Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20080123

Dossier : A-316-06

Référence : 2008 CAF 24

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE NADON               

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

CANADA SAFEWAY LIMITED

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

 

Audience tenue à Calgary (Alberta) le 25 octobre 2007

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 23 janvier 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                            LE JUGE NADON

Y A SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE LINDEN

MOTIFS CONCORDANTS :                                                                    LE JUGE PELLETIER

 

 


Date : 20080123

Dossier : A-316-06

Référence : 2008 FCA 24

 

CORAM :      LE JUGE LINDEN

                        LE JUGE NADON

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

CANADA SAFEWAY LIMITED

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE NADON

 

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté d’un jugement en date du 19 juin 2006 (2006 CCI 345) par lequel le juge Beaubier, de la Cour canadienne de l’impôt, a rejeté la partie de l’appel interjeté par l’appelante de la nouvelle cotisation établie par le ministre du Revenu national au sujet de son année d’imposition 1996 qui se rapportait à la vente de sa participation dans un immeuble situé à South Surrey, en Colombie-Britannique.

 

[2]               Plus particulièrement, le juge de première instance a conclu que le produit de la vente de la participation de l’appelante dans l’immeuble en question constituait un revenu et non un gain en capital au sens de la Loi de l’impôt sur le revenu (la Loi).

 

[3]               La question en litige dans le présent appel est celle de savoir si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en jugeant que l’acquisition et la vente par l’appelante de sa participation dans l’immeuble en question constituaient un « projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial », de sorte que le gain réalisé lors de la vente de cette participation constituait un revenu tiré d’une entreprise.

 

LES FAITS

[4]               Les faits pertinents ne sont pas contestés et un bref rappel de ceux-ci sera utile pour bien comprendre la question qui nous est soumise.

 

[5]               L’appelante exploite au Canada une chaîne d’épiceries au détail à divers endroits à partir de Thunder Bay en direction ouest jusqu’à l’île de Vancouver. Elle est une filiale appartenant en propriété exclusive à Safeway Inc., une société américaine.

 

[6]               Sur les 31 000 employés qu’elle compte approximativement, une quarantaine travaillent au service de l’immobilier, dont les activités consistent exclusivement à assister les magasins de vente au détail de l’appelante. Les activités en question sont axées sur l’aménagement de nouveaux magasins, la modernisation des magasins existants et la fermeture de ceux qui ne sont pas rentables. Le service de l’immobilier de l’appelante n’exerce pas d’activités se rapportant à la promotion immobilière, c’est-à-dire d’activités lucratives en rapport avec l’achat et la vente d’immeubles.

 

[7]               Au début de 1988, Schroeder Properties Ltd. (Schroeder), un important promoteur immobilier dans le domaine du commerce de détail de qui l’appelante avait déjà loué plusieurs locaux dans ses centres commerciaux, a approché l’appelante pour lui proposer d’être le locataire-clé de son futur centre commercial.

 

[8]               Au moment où Schroeder a approché l’appelante, le site du centre commercial projeté, un terrain de 20,5 acres situé à South Surrey, en Colombie-Britannique (Peninsula Village), était situé dans une zone résidentielle et devait faire l’objet d’un changement de zonage, de résidentiel à commercial, avant que Schroeder puisse entreprendre les travaux de construction du centre commercial projeté.

 

[9]               Au moment où l’appelante a fait savoir à Schroeder qu’elle était intéressée à aménager une épicerie dans le centre commercial projeté, Schroeder était aux prises avec des difficultés financières relativement au changement de zonage du site et elle a informé l’appelante qu’il faudrait attendre jusqu’à deux ans avant que le changement de zonage ne soit effectué. Je tiens à signaler que Schroeder a soumis sa demande de changement de zonage en septembre 1987.

 

[10]           Comme elle ne disposait pas des ressources nécessaires pour financer le site pour une période de deux ans, Schroeder a cherché un associé pour l’aider à financer son projet. N’ayant pas réussi à se trouver un associé, Schroeder a approché l’appelante en mars 1989 pour savoir si elle serait intéressée à se joindre à elle pour l’aménagement du site. Parce qu’elle croyait fermement qu’il était absolument nécessaire, pour le succès de sa stratégie à long terme de renforcement de sa position sur le marché, qu’une de ses épiceries soit située dans le centre commercial projeté, l’appelante a décidé de signer un accord de copropriété avec Schroeder.

 

[11]           Plus particulièrement, l’appelante a signé l’accord en question parce qu’elle estimait que l’aménagement d’un magasin à l’endroit proposé lui permettrait de conquérir le marché de l’alimentation dans un secteur qui connaissait une rapide croissance démographique et qu’elle pourrait ainsi empêcher les concurrents de bâtir un magasin sur les lieux.

 

[12]           Comme je viens de le préciser, au moment où Schroeder a approché l’appelante au sujet de la possibilité d’acquérir une participation dans Peninsula Village, le terrain se trouvait dans une zone résidentielle. En partant du principe qu’un changement de zonage aurait éventuellement lieu, Schroeder a présenté à l'appelante deux scénarios d'aménagement différents : si les travaux d'aménagement commençaient avant le 1er septembre 1989, le profit total possible serait de 12 072 890 $; si les travaux d'aménagement commençaient avant le 1er septembre 1991, le profit total possible serait de 11 462 549 $.

 

[13]           En supposant que le changement de zonage n’ait pas lieu, Schroeder a présenté à l’appelante un scénario différent, en l’occurrence une solution de rechange prévoyant la vente du terrain à un promoteur résidentiel qui construirait des immeubles en copropriété et des maisons en rangée. Suivant ce scénario, la coentreprise était susceptible de réaliser un profit net de 3 039 400 $ ou de 1 504 000 $, selon que la date de la vente se rapprochait de septembre 1989 ou de septembre 1991.

 

[14]           Finalement, l’appelante a conclu le 24 avril 1989 avec Schroeder un accord intitulé [traduction] « Accord de copropriété de Peninsula Village » (l’accord). Aux termes de ce contrat, l’appelante acquérait une participation de 54 % dans la propriété. Les articles 3.02 et 3.03 de l’accord précisent l’objet de l’accord et la portée des activités des parties :

[traduction]

 

Article 3.02 – Objet

 

Le présent accord a pour objet d’établir et de définir les modalités suivant lesquelles les parties entendent faire valoir leur participation respective dans la copropriété en tenant compte de la portée limitée de leurs activités ci-après précisée. Les parties conviennent que leur relation en est une de copropriétaires, à titre de tenants communs, de la propriété en question, et qu’elles ne sont pas des associés. Les parties n’entendent pas non plus qu’une société de personnes soit créée entre elles relativement à la propriété et à la mise en valeur de l’immeuble en vertu de leur participation respective dans la copropriété.

 

Article 3.03 – Portée des activités des parties

 

Les activités exercées par les parties relativement à l’immeuble dans le cadre du présent accord seront strictement limitées aux suivantes :

a)         acquérir l’immeuble;

b)         planifier l’aménagement de l’immeuble, par phases ou autrement, en vue d’en faire un centre commercial haut de gamme;

c)         aménager le centre commercial, notamment en le construisant, le finançant et le louant;

d)         exploiter, louer et gérer l’immeuble à titre permanent en tant qu’immeuble à usage locatif productif de revenus;

e)         vendre l’immeuble en totalité ou en partie en conformité aux modalités du présent accord.

 

[15]           Conformément à l’article 4.08 de l’accord, l’appelante a entrepris de conclure le « bail de Safeway ». Cet article stipule :

[traduction]

Article 4.08 – CSL en tant que locataire

 

1.         Dès que les circonstances le permettront et en tout état de cause au plus tard à la date de l’achèvement des travaux d’installation d’une partie substantielle des fondations et des semelles du Centre, CSL signera le bail de Safeway en vue de sa signature par la société mandataire. Pour plus de clarté, il est précisé que l’obligation de CSL [l’appelante] de signer le bail de Safeway est indépendante de toute autre obligation imposée à CSL aux termes des présentes et cette obligation survivra en cas de résiliation du présent accord ou de réalisation de l’acquisition obligatoire de la participation de CSL dans la copropriété prévue aux présentes. [Il s’agit de l’option accordée à l’appelante à l’article 10.11 de l’accord.]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[16]           L’accord stipulait en outre que :

1.           Schroeder ou son mandataire serait désigné gestionnaire du projet, gestionnaire de la location et gestionnaire immobilier;

2.           l’appelante avait le droit d’exiger que Schroeder achète sa participation dans l’immeuble en copropriété dans les 60 jours du changement de zonage pour un prix dépassant de 2 000 000 $ ses frais d’aménagement (article 10.11 de l’accord);

3.           s'il était impossible de changer le zonage dans un délai raisonnable, l’appelant aurait la faculté d’acheter au moins six acres de terrain, dans un secteur à déterminer d’un commun accord (article 10.12 de l’accord).

 

[17]           L’appelante a signé le bail de Safeway le 3 octobre 1991 pour une période de 20 ans commençant le 10 novembre 1991 et se terminant le 15 novembre 2011.

 

[18]           À la suite du changement de zonage de l’immeuble, le 30 août 1990, l’appelante n’a pas exercé les droits que lui conférait l’article 10.11 de l’accord. Les travaux de construction du centre commercial ont été achevés en 1991 et la période de location initiale était de novembre 1991 à novembre 1994.

 

[19]           L’appelante a mis en vente sa participation dans l’immeuble en janvier 1993, mais l'a retirée du marché en mai de la même année. Entre cette date et mars 1996, la participation de l’appelante dans l’immeuble a fait l’objet de plusieurs offres, dont celle que Schroeder a faite en juillet 1994 au montant de 17 375 000 $. Cette offre n’a pas été retenue, parce que Schroeder n’a pas réussi à obtenir un financement adéquat. L’appelante a toutefois jugé acceptable l’offre faite par Real Fund en mars 1996. L’appelante a par conséquent réalisé le gain suivant :

Produit de la vente                     18 021 811 $

Prix de base rajusté                    13 462 253 $

Gain lors de la disposition           4 559 558 $

 

[20]           Je tiens à signaler que les pourparlers engagés avec Schroeder au sujet de la participation de la participation de 54 % de l’appelante dans Peninsula Village avaient été entamés en août 1992.

 

DÉCISION DE LA COUR DE L’IMPÔT

[21]           Le juge a commencé par résumer les hypothèses sur lesquelles le ministre s’était fondé pour établir la nouvelle cotisation de l’appelante pour l’année d’imposition 1996. Puis, après avoir exposé la question à trancher et cité les dispositions applicables de la Loi, il a indiqué les hypothèses du ministre qui avaient été établies par la preuve ou qui n’avaient pas été réfutées par l’appelante. Il a ensuite examiné les autres hypothèses.

 

[22]           Je n’ai pas l’intention de passer en revue toutes les observations et conclusions formulées par le juge de première instance au sujet des hypothèses en question. Je vais toutefois signaler celles qui, à mon avis, sont utiles pour trancher l’appel.

 

[23]           Voici, en premier lieu, les observations que le juge a formulées au sujet de l’hypothèse 9g), en l’occurrence « le secteur où Peninsula Village est situé était susceptible de faire l'objet de spéculations, et l'appelante le savait » :

9g) Selon l'appelante, le secteur où Peninsula Village est situé était très prometteur pour l'établissement d'une grosse épicerie. Les notes de service et les documents de l'appelante indiquent qu'elle considérait que la valeur du terrain augmenterait de toute façon, ce qui faisait que les risques courus par l'appelante étaient limités.

 

[24]           Le juge a tiré la conclusion suivant au sujet de l’hypothèse 9w), en l’occurrence « après la modification du zonage, l'appelante a eu le choix de faire un profit garanti de deux millions de dollars, mais elle n'a pas exercé ce choix. Elle a conservé sa participation et terminé l'aménagement de Peninsula Village » :

9w) L'hypothèse est vraie. Toutefois, ce fait appuie l'argument de l'appelante selon lequel elle avait conclu les accords afin de bâtir et d'exploiter un magasin.

 

[25]           S’agissant de l’hypothèse 9x), en l’occurrence « l'intention de l'appelante quand elle a conclu l'accord était d'aménager le centre commercial Peninsula Village, puis de vendre sa participation dans la coentreprise en réalisant un profit », le juge a conclu ce qui suit :

9x) L'hypothèse est discutable, et elle est l'objet du présent appel. L'appelante voulait bâtir un magasin. C'est la raison pour laquelle elle a conclu l'accord avec SPL. L'appelante considérait qu'il s'agissait d'un emplacement idéal pour un magasin. L'appelante considérait également qu'il était nécessaire qu'elle en fasse l'achat pour son propre magasin ainsi que pour empêcher un concurrent de bâtir un magasin sur les lieux ou à proximité. Selon la preuve, l'appelante n'avait pas l'intention de vendre à perte, elle comptait éventuellement vendre et réaliser un profit plus important que ce qu'elle avait obtenu à la vente, et elle ne s'attendait pas à vendre à perte.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[26]           En ce qui concerne l’hypothèse 9y), en l’occurrence « l’appelante n'a jamais eu l'intention de demeurer copropriétaire de Peninsula Village et d'en tirer un revenu de location », le juge a estimé que cette hypothèse était exacte.

 

[27]           Au sujet de l’hypothèse 9bb), en l’occurrence « l’appelante avait l'intention d'attendre jusqu'à ce qu'une partie importante de Peninsula Village soit louée, puis de vendre sa participation en réalisant un profit », le juge a conclu que l'appelante avait l'intention de vendre sa participation dans la coentreprise et non de devenir un locateur à long terme. Suivant le juge, l'appelante avait l'intention d'établir son magasin à l’endroit le plus propice et, après avoir atteint cet objectif, de vendre sa participation dans la coentreprise.

 

[28]           Au paragraphe 10 de ses motifs, le juge de première instance expose la véritable question qui lui était soumise : l'appelante a-t-elle participé à un projet comportant un risque de caractère commercial distinct, ou à une opération commerciale, afin d'acheter une participation dans la coentreprise et de la vendre à profit?

 

[29]           Pour répondre à cette question, le juge a examiné l’accord et plus particulièrement les articles 3.01, 3.02 et 3.03. Son examen de ces stipulations l’a amené à tirer la conclusion suivante :

[…] L'objectif des parties est de changer le zonage du bien-fonds et d'aménager un centre commercial sur le terrain d'environ 20 acres avec des droits de vote égaux, puis de vendre le bien (voir l'article 3.03). Si le changement de zonage est obtenu, ce qui est le but de l'accord, l'article 10.11 prévoit ce qui suit :

 

[traduction]

Article 10.11 - Achat obligatoire de la participation de CSL dans la copropriété

1.   Nonobstant toute indication contraire dans le présent accord, SPL2 et CSL conviennent que CSL a le droit, en présentant un avis écrit à SPL2 dans les 60 jours suivant le changement de zonage, d'exiger que SPL2 achète la participation de CSL dans le bien-fonds détenu en copropriété, moyennent un prix au comptant égal au total des sommes suivantes :

a)     la part proportionnelle de CSL des frais d'aménagement qui ont été engagés par les parties à la date de l'envoi de l'avis;

b)      deux millions de dollars;

c)      les frais d'aménagement engagés par CSL, le cas échéant, entre la date de l'envoi de l'avis et la date de la conclusion de l'achat obligatoire.

2.   L'achat obligatoire sera conclu dans les bureaux des avocats de Vancouver de SPL2 le premier jour ouvrable suivant le 60e jour à partir de la date où l'avis a été envoyé, et les dispositions de l'annexe E s'appliqueront, avec les adaptations nécessaires

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[30]           Au paragraphe 12 de ses motifs, le juge revient à l’accord de copropriété et se dit d’avis qu’il révèle de façon précise l'intention initiale des parties, en l’occurrence le changement du zonage du bien-fonds afin de pouvoir y aménager un centre commercial. Se fondant sur cette prémisse, le juge établit un lien avec l’article 10.11 de l’accord, qui accordait à l’appelante le droit de vendre sa participation pour un prix lui permettant de réaliser un profit de 2 000 000 $.

 

[31]           Se fondant sur ces conclusions, le juge de première instance estime, au paragraphe 13 de ses motifs, qu’en acquérant une participation dans Peninsula Village, l'appelante avait l'intention de la revendre à profit. Il ajoute qu’elle n'a pas exercé le droit que lui conférait l'article 10.11 parce qu'elle prévoyait réaliser un profit plus important si elle attendait pour vendre sa participation à une date ultérieure.

 

[32]           En conséquence, le juge de première instance a conclu que l’opération réalisée par l’appelante était un projet comportant un risque de caractère commercial et que le produit de la vente devait par conséquent être inclus dans le revenu de l'appelante.

 

MOYENS D’APPEL

[33]           L’appelante affirme que l’acquisition de sa participation dans Peninsula Village et la vente de cette participation ne constituaient pas un projet comportant un risque de caractère commercial et elle soutient que le juge de première instance a commis une erreur en tirant cette conclusion. Plus particulièrement, l’appelante affirme que, pour en arriver à sa conclusion finale, le juge a commis plusieurs erreurs.

 

[34]           En premier lieu, l’appelante affirme que le juge Beaubier a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que l’appelante n’avait pas exercé les droits que lui conférait l’article 10.11 « parce qu'elle prévoyait réaliser un profit plus important, ce qu'elle a obtenu lors de la vente de sa participation » (paragraphe 13 des motifs du juge de première instance). L’appelante affirme qu’il ressort nettement de la preuve qu’elle n’a pas exercé les droits que lui conférait l’article 10.11 parce qu’elle cherchait à s’assurer, en conservant sa participation dans la coentreprise, d’obtenir une épicerie à l’endroit en question.

 

[35]           L’appelante affirme en outre que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en supposant qu’elle avait, dès le départ, l’intention de réaliser un profit en vertu du fait que l’article 10.11 lui permettait de vendre sa participation pour un montant équivalent à ses coûts et 2 000 000 $ en sus. L’appelante soutient que, contrairement à ce que le juge de première instance a conclu, l’article 10.11 a été stipulé dans l’accord pour lui permettre, le cas échéant, de se retirer de ce contrat. Finalement, elle a choisi de ne pas exercer cette option qui, à son avis, aurait pu l’empêcher de choisir cet endroit pour y aménager un magasin.

 

[36]           L’appelante soutient finalement que le juge de première instance a commis une erreur en concluant que l’acquisition de sa participation dans la cœntreprise était un projet comportant un risque de caractère commercial. Elle affirme qu’il n’y a aucun élément de preuve qui appuie l’assertion que le bail relatif au magasin et l’accord constituaient des opérations distinctes. Elle ajoute qu’elle n’a pas acquis et traité sa participation dans Peninsula Village comme l’aurait fait un promoteur de centres commerciaux. Le fait qu’elle n’avait pas l’intention de conserver sa participation dans la coentreprise pour une longue période n’est pas suffisant en soi, selon l’appelante, pour pouvoir conclure qu’il existait un projet comportant un risque de caractère commercial. Il n’en demeure pas moins qu’elle a conclu un accord de coentreprise dans le seul but de pouvoir aménager une épicerie à l’endroit en question et de pouvoir empêcher ses concurrents d’en faire autant. L’appelante soutient donc que l’opération ne peut être qualifiée de projet comportant un risque de caractère commercial.

 

[37]           L’intimée affirme que le juge de première instance a appliqué le bon critère pour déterminer si l’opération conclue par l’appelante constituait un projet comportant un risque de caractère commercial et elle ajoute que la conclusion que le juge a tirée est correcte. À son avis, il y avait amplement d’éléments de preuve non contredits pour appuyer la conclusion du juge suivant laquelle l’appelante avait l’intention, dès le départ, de revendre sa participation à profit.

 

ANALYSE

A.        Norme de contrôle

[38]           La question qui nous est soumise dans le cadre du présent appel est une question factuelle. Ainsi, pour obtenir gain de cause, l’appelante doit nous convaincre que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation de la preuve et, plus particulièrement, en ce qui concerne les inférences qu’il a tirées de ses conclusions. Ainsi que la Cour suprême du Canada l’a expliqué, dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 8 :

Si aucune erreur manifeste et dominante n’est décelée en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l’inférence du juge de première instance, ce n’est que lorsque le processus inférentiel lui‑même est manifestement erroné que la cour d’appel peut modifier la conclusion factuelle. 

 

 

[39]           Le sens de l’expression « erreur manifeste et dominante » a été expliqué par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 401, dans lequel le juge Fish déclare, au nom des juges majoritaires de la Cour, au paragraphe 55 :

L’expression « erreur manifeste et dominante » décrit de manière à la fois élégante et colorée la norme bien établie et généralement applicable en appel à l’égard d’une conclusion de fait tirée lors du procès. Elle ne supplante cependant pas les autres formulations de la norme applicable.  Par exemple, dans l’arrêt Housen, les juges majoritaires (au par. 22) et les juges minoritaires (au par. 103) ont convenu que les inférences de fait « manifestement erronée[s] » tirées au procès pouvaient être annulées en appel.  Les deux expressions consacrent le même principe : une cour d’appel modifiera les conclusions de fait du juge de première instance seulement si elle peut relever clairement l’erreur alléguée et s’il est établi que cette erreur a joué dans la décision.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

B.        Projet comportant un risque de caractère commercial

[40]           Bien qu’à son paragraphe 248(1), la Loi précise que sont compris parmi les « entreprises » les « projets comportant un risque ou les affaires de caractère commercial », elle ne définit pas ce concept. Dans leur ouvrage Principles of Canadian Income Tax Law, 5e éd. (Toronto, Carswell, 2005) à la page 333, les éminents auteurs Hogg, Magee et Li expliquent comme suit le concept de projet comportant un risque de caractère commercial :

[traduction]

Un projet comportant un risque de caractère commercial est une opération isolée (qui n’est pas fréquente ou systématique comme une opération de type commercial) par laquelle un contribuable acquiert un bien dans l’intention de le revendre à profit et le revend (normalement à profit, mais parfois à perte). En conséquence, lorsque le contribuable conclut une opération isolée (ou seulement quelques opérations), il n’est pas un commerçant. Mais si l’opération est spéculative et qu’elle vise à produire un profit, elle a alors un caractère commercial.

 

 

[41]           Dans l’arrêt Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, le juge Major, qui écrivait au nom des juges majoritaires de la Cour suprême, fait observer, à la page 115, que la notion de projet comportant un risque de caractère commercial est une création jurisprudentielle visant à départager les opérations d'achat et de vente qui sont de nature commerciale de celles qui tiennent d'une immobilisation. Le juge Major précise ensuite que la première condition de l'existence d'un projet comportant un risque de caractère commercial est qu'il comporte un « plan visant la réalisation d'un bénéfice ».  À son avis, le contribuable doit avoir l'intention légitime de tirer un bénéfice de l'opération. À ce propos, il cite le bulletin d'interprétation IT‑459, intitulé « Projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial » (8 septembre 1980), qui énumère les facteurs jurisprudentiels permettant de déterminer si une opération constitue un projet comportant un risque de caractère commercial. Voici ce qu’on trouve au paragraphe 4 du bulletin IT-459 :

Pour déterminer si une opération en particulier représente un projet comportant un risque ou une affaire de caractère commercial, les tribunaux ont établi que toutes les circonstances entourant l’opération doivent être prises en considération et qu'aucun critère unique ne peut être formulé. De façon générale, cependant, les principaux critères qui ont été appliqués sont les suivants :

a) le contribuable a-t-il traité le bien qu'il avait acquis de la même manière qu'un négociant aurait habituellement traité un tel bien;

b) la nature et la quantité des biens excluent-elles la possibilité que leur vente soit la réalisation d'un investissement ou soit, par ailleurs, une réalisation de capital, ou que les biens puissent avoir fait l'objet d'une disposition autrement que par une opération commerciale; et

c) l'intention du contribuable, établie par les faits ou par déduction, est-elle dans la même ligne que d'autres preuves indiquant une motivation commerciale.

 

[42]           Dans le bulletin d’interprétation IT-218R, on trouve une liste de facteurs dont les tribunaux se servent pour déterminer si une opération relative à un bien immeuble constitue un projet comportant un risque de caractère commercial :

a) l'intention du contribuable en ce qui concerne le bien immeuble au moment de l'achat;

b) la vraisemblance de l'intention du contribuable;

c) l'emplacement géographique du bien immeuble acquis et son zonage;

d) la mesure dans laquelle l'intention du contribuable est réalisée;

e) la preuve que l'intention du contribuable a changé après l'achat du bien immeuble;

f) la nature de l'entreprise, de la profession, du métier ou de l'occupation du contribuable et des associés;

g) la mesure dans laquelle l'argent emprunté a servi à financer l'acquisition du bien immeuble et les modalités arrêtées pour le financement s'il y a lieu;

h) la période pendant laquelle le bien immeuble a été détenu par le contribuable;

i) le fait que la possession du bien immeuble soit partagée avec des personnes autres que le contribuable;

j) la nature de la profession des autres personnes mentionnées en i) ci-dessus, de même que leurs intentions avouées et leur ligne de conduite;

k) les facteurs qui ont motivé la vente du bien immeuble;

l) la preuve que le contribuable et/ou les associés se livrent sur une grande échelle au commerce de l'immeuble.

Aucun des facteurs mentionnés en 3 ci-dessus n'est en soi un facteur concluant pour déterminer si un gain provenant de la vente de biens immeubles représente un revenu ou un gain en capital. La pertinence de tout facteur dans cette détermination dépendra des circonstances entourant chaque cas.

 

[43]           J’abonde dans le sens des auteurs de Principles of Canadian Income Tax Law, précité, lorsqu’ils disent, à la page 334, que bien que les tribunaux appliquent divers facteurs, à savoir ceux qui sont énumérés dans le bulletin d’interprétation IT-218R, pour déterminer si une opération constitue un projet comportant un risque de caractère commercial ou une opération en capital, le facteur le plus déterminant est l’intention qu’avait le contribuable au moment de l’acquisition du bien. Si cette intention révèle l’existence d’un plan visant la réalisation d'un bénéfice, le tribunal conclura que l’opération répond à la définition de projet comportant un risque de caractère commercial.

 

[44]           Il ressort de ses motifs du jugement que le juge de la Cour de l’impôt s’est fondé sur le troisième critère prévu au bulletin d’interprétation IT-459, en l’occurrence celui de savoir si  « l'intention du contribuable, établie par les faits ou par déduction, est […] dans la même ligne que d'autres preuves indiquant une motivation commerciale », pour conclure que la vente par l’appelante de sa participation dans Peninsula Village constituait effectivement un projet comportant un risque de caractère commercial. Après examen de l’accord, le juge a conclu qu’il précisait bien l’intention des deux parties contractantes. Parce qu’il était d’avis que l’objet principal de l’accord était d’obtenir le changement de zonage de la propriété, le juge a constaté, à l’article 10.11 de l’accord, l’intention manifeste de l’appelante, dès le départ, de vendre sa participation à profit. Il a été conforté dans son opinion par le fait que l’appelante n’avait pas exercé les droits que lui conférait l’article 10.11 parce qu’elle espérait réaliser un profit plus substantiel ultérieurement.

 

[45]           Avant d’aborder les griefs formulés par l’appelante au sujet de la conclusion du juge de première instance suivant laquelle l’opération constituait un projet comportant un risque de caractère commercial, il serait utile d’examiner certaines des décisions dans lesquelles cette question a été analysée.

 

[46]           Je commence par la décision rendue par la Cour de l’Échiquier dans l’affaire Hazeldean Farm c. Canada (Minister of National Revenue -- M.N.R.), [1967] 1 R. C. de l’Éch. 245, dans laquelle la Cour devait décider si le produit de la vente d’un immeuble à la Commission de la Capitale nationale (la CCN) constituait un revenu ou un gain en capital. La vente avait eu lieu dans les circonstances suivantes : en 1944, trois promoteurs avaient acquis une ferme d’une superficie de 619 acres en périphérie d’Ottawa et ils l’avaient immédiatement transférée à une société qu’ils avaient constituée en personne morale dans le but déclaré d’exploiter une entreprise agricole. La société avait subdivisé 67 acres de terrains situés en bordure de la rivière en 187 lots. Cent vingt de ces lots, en plus d’autres parcelles de terrain totalisant environ 70 acres, avaient été vendus à divers acheteurs sur une période de 14 années. Les biens restants avaient été loués successivement à deux agriculteurs en contrepartie d’un loyer annuel jusqu’en 1959, année où ils avaient été vendus à la CCN.

 

[47]           Pour aborder la question qui lui était soumise, le juge Noël a commencé, aux pages 255 et 256, par souligner à quel point il est difficile de tracer la ligne de démarcation entre un revenu et un gain en capital. Il s’est exprimé comme suit :

[traduction]

 

Bien qu’il existe une foule de décisions sur la question de savoir si le profit réalisé lors de la vente d’un bien-fonds constitue un revenu ou s'il est imputable au capital, il est encore pratiquement impossible de tracer avec certitude la ligne de démarcation qui sépare un revenu d’un gain en capital. On a trouvé une solution à bon nombre de ces problèmes en faisant intervenir une combinaison de facteurs, comme l’intention du contribuable, le fait qu’il s’agit d’une opération isolée, le rapport avec la façon dont le contribuable mène habituellement ses affaires et la nature de l’opération. Pris isolément, ces facteurs ne permettraient peut-être pas d’inférer l’existence d’une entreprise commerciale, mais, pris globalement avec l’ensemble des circonstances de l’espèce, ils sont susceptibles de convaincre le tribunal que l’opération à l’examen est une opération de capital.

 

 

[48]           Le juge Noël a ensuite poursuivi en se disant d’avis que, pour déterminer si une opération constitue un projet comportant un risque de caractère commercial, il est nécessaire de découvrir le but exclusif visé par le contribuable au moment où il a acquis le bien en question. Plus particulièrement, le juge a expliqué qu’il devait déterminer si le contribuable avait l’intention [traduction] « d’exploiter le bien » ou s’il l’avait [traduction] « acquis aussi en vue de le revendre à profit si l’occasion lui en était offerte » (à la page 256 des motifs).

 

[49]           Après avoir affirmé qu’il n’y avait aucun doute que la superficie de 67 acres situés en bordure de la rivière que le contribuable avait vendue entre la date de l’acquisition et 1959 avait été achetée dans le but d’être revendue à profit, le juge a exprimé l’avis que l’intention de l’appelante était moins claire en ce qui concernait le reste du terrain qui avait été vendu en 1959 à la CCN. La question que la Cour devait trancher était donc celle de savoir si l’intention qu’avait l’appelante lors de l’achat du terrain était exclusivement d’en faire une exploitation agricole, ou si elle avait la « double intention » de détenir le bien-fonds et de l’exploiter [traduction] « jusqu’à ce qu’elle puisse le revendre à profit et, dans l’intervalle, en tirant des revenus de certaines activités agricoles et des revenus locatifs de la propriété » (à la page 256 des motifs).

 

[50]           Le juge a expliqué, à la page 256, qu’il ne suffit pas, pour déterminer si le contribuable avait l’« intention secondaire » de revendre sa terre agricole à profit au cas où une occasion favorable se présenterait,

[traduction]

[…] de se contenter de conclure que, si l’acquéreur avait pris le temps de réfléchir à cette possibilité au moment de l’achat, il aurait bien été forcé d’admettre que si une offre suffisamment alléchante lui avait été présentée quelque temps après l’acquisition, il n’aurait pas hésité à revendre son terrain.

 

[51]           Le juge Noël poursuivait, à la page 257 :

[traduction]

[…] Pour donner à une transaction qui comporte l'acquisition d'un capital le double caractère d'être aussi en même temps une initiative d'une nature commerciale, l'acquéreur doit avoir à l’esprit, au moment de l'acquisition, la possibilité de revendre comme motif qui le pousse à faire cette acquisition. Comme la conclusion qu'une telle motivation existe devrait être basée sur des inférences découlant des circonstances qui entourent la transaction plutôt que d'une preuve directe de ce que l'acquéreur avait en tête, c’est toute la conduite de l’appelant qu’il faut examiner et apprécier.

[Non souligné dans l’original.]

 

[52]           Le juge a ensuite poursuivi en examinant les éléments de preuve qui lui étaient soumis. Il a conclu que ces éléments appuyaient l’assertion du contribuable selon laquelle, au moment de l’acquisition, il avait l’intention d’utiliser le bien-fonds à des fins agricoles. Le juge s’est en outre dit d’avis que les circonstances entourant l’opération ne permettaient pas d’inférer qu’au moment de l’acquisition, le contribuable avait une intention secondaire, en l’occurrence celle d’acheter la propriété en question en vue d’en tirer un profit.

 

[53]           Je passe maintenant à l’arrêt rendu par notre Cour dans l’affaire Reicher c. R., [1975] 12 N.R. 31, dans laquelle le contribuable avait conclu un contrat d'association avec deux autres professionnels en vue d’acheter un terrain vacant et d’y construire un immeuble à bureaux conformément au cahier de charges, dans l'intention d'y installer leurs activités commerciales respectives. Les travaux de construction, entrepris en mai 1968, ont été achevés en juillet de la même année. En raison de la détérioration de sa situation financière, le contribuable a offert en juillet sa participation à ses associés, qui n’ont pas été en mesure de l’acheter. En conséquence, les trois associés ont convenu de vendre l’immeuble et de conclure un accord de rétro-location. L’opération, qui a permis aux associés de réaliser un profit important, a eu lieu en mars 1969. Le contribuable a été imposé, à concurrence de sa part, pour la différence entre le coût de l'immeuble et le prix de vente, à titre de revenu imposable résultant d’une initiative de nature commerciale. L’appel interjeté par le contribuable devant la Commission de révision de l'impôt a été rejeté. Le contribuable a fait appel devant notre Cour et il a obtenu gain de cause.

 

[54]           Le juge en chef Jackett expose succinctement la question soumise à la Cour, au paragraphe 4 de ses motifs :

À première vue, le bénéfice en question résulte de la vente d'un bien acquis et utilisé en partie pour l'exploitation de l'entreprise des propriétaires, et en partie pour en tirer un revenu locatif; en tant que tel, il ne s'agit pas d'un bénéfice tiré d'une entreprise ou d'une « initiative de nature commerciale ». Cependant, il est bien établi que la cotisation contestée est fondée sur la présomption que [traduction] « l'acquisition dudit terrain et la construction dudit immeuble ont été effectuées ... en vue d'y exploiter un commerce, une entreprise ou d'autrement réaliser un bénéfice » et l'appelant admet qu'il lui incombait de prouver que la possibilité de vendre le bien avec bénéfice ne constituait pas pour lui un des motifs d'achat du terrain et de la construction de l'immeuble.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[55]           Le juge en chef a fait observer que le contribuable et ses associés avaient affirmé catégoriquement qu’ils n’avaient jamais même songé à acquérir ce bien en vue de le revendre à profit. Le juge en chef a estimé qu’un tel témoignage n'était évidemment pas concluant. À son avis, ce témoignage devait être situé dans son contexte et la Cour devait, en tenant compte de l’ensemble des circonstances entourant l’opération en question, déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, la possibilité de revendre avec bénéfice constituait un des motifs déterminants de l'achat du bien en question. Pour conclure que le dossier ne permettait pas de déduire que la possibilité d'une revente avait constitué pour le contribuable et ses associés un motif déterminant de leur décision de mettre à exécution leur projet de construction, le juge en chef a estimé que rien ne laissait supposer qu'avant la décision définitive de mettre à exécution le projet, il y avait eu « d'autres considérations que celles de devenir propriétaire » (paragraphe 9 des motifs).

 

[56]           Le juge Le Dain a rédigé des motifs concourants. Voici en quels termes il a formulé, au paragraphe 18, la question soumise à la Cour :

Il s'agit de déterminer dans le présent appel si, à l'époque où l'appelant et ses associés ont acheté le bien-fonds, ils étaient motivés par l'intention seconde de le vendre avec bénéfice au cas où une occasion intéressante se présenterait. D'après des témoignages non contredits, il est manifeste que l'appelant et ses associés ont acquis ce bien-fonds dans l'intention de s'assurer de locaux convenables pour y exercer leur profession. L'immeuble a été construit et meublé dans ce but et selon leur cahier de charges. Ils auraient pu aller à l'encontre de leur but en vendant à un tiers sans prévoir de façon satisfaisante leur occupation continue et à long terme des locaux de manière à satisfaire les exigences grandissantes de leur entreprise. Il s'agit donc réellement de déterminer si, à l'époque où l'appelant et ses associés ont acheté le bien-fonds, ils avaient l'intention seconde de le revendre avec rétro-location au cas où une occasion intéressante se présenterait.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[57]           À l’instar du juge en chef Jackett, le juge Le Dain a lui aussi conclu qu'à l'époque où le contribuable et ses associés avaient entrepris la construction de l'immeuble, ils n’étaient pas motivés par l’idée d’acquérir le bien-fonds et d’y construire un immeuble dans le but de le revendre avec rétro-location ou autrement afin de réaliser un bénéfice.

 

[58]           Finalement, dans l’affaire Hiwako Investments Ltd. c. M.R.N., (1978), 21 N.R. 220, la question soumise à notre Cour était celle de savoir si le bénéfice de plus d’un million de dollars réalisé par le contribuable sur l’achat et la revente, intervenue onze mois plus tard, d’un immeuble de rapport constitué de huit appartements résidentiels distincts, constituait un bénéfice tiré d’une entreprise.

 

[59]           Pour conclure que la preuve ne l’avait pas convaincu que la vente de la propriété « était l’aboutissement d’une initiative ou affaire d’un caractère commercial » (paragraphe 6), le juge en chef Jackett a expliqué ce qui suit. Premièrement, le fait que l’achat par le contribuable était motivé par les perspectives d’inflation du prix des terres ne constituait pas une preuve d’un « achat en vue de la revente au sens d’initiative ou affaire d’un caractère commercial ». En second lieu, le juge en chef a estimé que la preuve ne permettait pas de penser que l’achat avait été motivé par la perspective d’une revente avec bénéfice. Selon le juge en chef, le juge de première instance n’avait fait que conclure que le contribuable avait investi dans un bien productif de revenus dont la valeur augmenterait et que la conjoncture pourrait amener le contribuable à modifier ses placements à l’avenir. Le juge en chef s’est dit d’avis que les conclusions de fait tirées par le juge de première instance ne permettaient pas d’inférer qu’on avait affaire à un projet comportant un risque de caractère commercial. Voici ce qu’il dit au paragraphe 8 :

[…] Elle [cette conclusion] revient seulement à constater qu’en matière de placement, il s’agissait là d’une judicieuse appréciation des faits, à savoir que le bien serait revendu si la conjoncture le justifiait  et qu’en ce cas, il aurait acquis une plus-value.

 

 

[60]           Le juge en chef a par conséquent estimé que la Commission de révision de l’impôt avait eu tort de rejeter l’appel interjeté par le contribuable de la cotisation du ministre. En conclusion de ses motifs, le juge en chef abordait brièvement, au paragraphe 20, le concept de l’« intention secondaire » :

Je voudrais ajouter un mot au sujet de l’« intention secondaire ». À mon avis, ce terme se rapporte tout au plus à une méthode pratique pour résoudre certaines questions découlant des « affaires commerciales » mais il ne représente aucune catégorie juridique. Les trois principales, sinon les seules, sources de revenus sont les entreprises, les biens et les charges et emplois (article 3). Sauf de très rares exceptions, un bénéfice réalisé sur l’achat et la revente d’un bien doit avoir sa source dans une « entreprise » au sens de l’article 139. Lorsqu’un bien est acheté et revendu avec bénéfice ou perte, la question de savoir si le bénéfice ou la perte doivent être pris en considération aux fins de l’impôt dépend donc, en général, de celle de savoir :

 

a) s’il s’agit d’un bénéfice ou d’une perte tiré d’une « entreprise » dans l’acception courante du terme ou

b) s’il s’agit d’un bénéfice ou d’une perte provenant d’une initiative ou affaire d’un caractère commercial.

 

Il peut s’agir d’un profit ou d’une perte provenant d’une « entreprise » dans l’acception courante du terme si l’opération s’inscrit dans le cadre de l’entreprise exploitée. Si un bien est acquis en l’absence de toute entreprise, quand bien même l’acheteur aurait envisagé la possibilité de l’utiliser comme actif immobilisé d’une entreprise projetée – ou si l’acheteur n’en a pas encore envisagé l’utilisation – la revente de ce bien peut constituer la réalisation d’une initiative ayant un caractère commercial. Lorsque la vente ou la revente ont pour objet un bien productif de revenu, il est peut-être plus difficile de concevoir que ce bien ait été acquis tant à titre d’investissement, c’est-à-dire de bien à conserver en vue du revenu qu’il produit qu’à titre d’opération spéculative au sens d’initiative ou affaire d’un caractère commercial. Je n’ai pas connaissance d’un jugement net en la matière mais, à mon avis, un tel jugement n’est pas théoriquement impossible.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[61]           On peut dégager de ces décisions quelques principes qui peuvent, à mon avis, être résumés comme suit. Premièrement, il n’est pas facile de tracer une ligne de démarcation entre les revenus et les gains en capital et il est donc nécessaire, pour bien les distinguer, de tenir compte d’une foule de facteurs, et notamment de l’intention du contribuable au moment de l’acquisition du bien en litige. Deuxièmement, pour que l’opération soit considérée comme un projet comportant un risque de caractère commercial, il faut qu’au moment de l'acquisition, le contribuable ait eu à l’esprit la possibilité de revendre comme motif qui le poussait à faire cette acquisition. La conclusion qu'une telle motivation existe devrait être basée sur des inférences découlant des circonstances qui entourent la transaction. Autrement dit, c’est toute la conduite du contribuable qu’il faut apprécier. Troisièmement, en ce qui concerne l’« intention secondaire », celle-ci doit aussi avoir existé au moment de l’acquisition du bien et le contribuable doit avoir été motivé par l'intention secondaire de le revendre avec bénéfice au cas où une occasion intéressante se présenterait. Quatrièmement, le fait que le contribuable envisageait la possibilité de revendre son bien ne suffit pas, en soit, pour conclure à l’existence d’un projet comportant un risque de caractère commercial. Dans leur ouvrage Principles of Canadian Income Tax Law, précité, les éminents auteurs expriment l’avis, dans leur analyse du critère applicable en ce qui a trait à l’existence d’une « intention secondaire », que [traduction] « les critères de la doctrine de l’intention secondaire ne seront respectés que si la perspective de revente à profit a joué un rôle important dans la décision d’acquérir le bien » (à la page 337). Je souscris entièrement à cette proposition. Cinquièmement, le témoignage du contribuable au sujet de son intention n’est pas déterminant et doit être examiné à la lumière de l’ensemble des circonstances.

 

[62]           En gardant ces principes à l’esprit, je passe maintenant aux moyens d’appel articulés par l’appelante. En premier lieu, l’appelante soutient que le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante en concluant qu’elle n’avait pas exercé les droits que lui confère l’article 10.11 de l’accord parce qu’elle s’attendait à réaliser une profit plus élevé plus tard. Deuxièmement, l’appelante affirme que le juge a commis une erreur manifeste et dominante en inférant, en raison de l’article 10.11 de l’accord, qu’elle avait dès le départ l’intention de revendre à profit la participation qu’elle détenait dans Peninsula Village. Il est important de souligner que l’appelante ne prétend pas que le juge a commis d’erreurs de droit.

 

[63]           Bien que le juge de première instance semble avoir interprété de façon restrictive les objectifs visés par les parties lorsqu’elles ont conclu l’accord en accordant une trop grande importance au changement de zonage de l’immeuble, je suis convaincu, après avoir examiné attentivement la preuve et les principes applicables, que le juge de première instance n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en concluant que l’opération en litige constituait un projet comportant un risque de caractère commercial. Je suis d’avis que le dossier contenait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier sa conclusion.

 

[64]           Pour ce qui est du premier moyen invoqué par l’appelante pour contester la décision du juge de première instance, je suis d’avis que, même si la preuve ne saurait appuyer sa conclusion que l’appelante n’a pas exercé les droits que lui conférait l’article 10.11 de l’accord parce qu’elle s’attendait à réaliser un profit plus élevé plus tard, cette conclusion n’a aucune incidence sur sa décision finale. La question que le juge de première instance était appelé à trancher était celle de savoir si l’appelante avait l’intention, lors de l’acquisition de sa participation dans Peninsula Village, de revendre cette participation à profit. En d’autres termes, la revente de sa participation à profit était-il un facteur qui a influencé sensiblement sa décision d’acquérir une participation de 54 % dans Peninsula Village? À mon avis, le fait que l’appelante n’a pas exercé l’option que lui conférait l’article 10.11 n’est pas pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer l’intention qui l’animait au moment de l’acquisition.

 

[65]           Le second moyen invoqué par l’appelante touche toutefois au cœur du litige. L’appelante affirme que la preuve ne permettait pas au juge de première instance d’inférer qu’elle avait l’intention dès le départ de revendre sa participation à profit. À mon avis, il y a amplement d’éléments de preuve pour appuyer l’inférence du juge de première instance. Ainsi que l’intimée le souligne, on ne peut examiner isolément la conclusion et l’inférence que l’on trouve au paragraphe 13 des motifs du juge de première instance. Le raisonnement du juge sur ces questions se trouve aux paragraphes 9 à 14 de ses motifs, où il tire plusieurs des conclusions qui l’ont conduit à sa conclusion finale. Premièrement, le juge signale que le seul témoin qui a été entendu au procès, Donald Wright, vice-président des biens immobiliers et du génie chez l’appelante, avait déclaré dans son témoignage que l’appelante n’avait pas l’intention de demeurer indéfiniment dans la coentreprise. Au paragraphe 9 de ses motifs, le juge de première instance explique ce qui suit :

[9]     Monsieur Wright a déclaré dans son témoignage que lorsqu'elle avait conclu l'accord de coentreprise, Canada Safeway Limited (« CSL ») avait l'intention de vendre sa participation dans la coentreprise plus tard - sans intention de profit ou de perte. Il a dit que l'appelante n'avait pas l'intention de perdre de l'argent lors de la vente ultérieure de sa participation dans la coentreprise. Elle espérait tirer profit de la vente, ou s'y attendait, et prévoyait réaliser un profit. Il a dit que l'appelante avait plutôt l'intention de tirer profit de l'exploitation de son magasin. L'appelante s'est opposée à certaines décisions prises lors de l'aménagement de l'emplacement afin d'augmenter les profits du magasin, ce qui a eu pour effet de réduire la valeur finale de la coentreprise. Par exemple, l'appelante a choisi d'avoir de l'espace de stationnement supplémentaire au lieu d'avoir d'autres locaux commerciaux et a opposé son veto à des contrats de location plus lucratifs avec des concurrents de Safeway.

 

 

[66]           Le juge de première instance passe ensuite en revue les diverses dispositions de l’accord qui précisent l’objet de celui-ci et qui définissent la portée des activités des parties à l’accord. C’est dans ce contexte qu’il signale le droit de l’appelante de vendre sa participation à profit une fois effectué le changement de zonage de Peninsula Village. Sur le fondement de ces conclusions, il estime que l’appelante avait l’intention, dès l’acquisition de sa participation, de revendre celle-ci à profit.

 

[67]           Pour en arriver à son ultime conclusion, le juge de première instance a limité son examen de la preuve au témoignage de M. Wright, au texte de l’accord lui-même et plus particulièrement, à son article 10.11. Toutefois, ainsi que je l’ai déjà indiqué, il y avait amplement d’éléments de preuve au dossier pour justifier la conclusion à laquelle il en est arrivé. À cet égard, je tiens à signaler les éléments suivants :

·                    Note de service du 3 mars 1989 (Dossier d’appel, vol. II, p. 146) :

[traduction]

[…] Comme ce site prendra une importance stratégique de plus en plus grande au fur et à mesure que South Surrey continuera de à se développer, nous estimons que ce site augmentera de valeur même si nous ne réussissons pas à obtenir un changement de zonage. À cet égard, l’acquisition de ce site ne représente qu’un risque limité.

 

·                    Observations complémentaires du 30 mars 1989 (Dossier d’appel, vol. II, p. 175) :

[traduction]

[…] L’acquisition de ce site par le biais de la coentreprise offre des perspectives intéressantes, dont la plus importante est celle de pouvoir détenir le site en vue de son changement de zonage futur et de s’assurer d’y occuper un site favorable pour l’aménagement d’un magasin. Le pire scénario est le suivant : même si l’on ne peut obtenir un changement de zonage, nous aurons quand même un excellent actif immobilier dans une zone en pleine croissance où les valeurs foncières sont à la hausse, ce qui minimise les risques que comporte l’occupation de ce site.

 

·                    Communication entre bureaux, 4 avril 1989 (Dossier d’appel, vol. II, p. 186) :

[traduction]

Bien que la demande de zonage ait été refusée, j’estime que nous devrions approuver le dépôt et garantir notre position face à tout aménagement futur de ce site stratégique de White Rock.

 

·                    Le représentant de l’appelante, Donald Peter Wright (dossier d’appel, vol. II, aux pages 120 et 121), a témoigné qu’il avait convenu que l’appelante avait toujours eu l’intention de vendre sa participation dans la coentreprise après l’ouverture du centre commercial.

·                    Communication entre bureaux, 5 avril 1989 (Dossier d’appel, vol. II, p. 189) :

[traduction]

Le fait de détenir une participation dans cette coentreprise nous permettra d’ouvrir un nouveau magasin à cet endroit dès que le climat politique favorisant un nouveau développement commercial dans cette zone s’améliorera. De plus, et comme la Division le souligne, il est probable qu’un seul chantier de construction de centre commercial sera approuvé à l’avenir. Il est reconnu que ce site est celui qui offre le meilleur potentiel comme centre commercial et dont la construction aurait le plus de chances d’être autorisée. Nous estimons que le risque de perte que court notre compagnie en acquérant une participation est minime et que le potentiel de hausse en ce qui concerne les profits générés par l’établissement d’un nouveau magasin ainsi que par les perspectives offertes par la mise en valeur immobilière sont tout simplement remarquables.

 [Non souligné dans l’original.]

 

 

[68]           À ce qui précède, j’ajouterais l’article 10.11 de l’accord, qui accordait à l’appelante la faculté de réaliser un bénéfice de 2 000 000 $ dans les 60 jours du changement de zonage, et le fait que lorsque la proposition de Schroeder a été soumise au comité immobilier de l’appelante pour approbation, le scénario évoqué au paragraphe 12 des présents motifs était envisagé, à savoir qu’il existait une possibilité de réaliser un profit considérable de l’ordre de 11 000 000 $ à 12 000 000 $ en cas de revente de Peninsula Village, et que l’appelante en recevrait 54 %.

 

Ce scénario nous aide, à mon avis, à comprendre les mots employés par l’auteur de la communication entre bureaux du 5 avril 1989, Donald Wright, qui écrit : [traduction] « […] Nous estimons que le risque de perte que court notre compagnie en acquérant une participation est minime et que le potentiel de hausse en ce qui concerne les profits générés par l’établissement d’un nouveau magasin ainsi que par les perspectives offertes par la mise en valeur immobilière sont tout simplement remarquables » (non souligné dans l’original).  

 

[69]           Il ressort de la jurisprudence que le fait qu’un contribuable ait éventuellement eu l’intention de vendre sa participation dans un bien et qu’il s’attendait à la revendre à profit ne suffit pas en soit pour pouvoir conclure qu’on a affaire à un projet comportant un risque de caractère commercial. Toutefois, dans le cas qui nous occupe, la preuve appuie manifestement l’opinion que l’appelante ne considérait pas simplement son acquisition d’une participation dans Peninsula Village comme un investissement qu’elle revendrait éventuellement à profit. La preuve appuie l’inférence que, dès le départ, l’appelante ne voulait pas conserver sa participation dans la coentreprise pour une longue période de temps et qu’elle avait l’intention de la revendre à profit. En conséquence, l’article 10.11 de l’accord renforce cette opinion.

 

[70]           Bien que j’accepte sans hésiter que l’appelante a conclu l’accord avec Schroeder pour s’assurer de pouvoir aménager un magasin dans Peninsula Village, force m’est de conclure que la preuve appuie l’opinion que l’appelante avait, lorsqu’elle a conclu l’accord, l’intention secondaire de réaliser un profit en revendant sa participation. L’intention secondaire de l’appelante peut être considérée comme une double intention plutôt que comme une intention subsidiaire. À mon avis, l’intention de l’appelante d’exploiter un magasin rentable coexistait avec la possibilité, dans son esprit, de revendre à profit sa participation dans Peninsula Village. À la différence des affaires dans lesquelles la vente d’un bien est déclenchée par des circonstances imprévues, telles que des difficultés financières ou des offres d’achat non sollicitées, la preuve appuie en l’espèce la conclusion que l’appelante a toujours eu l’intention de revendre sa participation à profit. Il était donc parfaitement loisible au juge de première instance de conclure que la vente de la participation de l’appelante dans Peninsula Village était un projet comportant un risque de caractère commercial.


 

CONCLUSION

 

 

 

[71]           Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

 

 

« M. Nadon »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je souscris à ces motifs.

            A.M. Linden, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


LE JUGE PELLETIER (souscrivant à l’avis du juge Nadon)

 

[72]           Je suis d’avis de trancher l’appel de la façon proposée par mon collègue le juge Nadon mais pour des motifs quelque peu différents.

 

[73]           La question de savoir si l’incursion de Canada Safeway dans la promotion immobilière constituait un projet comportant un risque de caractère commercial se résume en une question portant sur la nature de sa participation dans la coentreprise. Il n’y a que deux possibilités :

La Loi définit deux types de biens, qui correspondent respectivement à chacune de ces sources de revenu. Les biens en immobilisation (définis à l'al. 54b)) engendrent un gain ou une perte en capital lors de leur aliénation. Les biens figurant dans un inventaire sont des biens dont le coût ou la valeur entre dans le calcul du revenu d'entreprise. La Loi crée ainsi un système simple qui ne reconnaît que deux catégories générales de biens. La qualification d'un bien comme bien figurant dans un inventaire ou comme bien en immobilisation est fondée principalement sur le type de revenu qui sera tiré de ce bien

 

Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, le juge Major, au paragraphe 28.

 

 

[74]           Comme il n’existe que deux catégories possibles, la démonstration qu’un bien déterminé est un bien figurant dans un inventaire constitue nécessairement une preuve qu’il n’est pas un bien en immobilisation et vice-versa. Dans certains cas, il peut être plus facile de démontrer ce qu’est un bien et, dans d’autres cas, il peut être plus facile d’expliquer ce qu’il n’est pas. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même. Pour déterminer si une opération relative à un bien constitue un projet comportant un risque de caractère commercial, ce bien doit être soit un bien figurant dans un inventaire, soit un bien en immobilisation.

 

[75]           Les revenus tirés de biens figurant dans un inventaire sont des revenus d’entreprise. Les biens figurant dans un inventaire produisent des revenus d’entreprise par voie de rotation des stocks, c’est-à-dire par leur vente sur le marché. Si un bien figurant dans un inventaire n’est pas vendu à profit, l’entreprise cesse rapidement d’être une entreprise mais les biens figurant dans un inventaire ne perdent pas leur caractère du simple fait qu’ils sont vendus à perte. 

 

[76]           La définition de bien en immobilisation en tant que bien dont la disposition donne lieu à un gain ou à une perte en capital n’est pas particulièrement utile pour identifier un bien en immobilisation. Comme les biens qui produisent un revenu par rotation des stocks sont des biens figurant dans un inventaire, les immobilisations doivent nécessairement produire un revenu du simple fait qu’elles sont détenues. Sans exclure les autres possibilités, les biens qui produisent un revenu du fait de leur détention peuvent produire soit un flux de rentrées de leur propre chef, c’est-à-dire un bien productif, soit être utilisés dans le cadre de l’entreprise sans faire partie de l’inventaire (des stocks) de cette entreprise. Ainsi, par exemple, des biens immeubles peuvent faire partie de l’inventaire du promoteur immobilier, mais ils seront considérés comme une immobilisation dans le cas de l’exploitant d’une épicerie qui s’en sert pour exploiter son entreprise.

 

[77]           L’essence de la distinction entre un bien figurant dans un inventaire et un bien en immobilisation, pour déterminer si l’on a affaire à un projet comportant un risque de caractère commercial, dépend de l’intention au moment de l’acquisition du bien (voir le jugement Hazeldean Farm c. Canada (Minister of National Revenue -- M.N.R.), [1967] 1 R.C. de l’Éch. 245, à la page 257). À mon sens, le critère applicable est celui de savoir si le bien est acquis dans l’intention d’être détenu en vue de lui faire produire un revenu (ou de servir à la production d’un revenu), auquel cas on a affaire à une immobilisation. S’il a été acquis dans le but de faire l’objet d’une rotation des stocks, il s’agit d’un bien faisant partie d’un inventaire. 

 

[78]           Parce qu’un projet comportant un risque de caractère commercial produit des revenus d’entreprise, l’analyse est souvent axée sur la question de savoir si la preuve révèle l’existence d’un « plan visant la réalisation d'un bénéfice » ou si le bien a été acquis dans l’intention d’être vendu à profit. Cette analyse a donné lieu à une jurisprudence riche et complexe, dont on trouve un excellent exemple dans le jugement rendu par le juge Campbell dans l’affaire Corvalan c. Canada, 2006 CCI 200. Dans la mesure où ces décisions sont axées sur l’intention de réaliser un profit en tant que facteur de cette analyse, on risque de mal les interpréter.

 

[79]           Dans le cas des biens figurant dans un inventaire, c’est l’intention du contribuable de se départir du bien qui est déterminante, pas son estimation qu’il peut le faire à profit. Il n’existe guère d’affaires, sinon aucune, dans lesquelles le contribuable avait l’intention de se défaire d’un bien à perte pour la simple raison qu’une opération qui était susceptible de se solder par une perte avait peu de chance de se concrétiser. Mais si un tel cas devait se présenter, le bien acquis dans l’intention d’être remplacé, même à perte, ne cesserait pas pour autant de faire partie de l’inventaire à cause de l’absence d’élément de profit. Il serait simplement considéré comme un stock non rentable.

 

[80]           En appliquant cette analyse aux faits de l’espèce, il me semble plus facile d’expliquer ce que la participation de Safeway Canada dans la coentreprise au centre commercial n’était pas que ce qu’elle était. Il est clair que Canada Safeway n’a pas acquis sa participation dans la coentreprise avec l’intention de tirer un revenu de cette participation. En d’autres termes, Canada Safeway n’a pas acquis cette participation en vue de générer des revenus locatifs. Et la participation dans la coentreprise n’a pas non plus été utilisée pour exploiter l’entreprise d’alimentation de Canada Safeway.  L’intention de Canada Safeway au moment où elle a acquis le bien en question n’était pas de le conserver comme source de revenu; en conséquence, sa participation dans la coentreprise dans le centre commercial doit nécessairement être considérée comme un bien figurant dans l’inventaire. Comme l’opération était isolée, elle constitue un projet comportant un risque de caractère commercial.

 

[81]           Le fait que Canada Safeway n’a pas acquis sa participation dans la coentreprise dans l’intention de la conserver pour lui faire produire un revenu ressort des conclusions de fait du juge de première instance. Pour examiner les hypothèses de fait du ministre, le juge de première instance a d’abord exposé les hypothèses pertinentes ainsi que ses conclusions au sujet de ces hypothèses :

3. Pour établir la cotisation et la nouvelle cotisation de l'appelante pour l'année d'imposition 1996, le ministre s'est fondé sur les hypothèses de fait suivantes :

[…]

y)          L'appelante n'a jamais eu l'intention de demeurer copropriétaire de Peninsula Village et d'en tirer un revenu de location.

bb)       L'appelante avait l'intention d'attendre jusqu'à ce qu'une partie importante de Peninsula Village soit louée, puis de vendre sa participation en réalisant un profit.

5. Pour ce qui est des hypothèses restantes, je formulerai les commentaires suivants :

[…]

y) L'hypothèse est exacte. L'appelante avait l'intention d'ouvrir une épicerie et d'avoir son propre magasin sur les lieux.bb) « Quand elle a conclu l'accord de coentreprise, l'appelante avait l'intention de vendre sa participation dans la coentreprise, pas de devenir un locateur à long terme. L'appelante avait l'intention d'établir son magasin sur les lieux de la façon la plus avantageuse possible et d'empêcher un concurrent de s'établir sur les lieux ou à proximité. Après avoir atteint cet objectif, elle vendrait sa participation dans la coentreprise. La question de savoir si, au départ, elle avait l'intention de vendre à profit sera analysée plus tard.

[Non souligné dans l’original.]

 

[82]           La conclusion que Canada Safeway n’a jamais eu l’intention de vendre sa participation dans la coentreprise et d’en tirer un revenu locatif exclut nécessairement, à mon sens, toute possibilité que la participation dans la coentreprise ait été une immobilisation. Il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle il existe des éléments de preuve de mobiles mixtes. Canada Safeway a précisé dans les termes les plus nets que son objectif était de participer à l’entreprise en copropriété suffisamment longtemps pour assurer la construction de son magasin et pour vendre sa participation dans la coentreprise. Les éléments de preuve relatifs à cette seule intention rendent inutile tout examen d’une éventuelle intention secondaire.

 

[83]           L’observation finale du juge de première instance, dans le passage précité, en l’occurrence qu’il analyserait plus tard la question de savoir si Canada Safeway « avait, au départ, l'intention de vendre à profit » illustre bien l’importance exagérée accordée à la recherche du profit. Dès lors qu’il était acquis que Canada Safeway n’avait jamais eu l’intention de détenir sa participation plus longtemps que nécessaire pour assurer la construction de son magasin, la question de la vente à profit ne se posait plus. En formulant cette observation, le juge de première instance entrevoyait la possibilité que, si une perte était prévue, l’opération n’aurait pas pu être considérée comme un projet comportant un risque de caractère commercial. Un bien qui n’est pas acquis dans l’intention d’être détenu en vue de produire un revenu fait nécessairement partie de l’inventaire, même s’il est un stock non rentable, car il n’existe que ceux catégories de biens selon cette classification.

 

[84]           En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    A-316-06

 

(APPEL D’UN JUGEMENT RENDU LE 19 JUIN 2006 PAR LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT, 2006 CCI 345)

 

INTITULÉ :                                                   CANADA SAFEWAY LTD. c.

                                                                        SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 25 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                        LE JUGE NADON

 

Y A SOUSCRIT :                                           LE JUGE LINDEN

 

MOTIFS CONCORDANTS :                      LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 23 JANVIER 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

George Mckenzie

Brett Anderson

 

POUR L’APPELANTE

 

Marta Burns

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Pelesky Flynn srl

Calgary (Alberta)

 

POUR L’APPELANTE

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.