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Date: 19990629


Dossiers: A-1019-96 et A-1020-96

Coram:      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

     A-1019-96

     DANS L'AFFAIRE DE LA Loi de l'impôt sur le revenu

Entre :

     NICOLE BROUILLETTE

     Appelante

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

    

     A-1020-96

     DANS L'AFFAIRE DE LA Loi de l'impôt sur le revenu

Entre :

     PIERRE MICHEL DE RUELLE

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

    

     Audience tenue à Montréal (Québec) le jeudi 17 juin 1999.

     Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le mardi 29 juin 1999.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR:      LE JUGE DÉCARY

Y ONT SOUSCRIT:      LE JUGE DESJARDINS

     LE JUGE LÉTOURNEAU


Date: 19990629


Dossiers: A-1019-96 et A-1020-96

Coram:      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE DÉCARY

         LE JUGE LÉTOURNEAU

     A-1019-96

     DANS L'AFFAIRE DE LA Loi de l'impôt sur le revenu

Entre :

     NICOLE BROUILLETTE

     Appelante

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

    

     A-1020-96

     DANS L'AFFAIRE DE LA Loi de l'impôt sur le revenu

Entre :

     PIERRE MICHEL DE RUELLE

     Appelant

     - et -

     SA MAJESTÉ LA REINE

     Intimée

    

     MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DÉCARY

[1]      Les appelants Nicole Brouillette et Pierre Michel de Ruelle ont-ils fait ce qu'il fallait faire, sur le plan fiscal, pour se prévaloir du report d'impôt sur le gain en capital que permettait le paragraphe 73(5) de la Loi de l'impôt sur le revenu1 ("la Loi") dès lors qu'un contribuable transférait à son enfant des actions d'une corporation exploitant une petite entreprise admissible? Telle est la question que soulèvent ces appels portés à l'encontre de deux jugements de la Cour canadienne de l'impôt2.

[2]      Les appelants en avaient chacun appelé des cotisations établies par le Ministre du Revenu national ("le Ministre") à l'égard de leurs années d'imposition 1987, 1988 et 1989. Les deux appels ont été entendus sur preuve commune par le juge de la Cour canadienne de l'impôt, lequel a écrit des motifs de jugement applicables à l'un et l'autre des appels. Chacun des appelants en a appelé devant nous du jugement rendu et les deux appels, encore une fois, ont été réunis pour fins d'audition. Les présents motifs s'appliquent à l'un et à l'autre et seront déposés dans chacun des dossiers.

[3]      Le paragraphe en question, qui a été abrogé le 31 décembre 19873, se lisait comme suit:

   73. (5) Aux fins de la présente Partie et sauf lorsque les règles exposées au paragraphe 74(2) exigent qu'un gain en capital imposable, tiré de la disposition d'un bien par le contribuable, soit inclus dans le revenu d'une personne autre que le contribuable, lorsque, à une date quelconque, un bien a été transféré par un contribuable à son enfant qui résidait au Canada immédiatement avant le transfert, et que le bien était, immédiatement avant le transfert, une action du capital-actions d'une corporation exploitant une petite entreprise, les règles suivantes s'appliquent:

     (a) le contribuable est réputé avoir disposé de l'action à la date du transfert et avoir reçu en contrepartie de cette disposition un produit égal à la fraction, si fraction il y a,
         (i) de la juste valeur marchande de l'action à cette date
         qui est en sus du moindre des montants suivants:
         (ii) le gain en capital du contribuable, autrement déterminé, tiré de la disposition de l'action, ou
         (iii) le montant du compte des gains cumulatifs d'une petite entreprise pour le contribuable, immédiatement avant le transfert, ou un montant moindre spécifié par le contribuable à l'égard du transfert de l'action;
     (b) l'enfant est réputé avoir acquis l'action pour un prix égal au produit de la disposition que le contribuable est réputé avoir reçu en vertu de l'alinéa (a); et
     (c) lorsqu'il a été disposé de deux ou plusieurs actions à la même date, le présent paragraphe s'applique comme si on avait disposé de chaque action séparément dans l'ordre désigné par le contribuable ou, s'il ne fait pas cette désignation, dans l'ordre désigné par le Ministre.

   73. (5) For the purposes of this Part, where at any particular time a taxpayer has transferred property to his child who was resident in Canada immediately before the transfer and the property was, immediately before the transfer, a share of the capital stock of a small business corporation, except where the rules in subsection 74(2) require any taxable capital gain from the disposition by the taxpayer of that property to be included in the income of a person other than the taxpayer, the following rules apply:

     (a) the taxpayer shall be deemed to have disposed of the share at the time of the transfer and to have received proceeds of disposition therefor equal to the amount, if any, by which
         (i) the fair market value of the share at that time
         exceeds the lesser of
         (ii) the taxpayer's capital gain otherwise determined from the disposition of the share, and
         (iii) the amount of the taxpayer's cumulative small business gains account immediately before the transfer or such lesser amount as the taxpayer specifies in respect of the transfer of the share;
     (b) the child shall be deemed to have acquired the share at a costs equal to the proceeds of disposition deemed to have been received by the taxpayer under paragraph (a); and
     (c) where two or more shares have been disposed of at the same time, this subsection applies as if each share had been separately disposed of in the order designated by the taxpayer or if the taxpayer does not so designate, in the order designated by the Minister.

[4]      Les faits pertinents ne sont pas en litige. Mariés en 1970, les appelants ont un fils, Thierry, en 1973. En 1978, ils fondent une société spécialisée dans le commerce du café, Orient Express Café Ltée ("Orient Express"), dont ils détiennent toutes les actions.

[5]      Le 8 mai 1987, les appelants se séparent de corps. Entre les mois de mai et août 1987, ils s'affaires à négocier une entente en vertu de laquelle, notamment, un patrimoine distinct serait constitué pour leur fils afin de garantir son éducation, sa subsistance et son entrée sur le marché du travail.

[6]      À la fin d'août 1987, le président d'une entreprise concurrente, A.L. Van Houtte Ltée ("Van Houtte") fait part aux appelants, sans qu'ils ne l'aient sollicité, de son désir d'acquérir Orient Express. Au début de décembre 1987, les appelants et Van Houtte en viennent à un accord de principe en vertu duquel Van Houtte s'engage à acquérir, pour la somme de $1,801,500.00, la presque totalité des actions d'Orient Express.

[7]      Les appelants désiraient minimiser le plus possible leur responsabilité fiscale tout en avantageant leur fils. Leurs conseillers juridiques leur ont suggéré ce que le juge a décrit comme "un montage", qui leur permettrait de se prévaloir du régime de l'exonération du gain en capital de $500,000.00 et du roulement (ou report d'impôt) prévu au paragraphe 73(5), lequel paragraphe devant cesser d'être en vigueur le 31 décembre 1987.

[8]      Le 17 décembre 1987, Van Houtte, par résolution, approuvait l'achat à venir des actions d'Orient Express. La résolution prévoyait l'achat des actions de trois "cédants", Mme Brouillette, M. De Ruelle et la "Fiducie Thierry Nicolas de Ruelle", au coût de $1,810.500.00 payables en trois tranches.

[9]      Le 23 décembre 1987, Orient Express modifiait ses statuts de façon à subdiviser ses actions ordinaires de manière à rendre possibles les transactions à venir.

[10]      Ce même jour, à 13h00, par acte notarié, les appelants cédaient et transportaient chacun 200,000 actions ordinaires ayant valeur totale de $400,000.00 à un "Fiduciaire", Me Claude P. Buisson, en contrepartie d'une somme de trois cent mille dollars ($300,000.00) payée par la Fiducie sous forme de deux billets à demande faits par la Fiducie à l'ordre des deux appelants. Le bénéficiaire de cette fiducie était l'enfant des appelants. Cette Fiducie était désignée sous le nom de Fiducie de Thierry Nicolas de Ruelle ("la Fiducie Thierry").

[11]      Toujours le 23 décembre 1987, mais à 18h00, les appelants et Fiducie Thierry vendaient à Van Houtte, pour une somme de $1,810,500.00, la quasi-totalité des actions d'Orient Express, dont toutes celles détenues par Fiducie Thierry, lesquelles avaient une valeur de $400,000.00.

[12]      Il ressort à toutes fins utiles de ces transactions que les appelants ont cédé à la Fiducie Thierry, en contrepartie d'une somme de $300,000.00, des actions d'une valeur de $400,000.00 que Fiducie Thierry s'est empressée de vendre à Van Houtte pour la somme de $400,000.00. Les appelants ont considéré qu'ils avaient ainsi transféré des actions à leur enfant et, se prévalant des dispositions du paragraphe 73(5) de la Loi, ils ont réclamé dans leur déclaration de revenus une exonération du gain en capital d'une valeur de cinquante mille dollars ($50,000.00) chacun. Le Ministre a refusé leur demande d'exonération.

[13]      Par la suite, aussi bien dans les avis d'appel qu'ils déposaient à l'encontre des avis de nouvelle cotisation du Ministre que devant la Cour canadienne de l'impôt, les appelants ont toujours prétendu que le contrat notarié du 23 décembre 1987 était une "fiducie", une "donation entre vifs", une "donation fiduciaire". C'est sur cette base légale que s'était engagé et que s'est poursuivi le débat entre les parties.

[14]      Le juge a conclu, à l'instar des appelants, qu'il y avait bel et bien fiducie, mais il a tiré de cette conclusion une conséquence que les appelants n'escomptaient pas, savoir: la fiducie avait pour effet de transférer les actions au Fiduciaire plutôt qu'à l'enfant bénéficiaire, avec le résultat qu'il n'y avait pas eu transfert d'actions à l'enfant, ainsi que l'exige le paragraphe 73(5), mais au Fiduciaire.

[15]      Le débat devant nous a porté en majeure partie sur la qualification juridique du contrat notarié du 23 décembre 1987 en vertu duquel les appelants transféraient 400,000 actions à la Fiducie Thierry. Les appelants, en effet, plaident, à l'encontre de ce que dit ce contrat et à l'encontre de ce qu'ils avaient soutenu aussi bien devant le Ministre que devant la Cour canadienne de l'impôt, que ce contrat n'a pas constitué une fiducie. Ils soutiennent, plutôt, qu'il s'agit d'un contrat innommé, de la nature d'un contrat d'administration du bien d'autrui greffé à une donation indirecte résultant d'une vente d'actions à un prix inférieur à leur juste valeur marchande.

[16]      Je suis prêt à tenir pour acquis que les appelants pouvaient faire ainsi volte-face et que cette volte-face ne constituait pas une modification déguisée de leurs procédures, et ce pour la seule raison que j'estime que cette volte face n'était pas nécessaire. Je ne voudrais en aucune façon laisser croire qu'un contribuable peut impunément, au rythme des procédures, remettre en question la nature de contrats qu'il a signés, qui ont produit leurs effets en sa faveur et qu'il a invoqués à l'appui de ses prétentions originales.

[17]      Le présent litige résulte à mon avis d'une méprise sur le sens à donner aux mots "transfert à un enfant" dans le paragraphe 73(5) de la Loi et sur la portée de l'arrêt prononcé par la Cour suprême du Canada dans Royal Trust Company c. Tucker4. Aussi bien le juge que le Ministre et, maintenant, les appelants semblent d'avis que si fiducie il y a, il n'y a pas transfert à l'enfant au sens du paragraphe 73(5). Je ne suis pas d'accord.

[18]      Le mot "transfert" n'est pas défini dans la Loi. Le président Thorson lui a donné un sens très général dans David Fasken Estate c. Minister of National Revenue5 et cette décision a été suivie depuis, tout récemment par notre Cour dans The Queen c. Paxton6. Voici ce qu'écrivait alors le président de la Cour de l'échiquier, à la p. 592:

         The word "transfer" is not a term of art and has not a technical meaning. It is not necessary to a transfer of property from a husband to his wife that it should be made in any particular form or that it should be made directly. All that is required is that the husband should so deal with the property as to divest himself of it and vest it in his wife, that is to say, pass the property from himself to her. The means by which he accomplishes this result, whether direct or circuitous, may properly be called a transfer [...]         

[19]      A sa face même, donc, le mot "transfert" ne suppose pas une forme particulière et peut être effectué de manière indirecte. Le procureur du Ministre s'appuie sur le fait qu'ailleurs dans la Loi, par exemple aux paragraphes 70(6), 73(1), 74(2), 74.1(1) et (2) et 160(1), le législateur a utilisé expressément le mot "fiducie" pour soutenir qu'il n'est pas possible de lire "transfert par fiducie" au paragraphe 73(5). Cet argument ne me convainc pas.

[20]      Le législateur est réputé connaître le droit existant. Il devait savoir, en 1987, qu'à tout le moins au Québec, un transfert de biens à un enfant mineur pouvait se faire par fiducie en vertu de l'article 981a. du Code civil du Bas-Canada. Comme le paragraphe 73(5) visait à la fois les enfants mineurs et les enfants majeurs, le législateur n'avait pas besoin de dire que s'il s'agissait d'enfants mineurs, le transfert devait se faire selon les formalités applicables à un transfert à un enfant mineur. Quant au paragraphe 74.1(2), il vise le transfert d'un bien "directement ou indirectement, par le biais d'une fiducie ou par tout autre moyen, à une personne de moins de 18 ans ou au profit de cette personne [...]" Ces mots ne sont pas sans rappeler ceux que lisaient le président Thorson dans le mot "transfert" même s'ils ne s'y trouvaient pas. Le législateur a voulu s'assurer expressément que le transfert au profit d'un enfant vraisemblablement mineur dans toutes les juridictions provinciales ne soit pas mis en péril par des différences de forme qui pourraient exister en vertu des législations provinciales applicables. Ce paragraphe confirme qu'un transfert par fiducie à un enfant mineur ou à son profit est un transfert valide à l'enfant. Il me paraît confirmer, aussi, que la fiducie est le moyen généralement utilisé pour transférer un bien à un enfant. Ce paragraphe vient expressément autoriser d'autres moyens de transfert que la fiducie.

[21]      Je note par ailleurs que dans un arrêt rendu il y a quelques jours à peine7, notre Cour était appelée à interpréter l'expression "transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon,    a) à son conjoint [...], b) à une personne qui était âgée de moins de 18 ans [...]" qu'on retrouve au paragraphe 160(1) de la Loi. Mon collègue le juge Marceau, au nom de la Cour, s'est exprimé comme suit au paragraphe 3 de ses motifs:

     [3]    Notant le soin mis par le législateur à multiplier dans sa proposition introductive les termes les plus larges afin, sans doute, de donner à sa règle une extension complète " "directement ou indirectement, au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon" " nous concluons sans difficulté que la disposition s'applique dès lors que le débiteur fiscal pose le geste qui donne ouverture au processus par lequel ses biens se retrouvent ultimement dans le patrimoine de l'une ou l'autre de ces personnes avec lesquelles il a un lien de dépendance [...]         

Je suis d'avis qu'en raison du sens très large donné par le président Thorson au mot "transfert", les propos du juge Marceau s'appliquent également au paragraphe 73(5) et que ce dernier trouve application dès lors qu'est posé le geste (en l'occurrence, l'institution de la Fiducie Thierry) "qui donne ouverture au processus par lequel ses biens se retrouvent ultimement dans le patrimoine" de l'enfant (mon soulignement).

[22]      Quant à la décision de la Cour suprême du Canada dans Tucker, elle n'a pas, en ce qui a trait à la disposition fiscale qui est en litige, la portée que le ministre et le juge de la Cour canadienne de l'impôt lui prêtent.

[23]      Cet arrêt, d'abord, préconisait une interprétation large et libérale des articles 981a. et suivants du Code civil du Bas-Canada qui favoriserait entre autres le but du législateur de permettre d'accomplir par donation entre vifs ce qu'il était déjà possible de réaliser par testament. Dans les faits de l'espèce, la Cour suprême a retenu une interprétation qui protégeait les droits d'un enfant qui n'était pas encore né. La Cour suprême confirmait en quelque sorte que la fiducie était un instrument privilégié qu'il était possible d'utiliser pour conférer un avantage à des enfants.

[24]      Cet arrêt, ensuite, établit que l'acceptation de la fiducie par le fiduciaire rend la constitution de fiducie irrévocable et que dès la signature de l'acte, le constituant perd la propriété des biens.

[25]      Cet arrêt, enfin, détermine que le droit civil québécois a rejeté la notion anglaise du dédoublement de la propriété pour s'en tenir à une propriété unique portant sur une seule tête, en l'espèce le fiduciaire plutôt que le bénéficiaire. Le juge Beetz, au nom de la Cour, prend cependant bien soin de dire qu'"[il ne s'agit] pas du droit de propriété traditionnel puisque, par exemple, il est temporaire et ne comporte pas de fructus. C'est un droit de propriété sui generis [...]"8.

[26]      L'arrêt Tucker, ainsi que le notent le professeur Sylvio Normand et maître Jacques Gosselin dans un article remarquablement bien documenté, "La fiducie du Code civil: un sujet d'affrontement dans la communauté juridique québécoise"9, ne constitue pas "une vision englobante de la fiducie", la Cour s'étant, selon eux, limitée à solutionner le cas qui lui était soumis. Cet article fait clairement ressortir que rien n'est absolu, dans le droit québécois de la fiducie (à tout le moins à l'époque du Code civil du Bas-Canada) et qu'il y a matière à accommodement là où les circonstances l'exigent.

[27]      Pour les fins fiscales qui seules nous intéressent ici, je ne crois pas qu'il soit possible de dire qu'il n'y a pas transfert à l'enfant du fait que l'enfant, si l'on appliquait rigoureusement l'arrêt Tucker, ne serait que le propriétaire éventuel du bien transféré. Il y a certainement eu transfert d'actions par les parents, et ce transfert, on l'a vu, est irrévocable. L'enfant est bien plus que le propriétaire éventuel des actions ou, le cas échéant, du produit de leur vente; il en sera nécessairement le propriétaire ultime, incontournable. Le but de la législation fédérale est de permettre aux parents de transférer leurs actions à leurs enfants. Ce transfert ne peut s'effectuer qu'en conformité avec les lois provinciales. Si une loi provinciale vient exiger qu'un transfert au profit d'un enfant soit effectué à un tiers intermédiaire, et cela, dans le but de protéger les intérêts de l'enfant, je suis d'avis qu'il y a, pour les fins du paragraphe 73(5) de la Loi de l'impôt sur le revenu, transfert à l'enfant lui-même. Le Parlement fédéral ne peut avoir voulu exclure de l'application de ce paragraphe les parents qui, au Québec, se départiraient de leurs actions au profit de leur enfant de la manière prévue par les lois du Québec. C'est le mot "transfert" qu'on interprète ici, pas le mot "fiducie", et ce mot "transfert" doit pouvoir s'interpréter d'une manière qui le rende applicable au Québec. C'est tellement la réalité du "transfert" qui est en jeu plutôt que sa forme qu'il suffit de relire les paragraphes 74.1(2) et 160(1) de la Loi pour se convaincre que la fiducie n'est qu'un moyen de réaliser un transfert.

[28]      Je me sens d'autant plus à l'aise d'interpréter les mots "transfert à un enfant" comme je le fais, que le législateur fédéral, au paragraphe 248(3) de la Loi, a clairement exprimé sa volonté de reconnaître les caractéristiques particulières du droit civil en matière de propriété. A l'époque pertinente, ce paragraphe stipulait qu'"un bénéficiaire dans une fiducie" avait un "droit de jouissance" à l'égard d'un bien. Dans sa version contemporaine, à l'alinéa f), ce paragraphe prescrit que dans la province de Québec, "les biens sur lesquels une personne a [...] un droit de bénéficiaire dans une fiducie sont réputés [...] être la propriété effective de la personne [...]".

[29]      La prétention du Ministre et la conclusion du juge de la Cour canadienne de l'impôt forcent un contribuable, qui a agi conformément aux exigences de la loi québécoise en constituant une fiducie, à tenter par tous les moyens de scinder les effets juridiques de l'acte constituant la fiducie et à créer des distinctions abstraites qui ne mènent nulle part. Il suffit de voir les efforts d'imagination auxquels ont dû se livrer les procureurs des appelants pour qualifier le contrat en litige, dès lors qu'il ne devait plus être un acte constitutif de fiducie, pour constater à quel point il serait absurde qu'un transfert ne puisse jamais s'opérer, en vertu du paragraphe 73(5), par le biais d'une fiducie au sens du Code civil alors en vigueur.

[30]      Le Ministre a soulevé un argument subsidiaire. Quand bien même il y aurait eu "transfert à un enfant", ce transfert ne serait pas du type de transfert visé par le paragraphe 73(5). Le Ministre invoque à cet égard l'arrêt majoritaire de cette Cour dans The Queen c. Paxton10, où mon collègue le juge Robertson s'est dit d'avis que:

     [...] the type of transfer embraced by subsection 73(5) of the Act is, at a minimum, one which enables the purchaser to exercise the degree of control necessary to determine the ultimate fate of the family business [...]         

[31]      Je ne crois pas que cet arrêt soit pertinent, la Cour ayant conclu dans cette affaire que le paragraphe 73(5) n'était pas applicable vu le défaut du contribuable de satisfaire aux formalités afférentes au contrat sur lequel il s'appuyait, alors qu'en l'espèce les conditions de forme et de fond de la fiducie ont été rencontrées. Dans Paxton, le contribuable avait effectivement vendu ses actions à un tiers avant même de les transférer à ses enfants majeurs qui, en tant que simples intermédiaires, n'avaient d'autre choix que de les remettre au tiers.

[32]      Le Ministre plaide que l'accord de principe auquel en étaient arrivés les parents et Van Houtte, au début de décembre 1987, constituait une promesse de vente équivalant à vente. Ce n'est pas ce que le juge a conclu et je ne crois pas que la preuve au dossier lui eût permis d'en arriver à une telle conclusion. La Fiducie Thierry a été constituée le 23 décembre 1987 et Van Houtte ne pouvait lui opposer un contrat antérieur, si contrat il y avait, auquel elle ne pouvait évidemment pas avoir été partie. Qui plus est, quand bien même la stipulation pour autrui eut été possible lorsque cet autrui est, somme toute, un enfant mineur, l'article 1028 C.c.B.-C. précise bien que le créancier (qui serait Van Houtte) ne pouvait pas de toute façon forcer cet autrui à accomplir ce que les parents auraient promis qu'il accomplirait. La Fiducie Thierry a détenu les actions pendant quelques heures, puis les a vendues. Le paragraphe 73(5) n'impose pas de durée minimale de possession et le juge Robertson, dans Paxton11, a laissé entendre que ce pourrait être "for a year or even a millisecond". C'est aussi ce qu'a jugé le juge Brûlé dans Orr c. M.N.R.12.

[33]      De surcroît, en l'espèce, rien n'indique que le Fiduciaire n'a pas agi dans les meilleurs intérêts de l'enfant bénéficiaire en vendant, dès après leur acquisition, ses actions dans l'entreprises familiale que les parents avaient choisi de vendre.

[34]      Bref, je suis d'avis qu'en établissant au profit de leur enfant une fiducie de la manière prescrite par la loi québécoise, les parents ont transféré leurs actions à cet enfant au sens du paragraphe 73(5) de la Loi de l'impôt sur le revenu et peuvent se prévaloir de l'avantage fiscal que confère ce paragraphe.

[35]      J'accueillerais les appels, j'infirmerais les jugements de la Cour canadienne de l'impôt et je renverrais les dossiers au Ministre du Revenu national pour qu'il les réexamine et qu'il établisse de nouvelles cotisations en tenant pour acquis que les appelants peuvent se prévaloir des dispositions du paragraphe 73(5) de la Loi de l'impôt sur le revenu eu égard aux années d'imposition en litige. J'accorderais aux appelants un seul jeu de dépens en Cour canadienne de l'impôt et devant cette Cour.

     "Robert Décary"

     j.c.a.

"J'y souscris

     Alice Desjardins, j.c.a."

"Je suis d'accord

     Gille Létourneau, j.c.a."


__________________

1      L.C. 1970-71-72, c. 63 modifiée par L.C. 1978, c. 42, art. 6 et par S.C. 1979, c. 5, art. 24(1).

2      Brouillette et al c. The Queen (1996), 97 DTC 624.

3      S.C. 1986, c. 6, art. 36.

4      [1982] 1 R.C.S. 250.

5      [1948] Ex. C.R. 580.

6      (1996), 97 DTC 5012 à la p. 5015 (C.A.F.).

7      Riverin c. Sa Majesté la Reine (28 mai 1999), A-48-96 (C.A.F.).

8      Tucker, supra, note 4 aux pp. 272-73

9      (1990) 31 C. de D. 681 à la p. 704.

10      Supra, note 6 à la p. 5016.

11      Ibid.

12      (1989), 89 DTC 557 à la p. 566 (C.C.I.).

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