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Date : 20040505

Dossier : A-361-03

Référence : 2004 CAF 182

CORAM :       LA JUGE DESJARDINS

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                    ACTTON TRANSPORT LTD.

                                                                                                                   appelante/demanderesse

                                                                             et

                             DAWN STEEVES, CANADA (MINISTRE DU TRAVAIL)

                                                     et RUSSELL LYLE McIVOR

                                                                                                                             intimés/défendeurs

                                    Audience tenue à Calgary (Alberta), le 28 janvier 2004.

                                        Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 mai 2004.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LA JUGE DESJARDINS

                                                                                                                   LE JUGE LÉTOURNEAU


Date : 20040505

Dossier : A-361-03

Référence : 2004 CAF 182

CORAM :       LA JUGE DESJARDINS

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE PELLETIER

ENTRE :

                                                    ACTTON TRANSPORT LTD.

                                                                                                                   appelante/demanderesse

                                                                             et

                             DAWN STEEVES, CANADA (MINISTRE DU TRAVAIL)

                                                     et RUSSELL LYLE McIVOR

                                                                                                                             intimés/défendeurs

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER


[1]                Russell Lyle McIvor (McIvor), un ex-employé mécontent d'Actton Transport Ltd. (Actton), s'est plaint aux fonctionnaires du ministre du Travail du Canada (le ministre) qu'il n'avait pas été payé pour les heures supplémentaires auxquelles il avait droit. Comme Actton est un employeur régi par les lois fédérales, le droit de McIvor à des heures supplémentaires dépendait du Règlement sur la durée du travail des conducteurs de véhicules automobiles, C.R.C. 1978, ch. 990 (le Règlement). Pour ce qui est des heures supplémentaires, le Règlement fait une distinction entre un conducteur urbain de véhicule automobile et un conducteur routier de véhicule automobile. C'est la « pratique courante de l'industrie » qui dira si un chauffeur est l'un ou l'autre. L'une des fonctionnaires du ministère, Dawn Steeves (Steeves), a fait une enquête pour savoir à quelle distance de leur terminus d'attache travaillaient en général les conducteurs urbains de véhicules automobiles dans la région de Calgary. Se fondant sur son enquête, elle a conclu que McIvor était un conducteur urbain de véhicule automobile et qu'il avait donc droit à des heures supplémentaires après avoir travaillé 9 heures par jour ou 45 heures par semaine. Elle a émis un ordre de paiement enjoignant à Actton de payer à McIvor environ 1 000 $ en heures supplémentaires.

[2]                Actton a tenté de persuader un juge de la Cour fédérale d'annuler l'ordre de paiement de Steeves. L'entreprise a fait valoir que, lorsque le Règlement définit un conducteur urbain de véhicule automobile en fonction de la pratique courante de l'industrie dans le secteur géographique où travaille le conducteur, le Règlement prétend autoriser un fonctionnaire du ministère à prendre une décision que le Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2 (le Code) réserve au gouverneur en conseil. Le juge n'a pas accepté cette manière de voir et a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par Actton. Actton en appelle à la Cour d'appel fédérale.


[3]                Devant nous, Actton soulève les mêmes arguments, outre un argument additionnel qu'elle n'avait pas été autorisée à faire valoir devant le juge de la Cour fédérale parce qu'elle n'avait pas signifié un avis de question constitutionnelle. Ayant maintenant signifié l'avis requis, Actton dit que la définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » était incertaine au point de rendre invalide le Règlement.

[4]                Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que l'appel doit être rejeté. Le gouverneur en conseil est libre de définir ce qu'est un conducteur urbain de véhicule automobile en fonction des critères de son choix. Si l'un de ces critères est la pratique courante de l'industrie, alors un fonctionnaire devra se demander ce qu'est cette pratique dans un cas donné. Après cela, le Règlement est alors appliqué à la lumière des faits constatés par le fonctionnaire enquêteur. C'est le Règlement qui définit ce qu'est un conducteur urbain de véhicule automobile, même si une enquête factuelle est requise pour l'application du Règlement. Quant à l'argument de l'incertitude, il est sans fondement. Le fait que les pratiques puissent varier d'une région à une autre n'est pas révélateur d'une incertitude.

LE RÉGIME LÉGISLATIF

[5]                L'argument est exposé du point de vue d'une délégation de pouvoir, mais il s'agit ici d'heures supplémentaires, et plus précisément de savoir si McIvor avait droit à des heures supplémentaires après avoir travaillé 9 heures par jour ou 45 heures par semaine, comme il le prétendait, ou seulement après avoir travaillé 60 heures par semaine, comme le prétendait Actton.

[6]                La partie III du Code est intitulée « Durée normale du travail, salaire, congés et jours fériés » . L'article 166, qui est l'article des définitions, contient la définition de « heures supplémentaires » et celle de « durée normale du travail » .


« heures supplémentaires » Heures de travail effectuées au-delà de la durée normale du travail.

"overtime" means hours of work in excess of standard hours of work;

« durée normale du travail » La durée de travail fixée sous le régime des articles 169 ou 170, ou par les règlements d'application de l'article 175.

"standard hours of work" means the hours of work established pursuant to section 169 or 170 or in any regulations made pursuant to section 175


[7]                Les heures supplémentaires deviennent payables lorsqu'un employé travaille plus que la durée normale du travail.

[8]                Les autres dispositions législatives qui intéressent le présent différend sont les suivantes :


169. (1) Sauf disposition contraire prévue sous le régime de la présente section :

169. (1) Except as otherwise provided by or under this Division

a) la durée normale du travail est de huit heures par jour et de quarante heures par semaine;

(a) the standard hours of work of an employee shall not exceed eight hours in a day and forty hours in a week; and


b) il est interdit à l'employeur de faire ou laisser travailler un employé au-delà de cette durée.

. . .

(b) no employer shall cause or permit an employee to work longer hours than eight hours in any day or forty hours in any week.

. . .171. (1) L'employé peut être employé au-delà de la durée normale du travail. Toutefois, sous réserve des articles 172, 176 et 177 et des règlements d'application de l'article 175, le nombre d'heures qu'il peut travailler au cours d'une semaine ne doit pas dépasser quarante-huit ou le nombre inférieur fixé par règlement pour l'établissement où il est employé.

. . .

171. (1) An employee may be employed in excess of the standard hours of work but, subject to sections 172, 176 and 177, and to any regulations made pursuant to section 175, the total hours that may be worked by any employee in any week shall not exceed forty-eight hours in a week or such fewer total number of hours as may be prescribed by the regulations as maximum working hours in the industrial establishment in or in connexion with the operation of which the employee is employed.

. . .

174. Sous réserve des règlements d'application de l'article 175, les heures supplémentaires effectuées par l'employé, sur demande ou autorisation, donnent lieu à une majoration de salaire d'au moins cinquante pour cent.

174. When an employee is required or permitted to work in excess of the standard hours of work, the employee shall, subject to any regulations made pursuant to section 175, be paid for the overtime at a rate of wages not less than one and one-half times his regular rate of wages.

175. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement :

175. (1) The Governor in Council may make regulations

a) adapter les dispositions des articles 169 et 171 au cas de certaines catégories d'employés exécutant un travail lié à l'exploitation de certains établissements s'il estime qu'en leur état actuel, l'application de ces articles :

(a) modifying the provisions of sections 169 and 171 for the purpose of the application of this Division to classes of employees who are employed in or in connexion with the operation of any industrial establishment where, in the opinion of the Governor in Council, the application of those sections without modification

(i) soit porte - ou porterait - atteinte aux intérêts des employés de ces catégories,

(i) would be or is unduly prejudicial to the interests of the employees in those classes, or

(ii) soit cause - ou causerait - un grave préjudice au fonctionnement de ces établissements;

. . .

(ii) would be or is seriously detrimental to the operation of the industrial establishment;

. . .

(2) La prise de règlements d'application de l'alinéa (1)a) ou b) est subordonnée à la tenue d'une enquête - sur le travail d'employés susceptibles d'être touchés par ses dispositions - demandée, aux termes de l'article 248, par le ministre, ainsi qu'à la réception par celui-ci du rapport en découlant.

(2) No regulations may be made pursuant to paragraph (1)(a) or (b) unless the Minister, pursuant to section 248, has caused an inquiry to be made into and concerning the employment of employees liable to be affected thereby and has received a report from the person or persons appointed to hold the inquiry.


[9]                La règle générale est que la durée normale du travail est de 8 heures par jour et de 40 heures par semaine, mais le Code permet au gouverneur en conseil de soustraire certaines catégories d'employés à la règle générale. Au préalable, le ministre doit faire tenir une enquête. L'employé qui travaille plus que la durée normale du travail a droit à une majoration de salaire d'au moins 50 p. 100.

[10]            Le gouverneur en conseil a exercé le pouvoir qui lui est conféré par l'article 175, en adoptant le Règlement. Le Règlement traite des heures de travail des conducteurs de véhicules automobiles, notamment les conducteurs urbains de véhicules automobiles, les conducteurs routiers de véhicules automobiles et les conducteurs d'autobus. La définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » est au coeur du présent différend.


« conducteur urbain de véhicule automobile » désigne un conducteur de véhicule automobile qui exerce son activité uniquement dans un rayon de 10 milles de son terminus d'attache et qui n'est pas un conducteur d'autobus, et comprend tout conducteur de véhicule automobile classé comme conducteur urbain de véhicule automobile dans une convention collective intervenue entre son employeur et un syndicat qui agit en son nom, ou tout conducteur qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre mais qui est censé être un conducteur urbain de véhicule automobile selon la pratique courante de l'industrie dans le secteur géographique où il est employé;

(Je souligne.)

"city motor vehicle operator" means a motor vehicle operator who operates exclusively within a 10-mile radius of his home terminal and is not a bus operator and includes any motor vehicle operator who is classified as a city motor vehicle operator in a collective agreement entered into between his employer and a trade union acting on his behalf or who is not classified in any such agreement but is considered to be a city motor vehicle operator according to the prevailing industry practice in the geographical area where he is employed;

(Emphasis added.)


[11]            Les autres parties du Règlement qui intéressent la présente affaire sont les suivantes :



. . .

3. Les dispositions des articles 169 et 171 de la Loi sont adaptées dans la mesure prévue par le présent règlement pour l'application de la section I de la Loi aux catégories suivantes d'employés :

. . .

3. The provisions of sections 169 and 171 of the Act are modified to the extent set out in these Regulations for the purpose of the application of Division I of the Act to the following classes of employees:

a) les conducteurs d'autobus,

(a) bus operators,

b) les conducteurs urbains de véhicules automobiles, et

(b) city motor vehicle operators, and

c) les conducteurs routiers de véhicules automobiles

qui sont employés dans ou en rapport avec l'exploitation de tout établissement industriel de

(c) highway motor vehicle operators

who are employed upon or in connection with the operation of any industrial establishment engaged in

d) transport de marchandises ou de passagers par véhicule automobile, de tout endroit situé dans une province à tout endroit situé hors de cette province, ou

(d) the transportation of goods or passengers by motor vehicle from any point within a province to any point outside that province, or

e) transport du courrier n'importe où au Canada.

(e) the transportation of mail anywhere in Canada

4. (1) Sous réserve de toute autre disposition du présent règlement et du Règlement sur les heures de service des conducteurs de véhicules utilitaires, les employés des catégories visées à l'article 3 peuvent être appelés à travailler au-delà de la durée normale du travail et le nombre total d'heures de travail qui peuvent être fournies par de tels employés peut dépasser 48 heures au cours d'une semaine.

4. (1) Subject to these Regulations and the Commercial Vehicles Drivers Hours of Service Regulations, employees of the classes specified in section 3 may be employed in excess of the standard hours of work, and the total hours that may be worked by any such employees may exceed 48 hours in a week.

5. (1) Sous réserve du paragraphe (2) et de l'article 8, la durée normale du travail d'un conducteur urbain de véhicule automobile peut dépasser 8 heures par jour et 40 heures par semaine mais non 9 heures par jour ou 45 heures par semaine et nul employeur ne doit faire ou laisser travailler un tel conducteur au-delà de 9 heures par jour ou de 45 heures par semaine.

5. (1) Subject to subsection (2) and section 8, the standard hours of work of a city motor vehicle operator may exceed 8 hours in a day and 40 hours in a week but shall not exceed 9 hours in a day and 45 hours in a week, and no employer shall cause or permit a city motor vehicle operator to work longer hours than 9 hours in a day or 45 hours in a week.

6. (1) Sous réserve du présent article et de l'article 8, la durée normale du travail d'un conducteur routier de véhicule automobile peut dépasser 40 heures par semaine mais non 60 heures et nul employeur ne doit faire ou laisser travailler un tel conducteur au-delà de 60 heures par semaine.

6. (1) Subject to this section and section 8, the standard hours of work of a highway motor vehicle operator may exceed 40 hours in a week but shall not exceed 60 hours, and no employer shall cause or permit a highway motor vehicle operator to work longer hours than 60 hours in a week.


[12]            À titre de conducteur urbain de véhicule automobile, McIvor aurait droit à des heures supplémentaires après avoir travaillé 45 heures durant la semaine (article 5), mais, à titre de conducteur routier de véhicule automobile, il n'aurait droit à des heures supplémentaires qu'après avoir travaillé 60 heures durant la semaine (article 6).

L'ENQUÊTE ET LES CONCLUSIONS DE DAWN STEEVES

[13]            Puisqu'il n'est pas contesté que McIvor a conduit son véhicule à l'extérieur d'un rayon de 10 milles de son terminus d'attache, la question s'est posée de savoir s'il était considéré comme un conducteur urbain de véhicule automobile à Calgary, le secteur géographique où il est employé. Steeves s'est enquise auprès de plusieurs entreprises qui employaient des camionneurs dans la région de Calgary. Elle leur a posé plusieurs questions, en leur demandant notamment si leurs conducteurs urbains étaient rémunérés à l'heure ou au mille, ainsi que le secteur géographique où ils travaillaient. On lui a répondu que la plupart des conducteurs urbains étaient rémunérés à l'heure, et que la majorité d'entre eux travaillaient sur des trajets qui comprenaient la ville de Calgary et les municipalités environnantes, notamment Strathmore, qui se trouve à 31 kilomètres du centre-ville de Calgary. Par conséquent, elle a conclu que la pratique courante de l'industrie dans la région de Calgary était que les conducteurs urbains sillonnaient la ville de Calgary et les municipalités environnantes. Puisque les trajets suivis par McIvor faisaient tous partie de ce secteur, elle a conclu qu'il était un conducteur urbain de véhicule automobile.


ANALYSE

[14]            L'argument d'Actton, c'est que, en laissant à un fonctionnaire le soin de déterminer la « pratique courante de l'industrie » , le gouverneur en conseil a transformé un pouvoir législatif en un pouvoir administratif, ce qui équivaut à une délégation illicite. Actton dit que, lorsqu'une loi oblige le gouverneur en conseil à faire certaines choses par règlement, le gouverneur en conseil ne peut simplement habiliter un fonctionnaire à faire ces choses. L'exercice du pouvoir législatif ne peut être remplacé par l'exercice d'un pouvoir administratif.

[15]            Selon Actton, puisque le gouverneur en conseil a fixé un rayon de 10 milles pour définir l'activité exercée par un conducteur urbain de véhicule automobile, toute dérogation à cette limite constitue l'exercice d'un pouvoir législatif :

[traduction]

34. L'appelante dit que, dans cette affaire, le gouverneur en conseil, en adoptant au départ le rayon de 10 milles après tenue d'une enquête, a officiellement établi un secteur géographique précis et facilement définissable à l'intérieur duquel un seul ensemble de règles permettant de calculer les heures supplémentaires est applicable, à l'exclusion mutuelle d'un autre ensemble de règles, lesquelles devaient également servir à calculer les heures supplémentaires d'un camionneur non syndiqué. Pour savoir quel ensemble de règles est applicable dans un cas donné, il faut s'en remettre à la frontière géographique établie par règlement du gouverneur en conseil. L'appelante dit que, logiquement, par nécessité et en toute justice pour les employeurs, la modification de ce secteur géographique établi doit être une fonction législative qui ne peut être exercée que par le gouverneur en conseil, après la tenue d'une enquête...

                (Exposé des faits et du droit de l'appelante, à la page 9.)


[16]            L'argument d'Actton équivaut à dire que, une fois que le gouverneur en conseil, après enquête, a fixé à 10 milles de son terminus d'attache le rayon à l'intérieur duquel un conducteur urbain doit exercer son activité, toute modification de cette limite nécessitait une nouvelle enquête de la part du ministre, et l'adoption de nouveaux règlements. Au soutien de cet argument, Actton invoque des précédents tels que Ex Parte Brent, [1955] 3 D.L.R. 587 (C.A. Ont.). Dans cette affaire, la Loi sur l'immigration, S.R.C. 1952, ch. 325, autorisait le gouverneur en conseil à prendre des règlements portant sur divers sujets, notamment les qualités requises des personnes demandant leur admission au Canada :

61. Le gouverneur en conseil peut établir des règlements pour la réalisation des fins et l'application des dispositions de la présente loi et, sans restreindre la généralité de ce qui précède, il peut établir des règlements concernant

. . .

g) l'interdiction d'accorder, ou les restrictions selon lesquelles peut être accordée, l'admission de personnes en raison

. . .

(iii) d'inaptitude eu égard aux conditions ou exigences climatiques, économiques, sociales, industrielles, éducatives, ouvrières, sanitaires ou autres existant temporairement ou autrement au Canada ou dans la région ou le pays d'où, ou par lequel ces personnes viennent au Canada, ...

[17]            Le gouverneur en conseil a prétendu exercer le pouvoir qui lui était ainsi conféré en promulguant le règlement suivant :

20(4) Sous réserve des dispositions de la Loi et des présents règlements, l'admission au Canada de toute personne est interdite si, de l'avis de l'enquêteur spécial, une telle personne ne peut pas être admise en raison :

. . .


b) de son inaptitude eu égard aux conditions ou exigences économiques, sociales, industrielles, éducatives, ouvrières, sanitaires ou autres existant temporairement ou autrement au Canada ou dans la région ou le pays d'où, ou par lequel, ces personnes viennent au Canada, ...

[18]            Le règlement conférait simplement à un agent enquêteur spécial le pouvoir de déterminer l'inaptitude du candidat, en se fondant sur les mêmes critères que ceux qui étaient définis dans la loi habilitante. Le résultat est que le gouverneur en conseil n'avait pris aucun règlement sur l'aptitude des candidats. Il avait pris un règlement qui donnait à l'agent enquêteur spécial le pouvoir de dire si l'aptitude en question était présente, selon les mêmes critères que ceux sur lesquels la loi habilitante appelait l'attention du gouverneur en conseil. Le lecteur du règlement n'en savait pas plus que le lecteur de la loi habilitante sur ce qui pouvait constituer une inaptitude. Rien d'étonnant à ce que la Cour d'appel de l'Ontario, puis la Cour suprême du Canada, aient trouvé qu'il s'agissait là d'un cas de délégation irrégulière.

[19]            À la Cour d'appel de l'Ontario, le juge Aylesworth avait estimé que le législateur voulait que le gouverneur en conseil exerce sa sagesse et son expérience collégiales pour fixer des normes à l'usage général des agents d'immigration, et non pas qu'il crée la possibilité d'une [traduction] « vaste diversité de règles et d'opinions changeant constamment au gré des convictions individuelles de tels agents » (Ex parte Brent, précité, à la page 593). La Cour suprême du Canada avait confirmé cette manière de voir.

[20]            En l'espèce, le Code autorise le gouverneur en conseil à définir la durée normale du travail des employés travaillant dans des secteurs où l'application des règles générales exposées aux articles 169 et 171 serait préjudiciable aux intérêts des employés ou des employeurs. Le Règlement en question ici soustrait au régime général l'emploi des conducteurs de véhicule automobile et prévoit donc des règles différentes pour les conducteurs urbains et routiers de véhicule automobile. Il faut donc établir une distinction entre les deux. Après avoir fixé un critère arbitraire, c'est-à-dire un rayon de 10 milles à partir du terminus d'attache du conducteur, le Règlement tient compte également de la reconnaissance de la pratique qui a cours dans l'industrie. La distinction entre les conducteurs urbains et les conducteurs routiers de véhicule automobile d'après la pratique courante de l'industrie s'accorde avec l'intention du législateur, puisque la pratique courante est une question de fait et non une question de pouvoir administratif. Lorsqu'un fonctionnaire est appelé à vérifier ce qu'est la pratique courante, en vue de l'appliquer à un cas donné, il ne légifère pas, il établit un fait.


[21]            Actton invoque aussi l'arrêt Brant Dairy Co. c. Ontario (Commission de commercialisation du lait), [1973] R.C.S. 131 (Brant Dairy Co.). Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si la Commission ontarienne de commercialisation du lait avait validement exercé le pouvoir qui lui avait été délégué de prévoir par règlement un système de contingents et le pouvoir de répartir les contingents. La Commission avait exercé ces pouvoirs en adoptant un règlement qui l'autorisait à fixer des contingents et à les attribuer comme bon lui semblait. La Cour suprême du Canada a jugé que la Commission ne pouvait transformer un pouvoir législatif en un pouvoir administratif en s'arrogeant le pouvoir d'agir en la matière « comme bon lui semblait » . L'arrêt Canadian Institute of Public Real Estate Cos. c. Toronto (Ville), [1979] 2 R.C.S. 2, est également invoqué dans le même sens.

[22]            Le principe établi dans ces précédents est que, lorsqu'un décideur est par délégation autorisé à décider certaines questions par règlement, le règlement qu'il prend dans l'exercice de son pouvoir doit effectivement décider les questions. Le règlement ne peut simplement conférer au décideur le pouvoir de décider administrativement ce que la loi l'oblige à décider par règlement. C'est la raison pour laquelle la Cour suprême avait invalidé le règlement de la Commission ontarienne de commercialisation du lait, qui autorisait la Commission à fixer des contingents comme bon lui semblait. La Commission avait utilisé son pouvoir de réglementation pour s'arroger le droit de décider les questions de contingents par voie administrative alors que le législateur voulait qu'elles soient décidées par voie réglementaire.


[23]            Ici, l'obligation pour le gouverneur en conseil de procéder par règlement a été accomplie lorsque le gouverneur en conseil a précisé dans un règlement que la distinction entre un conducteur urbain et un conducteur routier de véhicule automobile devait se faire selon la pratique courante de l'industrie. Contrairement à l'arrêt Brant Dairy Co., précité, un tel règlement ne confère pas à l'administration le droit illimité de décider quelles catégories d'employés seront soustraites aux articles 169 et 171 du Code. Les catégories soustraites sont précisées dans le Règlement. Le Règlement ne permet pas non plus aux fonctionnaires de décider du fondement sur lequel les conducteurs urbains de véhicule automobile seront distingués des conducteurs routiers. La base de la distinction est précisée dans le Règlement. Le rôle du fonctionnaire est de constater l'existence d'une pratique courante telle qu'elle existe dans le secteur géographique, puis d'appliquer la pratique en question.

[24]            Un tel régime a une raison d'être. En pratique, l'employeur qui n'est pas tenu de payer des heures supplémentaires à son employé tant qu'il n'a pas travaillé 60 heures jouit d'un avantage significatif sur ceux qui doivent payer des heures supplémentaires après 45 heures. Si la loi autorisait l'employeur à décider par lui-même de payer ou non des heures supplémentaires après 45 ou 60 heures, en se limitant à envoyer en mission un employé au-delà d'un rayon de 10 milles, il y aurait très peu de conducteurs urbains de véhicules automobiles. Le recours à la pratique courante de l'industrie comme facteur déterminant est un moyen de prémunir les employés contre des affectations dont l'objet est simplement de limiter leur droit à des heures supplémentaires.

[25]            Pour ces motifs, je ne puis même admettre que le Règlement soit une délégation de pouvoir législatif à un décideur administratif, encore moins une délégation irrégulière comme le prétend Actton. La seule chose qui a été déléguée est l'obligation de déterminer le contenu de la pratique courante de l'industrie dans un secteur donné, et c'est là une question de fait. Une fois le fait constaté, son effet est fonction du Règlement, et non fonction du pouvoir discrétionnaire de l'agent enquêteur. Cet argument n'est pas recevable.


[26]            Le deuxième argument d'Actton est que, en raison de la diversité des opinions exprimées par les fonctionnaires d'une région à une autre du pays, ou même à l'intérieur d'une région donnée, la pratique courante de l'industrie est un critère d'une imprécision inacceptable lorsqu'il s'agit de faire une distinction entre les conducteurs urbains et les conducteurs routiers. Cet argument reposait sur la preuve d'un désaccord entre les fonctionnaires de la région du Golden Horseshoe, en Ontario, sur la bonne interprétation du Règlement. À mon avis, cet argument est foncièrement boiteux parce qu'il ne fait pas la distinction entre clarté législative et confusion administrative.

[27]            L'intention du législateur est claire. La pratique courante de l'industrie doit être prise en compte lorsqu'il s'agit de savoir si un conducteur de véhicule automobile est un conducteur urbain ou un conducteur routier. Cette simple directive législative ne saurait devenir vague au point d'invalider le Règlement du seul fait que les fonctionnaires ne s'entendent pas sur la manière de l'appliquer. Les questions qui concernent la définition du secteur géographique dans lequel travaille un conducteur, ou qui concernent la manière de constater l'existence d'une pratique courante de l'industrie, relèvent de la pratique administrative. Bien qu'elles puissent donner lieu à certaines difficultés pratiques, ces difficultés ne transforment pas une intention législative claire en une intention à l'imprécision inadmissible.

[28]            Pour ces motifs, je rejetterais l'appel, avec dépens.

                                                                                                                         _ J.D. Denis Pelletier _            

                                                                                                                                                     Juge                           

« Je souscris aux présents motifs

Alice Desjardins, juge »

« Je souscris aux présents motifs

Gilles Létourneau, juge »

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                          A-361-03

INTITULÉ :                                         ACTTON TRANSPORT LTD. c. DAWN STEEVES, CANADA (MINISTRE DU TRAVAIL) et RUSSELL LYLE McIVOR

LIEU DE L'AUDIENCE :                    CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L'AUDIENCE :                  LE 28 JANVIER 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :               LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                            LA JUGE DESJARDINS

LE JUGE LÉTOURNEAU

DATE DES MOTIFS :                         LE 5 MAI 2004

COMPARUTIONS :

James R. Kitsul                                                          POUR L'APPELANTE/DEMANDERESSE

Rick Garvin                                                                POUR LES INTIMÉS/DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

James R. Kitsul                                                          POUR L'APPELANTE/DEMANDERESSE

James R. Kitsul Law Corporation

Surrey (C.-B.)

Morris Rosenberg                                                      POUR LES INTIMÉS/DÉFENDEURS

a/s Rick Garvin

Ministère de la Justice

Edmonton (Alberta)


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