable aux relations internationales du Canada ou à la défense ou à la sécurité nationales ». La partie D de l’attestation de M. Buckley se rapporte à des renseignements fournis par des États étrangers ainsi que par des institutions et organisations internationales au sujet des relations internationales [TRADUCTION] « sous la condition expresse ou implicite que les renseignements et/ou les identités des sources et contacts ne soient pas divulgués ». Dans cette partie, il est également déclaré que la divulgation de pareils renseignements [TRADUCTION] « pourrait être préjudiciable aux relations internationales du Canada parce qu’elle risque de compromettre ou de réduire la confiance des gouvernements, des institutions, des organisations internationales ou des particuliers à l’origine des renseignements » et donc de mettre en péril la capacité du gouvernement du Canada de conserver l’avantage [TRADUCTION] « de telles relations et de conduire efficacement les relations diplomatiques et consulaires ». La partie E de l’attestation porte sur des questions se rapportant à l’effet de la divulgation de renseignements portant sur les positions adoptées par le gouvernement du Canada ou par les gouvernements d’États étrangers ou par des organisations internationales, à des fins de négociations. Dans cette partie, il est déclaré que la divulgation de pareils renseignements [TRADUCTION] « risquerait d’être préjudiciable aux relations internationales du Canada parce qu’elle pourrait compromettre les négociations actuelles ou futures » entre le Canada et les États étrangers ou les organisations internationales [TRADUCTION] « en révélant les stratégies et motivations qui sous-tendent les positions du Canada et d’autres États ou organisations internationales sur les négociations et enjeux d’actualité ».

 

Les dispositions législatives

[8]               Les articles 37 et 38 de la Loi sur la preuve au Canada sont ainsi libellés :



37. (1) Un ministre fédéral ou toute autre personne intéressée peut s’opposer à la divulgation de renseignements devant un tribunal, un organisme ou une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant eux que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d’intérêt public déterminées.

 

37.  (1) A minister of the Crown in right of Canada or other person interested may object to the disclosure of information before a court, person or body with jurisdiction to compel the production of information by certifying orally or in writing to the court, person or body that the information should not be disclosed on the grounds of a specified public interest.

 

 

 

     (2) Sous réserve des articles 38 et 39, dans les cas où l’opposition visée au paragraphe (1) est portée devant une cour supérieure, celle‑ci peut prendre connaissance des renseignements et ordonner leur divulgation, sous réserve des restrictions ou conditions qu’elle estime indiquées, si elle conclut qu’en l’espèce, les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public invoquées lors de l’attestation.

 

     (2) Subject to sections 38 and 39, where an objection to the disclosure of information is made under subsection (1) before a superior court, that court may examine or hear the information and order its disclosure, subject to such restrictions or conditions as it deems appropriate, if it concludes that, in the circumstances of the case, the public interest in disclosure outweighs in importance the specified public interest.

 

 

 

     (3) Sous réserve des articles 38 et 39, dans les cas où l’opposition visée au paragraphe (1) est portée devant le tribunal, un organisme ou une personne qui ne constituent pas une cour supérieure, la question peut être  décidée conformément au paragraphe (2), sur demande, par  :

a) la Section de première instance de la Cour fédérale, dans les cas où l’organisme ou la personne investis du pouvoir de contraindre à la production de renseignements en vertu d’une loi fédérale ne constituent pas un tribunal régi par le droit d’une province;

b) la division ou cour de première instance de la cour supérieure de la province dans le ressort de laquelle le tribunal, l’organisme ou la personne ont compétence, dans les autres cas.

 

     (3) Subject to sections 38 and 39, where an objection to the disclosure of information is made under subsection (1) before a court, person or body other than a superior court, the objection may be determined, on application, in accordance with subsection (2) by

 

(a) the Federal Court‑Trial Division, in the case of a person or body vested with power to compel production by or pursuant to an Act of Parliament if the person or body is not a court established under a law of a province; or

 

(b) the trial division or trial court of the superior court of the province within which the court, person or body exercises its jurisdiction, in any other case.

 

 

 

     (4) Le délai dans lequel la demande visée au paragraphe (3) peut être faite est de dix jours suivant l’opposition, mais le tribunal saisi peut modifier ce délai s’il l’estime indiqué dans les circonstances.

 

(4) An application pursuant to subsection (3) shall be made within ten days after the objection is made or within such further or lesser time as the court having jurisdiction to hear the application considers appropriate in the circumstances.

 

 

 


     (5) L’appel des décisions rendues en vertu des paragraphes (2) ou (3) se fait  :

a) devant la Cour d’appel fédérale, pour ce qui est de celles de la Section de première instance de la Cour fédérale;b) devant la cour d’appel d’une province, pour ce qui est de celles de la division ou cour de première instance d’une cour supérieure d’une province.

 

(5) An appeal lies from a determination under subsection (2) or (3)

(a) to the Federal Court of Appeal from a determination of the Federal Court‑Trial Division; or

(b) to the court of appeal of a province from a determination of a trial division or trial court of a superior court of a province.

 

 

 

 

     (6) Le délai dans lequel l’appel prévu au paragraphe (5) peut être interjeté est de dix jours suivant la date de la décision frappée d’appel, mais la cour d’appel peut le proroger si elle l’estime indiqué dans les circonstances.

 

(6) An appeal under subsection (5) shall be brought within ten days from the date of the determination appealed from or within such further time as the court having jurisdiction to hear the appeal considers appropriate in the circumstances.

 

 

 

 

     (7) Nonobstant toute autre loi fédérale  :

a) le délai de demande d’autorisation d’en appeler à la Cour suprême du Canada est de dix jours suivant le jugement frappé d’appel, visé au paragraphe (5), mais le tribunal compétent pour autoriser l’appel peut proroger ce délai s’il l’estime indiqué dans les circonstances;

 

b) dans les cas où l’autorisation est accordée, l’appel est interjeté conformément au paragraphe 60(1) de la Loi sur la Cour suprême, mais le délai qui s’applique est celui qu’a fixé le tribunal qui a autorisé l’appel.

 

(7) Notwithstanding any other Act of Parliament,

(a) an application for leave to appeal to the Supreme Court of Canada from a judgment made pursuant to subsection (5) shall be made within ten days from the date of the judgment appealed from or within such further time as the court having jurisdiction to grant leave to appeal considers appropriate in the circumstances; and

(b) where leave to appeal is granted, the appeal shall be brought in the manner set out in subsection 60(1) of the Supreme Court Act but within such time as the court that grants leave specifies.

 

 

 

38 (1) Dans les cas où l’opposition visée au paragraphe 37(1) se fonde sur le motif que la divulgation porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, la question peut être décidée conformément au paragraphe 37(2), sur demande, mais uniquement par le juge en chef de la Cour fédérale ou tout autre juge de ce tribunal qu’il charge de l’audition de ce genre de demande.

 

38   (1) Where an objection to the disclosure of information is made under subsection 37(1) on grounds that the disclosure would be injurious to international relations or national defence or security, the objection may be determined, on application, in accordance with subsection 37(2) only by the Chief Justice of the Federal Court, or such other judge of that Court as the Chief Justice may designate to hear such applications.

 

 

 


     (2) Le délai dans lequel la demande visée au paragraphe (1) peut être faite est de dix jours suivant l’opposition, mais le juge en chef de la Cour fédérale ou le juge de ce tribunal qu’il charge de l’audition de ce genre de demande peut modifier ce délai s’il l’estime indiqué.

 

(2) An application under subsection (1) shall be made within ten days after the objection is made or within such further or lesser time as the Chief Justice of the Federal Court, or such other judge of that Court as the Chief Justice may designate to hear such applications, considers appropriate.

 

 

 

     (3) Il y a appel de la décision visée au paragraphe (1) devant la Cour d’appel fédérale.

 

(3) An appeal lies from a determination under subsection (1) to the Federal Court of Appeal.

 

 

 

     (4) Le paragraphe 37(6) s’applique aux appels prévus au paragraphe (3) et le paragraphe 37(7) s’applique aux appels des jugements rendus en vertu du paragraphe (3), compte tenu des adaptations de circonstance.

 

(4) Subsection 37(6) applies in respect of appeals under subsection (3), and subsection 37(7) applies in respect of appeals from judgments made pursuant to subsection (3), with such modifications as the circumstances require.

 

 

 

     (5) Les demandes visées au paragraphe (1) font, en premier ressort ou en appel, l’objet d’une audition à huis clos; celle‑ci a lieu dans la région de la capitale nationale définie à l’annexe de la Loi sur la capitale nationale si la personne qui s’oppose à la divulgation le demande.

 

(5) An application under subsection (1) or an appeal brought in respect of the application shall

(a) be heard in camera; and

(b) on the request of the person objecting to the disclosure of information, be heard and determined in the National Capital Region described in the schedule to the National Capital Act.

 

 

 

     (6) La personne qui a porté l’opposition qui fait l’objet d’une demande ou d’un appel a, au cours des auditions, en première instance ou en appel et sur demande, le droit de présenter des arguments en l’absence d’une autre partie.

 

(6) During the hearing of an application under subsection (1) or an appeal brought in respect of the application, the person who made the objection in respect of which the application was made or the appeal was brought shall, on the request of that person, be given the opportunity to make representations ex parte.

 

 

 


 

Le jugement de première instance


[9]               En retenant les objections de l’intimé, le juge des requêtes s’est fondé sur la jurisprudence de la Cour, à commencer par l’arrêt Goguen c. Gibson, [1983] 1 C.F. 463 (C.A.), qui fait autorité, ainsi que sur des décisions plus récentes rendues par la Section de première instance : R. c. Kahn, [1996] 2 C.F. 316 (1re inst.), Singh (J.B.) c. Canada (Procureur général) (2000), 186 F.T.R. 1. Selon ces décisions, le juge qui entend la demande de divulgation doit d’abord être convaincu que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation sont suffisamment importantes pour exiger l’examen des renseignements. Comme Monsieur le juge en chef Thurlow, siégeant à titre de juge désigné dans l’arrêt Goguen c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872, l’a dit (page 907) :

D’après l’ensemble des pièces dont je suis saisi, je suis d’avis que, dans le cas d’espèce, non seulement l’intérêt public dans la sécurité nationale et dans les relations internationales n’est pas surpassé par l’intérêt public dans la bonne administration de la justice, mais même que la preuve administrée est fortement prépondérante en faveur du premier et que le second doit donc lui céder le pas. C’est pourquoi il n’est pas, à mon avis, nécessaire que je demande à prendre connaissance de l’un quelconque des documents ou renseignements en question; cela n’est pas souhaitable car le pouvoir donné à cette fin ne doit être exercé qu’en cas de nécessité et, compte tenu de l’ensemble du cas d’espèce, je ne vois aucune raison de supposer que l’examen des documents et de leur contenu révélerait qu’ils doivent être divulgués ou qu’un tel examen servirait quelque autre fin utile.

 

Ces remarques ont expressément été approuvées en appel par la présente cour (Monsieur le juge Le Dain, pages 470 et 471, et Monsieur le juge Marceau, page 478). Comme l’a récemment dit Monsieur le juge Rothstein (tel était alors sont titre) dans la décision Evans (K.F.) Ltd. c. Canada (Ministre des Affaires étrangères) (1996), 106 F.T.R. 210 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 27, à la première étape, « le juge doit mettre dans la balance les intérêts publics contradictoires [...] afin de juger si la divulgation est justifiée de prime abord » et ce n’est qu’après que la cour conclut que les arguments militant en faveur de la divulgation « sont au moins aussi concluants que les arguments en faveur de la protection contre la divulgation » qu’elle peut passer « à la seconde étape (examen des renseignements en question) afin de juger laquelle des deux raisons d’intérêt public l’emporte dans les circonstances de la cause ».

 


[10]           Le juge des requêtes était en outre d’avis que les appelants ne s’étaient pas acquittés de l’obligation qui leur incombait de démontrer que, comme Monsieur le juge MacKay l’a dit dans la décision Singh, précitée, à la page 6, « l’intérêt public lié à la divulgation est important au point où il est nécessaire de faire cet examen ». En outre, au paragraphe 28, le juge a dit qu’il avait « beaucoup de mal à comprendre en quoi les réponses que veulent obtenir les demandeurs intéressent les points que le juge de première instance devra décider ».

 

Les points litigieux

[11]           Les appelants ont contesté l’ordonnance du juge des requêtes en invoquant plusieurs motifs, mais il suffit d’examiner ceux que l’avocat considérait comme cruciaux dans l’argumentation orale, à savoir, premièrement, que l’attestation du 10 avril 2001 de M. Buckley n’étaye pas les oppositions qui ont été portées contre les questions posées lors de l’interrogatoire préalable du 13 juillet 2001 et, deuxièmement, que le juge des requêtes a commis une erreur en jugeant de toute façon non pertinentes les questions se rapportant à l’« achat de votes ». Le juge des requêtes n’a pas examiné la première de ces questions, et ce, probablement parce qu’elle ne faisait pas l’objet de l’argumentation qui a été présentée devant lui.

 

Analyse


[12]           Les appelants soutiennent que l’intimé ne peut pas se prévaloir de l’attestation de M. Buckley parce qu’elle a été préparée aux fins de la revendication d’un privilège se rapportant à une partie de la liasse de documents énumérés à l’annexe II de l’affidavit de documents de l’intimé en date du 30 mars 1999, plutôt qu’à l’appui des objections soulevées par l’intimé le 13 juillet 2001. Cette prétention est essentiellement fondée sur ce que l’on n’a établi ou déposé à l’égard des questions qui ont été posées aucune attestation qui satisfasse à l’exigence prévue au paragraphe 37(1), qui prévoit que la personne invoquant la protection de la loi atteste « verbalement ou par écrit [...] que ces renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d’intérêt public déterminées ».

 

[13]           À mon avis, cette prétention est fondée. Comme nous l’avons vu, l’attestation du 10 avril 2001 de M. Buckley n’a pas été et n’aurait pas pu être établie à l’égard des questions d’« achat de votes » parce que ces questions n’ont été posées que le 13 juillet 2001, soit plus de trois mois plus tard. L’avocat de l’intimé a tenté d’invoquer cette attestation à l’interrogatoire préalable en se fondant sur les « motifs » énoncés dans les parties D et E de l’attestation, mais cela ne satisfaisait pas aux exigences prévues au paragraphe 37(1), selon lesquelles le « ministre fédéral ou toute autre personne intéressée [...] attest[ent] » que ces renseignements « ne devraient pas être divulgués pour des raisons d’intérêt public déterminées ». Il me semble que seule une nouvelle attestation pourrait effectivement satisfaire à cette exigence en ce qui concerne les objections soulevées à l’égard des questions qui ont été posées le 13 juillet 2001.

 


[14]           L’avocat des appelants a également soutenu que même s’il est possible de dire que les parties D et E de l’attestation de M. Buckley ont effectivement été adoptées par l’intimé, l’attestation est en soi défectueuse parce qu’il n’y est nulle part dit, conformément au paragraphe 38(1), que la divulgation des renseignements « porterait » préjudice aux relations internationales du Canada. Ce libellé laisse entendre qu’afin de se prévaloir des articles 37 et 38, une partie doit démontrer qu’il existe une probabilité qu’un préjudice redouté résulte de la divulgation. Or, le dossier ne renferme rien qui montre que la divulgation des renseignements demandés dans la série de questions relatives à l’« achat de votes » « porterait préjudice aux relations internationales ». Il est noté que, dans les parties D et E de l’attestation, M. Buckley emploie les mots [TRADUCTION] « pourrait » et [TRADUCTION] « risquerait » plutôt que le mot [TRADUCTION] « porterait ». La loi semblerait exiger que l’on démontre la probabilité d’un préjudice plutôt qu’une simple possibilité.

 


[15]           Finalement, les appelants soutiennent que le juge des requêtes a commis une erreur en considérant comme non pertinentes les questions relatives à l’« achat de votes ». Ils signalent que la plaidoirie fondée sur l’« achat de votes » était clairement autorisée par l’ordonnance du juge MacKay en date du 4 octobre 2000 et que l’allégation a expressément été niée par l’intimé dans son acte de procédure modifiée. Ils soutiennent que l’achat de votes était en litige, telle que la chose avait été définie, et que les questions qui ont été posées le 13 juillet 2001 se rapportaient donc à l’achat de votes. De fait, l’article 240 des Règles de la Cour fédérale (1998) exige que la personne soumise à un interrogatoire préalable réponde « à toute question qui [...] se rapporte à un fait allégué et non admis dans un acte de procédure ». Les appelants pouvaient donc à bon droit poser des questions relatives au présumé « achat de votes » au témoin de l’intimé lors de l’interrogatoire préalable. D’autre part, une question peut se rapporter à un point qui a été plaidé, mais sa pertinence, lorsqu’il s’agit de déterminer si une objection fondée sur les articles 37 et 38 doit être retenue ou rejetée par une cour de justice, semble reposer sur un fondement différent.

 

[16]           Dans la décision Khan, précitée, au paragraphe 26, le juge Rothstein a énuméré les facteurs à prendre en considération dans une affaire de ce genre. Voici ce que le juge a dit (pages 327 et 328) :

Pour déterminer si on a établi une preuve apparente en faveur de la divulgation, on a pris en considération les facteurs suivants :

 

a) La nature de l’intérêt public que l’on tente de protéger par le secret : Kevork c. La Reine, [1984] 2 C.F. 753 (1re inst.), aux pages 762 à 764; Goguen c. Gibson, [1983] 1 C.F. 872 (1re inst.), à la page 884; Goguen c. Gibson, [1983] 2 C.F. 463 (C.A.), à la page 479.

 

b) La question de savoir si « un fait crucial pour la défense sera probablement ainsi établi » : Kevork c. La Reine, précité, aux pages 764 et 765; Goguen c. Gibson, précité (1re inst.), à la page 906.

 

c) La gravité de l’accusation ou des questions concernées : Kevork c. La Reine, précité, aux pages 765 et 766; Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.), à la page 238.

 

d) L’admissibilité des documents et leur utilité : Kevork c. La Reine, précité, aux pages 766 à 768; Goguen c. Gibson, précité, (1re inst.), à la page 906; Gold c. R., [1986] 2 C.F. 129 (C.A.).

 

e) La question de savoir si les requérants ont établi qu’il n’existe pas d’autres moyens raisonnables d’obtenir les renseignements : Kevork c. La Reine, précité, à la page 767.

 

f) La question de savoir si les demandes de divulgation de renseignements visent la communication de certains documents ou constituent des interrogatoires à l’aveuglette : Kevork c. La Reine, précité, à la page 767; Gold c. R., précité, aux pages 139 et 140.

 


[17]           En ce qui concerne le facteur b) énoncé par le juge Rothstein, un point similaire a été soulevé par le juge en chef Thurlow lorsqu’il discutait de la « pertinence » des renseignements dans l’arrêt Goguen, précité, à la page 907, où il a été conclu que la divulgation des renseignements n’était pas « indispensable » au système de défense. Par conséquent, la question de savoir si une question est pertinente dans le contexte d’une décision fondée sur l’article 37 et 38 ne doit pas être considérée comme se rapportant strictement à la question de savoir si elle se rapporte à un point qui a été plaidé, mais plutôt à son importance relative lorsqu’il s’agit de prouver la demande ou de se défendre.

 


[18]           Je suis d’accord avec le juge des requêtes lorsqu’il dit, au paragraphe 28, que « les renseignements que les demandeurs cherchent à obtenir n’établiront pas un fait crucial pour leur argumentation ». Selon l’interprétation que je donne aux motifs du juge, ce facteur est important lorsqu’il s’agit de déterminer si des raisons d’intérêt public déterminées l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation. La cause des appelants repose essentiellement sur l’argument selon lequel le chalutier « ESTAI » avait illégalement été saisi par le Canada puisque le règlement du 3 mars 1995 autorisant pareille saisie était ultra vires. Les faits au sujet desquels des précisions ont été demandées lors de l’interrogatoire du 13 juillet 2001 n’avaient apparemment rien à voir avec ce point crucial. Comme les appelants l’ont affirmé dans leur argumentation, les questions relatives à l’« achat de votes » visaient plutôt à démontrer que, lors de la réunion de l’OPAN, le Canada ne cherchait pas tant à promouvoir la conservation des stocks de flétan du Groenland qu’à accroître sa propre part du TAC pour l’année 1995. En outre, en posant leurs questions, les appelants semblent s’être lancés dans un interrogatoire général ou dans un interrogatoire à l’aveuglette en vue d’étayer la preuve mentionnée au paragraphe 7 de l’affidavit de Jose Enrique Pereira, en date du 23 juillet 2001, qui révélerait le véritable motif du Canada lors de la réunion de l’OPAN qui a eu lieu du 30 janvier au 1er février 1995. Un résumé de cette preuve et de la réponse de l’intimé figure au paragraphe 47 de l’argumentation écrite de l’intimé :

[TRADUCTION]

a) Dans une télécopie du ministère canadien des Affaires étrangères, il est signalé que, selon les « comptes rendus des journaux », le président Fraga (de la Galice) s’était plaint au ministre cubain des Affaires étrangères de l’appui donné au Canada par Cuba en échange de quotas dans les eaux canadiennes. En ce qui concerne la plainte qui est déposée, il s’agit d’un triple ouï-dire (M. Pereira dit que la télécopie dit que les journaux disent) et il n’existe aucun élément de preuve au sujet de la question de savoir si toute plainte qui est faite est fondée.

 

b) Dans un document de recherche du Parlement européen qui a été révisé pour la dernière fois au mois de février 1992, trois ans avant la réunion de l’OPAN ici en cause, il est affirmé que le Canada est arrivé à « dominer les travaux de l’OPAN » en offrant des quotas à l’intérieur de la limite canadienne de 200 milles. Il n’existe aucun élément de preuve montrant qu’il y a eu « achat de votes » lors de la réunion de 1995.

 

c) Dans une télécopie du ministère canadien des Affaires étrangères, il est dit que le Canada n’établirait pas un lien entre des questions ne touchant pas les pêches et l’achat d’un appui et les demandeurs concluent que cela montre que le Canada établirait un lien entre des questions touchant les pêches et l’achat de pareil appui. Il s’agit d’une fausse conclusion qui ne tient pas compte du contexte. Le texte complet de l’article cité dans la pièce « C » de l’affidavit Pereira est le suivant :

 

Le scrutin tenu par l’OPAN était tout à fait conforme aux règles et procédures traditionnelles de l’OPAN. L’UE a pu amener les anciens pays de l’Est à appuyer sa position en faisant valoir leur association avec l’UE et leur adhésion éventuelle. Le Canada ne pourrait pas établir et n’établirait pas un lien entre des questions ne touchant pas les pêches et l’achat d’un appui.

 

d) M. Pereira déclare que l’auteur, Michael Harris, dans l’ouvrage intitulé Lament for an Ocean, dit qu’un négociateur canadien avait affirmé que le Canada achetait en fait les votes. Ce double ouï-dire fait état de la présumée description d’événements donnée par un présumé représentant canadien et ne prouve pas ce qui s’est passé.


 

[19]           Par conséquent, j’accueillerais l’appel avec dépens, mais sous réserve du droit de l’intimé de déposer une nouvelle attestation conformément aux articles 37 et 38 de la Loi sur la preuve au Canada à l’appui des oppositions portées au sujet des questions d’« achat de votes » qui ont été posées au témoin de l’intimé lors de l’interrogatoire préalable qui a eu lieu le 13 juillet 2001.

 

 

 

 

 

                                                                                                                       « A.J. STONE »                           

                                                                                                                                         Juge                                   

 

 

« Je souscris aux présents motifs.

Gilles Létourneau, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs.

J. Edgar Sexton, juge »

 

 

Traduction certifiée conforme

 

 

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                           COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION D’APPEL

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                              A‑3‑02

 

INTITULÉ :                                             JOSE PEREIRA E. HIJOS S.A. et ENRIQUE DAVILA GONZALEZ

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     le 12 novembre 2002

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE

  LA COUR :                                            LE JUGE STONE

 

Y ONT SOUSCRIT :                               LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE SEXTON

 

DATE DES MOTIFS :                            le 25 novembre 2002

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. John R. Sinnott, c.r.                               POUR L’APPELANT

 

M. Michael Donovan                                  POUR L’INTIMÉ

Mme Kathleen McManus

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lewis, Sinnott, Shortall, Hurley                   POUR L’APPELANT

St. John’s (Terre-Neuve)

 

 

M. Morris Rosenberg                                 POUR L’INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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