Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20081007

Dossiers : A-495-07

A-509-07

A-549-07

A-550-07

 

Référence : 2008 CAF 298

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

RON CROWE

appelant

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LA JUGE EN CHEF DU CANADA BEVERLY McLACHLIN, LA JUGE CHARRON, LE JUGE ROTHSTEIN, DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA, LE JUGE EN CHEF DE L’ONTARIO ROY McMURTRY, LA JUGE FELDMAN, LA JUGE LANG, DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO, LA JUGE JANET WILSON, DE LA COUR SUPÉRIEURE DE JUSTICE DE L’ONTARIO, LE JUGE RICHARD SCOTT, JUGE EN CHEF DU MANITOBA ET PRÉSIDENT DU COMITÉ SUR LA CONDUITE DES JUGES DU CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE (tous ès qualités et à titre personnel), LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE, LA MARITIME, COMPAGNIE D’ASSURANCE‑VIE, aujourd’hui appelée LA COMPAGNIE D’ASSURANCE‑VIE MANUFACTURERS, LA FINANCIÈRE MANUVIE, DOMINIC D’ALESSANDRO, ARTHUR R. SAWCHUK, JOHN CASSADAY, LINO J. CELESTE, GAIL COOK‑BENNETT, THOMAS P. D’AQUINO, RICHARD B. DE WOLFE, ROBERT E. DINEEN JR, PIERRE Y. DUCROS, ALLISTER P. GRAHAM, THOMAS E. KIERANS, LORNA R. MARSDEN, HUGH W. SLOAN JR, GORDON G. THIESSEN (à titre collectif et à titre personnel), PAOLO GRECO

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 17 septembre 2008

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2008

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE NADON

LE JUGE SEXTON


Date : 20081007

Dossiers : A-495-07

A-509-07

A-549-07

A-550-07

Référence : 2008 CAF 298

 

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE PELLETIER

 

 

ENTRE :

RON CROWE

 

appelant

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LA JUGE EN CHEF DU CANADA BEVERLY McLACHLIN, LA JUGE CHARRON, LE JUGE ROTHSTEIN, DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA, LE JUGE EN CHEF DE L’ONTARIO ROY McMURTRY, LA JUGE FELDMAN, LA JUGE LANG, DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO, LA JUGE JANET WILSON, DE LA COUR SUPÉRIEURE DE JUSTICE DE L’ONTARIO, LE JUGE RICHARD SCOTT, JUGE EN CHEF DU MANITOBA ET PRÉSIDENT DU COMITÉ SUR LA CONDUITE DES JUGES DU CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE (tous ès qualités et à titre personnel), LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE, LA MARITIME, COMPAGNIE D’ASSURANCE‑VIE, aujourd’hui appelée LA COMPAGNIE D’ASSURANCE‑VIE MANUFACTURERS, LA FINANCIÈRE MANUVIE, DOMINIC D’ALESSANDRO, ARTHUR R. SAWCHUK, JOHN CASSADAY, LINO J. CELESTE, GAIL COOK‑BENNETT, THOMAS P. D’AQUINO, RICHARD B. DE WOLFE, ROBERT E. DINEEN JR, PIERRE Y. DUCROS, ALLISTER P. GRAHAM, THOMAS E. KIERANS, LORNA R. MARSDEN, HUGH W. SLOAN JR, GORDON G. THIESSEN (à titre collectif et à titre personnel), PAOLO GRECO

 

intimés

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

Introduction

[1]               M. Ron Crowe, qui agit pour son propre compte, interjette appel de deux décisions par lesquelles le juge Harrington, de la Cour fédérale (le juge des requêtes), a radié les demandes dirigées contre tous les défendeurs dans l’action intentée par M. Crowe. Dans la première décision, qui est publiée à 2007 CF 1020, le juge des requêtes a rejeté les demandes formulées par M. Crowe contre la Compagnie d’Assurance‑Vie Manufacturers, la Financière Manuvie et leurs dirigeants (collectivement appelés les assureurs) ainsi que la demande visant Me  Greco, l’ancien avocat de M. Crowe. De plus, le juge des requêtes a rejeté la demande visant le procureur général du Canada. Dans sa seconde décision, publiée à 2007 CF 1209, le juge des requêtes a radié les demandes dirigées contre la juge Wilson, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, le juge en chef McMurtry et les juges Feldman et Lang de la Cour d’appel de l’Ontario, ainsi que la juge en chef McLachlin et les juges Charron et Rothstein de la Cour suprême du Canada. Il a également rejeté la demande visant le juge en chef Richard Scott de la Cour d’appel du Manitoba, en sa qualité de président du Comité sur la conduite des juges du Conseil canadien de la magistrature, de même que la demande visant le Conseil canadien de la magistrature lui-même (le Conseil). Ces deux décisions ont eu pour effet de radier les demandes visant tous les défendeurs, mettant ainsi fin à l’action intentée par M. Crowe.

 

[2]               En plus de porter ces deux décisions en appel, M. Crowe a également signifié un avis de question constitutionnelle devant être présenté à la date de l’instruction du présent appel, ainsi qu’un avis de requête réclamant certaines autres réparations auxquelles les parties adverses ne se sont pas opposées. Je n’ai pas l’intention de traiter de l’avis de requête; M. Crowe a obtenu les réparations qu’il sollicitait.

 

Les faits

[3]               La demande de M. Crowe visant les diverses personnes et entités en question est articulée dans une déclaration qui compte une soixantaine de pages. Ce qui, au départ, était une demande d’indemnité fondée sur un contrat d’assurance-invalidité soumise à la Cour supérieure de justice de l’Ontario est devenu une action introduite devant la Cour fédérale dans laquelle il était allégué que tous les défendeurs avaient trempé dans un « complot généralisé » visant à protéger les assureurs en frustrant M. Crowe de son droit garanti par la Constitution à une instruction juste et impartiale de son action en dommages-intérêts contre les assureurs (laquelle action comprenait une demande de dommages-intérêts punitifs).

 

[4]               Les assureurs affirment qu’ils ont conclu une entente au sujet de la demande d’indemnité présentée par le demandeur en vertu de sa police d’assurance-invalidité, sous réserve de la signature, en temps voulu, d’une renonciation en faveur des assureurs. M. Crowe allègue que les assureurs ont tenté de le frauder en cherchant à lui soutirer une renonciation d’une portée plus vaste que ce qui avait été convenu au cours des négociations. Son ancien avocat aurait participé à cette combine.

 

[5]               Comme les parties n’arrivaient pas à s’entendre sur les conditions de la renonciation, une requête a été soumise à la juge Wilson, qui a ordonné l’instruction sommaire de la question de savoir si M. Crowe était tenu par les modalités de l’entente. M. Crowe signale que cela supposait que les parties s’entendaient sur les mosalités de l’entente, ce qu’il conteste. Il allègue que, sachant que l’affaire ne pouvait faire l’objet d’une instruction sommaire sans son consentement, la juge Wilson a obtenu par de fausses déclarations son acquiescement à la procédure par voie sommaire.

 

[6]               M. Crowe soutient que la juge Wilson et les autres juges défendeurs ont agi sciemment et sans compétence en rendant des ordonnances qu’ils savaient qu’ils n’avaient pas la compétence pour rendre ou, dans le cas des juges d’appel, en n’intervenant pas pour sanctionner les actes illicites commis délibérément par les autres juges défendeurs. Le Conseil canadien de la magistrature et le juge en chef Scott auraient manqué à leur devoir de sanctionner les actes fautifs extrajudiciaires des juges défendeurs. Le gouvernement du Canada, représenté par le procureur général du Canada (le gouvernement fédéral), serait responsable envers M. Crowe des actes répréhensibles commis par les juges défendeurs. On peut trouver de plus amples détails au sujet des divers défendeurs dans les décisions rendues par le juge des requêtes.

 

Décision frappée d’appel

[7]               Le juge des requêtes a rejeté pour divers motifs les demandes dirigées contre les divers défendeurs. En ce qui a trait aux assureurs, il a conclu que la demande concernait essentiellement la propriété et les droits civils et qu’elle relevait donc de la compétence des cours supérieures provinciales. Il est arrivé à la même conclusion au sujet de la demande dirigée contre l’ancien avocat de M. Crowe (voir 2007 CF 1020, aux paragraphes 19, 20 et 21). Pour ce qui est de celle visant le gouvernement fédéral, il a cité la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50 (la Loi). Il a expliqué que, comme la responsabilité du gouvernement fédéral n’est engagée que si celle d’un de ses préposés l’est et les juges des cours supérieures (et les juges des juridictions d’appel) ne sont pas des préposés de la Couronne, l’action contre la Couronne devait être radiée au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable (voir 2007 CF 1020, aux paragraphes 28, 29 et 30).

 

[8]               En ce qui concerne les juges défendeurs, le juge des requêtes a conclu qu’il n’y avait pas de règle de droit fédérale qui donnerait ouverture à une action contre un juge d’une cour supérieure provinciale (ce qui comprend les juges de la cour d’appel provinciale) ou les juges de la Cour suprême du Canada. Expliquant qu’il serait stérile de limiter le rejet de l’action en cause à des arguments fondés sur la compétence, le juge des requêtes a poursuivi en abordant des arguments ayant davantage trait au fond, rappelant l’importance de la règle de l’immunité des juges, reconnaissant que cette immunité n’est pas absolue. Citant lord Denning, le juge des requêtes a expliqué que le juge perd son immunité s’il « n’exerçait pas une fonction judiciaire, en sachant qu’il n’avait pas la compétence d’agir » (voir 2007 CF 1209, au paragraphe 39). Le juge des requêtes a conclu que la juge Wilson agissait dans les limites de sa compétence en rendant l’ordonnance à laquelle M. Crowe s’opposait (voir paragraphe 41 de ses motifs) et que les autres juges défendeurs avaient tous agi en tant que juges, dans les limites de leur compétence, en refusant d’intervenir comme M. Crowe le souhaitait (voir paragraphe 46 de ses motifs). Le juge des requêtes a estimé que, suivant le principe de l’immunité judiciaire, il n’y avait pas de cause d’action valable contre les juges défendeurs.

 

[9]               Pour ce qui est de la demande dirigée contre le Conseil, le juge des requêtes a cité l’arrêt Canada c. Grenier, 2005 CAF 348 (Grenier) dans lequel notre Cour a statué qu’un office fédéral (le Conseil entre dans cette catégorie) ne peut être poursuivi en dommages-intérêts pour un préjudice découlant de l’exercice d’un pouvoir conféré par la loi, à moins que la décision de cet office n’ait d’abord été jugée illicite dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Comme M. Crowe n’avait pas introduit ce genre de demande, son action contre le Conseil était irrecevable. En tout état de cause, le juge des requêtes a conclu qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre un manquement à une obligation à laquelle le Conseil aurait été assujetti envers M. Crowe et les dommages-intérêts qu’il réclame dans son action.

 

Prétentions et moyens invoqués par M. Crowe

[10]           L’essentiel des arguments invoqués par M. Crowe au soutien de son appel peut être résumé comme suit. En ce qui a trait à la partie de la décision où il traite de la requête en radiation des actes de procédure pour absence de cause d’action valable, le juge des requêtes devait tenir les actes de procédure pour avérés. Il n’était pas censé tirer de conclusions de fait ou se prononcer sur la crédibilité. Dans sa déclaration, M. Crowe alléguait que chacun des juges défendeurs avait agi en toute connaissance de cause, en sachant qu’il n’était pas compétent. Si cette prétention doit être tenue pour avérée, comme elle doit l’être dans le cas d’une requête en radiation, l’immunité judiciaire ne s’applique pas et il y avait une cause d’action valable contre les juges défendeurs. M. Crowe rejette l’argument qu’il n’a pas donné suffisamment de détails au sujet des actes délibérés et illicites ou au sujet de la nature du complot en soulignant qu’aucun des défendeurs n’a présenté de défense affirmative comme l’exige l’article 183 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

 

[11]           Sur la question de savoir si la Cour fédérale peut connaître sa demande contre le gouvernement fédéral, M. Crowe invoque la Loi et en particulier le sous-alinéa 3b)(ii), qui dispose :

 

3. En matière de responsabilité, l'État est assimilé à une personne pour :

 

 

 

[…]

 

b) dans les autres provinces :

 

(i) les délits civils commis par ses préposés,

 

 

(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l'occupation, à la possession ou à la garde de biens.

 

 

 

3. The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

 

 

(b) in any other province, in respect of :

 

(i) a tort committed by a servant of the Crown or

 

(ii) a breach of duty attaching to the ownership, occupation, possession or control of property.

[12]           Se fondant sur la définition du mot « biens » au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, qui englobe les biens incorporels et les « biens de toute nature […] notamment les droits », M. Crowe affirme que son droit à un procès juste et impartial est un bien et que le gouvernement fédéral est, conformément au sous-alinéa 3b)(ii), responsable envers lui du manquement à son obligation de protéger son droit constitutionnel à un procès équitable.

 

[13]           Pour ce qui est de la compétence de la Cour fédérale, la thèse de M. Crowe est que, comme la Cour supérieure de justice de l’Ontario a « révoqué » sa propre compétence par les actes délibérés et illicites de ses juges, la Cour fédérale doit assumer sa compétence pour permettre à M. Crowe d’obtenir une instruction juste et impartiale de sa demande.

 

[14]           M. Crowe a déposé et signifié un avis de question constitutionnelle devant être présenté à la date de l’instruction du présent appel. Dans cet avis, il ne conteste pas la constitutionnalité ou l’applicabilité d’une loi déterminée. En formulant certaines questions comme des questions constitutionnelles, M. Crowe réclame des « réponses affirmatives » au sujet de ce qui a motivé les divers défendeurs à commettre les prétendus actes volontaires et délibérés visant à violer ses droits constitutionnels.

 

Analyse

[15]           Compte tenu du fait que les questions soulevées dans le cadre du présent appel sont toutes des questions de droit, la norme de contrôle est celle de la décision correcte.

 

[16]           La difficulté à laquelle est confronté M. Crowe est que la Cour fédérale est un tribunal d’origine législative et qu’elle n’a donc que la compétence qui lui est conférée par la loi. Ce n’est pas un tribunal qui possède une compétence générale inhérente comme les cours supérieures provinciales :

46  Comme tribunal d’origine législative, la Cour fédérale du Canada ne peut exercer que les compétences qui lui sont attribuées par la loi et, compte tenu du principe de la compétence générale inhérente des cours supérieures provinciales, le Parlement doit, pour attribuer compétence à la Cour fédérale, exprimer explicitement cette intention […]

 

[Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, au paragraphe 46.]

 

 

[17]           Dans l’arrêt ITO-International Terminal Operators Ltd. c. Miida Electronics Inc., [1986] 1 R.C.S. 752, la Cour suprême du Canada a énoncé, à la page 766, les conditions à respecter pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale :

L’étendue générale de la compétence de la Cour fédérale a été examinée à maintes reprises par les tribunaux ces dernières années. Dans l’arrêt Quebec North Shore Paper Co. c. Canadien Pacifique Ltée, [1977] 2 R.C.S. 1054, et dans l’arrêt McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, on a établi les conditions essentielles pour pouvoir conclure à la compétence de la Cour fédérale. Ces conditions sont les suivantes :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[18]           Pour ce qui est d’abord des demandes dirigées contre les juges défendeurs, le législateur fédéral n’a pas attribué à la Cour fédérale de compétence sur la conduite délictuelle des juges. Rien dans la Loi sur les juges, L.R.C. 1985, ch. J-1, ou dans toute autre loi ne crée de responsabilité civile pour les actes commis par les juges dans l’exercice de leurs fonctions. Ainsi, la question de l’immunité judiciaire ne se pose tout simplement pas, étant donné qu’il n’y a pas de responsabilité susceptible d’exécution forcée devant la Cour fédérale à laquelle une telle immunité pourrait s’appliquer. L’allégation qu’un juge perd son immunité s’il se rend coupable d’une inconduite délibérée ne confère pas compétence à la Cour fédérale : toute action dirigée contre le juge en question doit être introduite devant la cour supérieure de la province. Le juge des requêtes a eu raison de conclure que la Cour fédérale ne peut connaître les demandes introduites contre les juges défendeurs.

 

[19]           Il en va de même pour les demandes visant les assureurs et Me Greco. Là encore, il n’y a pas d’attribution de compétence aux termes d’une loi qui permettrait à la Cour fédérale d’instruire l’action intentée contre eux en raison des dommages causés par leurs actes illicites. Les obligations juridiques que M. Crowe cherche à leur opposer ne font pas partie d’un ensemble de règles de droit fédérales; elles découlent des règles de droit contractuelles ou délictuelles appliquées par les tribunaux provinciaux dans l’exercice de leur compétence en tant que juridictions possédant une compétence générale inhérente. Là encore, le juge des requêtes a eu raison de statuer que la Cour fédérale ne peut connaître les demandes visant ces défendeurs.

 

[20]           La demande dirigée contre le Conseil canadien de la magistrature doit également être radiée. Les allégations visant expressément le Conseil se trouvent à l’alinéa f) de la déclaration (à la suite du paragraphe 205), où M. Crowe déclare ce qui suit :

[traductionLe Conseil canadien de la magistrature a refusé ou négligé de protéger les droits fondamentaux des Canadiens à une audience équitable, à une décision impartiale et à une procédure judiciaire juste, en conformité avec les principes de justice naturelle, et a refusé ou négligé d’agir conformément à sa mission, laquelle est précisée aux paragraphes 60(1) et 60(2) de la Loi sur les juges, L.R. 1985, à savoir d'améliorer le fonctionnement des juridictions supérieures, ainsi que la qualité de leurs services judiciaires, et il a refusé ou négligé d’enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d'une juridiction supérieure conformément aux paragraphes 63(2) et 65(2) de la Loi sur les juges, L.R. 1985, relativement à la conduite de la juge Wilson de la Cour supérieure de justice de l’Ontario ainsi que le demandeur le réclamait en ce qui concerne la façon dont elle a instruit, le 9 décembre 2005, les requêtes présentées par le demandeur et MANULIFE dans le cadre du dossier 04-CV-274116CM1 du demandeur en vue d’obtenir des prestations d’invalidité de longue durée de MANULIFE, alors qu’il ressort à l’évidence des pièces que le demandeur a soumises au Conseil canadien de la magistrature que la juge des requêtes était inapte à remplir utilement ses fonctions pour cause de manquement à l’honneur et à la dignité, manquement aux devoirs de sa charge et situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable à la juge en question ou à toute autre cause, et le Conseil canadien de la magistrature a refusé ou négligé de recommander au ministre de la Justice la révocation de la juge Wilson ou la prise de sanctions contre cette dernière malgré les éléments de preuve clairs et convaincants démontrant qu’elle avait agi délibérément de façon extrêmement préjudiciable au demandeur, causant ainsi à ce dernier un préjudice encore plus grave, notamment sous forme d’angoisses et de perturbations extrêmes sur le plan affectif.

 

[21]           Si j’ai bien compris cet acte de procédure, il est allégué que le Conseil n’a pas respecté l’obligation que la loi lui imposait et qu’en conséquence, M. Crowe a subi des perturbations et des angoisses extrêmes sur le plan affectif qui lui donnent droit à des dommages-intérêts. L’allégation de manquement aux devoirs du Conseil repose sur la décision de ce dernier de refuser de mener une enquête au sujet de la conduite des juges défendeurs. Le Conseil est un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales et ses décisions sont par conséquent susceptibles de faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. L’arrêt Grenier de notre Cour établit qu’une action n’est recevable contre un « office fédéral » relativement à une mesure prise en vertu d’une loi fédérale que si l’on a d’abord démontré l’illégalité de cette mesure dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire soumise à la Cour fédérale (voir les paragraphes 23 à 26). Comme la décision du Conseil n’a pas été contestée par voie de contrôle judiciaire, l’action intentée par M. Crowe contre le Conseil est prématurée; elle ne révèle aucune cause d’action valable et elle doit par conséquent être rejetée.

 

[22]           Les allégations de M. Crowe contre le gouvernement fédéral se trouvent aux alinéas d) et e), qui suivent le paragraphe 205 de la déclaration. En voici les passages essentiels :

[traduction]

 

d) La Couronne du chef du Canada a, par le biais du Conseil canadien de la magistrature, sciemment refusé ou négligé de s’acquitter de sa responsabilité de protéger les droits inviolables constitutionnels et quasi constitutionnels non seulement du demandeur, mais aussi de tous les Canadiens, en permettant à la magistrature canadienne, sous le prétexte de l’immunité, de corrompre délibérément la justice dans le but d’enrichir MANUVIE de façon injustifiée aux dépens et au préjudice du demandeur […]

 

e) La Couronne du chef du Canada et le procureur général du Canada ont refusé ou négligé de protéger les droits constitutionnels et quasi constitutionnels du demandeur […] en permettant sciemment à la magistrature canadienne de se dérober à son obligation de rendre des comptes au public par le biais du principe non écrit de l’immunité judiciaire, lequel va à l’encontre de la jurisprudence établie et sans lequel les juges en cause ne se seraient pas estimés libres de se servir sciemment de leur charge pour poursuivre un objectif incompatible avec les devoirs de leur charge, le tout avec la complicité de MANUVIE, causant ainsi au demandeur un préjudice, notamment sur le plan financier, ainsi que le révèlent les actes de procédure, préjudice dont La Couronne du chef du Canada et le procureur général du Canada doivent répondre.

 

[23]           Dans la mesure où les demandes visant le gouvernement fédéral sont de nature délictuelle, elles tombent sous le coup de l’article 3 de la Loi, qui prévoit qu’en matière de responsabilité, « l'État est assimilé à une personne pour les délits civils commis par ses préposés ». En d’autres termes, la responsabilité du gouvernement fédéral est établie en démontrant que les personnes dont il est responsable ont commis des actes délictueux (Stephens (Succession) c. Canada, (1982), 40 N.R. 620).

 

[24]           Les actes de procédure précités ne mentionnent aucun préposé de la Couronne comme tel, mais ils mentionnent des juges et la magistrature canadienne. Or, les juges ne sont ni des préposés de l’État ni des employés du gouvernement fédéral. Le principe de l’indépendance de la magistrature est un principe constitutionnel (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, [1997] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 106). Son application exige que les juges soient à l’abri de toute ingérence de la part du gouvernement en place et qu’ils soient perçus comme étant à l’abri d’une telle ingérence. Cette indépendance est incompatible avec le statut d’employé. Il s’ensuit que même si un juge déborde le cadre de ses attributions, sa conduite n’engage pas la responsabilité du gouvernement fédéral. Le juge des requêtes a estimé avec raison que la demande visant le gouvernement fédéral devait échouer parce qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable parce que même en étant tenues pour avérées, les allégations de M. Crowe n’engagent pas la responsabilité de la Couronne.

 

[25]           Dans la mesure où M. Crowe fonde sa plainte sur le sous-alinéa 3b)(ii) de la Loi, qui porte sur des droits de propriété, sa demande doit également être rejetée. M. Crowe soutient que son droit à l’application régulière de la loi et à un procès équitable est un droit incorporel répondant à la définition du mot « biens » au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Partant de cette prémisse, il soutient que le gouvernement fédéral est responsable envers lui en raison du sous‑alinéa 3b)(ii) de la Loi, qui accorde un droit d’action contre l’État pour « les manquements aux obligations liées à la propriété, à l'occupation, à la possession ou à la garde de biens ». Le raisonnement de M. Crowe comporte une faille parce que les droits mentionnés au sous‑alinéa 3b)(ii) portent sur des biens meubles ou immeubles, tangibles ou intangibles. Or, les droits procéduraux et constitutionnels de M. Crowe ne portent pas sur des biens, même s’ils sont intangibles, et s’ils sont, en ce sens seulement, « incorporels ». Ils ne donnent donc pas ouverture à une demande contre le gouvernement fédéral en vertu du sous-alinéa 3b)(ii). Cet argument est rejeté.

 

[26]           Voilà qui suffit pour trancher l’appel de M. Crowe. Je passe maintenant à l’avis de question constitutionnelle déposé par M. Crowe. Dans ce document, M. Crowe soulève sept questions qui sont formulées sous forme de questions constitutionnelles, mais qui ne soulèvent pas de telles questions. À titre d’exemple, voici la première question :

[traduction]

 

Question 1 : Au sujet de la négation délibérée, par la Cour, des droits constitutionnels de l’appelant et de son abus de pouvoir par le détournement des fonctions de sa charge judiciaire

 

L’APPELANT A L’INTENTION DE CONTESTER la constitutionnalité et l’effet des décisions rendues par la Cour supérieure de justice de l’Ontario, la Cour d’appel de l’Ontario, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale, pour connaître la véritable raison pour laquelle ces tribunaux ont délibérément nié et contrecarré les droits fondamentaux, substantiels, constitutionnels et quasi constitutionnels de l’appelant à une audience équitable, à une décision impartiale et à une procédure judiciaire juste et à un examen approfondi de toutes les véritables questions en litige entre les parties en rendant des décisions qui ont toutes eu pour effet de mettre la défenderesse Manulife à l’abri de toute condamnation à des dommages-intérêts par suite d’une inconduite que les tribunaux en question savaient pertinemment délictueuse, causant ainsi un préjudice supplémentaire à l’appelant?

 

[27]           Chacune des autres questions constitutionnelles soulevées par M. Crowe est formulée en des termes analogues. M. Crowe qualifie certains des actes, des décisions ou des omissions d’un ou de plusieurs des défendeurs de tentatives délibérées visant à protéger les assureurs et à lui causer un préjudice, et il réclame ensuite une « réponse affirmative » au sujet de ce qui a motivé les défendeurs à agir sciemment et délibérément de la sorte.

 

[28]           Essentiellement, les questions soulevées par M. Crowe sous la rubrique des questions constitutionnelles portent sur ce qui a motivé les défendeurs à commettre ce que M. Crowe qualifie d’actes visant délibérément à lui causer un préjudice. Ce ne sont pas des questions constitutionnelles, et ce ne sont pas des questions auxquelles notre Cour peut répondre. Elles présument la véracité d’allégations non prouvées d’inconduite qui, malgré les convictions contraires de M. Crowe, n’est pas en soi évidente. Il n’est pas nécessaire, ni possible, d’en dire plus.

 

[29]           L’appel sera rejeté avec dépens.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            M. Nadon, j.c.a. »

 

«Je suis d’accord

            J. Edgar Sexton, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIERS :                          A-495-07, A-509-07, A-549-07, A-550-07

 

(A-495-07 : APPEL DE L’ORDONNANCE RENDUE LE 4 OCTOBRE 2007 PAR LE JUGE HARRINGTON DANS LE DOSSIER T-1526-07)

 

(A-509-07 : APPEL DE L’ORDONNANCE RENDUE LE 16 OCTOBRE 2007 PAR LE JUGE HARRINGTON DANS LE DOSSIER T-1526-07)

 

(A-549-07 : APPEL DE L’ORDONNANCE RENDUE LE 6 NOVEMBRE 2007 PAR LE JUGE HARRINGTON DANS LE DOSSIER T-1526-07)

 

(A-550-07 : APPEL DE L’ORDONNANCE RENDUE LE 6 NOVEMBRE 2007 PAR LE JUGE HARRINGTON DANS LE DOSSIER T-1526-07)

 

INTITULÉ :                          RON CROWE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LA JUGE EN CHEF DU CANADA BEVERLY McLACHLIN, LA JUGE CHARRON, LE JUGE ROTHSTEIN, DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA, LE JUGE EN CHEF DE L’ONTARIO ROY McMURTRY, LA JUGE FELDMAN et autres

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   LE 17 SEPTEMBRE 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LE JUGE NADON

                                                                                                LE JUGE SEXTON

 

DATE DES MOTIFS :                                                          LE 7 OCTOBRE 2008

 

 


COMPARUTIONS :

 

Ron Crowe

 

POUR L’APPELANT (agissant pour son propre compte)

Janice E. Cheney

Maria McQuaid

POUR LES INTIMÉS (la juge en chef du Canada Beverly McLachlin et autres)

 

Michael C. Birley

Anna Marie Musson

POUR LES INTIMÉS (Maritime Life Assurance Company et autres)

 

Martin W. Mason

POUR LES INTIMÉS (le juge en chef de l’Ontario Roy McMurtry et autres) 

 

Sandi J. Smith

POUR L’INTIMÉ (Paolo Greco)

 

Derek Allen

POUR L’INTIMÉ (le procureur général du Canada)

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ron Crowe

Ajax (Ontario)

 

POUR L’APPELANT (agissant pour son propre compte)

 

Janice E. Cheney

Conseillère juridique

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS (la juge en chef du Canada Beverly McLachlin et autres)

 

Miller Thomson SRL

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉS (Maritime Life Assurance Company et autres)

Gowling Lafleur Henderson srl

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES INTIMÉS (le juge en chef de l’Ontario Roy McMurtry et autres)

 

Gilbeert, Wright & Kirby srl

Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉ (Paolo Greco)


John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ (le procureur général du Canada)

 

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