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Date : 20060427

Dossiers : A-632-04

A-633-04

A-634-04

A-635-04

 

Référence : 2006 CAF 153

 

CORAM :      LA JUGE DESJARDINS

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

SOUTHPARK ESTATES INC.

S.A.M. (COLORADO) INC.

VILLA BELIVEAU INC.

VIRDEN KIN PLACE INC.

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

 

Audience tenue à Winnipeg (Manitoba), le 13 février 2006.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 avril 2006.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DESJARDINS

LE JUGE EVANS

 


 

Date : 20060427

Dossiers : A-632-04

A-633-04

A-634-04

A-635-04

 

Référence : 2006 CAF 153

 

CORAM :      LA JUGE DESJARDINS

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE PELLETIER

 

ENTRE :

SOUTHPARK ESTATES INC.

S.A.M. (COLORADO) INC.

VILLA BELIVEAU INC.

VIRDEN KIN PLACE INC.

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Le présent appel concerne la détermination de la juste valeur marchande de certains immeubles à logements loués à titre viager aux fins de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E-15. Lorsque les promoteurs des différents immeubles ont transféré la possession du premier logement à un locataire, ils étaient tenus de payer la TPS sur la juste valeur marchande de l’immeuble d’habitation tout entier. Dans chaque cas, le promoteur a déclaré que la juste valeur marchande était nettement inférieure au coût de construction de l’immeuble. Le ministre a fixé le montant de TPS exigible en prenant pour base que la juste valeur marchande des immeubles d’habitation était le coût de leur construction, et les promoteurs ont fait appel. Le juge de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) a confirmé la cotisation du ministre en se fondant sur la preuve d’expert qu’il a décidé d’accepter. C’est la décision de la CCI que les appelantes portent maintenant en appel.

 

[2]               Chacun des immeubles d’habitation en question a fait l’objet d’un appel distinct. Les quatre appels ont été entendus et tranchés ensemble devant la CCI. Pour la même raison, ils ont été entendus ensemble devant la présente Cour. Les présents motifs s’appliquent aux appels portant les numéros A-632-04, A-633-04, A-634-04 et A-635-04. Une copie de ces motifs sera versée dans les dossiers correspondants, de pair avec le jugement qui s’applique à chacun des appels.

 

[3]               Les quatre immeubles d’habitation ont été construits et occupés à titre d’immeubles à logements multiples faisant l’objet de baux viagers. Un immeuble à baux viagers est un immeuble d’habitation dans lequel les locataires occupent leur logement à vie.

 

[4]               Trois des immeubles d’habitation - Villa Beliveau Inc. (Villa Beliveau), S.A.M. (Colorado) Inc. (Colorado) et Southpark Estates Inc. (Southpark) - sont situés dans la ville de Winnipeg, et le quatrième - Virden Kin Place Inc. (Virden) - est situé dans la ville de Virden, dans l’ouest du Manitoba. Tous ces bâtiments ont été construits par des organismes philanthropiques dans le but de fournir un logement à des personnes âgées vivant dans leur collectivité.

 

[5]               À cause de l’imposition de mesures de contrôle des loyers, il n’y a pas eu de construction de nouveaux logements locatifs dans ces collectivités; les loyers prescrits sont insuffisants pour qu’un promoteur puisse recouvrer ses coûts et bénéficier d’un rendement acceptable (voir le par. 42 des motifs du juge de la CCI).

 

[6]               L’une des conséquences de cette situation a été une pénurie de logements convenables pour les personnes âgées qui possédaient une maison et « dont la valeur nette était plutôt élevée, mais qui avaient un faible revenu » (voir le par. 42 des motifs du juge de la CCI). C’est la raison pour laquelle la province du Manitoba a créé le concept des baux viagers, qui permet à des promoteurs, habituellement des entités à but non lucratif, de bâtir des logements convenables en se servant de la valeur nette des locataires. La législation exige que le locataire à titre viager acquitte des frais d’entrée qui, bien qu’élevés, sont nettement inférieurs au montant qu’il aurait à dépenser pour faire l’achat d’un logement en copropriété. Le locataire viager obtient un bail à vie ou d’une durée de cinquante ans, la plus courte de ces deux périodes étant retenue, et, à l’expiration du bail, les frais d’entrée payés lui sont remboursés. Ces derniers constituent la valeur nette investie dans le projet; le solde des fonds est généralement avancé par un prêteur qui prend une hypothèque en garantie. Le loyer du locataire est sa part proportionnelle des coûts de l’immeuble d’habitation, et cela inclut les frais de financement, qui sont rajustés pour tenir compte du montant des frais d’entrée que paie le locataire. Les règles de chaque immeuble d’habitation déterminent si, et sous quelles conditions, un locataire viager peut disposer de l’intérêt qu’il détient dans un logement.

 

[7]               Colorado est un immeuble d’habitation à 45 logements, construit en 1997 au coût de 5 552 771 $ (D.A., vol. II(d), p. 1095). Au moment de l’occupation, elle a établi elle-même sa cotisation de TPS à l'égard du bâtiment en prenant pour base une juste valeur marchande de 2 740 000 $. Le ministre a établi une nouvelle cotisation à l’endroit de Colorado en se fondant sur une juste valeur marchande d’au moins 5 215 000 $, et a fixé un montant net de TPS de 365 000 $, obligeant ainsi Colorado à acquitter un montant additionnel de 273 200 $. Villa Beliveau est un immeuble d’habitation de 33 logements, construit en 1998 au coût de 3 566 919 $ (D.A., vol. II(e), p. 1466). Elle a déclaré que la juste valeur marchande du bâtiment était de 2 400 000 $. En désaccord, le ministre a établi une nouvelle cotisation en considérant que la juste valeur marchande du bâtiment de Villa Beliveau n’était pas inférieure à 3 995 327 $, ce qui a donné lieu à une cotisation de TPS additionnelle de 111 672 $.

 

[8]               Southpark, dont l’immeuble de 58 logements a été construit au coût de 6 434 895 (D.A., vol. II(d), p. 1279), a déclaré que la juste valeur marchande du bâtiment était de 4 100 000 $. Le ministre a exprimé l’avis que la juste valeur marchande est de 6 630 000 $ et que l’assujettissement de Southpark à la TPS est de 464 100 $, soit environ 171 100 $ de plus que le montant de TPS exigible déclaré par Southpark.

 

[9]               Enfin, Virden a construit un immeuble de 22 logements à baux viagers au coût de 2 071 593 $, dont la valeur déclarée était de 1 261 000 $. Le ministre a établi une nouvelle cotisation en prenant pour base que la juste valeur marchande de l’immeuble était d’au moins 2 032 612 $, ce qui a donné lieu à un montant de TPS exigible de 142 282 $, soit 53 582 $ de plus.

 

LA LÉGISLATION APPLICABLE

[10]           Le présent appel résulte de l’application des paragraphes 123(1) et 191(3) de la Loi sur la taxe d’accise :

123. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à l'article 121, à la présente partie et aux annexes V à X.

 

« juste valeur marchande » Juste valeur marchande d'un bien ou d'un service fourni à une personne, abstraction faite de la taxe exclue de la contrepartie de la fourniture en application de l'article 154.

 

 

 

191. (3) Pour l'application de la présente partie, lorsque les conditions suivantes sont réunies :

 

a) la construction ou les rénovations majeures d'un immeuble d'habitation à logements multiples sont achevées en grande partie,

 

b) le constructeur, selon le cas :

 

(i) transfère à une personne, qui n'est pas l'acheteur en vertu du contrat de vente visant l'immeuble, la possession d'une habitation de celui-ci aux termes d'un bail, d'une licence ou d'un accord semblable conclu en vue de l'occupation de l'habitation à titre résidentiel,

 

 

 

(i.1) transfère à une personne la possession d'une habitation de l'immeuble aux termes d'une convention prévoyant :

 

(A) d'une part, la fourniture par vente de tout ou partie du bâtiment faisant partie de l'immeuble,

 

(B) d'autre part, la fourniture par bail du fonds faisant partie de l'immeuble ou la fourniture d'un tel bail par cession,

 

(ii) étant un particulier, occupe lui-même à titre résidentiel une habitation de l'immeuble,

 

c) le constructeur, la personne ou un particulier locataire de celle-ci ou titulaire d'un permis de celle-ci est le premier à occuper à titre résidentiel une habitation de l'immeuble après que les travaux sont achevés en grande partie,

le constructeur est réputé :

 

 

 

 

 

d) avoir effectué et reçu, par vente, la fourniture taxable de l'immeuble le jour où les travaux sont achevés en grande partie ou, s'il est postérieur, le jour où la possession de l'habitation est transférée à la personne ou l'habitation est occupée par lui;

 

 

e) avoir payé à titre d'acquéreur et perçu à titre de fournisseur, au dernier en date de ces jours, la taxe relative à la fourniture, calculée sur la juste valeur marchande de l'immeuble ce jour-là.

123.(1) In section 121, this Part and Schedules V to X,

 

 

"fair market value" of property or a service supplied to a person means the fair market value of the property or service without reference to any tax excluded by section 154 from the consideration for the supply;

 

 

 

191. (3) For the purposes of this Part, where

 

 

(a) the construction or substantial renovation of a multiple unit residential complex is substantially completed,

 

(b) the builder of the complex

 

(i) gives, to a particular person who is not a purchaser under an agreement of purchase and sale of the complex, possession of any residential unit in the complex under a lease, licence or similar arrangement entered into for the purpose of the occupancy of the unit by an individual as a place of residence,

 

(i.1) gives possession of any residential unit in the complex to a particular person under an agreement for

 

(A) the supply by way of sale of the building or part thereof forming part of the complex, and

 

(B) the supply by way of lease of the land forming part of the complex or the supply of such a lease by way of assignment, or

 

(ii) where the builder is an individual, occupies any residential unit in the complex as a place of residence, and

 

(c) the builder, the particular person or an individual who is a tenant or licensee of the particular person is the first individual to occupy a residential unit in the complex as a place of residence after substantial completion of the construction or renovation,

the builder shall be deemed

 

 

 

(d) to have made and received, at the later of the time the construction or substantial renovation is substantially completed and the time possession of the unit is so given to the particular person or the unit is so occupied by the builder, a taxable supply by way of sale of the complex, and

 

(e) to have paid as a recipient and to have collected as a supplier, at the later of those times, tax in respect of the supply calculated on the fair market value of the complex at the later of those times.

 

LA PREUVE DES EXPERTS

[11]           La Cour canadienne de l’impôt a entendu le témoignage d’expert de deux évaluateurs, MM. Steele et Pestl, ainsi que celui d’un expert en aménagement immobilier, M. Rabb.

 

[12]           L’évaluateur des appelantes était M. William Steele. Ce dernier a défini en ces termes la notion d’« utilisation optimale » : « l’utilisation légale la plus rentable qui peut être faite d’une propriété. L’opinion concernant pareille utilisation est fondée sur l’utilisation légale optimale continue la plus rentable qui peut être faite d’une propriété, ou à l'égard de laquelle une demande est susceptible d’exister, dans un avenir rapproché. » (voir le par. 14 des motifs du juge de la CCI.)

 

[13]           M. Steele a pris en compte un certain nombre de facteurs pour arriver à la conclusion que les deux utilisations optimales des immeubles en question étaient soit à titre d’immeuble à logements en copropriété, soit à titre d’immeuble d’habitation à but non lucratif pour personnes âgées, autrement dit, l’utilisation existante. Il a conclu que l’utilisation à titre d’immeuble à logements en copropriété était à exclure en raison des coûts qui seraient associés à la transformation des logements en logements en copropriété. Le juge de la CCI a résumé comme suit la position de M. Steele sur la question :

Sur cette base, M. Steele a conclu que la valeur marchande des propriétés en cause en tant qu’immeubles en copropriété, moins les coûts de transformation et de rachat et le profit revenant au propriétaire, était de beaucoup inférieure à leur valeur marchande en tant qu’immeubles d’habitation à but non lucratif pour personnes âgées. Par conséquent, à son avis, l’utilisation optimale des propriétés en cause était la suivante : des immeubles d’habitation à but non lucratif pour personnes âgées, plus précisément « à des fins locatives ».

 

[Paragraphe 14]

 

 

[14]           M. Steele a jugé que parmi les trois techniques classiques d’établissement de la valeur d’un bien immeuble, c’étaient celle du revenu et celle du coût qui convenaient le mieux, vu l’absence de données suffisantes pour étayer la technique de la comparaison des ventes. Pour obtenir une évaluation de la juste valeur marchande selon la technique du revenu, il est nécessaire de calculer le potentiel d’un bien immeuble à générer un profit, et de capitaliser ce profit en se basant sur le taux de rendement souhaité. Pour dire les choses simplement, lorsqu’un bien immeuble génère un profit de 100 000 $ par année, l’investisseur qui souhaite obtenir un rendement de 10 % sera disposé à payer 1 000 000 $ pour le bien en question. La technique du coût vise à déterminer la valeur du bien immeuble en évaluant ce qu’il en coûterait pour le remplacer par une nouvelle construction, et ce, sans déduction pour dépréciation. La technique de la comparaison des ventes a pour but de fixer la juste valeur marchande en comparant le bien immeuble en question à d’autres transactions de biens similaires sur le marché, sous réserve d’un rajustement afin de tenir compte des circonstances différentes.

 

[15]           M. Steele a exprimé l’avis que, dans un marché où les loyers sont contrôlés, la valeur d’un immeuble d’habitation à logements familiaux multiples, telle que déterminée par la technique du coût, doit tenir compte de la « désuétude économique », un concept qu’il a décrit comme une sorte de dépréciation occasionnant une perte de valeur « causée par des conditions extrinsèques inhérentes à la propriété en cause, comme un mauvais emplacement, des impôts fonciers excessifs, des cotisations spéciales, des règlements gouvernementaux, des lois ou des affectations incompatibles du fonds » (par. 15 des motifs du juge de la CCI). En ce qui concerne les contrôles des loyers, il a exprimé l’avis que la désuétude économique est mesurée par la valeur capitalisée de la perte annuelle de revenu net attribuable aux mesures de contrôle, c'est-à-dire la différence entre, d’une part, des loyers économiques suffisants pour permettre à un propriétaire d’obtenir un rendement raisonnable par rapport au capital investi dans le bâtiment et, d’autre part, les loyers prescrits.

 

[16]           En recourant à la technique du coût, et après avoir pris en compte la désuétude économique, M. Steele est arrivé à certaines valeurs au sujet des biens immeubles en question. Il a ensuite procédé à l’évaluation des immeubles d’habitation en recourant à la technique du revenu. Pour ce faire, il s’est servi des tarifs de location sur le marché. Ses résultats, après avoir utilisé ces deux méthodes, de même qu’après avoir tiré ses conclusions finales au sujet de la valeur des immeubles, sont indiqués dans le tableau suivant :

Coût                            Revenu                       Résultat final

Colorado                      3 000 000                    3 350 000 $                 3 300 000 $

Villa Beliveau                2 200 000 $                 2 150 000 $                 2 150 000 $

Southpark                    3 800 000 $                 4 000 000 $                 4 000 000 $

Virden                          1 150 000 $                 1 200 000 $                 1 200 000 $

 

[17]           Les appelantes ont produit aussi le témoignage de Jeffrey Rabb, un promoteur immobilier spécialisé dans l’acquisition et le réaménagement d’immeubles locatifs multifamiliaux. M. Rabb a déclaré avoir acheté et vendu environ 300 immeubles d’habitation multifamiliaux. Le juge de la CCI l’a autorisé à fournir un témoignage d’opinion sur la valeur marchande des quatre immeubles en question en tant qu’immeubles locatifs, mais a refusé de l’entendre sur des questions liées aux techniques d’évaluation ou à l’exactitude des conclusions des deux évaluateurs appelés à témoigner.

 

[18]           De l’avis de M. Rabb, les immeubles en question ne se prêtaient pas à une transformation économique en immeubles en copropriété. Il a calculé leur valeur en tant qu’immeubles à appartements multifamiliaux en recourant à la technique du revenu, en prenant pour base les taux de location disponibles sur le marché de Winnipeg, et il a estimé comme suit le montant qu’un promoteur d’appartements serait disposé à payer pour les immeubles en question :

Colorado                      3 028449 $

Villa Beliveau                2 100 000 $

Southpark                    3 678 980 $

 

[19]           M. Rabb n’a pas fourni d’opinion sur la valeur de Virden en tant qu’immeuble locatif.

 

[20]           L’intimée s’est fondée sur le témoignage d’expert de M. Pestl. Ce dernier a défini en ces termes la « juste valeur marchande » :

En général, la valeur marchande peut être définie comme suit : le prix probable, en argent, que la propriété rapporterait si elle était mise en vente sur le marché libre par un vendeur sérieux, un délai raisonnable étant accordé pour trouver un acheteur sérieux, l’acheteur et le vendeur n’étant ni l’un ni l’autre obligés d’agir, ayant tous deux pleinement connaissance des utilisations et des fins auxquelles la propriété se prête et auxquelles elle peut servir, et faisant tous deux preuve d’un jugement raisonnable.

 

[D.A., vol. II(e), p. 1351]

 

[21]           À son avis, l’utilisation optimale des immeubles d’habitation était l’utilisation existante, c'est-à-dire à titre d’immeubles d’habitation à baux viagers et à but non lucratif. Sa conclusion s’explique comme suit :

[Traduction] Pour déterminer l’utilisation optimale du bien immeuble en question, nous avons étudié le règlement de zonage, la planification et d’autres données pertinentes connexes. Les améliorations existantes qui sont situées sur les terrains comprennent [détails de chaque immeuble]. Compte tenu de ces facteurs, nous concluons que l’utilisation optimale du bien immeuble en question est la continuation de l’utilisation existante.

 

[D.A., vol. II(e), p. 1366]

 

 

 

[22]           M. Pestl a exprimé l’avis que la technique du revenu n’était pas celle qui convenait pour ces immeubles parce que leur flux de revenu ne correspondait pas aux loyers déterminés par le marché. Le loyer des locataires viagers a été déterminé en fonction des montants payés au titre des frais d’entrée. Pour obtenir une estimation de la valeur des immeubles selon la technique du revenu, il serait nécessaire de tenir compte à la fois des loyers mensuels et des paiements effectués au titre des frais d’entrée. Il a fondé son opinion au sujet de la valeur des immeubles sur la technique du coût ainsi que sur celle de la comparaison des ventes. En appliquant la technique du coût, M. Pestl a pris en compte les coûts d’aménagement réels, ainsi qu’une estimation des coûts d’aménagement qu’il a dérivée d’un programme informatique de détermination des coûts, appelé « Marshall Valuation Computer Costing System ». En comparant les deux valeurs, il a conclu que les coûts d’aménagement réels étaient l’indicateur le plus juste de la valeur des immeubles.

 

[23]           L’application, par M. Pestl, de la technique de la comparaison des ventes requiert quelques explications. Voici comment M. Pestl décrit cette technique :

[Traduction] Dans le cadre de l’application de cette technique, pour déterminer à la fois la valeur du fonds et la valeur de l’immeuble amélioré, la technique oblige à recueillir des données sur des ventes (ou des inscriptions, des offres, des baux, etc.), à relever les différences entre les immeubles vendus et l’immeuble en question et à tenir compte des différences entre les deux, ce qui donne pour ce dernier des indices de valeur. Ces indices sont ensuite rapprochés afin de produire une conclusion quant à la valeur marchande la plus probable de l’immeuble en question.

 

[D.A., vol. II(e), p. 1387]

 

[24]           M. Pestl a commencé son travail de comparaison directe des ventes en comparant les logements à bail viager et des logements en copropriété. Pour la vente d’un immeuble d’habitation à baux viagers, il a avancé deux scénarios possibles. Le premier est l’achat d’un immeuble existant par un autre promoteur de logements à bail viager, de sorte que la vente est la vente d’un immeuble d’habitation. Selon le second scénario, le promoteur des logements à bail viager et les locataires procèdent à la vente de chacun des logements en tant qu’unités condominiales (en copropriété). La vente de la totalité des logements équivaut à la vente de l’immeuble d’habitation.

 

[25]           C’est le second scénario que M. Pestl a retenu. Il a fait des recherches sur les prix de vente de tous les logements de 11 projets d’immeubles en copropriété situés dans la région de Winnipeg. Il a divisé le prix de vente par la superficie en pieds carrés des logements en copropriété de tailles différentes, et a obtenu, pour chaque projet d’immeuble en copropriété, une fourchette de valeur au pied carré. Après avoir relevé deux projets qu’il considérait comme [Traduction] « ceux qui reflétaient le plus la valeur de l’immeuble en question » (D.A., vol. II(e), p. 1403), il a calculé comme suit la valeur de ce dernier :

[Traduction] Les valeurs médianes de ces logements comparables sont de 104,63 $, 124,48 $, 123,69 $ et 110,51 $ respectivement, ce qui donne une moyenne de 115,83 $ le pied carré.

 

L’immeuble en question est considéré comme un bâtiment de bonne qualité, dont les caractéristiques sont supérieures à la moyenne. Cependant, comme il s’agit d’un projet à baux viagers, nous concluons qu’une valeur de 116 $ à 120 $ le pied carré est celle qui convient pour l’immeuble en question, et nous estimons donc la valeur à 118 $ le pied carré, TPS non comprise.

 

L’immeuble en question comporte, pour la partie « logements », une superficie totale de 36 715 pieds carrés; à raison de 118 $ le pied carré, cela indique une valeur totale de 4 332 370 $, qu’il est possible d’arrondir à 4 332 000 $.

 

[26]           Cet exemple est tiré de l’évaluation que M. Pestl a faite de l’immeuble Villa Beliveau. Il s’est servi des mêmes données pour déterminer la valeur des autres immeubles situés dans la région de Winnipeg, et ce, en choisissant les éléments de comparaison les plus appropriés, modifiés dans un cas particulier. Pour ce qui est de l’immeuble Virden, il a examiné les ventes de logements dans des projets d’immeubles en copropriété situés dans les collectivités environnantes pour obtenir une valeur de base au pied carré, qu’il a multipliée par la superficie en pieds carrés de l’immeuble, de la même façon que pour les autres immeubles.

 

[27]           Les résultats de M. Pestl, selon ces deux scénarios, sont résumés ci-dessous :

Coût                                        Comparaison

Colorado                      5 355 000 $                             5 422 000 $

Villa Beliveau                4 350 000 $                             4 332 000 $

Southpark                    6 457 000 $                             6 451 000 $

Virden                          2 246 500 $                             2 065 000 $

 

[28]           La conclusion de M. Pestl à propos de la juste valeur marchande de l’immeuble d’habitation est basée sur son opinion concernant l’acheteur le plus probable de cet immeuble :

[Traduction] […] Comme nous prévoyons que l’acheteur le plus probable de l’immeuble en question serait un autre exploitant à but non lucratif ayant les options déjà décrites, et compte tenu de l’avantage que procure une économie de temps appréciable grâce à l’acquisition d’un projet déjà existant, nous concluons en outre que l’on accorderait un maximum de poids aux questions relatives à la technique du coût […].

 

[D.A., vol. II(e), p. 1404]

 

[29]           Les options restreintes auxquelles M. Pestl fait référence ont été exposées dans un passage antérieur :

[Traduction] La définition de la valeur marchande suppose l’existence d’un marché hypothétique comprenant un vendeur sérieux et un acheteur sérieux. Dans le cas de l’immeuble à baux viagers en question, l’acheteur sérieux caractéristique serait vraisemblablement un autre groupe à but non lucratif désireux de fournir des logements similaires à ses membres ou à sa collectivité. Cet acheteur ne disposerait que de deux options : la première est de faire l’acquisition d’un emplacement et de bâtir un nouveau projet, après avoir pris des engagements appropriés au sujet de l’occupation et de l’acquisition de baux viagers, etc.; la seconde serait d’acheter un immeuble existant, bâti depuis peu, comme celui dont il est question ici, s’il est en vente. En conséquence, l’analyse de la technique du coût est considérée comme particulièrement pertinente pour l’évaluation de l’immeuble en question […].

 

[D.A., vol. II(e), p. 1385]

 

 

[30]           Par conséquent, la conclusion finale de M. Pestl au sujet de la valeur des immeubles d’habitation était le montant obtenu en appliquant la technique du coût.

 

LA DÉCISION DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT

[31]           Après un bref survol du concept des baux viagers, le juge de la CCI a commencé son analyse en faisant état des points sur lesquels les parties n’étaient pas d’accord. L’intimée était d’avis que l’utilisation existante des immeubles, c'est-à-dire à titre d’immeubles d’habitation à baux viagers, représentait l’utilisation optimale, tandis que les appelantes étaient d’avis que l’utilisation optimale était à titre d’immeubles à appartements. Le point litigieux suivant était celui de savoir s’il existait un marché distinct pour ces immeubles.

 

[32]           Le juge de la CCI n’a pas expliqué ce qu’il entendait par marché distinct. Dans son résumé des observations des appelantes, il signale ce qui suit :

Cette hypothèse soulève la question de savoir s’il existait un marché distinct de personnes qui seraient prêtes à acheter et en mesure d’acheter les propriétés en question au prix coûtant afin de réaliser de nouveaux projets à baux viagers ou si ces propriétés allaient se retrouver sur le marché normal.

 

[D.A. supp., p. 25.]

 

 

[33]           D’après l’intimée, il existe pour les immeubles d’habitation à baux viagers un marché distinct dans lequel des promoteurs de projets à baux viagers seraient disposés à acheter au prix coûtant un immeuble entièrement bâti. Les appelantes nient l’existence d’un tel marché.

 

[34]           Aucun des experts n’a fourni de preuve à l’appui de la distinction qu’il peut y avoir entre un marché ordinaire et un marché spécial. En revanche, il existe une série de causes portant sur la notion d’« acheteur spécial », ce qui ressemble à un « marché spécial ».

 

[35]           Dans le cadre de son analyse du marché spécial, le juge de la CCI a passé en revue les preuves concernant la demande en logements à bail viager, et il a conclu qu’il existait bel et bien une telle demande. Il n’a pas examiné la nature de cette dernière, si nature il y avait, pour les immeubles d’habitation en tant que tels.

 

[36]           Le juge de la CCI a ensuite examiné l’allégation de l’intimée selon laquelle l’acheteur probable d’un immeuble d’habitation à baux viagers serait un autre promoteur de logements à baux viagers et à but non lucratif. Les appelantes ont contesté cette thèse en invoquant quatre facteurs qui, à leur avis, empêcheraient un promoteur de projets à but non lucratif d’acheter un immeuble existant, ou poseraient de gros obstacles. Ces facteurs sont les suivants : a) l’importance de l’emplacement du projet en question dans une collectivité donnée; b) l’absence de tout exemple réel de ce type d’achat; c) le fait que la longue période d’aménagement d’un projet d’habitation à baux viagers empêche de faire une offre sur une structure existante dans le délai où l’on pourrait s’attendre à ce que le projet soit mis sur le marché; d) l’incapacité d’un promoteur à but non lucratif d’acheter par lui-même un immeuble à cause du peu de ressources financières dont il dispose.

 

[37]           Le juge de la CCI a examiné chacun de ces facteurs et a conclu que les allégations des appelantes n’étaient pas fondées. Il a conclu que les projets d’habitation à baux viagers sont occupés par un groupe diversifié, et qu’ils ne se limitent pas nécessairement à la clientèle que vise le groupe promoteur. Quant à l’absence d’exemples de transactions dans lesquelles un promoteur de logements à baux viagers a acheté un immeuble d’habitation à baux viagers existant, il a conclu que c’était parce qu’un projet approprié n’était jamais apparu sur le marché. Le juge de la CCI a exprimé l’avis que le temps d’aménagement d’un projet d’habitation à baux viagers serait nettement moindre s’il était possible d’acheter un projet d’habitation entièrement terminé, car un grand nombre des retards étaient imputables à la mise au point du concept du bâtiment. Par ricochet, cela permettrait à des promoteurs d’attirer d’éventuels locataires disposés à payer leurs frais d’entrée dans le délai pendant lequel on pourrait s’attendre à ce que le projet soit mis sur le marché.

 

[38]           Le juge de la CCI n’a pas formulé explicitement sa conclusion, mais il est évident, à ce stade de son raisonnement, qu’il était convaincu de l’existence d’un marché distinct pour les immeubles d’habitation à baux viagers, car il a conclu qu’il y avait une demande et que des groupes promoteurs étaient en mesure d’agir pour satisfaire à cette demande.

 

[39]           Le juge de la CCI a ensuite examiné la question de la désuétude économique, dont M. Steele avait parlé. En fin de compte, il a rejeté cette notion, ce qui l’a amené à exclure l’ensemble du témoignage de M. Steele. Le juge de la CCI a entrepris d’examiner la question en passant en revue les qualifications de M. Steele, ainsi que ses méthodes. Il a jugé qu’il était difficile de souscrire à ses conclusions selon lesquelles les immeubles d’habitation valaient nettement moins que leurs coûts de construction réels « étant donné qu’il n’existe presque aucune donnée à l’appui de [sa] conclusion » (par. 52). Le juge de la CCI a ensuite fait siennes les critiques de M. Pestl à l’endroit de l’approche de M. Steele, à savoir que l’analyse de ce dernier ne tenait pas compte des frais d’entrée payés par les locataires dans la détermination des loyers des logements. Le juge de la CCI a souscrit aussi à l’argument de M. Pestl selon lequel, en intégrant la notion de désuétude économique dans la technique du coût en vue de déterminer la juste valeur marchande, M. Steele avait combiné ce qui était censé être deux techniques d’évaluation distinctes. Dans la mesure où le concept de la désuétude économique avait été discrédité, les conclusions de M. Steele à propos de la valeur des immeubles, suivant la technique du coût et la technique du revenu, étaient minées. En définitive, le juge de la CCI a conclu qu’il fallait rejeter les évaluations de M. Steele.

 

[40]           Enfin, le juge de la CCI a traité de l’argument des appelantes selon lequel les transactions concernant des immeubles d’habitation à baux viagers n’étaient pas des opérations commerciales parce que les promoteurs de projets à baux viagers étaient motivés non pas par des considérations d’ordre économique, mais par des objectifs d’ordre social et caritatif. Le juge de la CCI a rejeté les observations des appelantes. Se fondant sur un passage extrait d’un guide intitulé « The Appraisal of Real Estate » (cité au par. 33 de la décision Moss c. La Reine, 99 DTC 1229), il a conclu qu’il était nécessaire de tenir compte du profit de l’entrepreneur lorsqu’on prend en considération le coût de construction, mais que ce point n’était pas en litige en l’espèce. Cela signifie donc que l’absence de motivations économiques ne ferait pas de la vente d’un immeuble d’habitation à baux viagers quelque chose d’autre qu’une opération commerciale.

 

[41]           Ce raisonnement a amené le juge de la juge de la CCI à tirer les conclusions suivantes :

La procédure d’évaluation vise en fin de compte à permettre de déterminer le prix probable que la propriété rapporterait si elle était mise en vente sur le marché libre. La preuve mise à la disposition de la Cour permet de tirer les conclusions ci-après énoncées :

 

(i) l’utilisation optimale des propriétés en question est l’utilisation existante, c'est-à-dire un immeuble à baux viagers composé de logements multiples pour personnes âgées;

 

(ii) il existait au Manitoba, au moment pertinent, un marché important pour les projets à baux viagers;

 

(iii) la vente d’un immeuble à un autre promoteur de baux viagers à but non lucratif satisfait à la définition de l’opération fondée sur la valeur marchande;

 

(iv) les justes valeurs marchandes des propriétés en question sont celles auxquelles l’évaluateur de l’intimée, M. Pestl, est arrivé.

 

[Paragraphe 56]

 

 

[42]           Le juge de la CCI a donc statué que la juste valeur marchande des quatre immeubles d’habitation en question était leur coût de construction.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[43]           Les appelantes soulèvent quatre questions en appel :

1-         Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en souscrivant à la thèse de M. Pestl selon laquelle il existait un marché distinct de promoteurs de projets à baux viagers à but non lucratif non touchés par la désuétude économique causée par les mesures de contrôle des loyers?

 

2-         Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en souscrivant au rejet, par M. Pestl, de la technique d’évaluation fondée sur le revenu?

 

3-         Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en souscrivant à la preuve de M. Pestl selon laquelle la valeur d’un « immeuble d’habitation », pour l’application de la Loi sur la taxe d’accise, est égale à la valeur globale des logements, sans déduire les coûts de conversion, de mise en marché et de vente?

 

4-         Le juge de première instance a-t-il commis une erreur en refusant de souscrire à la preuve de M. Rabb au sujet de la juste valeur marchande?

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[44]           La norme de contrôle qui s’applique aux déterminations de la juste valeur marchande a été fixée de manière succincte dans l’arrêt Nash c. Canada, 2005 CAF 386, (2005), 344 N.R. 152, au paragraphe 9 :

Une juridiction d'appel ne modifie les conclusions de fait tirées par le juge de première instance que si celui-ci a commis une erreur manifeste et dominante (voir l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 25). On considère généralement que la juste valeur marchande constitue une question de fait. Il est probablement plus juste de dire que la juste valeur marchande est une question mixte de fait et de droit. Les questions mixtes de fait et de droit supposent l'application d'une norme juridique à un ensemble de faits (voir l'arrêt Housen, au paragraphe 26). Dans les affaires portant sur la juste valeur marchande, le juge doit appliquer la définition légalement reconnue de la juste valeur marchande aux faits constatés en se fondant sur les éléments de preuve portés à sa connaissance.

 

Normalement, lorsqu'il s'agit de déterminer la juste valeur marchande, l'élément essentiel de la question mixte de droit et de fait est factuel et l'appel porte sur un différend ayant trait à un aspect de l'élément factuel de la décision. C'est effectivement le cas en l'espèce. La norme de contrôle applicable en l'espèce est donc une norme qui appelle un degré élevé de retenue judiciaire, en l'occurrence la norme de l'erreur manifeste et dominante.

 

Cela dit, une conclusion pour laquelle il n’existe aucune preuve équivaut à une erreur manifeste et dominante. Rich c. Canada (C.A.), 2003 CAF 38, [2003] 3 C.F. 493, au paragraphe 26.

 

[45]           Comme il est dit dans l’arrêt Nash, dans la plupart des cas l’élément essentiel de la question mixte de fait et de droit est factuel, et la norme de contrôle est donc celle qui s’applique à une question de fait. Toutefois, lorsqu’une question mixte de fait et de droit comporte une question de droit isolable, la norme de contrôle applicable est donc celle qui concerne les questions de droit. Voir Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, au paragraphe 34 (Housen). Dans ce contexte, la norme applicable est celle de la décision correcte.

 

EXAMEN

[46]           La première question soulevée par les appelantes est le fait que le juge de la CCI a accepté la conclusion de M. Pestl selon laquelle l’acheteur sérieux caractéristique est un autre promoteur de projets à baux viagers, ce qui implique une conclusion additionnelle, à savoir qu’il existe, parmi les promoteurs de projets à baux viagers, un marché distinct pour les immeubles d’habitation à baux viagers. La conclusion du juge de première instance est fondée sur deux conclusions antérieures. La première est qu’il existe un marché pour les immeubles d’habitation à baux viagers; la seconde est que d’autres promoteurs pourraient et voudraient acheter un tel immeuble s’il se présentait sur le marché.

 

[47]           Les appelantes contestent cette conclusion pour un certain nombre de raisons. Elles disent que la preuve dénote que les promoteurs de projets à baux viagers, étant des entités à but non lucratif, n’ont pas les ressources nécessaires pour acheter un immeuble existant. Il ressort du témoignage de deux témoins s’occupant de tels projets, MM. Lyons et Leeies, qu’étant donné que les projets à baux viagers exigent des locataires viagers qu’ils fournissent une valeur nette, il est impossible qu’un promoteur de tels projets achète un immeuble d’habitation avant d’avoir obtenu des engagements de la part de ses futurs locataires, un processus qui prend plus de temps que celui pendant lequel l’immeuble se trouve sur le marché.

 

[48]           Le juge de première instance a rejeté cet argument au paragraphe 50 de ses motifs. Il a conclu que la présence d’un projet terminé abrègerait suffisamment le temps d’aménagement qu’exige d’habitude un tel projet pour qu’un promoteur soit capable d’obtenir les engagements nécessaires pour en faire l’achat. Les appelantes nous demandent simplement de substituer notre évaluation à celle du juge de première instance, ce que nous ne pouvons pas faire.

 

[49]           Les appelantes contestent la notion de marché distinct en faisant valoir que l’approche de M. Pestl, que le juge de première instance a adoptée, ne cadre pas avec la définition d’un « immeuble d’habitation » que l’on trouve dans la Loi parce qu’elle définit l’immeuble par son moyen de financement (baux viagers) plutôt que par ses caractéristiques physiques. Autrement dit, les appelantes contestent la conclusion que l’utilisation optimale des immeubles d’habitation est une continuation de l’utilisation existante. Elles disent, et M. Pestl l’a admis, que ce n’est pas la structure physique des immeubles qui en détermine l’utilisation. Chacun de ces derniers était physiquement capable d’être transformé en logements en copropriété ou en logements locatifs. De ce fait, disent les appelantes, les immeubles d’habitation auraient dû être évalués comme des immeubles à appartements, d’après le témoignage de M. Rabb, lequel a déclaré que l’on ne pouvait pas transformer économiquement les immeubles en logements en copropriété.

 

[50]           Les appelantes préfèrent peut-être le témoignage de M. Rabb à celui de M. Pestl, mais cela n’a pas été le cas du juge de première instance. Les appelantes contestent également la conclusion de ce dernier au sujet des qualifications de M. Rabb, une question qu’il serait utile de régler à ce stade-ci. Le juge de première instance a effectivement souscrit au témoignage de M. Rabb, dans la mesure où il se limitait à la valeur qu’auraient les immeubles d’habitation sous forme d’immeubles à appartements. Il s’agissait là d’une question qui relevait de l’expérience et de la compétence de M. Rabb. Cependant, celui-ci n’est pas un évaluateur et il ne s’est pas présenté comme tel. Le juge a eu raison de refuser d’entendre son témoignage sur la technique d’évaluation. Quant au refus du juge d’entendre M. Rabb sur la question de la juste valeur marchande, cette question oblige à déterminer l’utilisation optimale de l’immeuble en question. Si l’utilisation optimale n’était pas sous la forme d’un immeuble à appartements, le témoignage de M. Rabb ne pouvait donc pas en établir la juste valeur marchande. Le juge n’a donc pas commis d’erreur dans la façon dont il a traité le témoignage de M. Rabb.

 

[51]           Cela étant dit, le juge de première instance était en droit de souscrire au témoignage de M. Pestl quant à l’utilisation optimale qui pouvait être faite des immeubles d’habitation. Après avoir accepté que l’utilisation existante représentait l’utilisation optimale, et qu’il y avait des promoteurs à but non lucratif qui voulaient et pouvaient acheter un immeuble d’habitation à baux viagers s’il s’en présentait un sur le marché, il n’était pas justifié que M. Rabb évalue les immeubles en tant qu’appartements locatifs.

 

[52]           Les appelantes contestent la conclusion qu’il existe un marché distinct pour les immeubles d’habitation à baux viagers parce que même s’il survenait une telle transaction, celle-ci ne serait pas de nature commerciale, et elle ne déterminerait donc pas la juste valeur marchande. Cet argument est fondé sur les critères en fonction desquels M. Pestl a nuancé sa définition de la valeur marchande. Selon ce dernier, pour représenter la valeur marchande, une transaction doit satisfaire aux critères suivants :

-           les parties doivent être habituellement motivées;

-           il faut allouer un délai raisonnable pour la mise en vente sur le marché libre;

-           le prix ne doit pas être influencé par des considérations spéciales, comme un financement novateur ou des octrois et des concessions d’autres parties.

 

[53]           Les appelantes ont fait valoir qu’aucune de ces conditions n’était remplie car l’aménagement d’un immeuble d’habitation à baux viagers visait un objectif caritatif, cet aménagement nécessitait un temps excessif, et tous les immeubles bénéficiaient d’une forme quelconque de traitement spécial de la part des autorités municipales. Le juge de première instance a disposé de cet argument en se fondant principalement sur la question de la motivation caractéristique. Il a cité un texte faisant autorité en matière d’évaluation immobilière, qui a confirmé qu’il faut prendre en compte le profit de l’entrepreneur dans la technique d’évaluation fondée sur le coût. Le juge de première instance a conclu que cela s’appliquait à la détermination du coût de construction, un point qui n’était pas en litige dans l’affaire dont il était saisi. Il a conclu en fin de compte que l’absence de recherche de profit de la part d’un acheteur éventuel n’exclurait pas la transaction du domaine des transactions commerciales.

 

[54]           La conclusion du juge de première instance est raisonnable et il n’y a pas lieu d’y toucher. L’argumentation entière des appelantes sur ce point est mal conçue. Les critères précisés par M. Pestl s’appliquent à l’opération de vente, et non au processus suivi pour construire les projets. Si, dans les négociations préalables à la vente, le vendeur tentait d’obtenir le prix le plus élevé possible et que l’acheteur tentait de payer le prix le plus bas possible, cela signifie que les parties étaient motivées au sens classique du terme. Il n’était pas nécessaire d’aller plus loin que cela pour trancher cet argument.

 

[55]           La deuxième grande question soulevée par les appelantes est le fait que le juge de première instance a souscrit à la position de M. Pestl au sujet de la technique d’évaluation fondée sur le revenu. M. Pestl a jugé que cette technique ne convenait pas à l’évaluation des immeubles d’habitation parce que les loyers étaient artificiels, étant influencés par les frais d’entrée. Cet argument est tout simplement un autre aspect de l’argument selon lequel les immeubles d’habitation auraient dû être évalués à titre d’immeubles à appartements, et qu’il aurait fallu déterminer leur valeur par la capitalisation du flux de revenu qu’ils généraient. Le juge de première instance a souscrit à l’opinion de M. Pestl selon laquelle les frais d’entrée avaient pour effet d’abaisser les taux de location et menaient à une évaluation artificiellement basse.

 

[56]           Les promoteurs de projets à baux viagers étant tous des organismes à but non lucratif qui n’avaient aucun intérêt à fixer les taux de loyer au-delà du niveau requis pour payer l’hypothèque et les frais d’occupation nécessaires, il serait difficile de qualifier la conclusion du juge de première instance de déraisonnable.

 

[57]           La troisième grande question que les appelantes ont soulevée est le fait que le juge de première instance a souscrit à la technique de comparaison des ventes de M. Pestl, selon  laquelle un immeuble d’habitation est évalué comme étant la somme de la valeur des différents logements, abstraction faite des frais de conversion en logements en copropriété et des coûts connexes. La technique d’évaluation fondée sur la comparaison des ventes vise à fixer une valeur marchande en comparant les ventes d’immeubles comparables et en effectuant divers rajustements afin de tenir compte des différences entre l’immeuble en question et les immeubles comparatifs. Étant donné qu’il n’y avait pas eu de ventes d’immeubles d’habitation à baux viagers en tant que telles, on ne pouvait pas appliquer cette technique de la manière habituelle. M. Pestl, comme il a été indiqué plus tôt dans les présents motifs, s’est inspiré de la vente de logements en copropriété pour déterminer un prix au pied carré, qu’il a ensuite appliqué aux logements d’habitation dans les divers immeubles. Le fait que M. Pestl n’ait pas tenu compte des coûts de conversion est sans conséquence car il ne proposait pas que les logements soient vendus en tant que logements en copropriété, mais simplement que leur valeur était analogue à celle de logements en copropriété.

 

[58]           Cela suffit pour disposer des arguments invoqués par les appelantes. Comme il leur incombe de démontrer que le juge de première instance a commis une erreur, et qu’elles n’ont pas réussi à relever une erreur qui permettrait à la présente Cour d’intervenir, l’appel devrait être rejeté. Cependant, je ne tiens pas à donner l’impression d’avoir souscrit à une hypothèse douteuse qui sous-tend les évaluations des deux évaluateurs. La question fondamentale soumise à la Cour canadienne de l’impôt est la juste valeur marchande des immeubles d’habitation. Les deux évaluateurs ont établi des rapports d’évaluation fondés sur une évaluation du fief simple des immeubles en question. Une évaluation du fief simple est, d’après le rapport de M. Pestl, une évaluation dans laquelle [Traduction] « on a fait abstraction de toutes les charges et servitudes existantes, et l’immeuble est évalué comme s’il était quitte de toutes dettes et charges et géré de façon sérieuse, sauf indication contraire ». (D.A., vol. II(e), p. 1347, non souligné dans l’original.) Aucune autre limite n’a été mentionnée dans le rapport de M. Pestl. Cela a eu pour effet de faire abstraction de la présence et de l’effet des baux viagers détenus par les personnes qui allaient occuper les logements.

 

[59]           Cette abstraction a un effet non négligeable. Le passage suivant, extrait du contre-interrogatoire de M. Pestl, illustre les droits qu’acquiert une personne qui achète l’immeuble faisant l’objet des baux viagers :

[Traduction] Ce que j’essaie de dire, c’est que la nature d’une disposition, n’importe quelle disposition du projet en question dépend de… ce que l’on évalue, c’est la valeur en fief simple de la propriété…

 

Dans le cas présent, l’intérêt en fief simple est divisé, d’après les clauses du bail viager, en deux intérêts. L’intérêt en bail viager est manifestement un intérêt à bail qui est très, très considérable, et l’intérêt résiduel est l’intérêt du locateur, dans le cas présent, l’intérêt en fonds affermé.

 

Et, essentiellement, sans l’accord du détenteur de l’intérêt à bail viager, la valeur du fonds affermé est minime car le fonds affermé – le titulaire de l’intérêt en fonds affermé dans la propriété n’a presque aucun droit avant l’extinction de l’intérêt à bail.

 

Et, comme je l’ai dit plus tôt, l’intérêt à bail viager peut – disons, tout d’abord, c’est très… il ne comporte pas de clause précise au sujet du transfert, et cela concerne donc la durée du bail fondée sur la vie de l’acheteur, mais même si cela ne devait pas se produire, le titulaire du fonds affermé ne posséderait que l’utilisation réversive de la propriété une fois que le bail, en fait, est expiré.

 

Et, à l’expiration du bail, il y a au moins le paiement des frais d’entrée à remettre à la succession de l’occupant et, peut-être, le remboursement d’autres paiements d’immobilisation qui ont été effectués, de sorte qu’il ne reste au titulaire de l’intérêt en fonds affermé qu’une part très mince de l’ensemble de droits.

 

[D.A., vol. III(d), p. 784 et 785.]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[60]           La décision des évaluateurs d’évaluer les immeubles d’habitation en se fondant sur le fief simple, par opposition au fonds affermé, n’a pas été mise en doute dans la présente instance et, de ce fait, nous n’avons pas à décider si elle était justifiée ou non. Par conséquent, je n’exprime aucune opinion sur la question et je laisse à d’autres le soin de la trancher dans une affaire où elle sera plaidée.

 

[61]           En définitive, je suis d’avis de rejeter les appels avec un seul mémoire de dépens.

 

 

 

« J.D. Denis Pelletier »

Juge

« Je souscris aux présents motifs

Alice Desjardins, juge »

 

« Je souscris aux présents motifs

John M. Evans, juge »

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-632-04

 

APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DATÉ DU 1er NOVEMBRE 2004, DOSSIERS Nos 2000-1755 (GST)G, 2001-2725 (GST)G, 2001-2726(GST)G et 2001-2856(GST)G

 

INTITULÉ :               SOUTHPARK ESTATES INC., S.A.M. (COLORADO) INC.

VILLA BELIVEAU INC., VIRDEN KIN PLACE INC.

et SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Winnipeg (Manitoba)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 13 février 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LA JUGE DESJARDINS

                                                                                                LE JUGE EVANS

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 27 avril 2006

 

COMPARUTIONS :

 

Jonathan Kroft

Barbara Shields

POUR LES APPELANTES

 

 

Lyle Bouvier

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Aikins, MacAulay & Thorvaldson LLP

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES APPELANTES

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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