Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20050412

 

Dossier : A-241-04

 

Référence : 2005 CAF 126

 

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

 

 

ENTRE :

 

                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                                             appelant

 

                                                                             et

 

                                                            MANZI WILLIAMS

 

                                                                                                                                                  intimé

 

 

 

 

 

                                   Audience tenue à Montréal (Québec), le 15 mars 2005

 

                                    Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 avril 2005

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                            LE JUGE DÉCARY

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                             LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                            LE JUGE NADON


Date : 20050412

 

Dossier : A-241-04

 

Référence : 2005 CAF 126

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

 

 

ENTRE :

 

                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                                             appelant

 

                                                                             et

 

                                                            MANZI WILLIAMS

 

                                                                                                                                                  intimé

 

 

 

 

 

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE DÉCARY

 

 


[1]               La Cour est saisie de l’appel interjeté sur une question certifiée d’une décision par laquelle le juge Pinard, de la Cour fédérale, a infirmé une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR ou la Commission). La Commission a rejeté la demande d’asile de l’intimé au motif qu’il pouvait réclamer la protection d’un pays (l’Ouganda), dont il pouvait facilement obtenir la nationalité en renonçant à la nationalité du pays (le Rwanda) où il risquait d’être persécuté. Le juge Pinard a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a certifié la question suivante :

L'expression « pays dont [la personne] a la nationalité » figurant à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-elle un pays dont le demandeur peut obtenir la citoyenneté si, afin de l'obtenir, il doit d'abord renoncer à la citoyenneté d'un autre pays, ce qu'il n'est pas disposé à faire?

 

 

LES FAITS              

[2]      L’intimé, Williams Manzi, est un citoyen du Rwanda. Il dit craindre d'être persécuté par les autorités rwandaises du fait des opinions politiques qui lui sont imputées et de son appartenance à un groupe social déterminé. Il prétend également être une personne à protéger parce qu’il est exposé au risque d'être soumis à la torture, à une menace pour sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Rwanda.

 

[3]               L’intimé est né au Rwanda en 1982 d’un père rwandais et d’une mère ougandaise. Il était donc de naissance un citoyen rwandais du fait de la citoyenneté rwandaise de son père (jus sanguinis) et du fait de sa naissance au Rwanda (jus solis). Il était aussi un citoyen ougandais à la naissance en raison de la citoyenneté ougandaise de sa mère (jus sanguinis). Il a vécu au Rwanda de 1982 à 1988, puis en Ouganda, avec ses parents, de 1988 à 1996. À la fin de 1996, il est retourné au Rwanda avec son père. D’août 1998 à novembre 1999, l’intimé a passé le plus clair de son temps en Ouganda où il a poursuivi ses études.

 


[4]               L’intimé a eu la double nationalité jusqu’en l’an 2000. Lorsqu’il a atteint l’âge de 18 ans, en conservant sa nationalité rwandaise, il a automatiquement cessé d’être un citoyen de l’Ouganda aux termes du paragraphe 15(2) de la Constitution de l’Ouganda :

[TRADUCTION]

 

15.   (2)   Tout citoyen de l’Ouganda cesse sur-le-champ d’être un citoyen de l’Ouganda si, à la date où il atteint l’âge de dix-huit ans, par un acte volontaire autre que le mariage, il acquiert ou conserve la citoyenneté d’un autre pays que l’Ouganda.

 

 

[5]               Ce qui est intéressant dans le cas qui nous occupe, toutefois, c’est le fait qu’aux termes du paragraphe 15(4) de la Constitution, l’intimé a la faculté de recouvrer de plein droit la citoyenneté ougandaise :

[TRADUCTION]

 

15.   (4)   Le citoyen ougandais qui perd la citoyenneté ougandaise par suite de l’acquisition ou de la possession de la citoyenneté d’un autre pays devient un citoyen de l’Ouganda lorsqu’il renonce à la citoyenneté ougandaise.

 

 

[6]               L’intimé a quitté le Rwanda le 15 août 2002. À la suite d’un séjour au Kenya, il est arrivé au Canada le 27 août 2002 en transitant par les États-Unis et il a demandé l’asile dès son arrivée. Le Rwanda était le seul pays dont il avait à ce moment-là mentionné avoir la citoyenneté.

 

[7]               À l’audience du 29 avril 2003, la Commission a soulevé la question de la possibilité pour l’intimé d’acquérir la citoyenneté ougandaise. L’intimé a alors admis que, s’il devait choisir de demander la citoyenneté ougandaise, il n’aurait aucune crainte d’être persécuté en Ouganda. La question de la protection « efficace » dans le second État ne se pose donc pas en l’espèce.

 


Décision de la Commission

[8]               Tout en estimant que l’intimé avait une crainte raisonnable et justifiée d’être persécuté au Rwanda, la Commission a néanmoins conclu qu’il pouvait se réclamer de la protection de l’Ouganda, parce que sa mère était née en Ouganda. L’intimé pouvait donc renoncer à la citoyenneté rwandaise, acquérir de plein droit la citoyenneté ougandaise et se réclamer de la protection de ce pays. La Commission a conclu que l’intimé n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de « personne à protéger » au sens, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).

 

[9]               La Commission a également fait observer que la mère de l’intimé, ainsi que sa fille et trois de ses frères et soeurs vivaient en Ouganda.

 

Décision de première instance rendue le 6 avril 2004 par le juge Pinard de la Cour fédérale

[10]           L’intimé a saisi la Cour fédérale d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Le juge Pinard a estimé que la Commission avait commis une erreur de droit en exigeant de l’intimé qu’il se réclame d’un pays (Ouganda) qui, au moment des faits, n’était pas un pays dont il avait la nationalité, au sens de l’alinéa 96a) de la Loi :

Comme on peut le constater à la simple lecture du texte, la disposition renvoie aux « pays dont [la personne] a la nationalité », et à aucun autre pays, notamment les pays de nationalité potentielle. Si le législateur avait eu l'intention de renvoyer à d'autres pays, il aurait été très simple de le dire.

 

                                                                                                                                                                        [paragraphe 5 des motifs]


[11]           Le juge Pinard a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et il a renvoyé l'affaire à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la CISR pour qu'elle l'examine et statue sur celle-ci conformément aux motifs de son jugement.

 

Prétentions et moyens de l’appelant

[12]           L’appelant affirme que l’expression «  pays dont [il] a la nationalité » que l’on trouve à l’article 96 de la Loi englobe les pays dont on peut obtenir ou recouvrer la citoyenneté si l’on renonce à la citoyenneté d’un autre pays. Invoquant l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 709 et 752, l’appelant souligne que la protection internationale accordée aux réfugiés se veut une protection « subsidiaire » qui n’est censée entrer en jeu que lorsque l’État dont l’intéressé a la nationalité n’est pas en mesure d’assurer sa protection. En l’espèce, l’intimé pourrait obtenir la protection de l’Ouganda s’il renonçait à la citoyenneté rwandaise et s’il acquérait de plein droit la citoyenneté ougandaise. L’intimé ne peut donc pas se réclamer de la protection du Canada.

 

Prétentions et moyens de l’intimé


[13]           Le principal argument que fait valoir l’intimé en l’espèce est que la jurisprudence citée par l’appelant concerne des cas dans lesquels l’acquisition de la citoyenneté d’un autre pays ne constituait qu’une « simple formalité ». Suivant l’avocat de l’intimé, cette situation ne se présente que lorsque l’intéressé possède la seconde citoyenneté au moment de l’audience et de la décision sans toutefois être en mesure de produire d’écrits pour le confirmer. Suivant cet argument, la citoyenneté est un droit fondamental auquel nul ne devrait être contraint de renoncer.

 

Dispositions applicables de la Loi et des traités

[14]           Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :



 

Définition de « réfugié »

96.       A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a)     soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b)     soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

97. (1)  A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n'a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée_ :

a)     soit au risque, s'il y a des motifs sérieux de le croire, d'être soumise à la torture au sens de l'article premier de la Convention contre la torture;

b)     soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant_ :

(i)  elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii)  elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d'autres personnes originaires de ce pays ou qui s'y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii)  la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iv)  la menace ou le risque ne résulte pas de l'incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Convention refugee

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(ais outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b)  not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

97. (1)  A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a)  to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i)  the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,                        (ii)  the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii)  the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv)  the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care. 

                                                                                    [Non souligné dans l’original.]

 

[15]           Convention de 1951 relative au statut des réfugiés :

 

 

Article premier. ‑‑ Définition du terme « réfugié »

 

 A.  Aux fins de la présente Convention, le terme « réfugié » s'appliquera à toute personne  :

 

[...]

 

2) [...]  Dans le cas d'une personne qui a plus d'une nationalité, l'expression "du pays dont elle a la nationalité" vise chacun des pays dont cette personne a la nationalité. Ne sera pas considérée comme privée de la protection du pays dont elle a la nationalité toute personne qui, sans raison valable fondée sur une crainte justifiée, ne s'est pas réclamée de la protection de l'un des pays dont elle a la nationalité.

 

 

Article 1.  Definition of the term “refugee”

 

A.  For the purposes of the present Convention, the term “refugee” shall apply to any person who :

 

...

 

(2) ...  In the case of a person who has more than one nationality, the term "the country of his nationality" shall mean each of the countries of which he is a national, and a person shall not be deemed to be lacking the protection of the country of his nationality if, without any valid reason based on well‑founded fear, he has not availed himself of the protection of one of the countries of which he is a national.

 

 

[16]           Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) :

 

Article 15

1.  Tout individu a droit à une nationalité.

 

2.  Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.

 

Article 15.

(1)  Everyone has the right to a nationality.

 

(2) No one shall be arbitrarily deprived of his nationality nor denied the right to change his nationality.

 


 

Norme de contrôle

[17]           La conclusion de la Commission suivant laquelle l’intimé pouvait obtenir la citoyenneté ougandaise de plein droit en renonçant à la citoyenneté rwandaise est une conclusion de fait que le juge de première instance ne pouvait modifier que s’il s’agissait d’une erreur manifeste et dominante. L’intimé ne conteste pas cette conclusion et, de toute façon, le juge Pinard ne l’a pas modifiée.

 

[18]           Pour déterminer si la possibilité de se réclamer de la protection de l’Ouganda constitue une raison valable de refuser d’accorder la qualité de réfugié, il faut interpréter l’article 96 de la Loi. Il s’agit d’une question de droit. Il est de jurisprudence constante que, pour les questions de droit de cette nature, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. La Commission ne pouvait se permettre de se tromper. Pas plus d’ailleurs que le juge de première instance.

 

Analyse

[19]           Il est acquis aux débats que la qualité de personne à protéger est refusée s’il est démontré qu’au moment de l’audience le demandeur a le droit, par de simples formalités, d’acquérir la citoyenneté (ou la nationalité, les deux termes étant employés de façon interchangeable dans ce contexte) d’un pays déterminé à l’égard duquel il n’a aucune crainte fondée d’être persécuté.

 


[20]           Ce principe découle d’une longue suite de décisions commençant par les arrêts rendus par notre Cour dans les affaires Canada (Procureur général) c. Ward, [1990] 2 C.F. 667 (C.A.F.), et Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Akl (1990), 140 N.R. 323 (C.A.F.), dans lesquels il a été jugé que, si un demandeur d’asile possède la citoyenneté de plusieurs pays, il doit démontrer qu’il a raison de craindre d’être persécuté dans chacun des pays dont il a la citoyenneté avant de pouvoir demander l’asile dans un pays dont il n’est pas un ressortissant. Notre décision dans l’affaire Ward a été confirmée par la Cour suprême du Canada (précité, au paragraphe 12) et ce principe a finalement été consacré par la Loi, à l’article 96, qui parle de « tout pays dont elle a la nationalité ».

 

[21]           Dans un autre jugement rendu avant que la Cour suprême du Canada ne rende l’arrêt Ward, le juge Rothstein (alors juge à la Section de première instance de la Cour fédérale) a, dans l’affaire Bouianova c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 67 F.T.R. 74, élargi la portée de l’arrêt Akl de notre Cour. Il a déclaré que si, au moment de l’audience, le demandeur a le droit d’acquérir la citoyenneté d’un pays déterminé en raison de son lieu de naissance et que cette acquisition peut se matérialiser par l’accomplissement de simples formalités, ne permettant pas ainsi à l’État en question de refuser de lui accorder la qualité revendiquée, le demandeur est censé se réclamer de la protection de cet État et se verra refuser la qualité de réfugié au Canada sauf s’il démontre qu’il craint avec raison d’être persécuté également dans cet autre pays dont il a la nationalité.

 


[22]           Je souscris entièrement aux motifs du juge Rothstein et en particulier au passage suivant, à la page 77 :

Le fait de ne pas avoir de nationalité ne doit pas relever du contrôle d'un [demandeur].

 

Le véritable critère est, selon moi, le suivant : s’il est en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté d’un pays pour lequel il n’a aucune crainte fondée d’être persécuté, la qualité de réfugié sera refusée au demandeur. Bien que des expressions comme « acquisition de la citoyenneté de plein droit » ou « par l’accomplissement de simples formalités » aient été employés, il est préférable de formuler le critère en parlant de «  pouvoir, faculté ou contrôle du demandeur », car cette expression englobe divers types de situations. De plus, ce critère dissuade les demandeurs d’asile de rechercher le pays le plus accommodant, une démarche qui est incompatible avec l’aspect « subsidiaire » de la protection internationale des réfugiés reconnue dans l’arrêt Ward et, contrairement à ce que l’avocat de l’intimé a laissé entendre, ce critère ne se limite pas à de simples formalités comme le serait le dépôt de documents appropriés. Le critère du « contrôle » exprime aussi une idée qui ressort de la définition du réfugié, en l’occurrence le fait que l’absence de « volonté » du demandeur à accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la protection de l’État entraîne le rejet de sa demande d’asile à moins que cette absence s’explique par la crainte même de persécution. Le paragraphe 106 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié précise bien que « [c]haque fois qu'elle peut être réclamée, la protection nationale l'emporte sur la protection internationale ». Dans l’arrêt Ward, à la page 752, la Cour suprême du Canada fait observer, à la page 752, que « [l]orsqu'il est possible de l'obtenir, la protection de l'État d'origine est la seule solution qui s'offre à un demandeur ».


 

[23]      Le principe énoncé par le juge Rothstein dans la décision Bouianova est suivi et appliqué depuis au Canada. Il importe peu que la citoyenneté d’un autre pays ait été obtenue de naissance, par naturalisation ou par succession d’États, pourvu que le demandeur ait la faculté de l’obtenir. (Les dernières décisions à cet égard sont celle du juge Kelen dans l’affaire Barros c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 283, et celle de la juge Snider dans l’affaire Choi c. Canada (Solliciteur général), 2004 CF 291.)

 

[24]      Le principe est également reconnu en Angleterre (Zaid Tecle c. Secretary of State for the Home Department, [2002] E.W.J. No. 4196, Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles (Chambre civile), en Australie (voir « Refugee Status and Multiple Nationality in the Indonesian Archipelago:  Is there a Timor Gap? », Rysyard Protrowicy, [1996] International Journal of Refugee Law, vol. 8, no 3, p. 319) et en France (voir Spivak, Conseil d’État, no 160832, 2 avril 1997; « Traité du droit de l’asile, » Denis Allard et Catherine Teitgen-Colly, Presses Universitaires de France, 2002, p. 446, où l’on cite la décision Bouianova).

 


[25]      Il s’ensuit que le juge Pinard a commis une erreur en concluant que l’expression « les pays dont elle a la nationalité » à l’article 96 de la Loi n’englobe pas les pays de nationalité potentielle. Il est vrai que dans le texte français, « tout pays dont elle a la nationalité », de même que la version française et la version anglaise de l’article 1(A)(2) de la Convention sur les réfugiés pourraient justifier une interprétation restrictive, mais, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence, une telle interprétation serait incompatible avec l’objectif véritable de la protection internationale des réfugiés.

 

[26]      L’avocat de l’intimé soutient qu’aucune des décisions citées ne porte sur un cas où la citoyenneté d’un autre pays ne pourrait être acquise que par la renonciation à sa propre citoyenneté. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un cas où l’accomplissement de simples formalités suffirait à confirmer une citoyenneté déjà obtenue dans un autre pays. Dans l’affaire qui nous occupe, la citoyenneté d’un autre pays ne peut être obtenue qu’après renonciation à sa propre citoyenneté, de sorte qu’on ne saurait affirmer qu’elle existe au moment de l’audience.

 

[27]      Cet argument est mal fondé. Le principe qui a été établi par la jurisprudence, c’est que lorsque la citoyenneté d’un autre pays peut être réclamée, le demandeur est censé entreprendre des démarches pour l’obtenir et qu’il se voit refuser la qualité de réfugié s’il est démontré qu’il était en son pouvoir d’acquérir cette autre citoyenneté. Or, en l’espèce, l’intimé a la faculté de renoncer à sa citoyenneté rwandaise pour obtenir la citoyenneté ougandaise. Il lui est loisible d’acquérir cette autre citoyenneté s’il a la volonté de l’obtenir. Dans le jugement Chavarria c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 17 (C.F. 1re inst.), la seule décision invoquée par les parties qui aborde la question de la renonciation à la citoyenneté, le juge Teitelbaum a, sans toutefois entrer dans les détails, refusé d’accorder la qualité de réfugié et ce, même si le recouvrement de la citoyenneté d’un autre pays « signifierait probablement qu’Eduardo aurait à renoncer à sa citoyenneté salvadorienne [...] » (au paragraphe 60).


[28]      L’avocat de l’intimé conteste le jugement Chavarria qui, affirme-t-il, est erroné. À son avis, la citoyenneté est un droit fondamental auquel nul ne devrait être contraint de renoncer. Cette proposition est, à mon avis, beaucoup trop large.

 

[29]      Premièrement, il ne s’agit pas ici de forcer un individu à renoncer à sa citoyenneté. L’intimé est libre et demeure libre, au Canada, de ne pas renoncer à sa citoyenneté rwandaise et de ne pas chercher à obtenir la citoyenneté ougandaise. S’il choisit de ne pas renoncer à sa citoyenneté rwandaise et de ne pas revendiquer la citoyenneté ougandaise, il devra assumer les conséquences de son choix.

 

[30]      Deuxièmement, nous n’avons pas affaire ici à quelqu’un qui deviendra apatride s’il renonce à sa citoyenneté.

 

[31]      Troisièmement, précisément parce que la citoyenneté est un droit fondamental, devant le choix de devenir un réfugié dans un pays ou un citoyen dans un autre, une personne a tout à gagner en optant pour la citoyenneté plutôt que pour le statut de réfugié.

 


[32]      Quatrièmement, on ne saurait prétendre qu’une personne est privée de son droit de citoyenneté lorqu’on lui offre la possibilité de renoncer à la citoyenneté d’un pays où elle court le risque d’être persécutée en échange de l’acquisition de plein droit de la citoyenneté d’un pays où elle ne s’expose à aucun risque. On gagne d’un côté ce que l’on perd de l’autre. De plus, il semble qu’un citoyen rwandais ait un droit automatique, naturel et historique à la citoyenneté rwandaise même s’il y a renoncé en vue d’acquérir une citoyenneté étrangère (Rapport sur le Rwanda, octobre 2002, paragraphes 5.3 à 5.5 et note infrapaginale 25g), dossier d’appel, vol. 1, onglet A, pages 119 et 165).

 

[33]      J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rétablirais la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention.

 

[34]      Compte tenu des circonstances de la présente affaire, il y a lieu de répondre par l’affirmative à la question certifiée suivante :

 

L'expression « pays dont [la personne] a la nationalité » figurant à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-elle un pays dont le demandeur peut obtenir la citoyenneté si, afin de l'obtenir, il doit d'abord renoncer à la citoyenneté d'un autre pays, ce qu'il n'est pas disposé à faire?

 

 

                                                                                                                               « Robert Décary »                          

                                                                                                                                                     Juge

 

« Je souscris aux présents motifs. »

     Le juge Gilles Létourneau

 

« Je souscris aux présents motifs. »

     Le juge M. Nadon

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christiane Bélanger, LL.L.


                                                   COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                            A-241-04

 

INTITULÉ :                                                                          M.C.I. c. MANZI WILLIAMS

                                                                             

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 LE 15 MARS 2005

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               LE JUGE DÉCARY

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                                         LE 12 AVRIL 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

 

Me Michelle Joubert

 

POUR L’APPELANT

 

Me William Sloan

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

 

Me John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANT

 

 

Me William Sloan

Montréal (Québec)

 

POUR L’INTIMÉ


Date : 20050412

 

Dossier : A-241-04

 

 

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2005

 

 

 

CORAM :      LE JUGE DÉCARY

LE JUGE LÉTOURNEAU

LE JUGE NADON

 

 

ENTRE :

 

                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

            appelant

 

                                                                             et

 

                                                            MANZI WILLIAMS

 

            intimé

 

 

                                                                   JUGEMENT

 

L’appel est accueilli, le jugement de la Cour fédérale est annulé et la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention est rétablie.

 

Compte tenu des circonstances de la présente affaire, il y a lieu de répondre par l’affirmative à la question certifiée suivante :


L'expression « pays dont [la personne] a la nationalité » figurant à l'article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés comprend-elle un pays dont le demandeur peut obtenir la citoyenneté si, afin de l'obtenir, il doit d'abord renoncer à la citoyenneté d'un autre pays, ce qu'il n'est pas disposé à faire?

 

 

                                                                                                                               « Robert Décary »                         

                                                                                                                                                     Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.