Date : 20180718
Dossier : A-230-17
Référence : 2018 CAF 136
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE NEAR
LA JUGE WOODS
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ENTRE :
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BONNYBROOK PARK INDUSTRIAL DEVELOPMENT CO. LTD.
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appelante
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et
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LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
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intimé
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Audience tenue à Toronto (Ontario), le 9 janvier 2018.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2018.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE WOODS
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Y A SOUSCRIT :
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LE JUGE NEAR
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MOTIFS DISSIDENTS :
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LE JUGE STRATAS
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Date : 20180718
Dossier : A-230-17
Référence : 2018 CAF 136
CORAM :
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LE JUGE STRATAS
LE JUGE NEAR
LA JUGE WOODS
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ENTRE :
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BONNYBROOK PARK INDUSTRIAL DEVELOPMENT CO. LTD.
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appelante
|
et
|
LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
|
intimé
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MOTIFS DU JUGEMENT
LA JUGE WOODS
[1]
Bonnybrook Industrial Park Development Co. Ltd. interjette appel de la décision rendue par la Cour fédérale (2017 CF 642), laquelle a rejeté la demande de contrôle judiciaire d’une décision du ministre du Revenu national.
[2]
Bonnybrook est une société privée qui touche des revenus locatifs et, à ce titre, est admissible à un remboursement partiel de l’impôt lorsqu’elle distribue ses revenus à ses actionnaires sous forme de dividendes. Ce remboursement au titre de dividendes, prévu au paragraphe 129(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), a pour but d’assurer la neutralité fiscale en matière de revenu passif, que le revenu soit gagné par un particulier directement ou par l’intermédiaire d’une société.
[3]
Le remboursement au titre de dividendes est subordonné notamment à la production par la société d’une déclaration de revenus dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition pertinente. Bonnybrook a omis de produire des déclarations de revenus pendant de nombreuses années et a dépassé le délai pour les années d’imposition 2003 à 2011 inclusivement. Elle attribue ce manquement principalement aux problèmes de santé persistants de son dirigeant.
[4]
Bonnybrook a tenté de remédier à ce problème en présentant au ministre une demande de prorogation du délai de production des déclarations de revenus, conformément aux paragraphes 220(2.1) et (3) de la Loi. La prorogation discrétionnaire ayant été refusée, Bonnybrook a présenté une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.
[5]
La Cour fédérale (sous la plume du juge Campbell) a rejeté la demande de contrôle judiciaire, mais a accordé une exemption d’intérêts, avec le consentement des parties. Bonnybrook interjette appel de cette décision devant la Cour.
[6]
Les dispositions les plus pertinentes pour le présent appel sont reproduites à l’annexe des présents motifs.
A.
Historique judiciaire
[7]
En février 2015, Bonnybrook s’est prévalue du Programme des divulgations volontaires et a communiqué les revenus non déclarés en produisant ses déclarations de revenus tardives. Ce programme vise à inciter les contribuables à communiquer volontairement des revenus antérieurs non déclarés et lève dans ce cas les intérêts et les pénalités.
[8]
Le 13 mai 2015, le ministre a établi des avis de cotisation à la suite de la divulgation volontaire. Bonnybrook y était informée que sa demande de remboursement au titre de dividendes pour les années d’imposition 2003 à 2011 était rejetée, vu qu’elle avait omis de produire des déclarations de revenus dans les trois ans suivant ces années d’imposition.
[9]
Le 6 mai 2016, Bonnybrook a présenté une autre demande de remboursement au titre de dividendes, en application, cette fois, des dispositions d’allègement pour les contribuables prévues à l’article 220 de la Loi. Selon Bonnybrook, le ministre devait accorder l’allègement compte tenu de l’état de santé de son dirigeant et de la double imposition punitive découlant de son omission de produire ses déclarations de revenus à temps. Trois mesures d’allègement précises étaient demandées :
(1) En application du paragraphe 220(2.1) de la Loi, Bonnybrook demande d’être exemptée de l’obligation de produire les déclarations de revenus dans les trois ans pour obtenir le remboursement au titre de dividendes.
(2) Au même effet, Bonnybrook demande la prorogation du délai de trois ans, conformément au paragraphe 220(3).
(3) Elle demande également d’être exemptée des pénalités et intérêts, aux termes du paragraphe 220(3.1).
[10]
La réponse du ministre, qui a refusé la demande dans sa totalité, est énoncée dans une lettre provenant de la direction générale des appels de l’Agence du revenu du Canada (ARC), datée du 12 octobre 2016. La partie pertinente de la lettre est ainsi rédigée :
[traduction] Refus du remboursement au titre de dividendes:
En vertu du paragraphe 220(3), vous avez demandé au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire de renoncer à l’exigence relative à la production des déclarations de revenus dans les trois ans aux fins du remboursement au titre des dividendes, ou de proroger ce délai. Le paragraphe 220(3) est ainsi libellé : « Le ministre peut en tout temps proroger le délai fixé pour faire une déclaration en vertu de la présente loi ». Les obligations de produire les déclarations et de rembourser les paiements en trop sont régies par deux articles différents de la Loi. Le paragraphe 150(1) de la Loi établit les exigences relatives aux déclarations de revenus et aux délais de production pour les contribuables, et le paragraphe 164(1) de la Loi établit les règles régissant les remboursements à titre de paiement en trop. Nous sommes d’avis que le paragraphe 220(3) ne s’applique qu’aux dispositions du paragraphe 150(1) et non à celles du paragraphe 164(1).
[11]
Le 21 octobre 2016, Bonnybrook a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre à la Cour fédérale. Comme il est mentionné plus haut, la demande a été rejetée, sauf pour l’exemption d’intérêts.
[12]
La Cour fédérale a rédigé une seule série de motifs pour Bonnybrook et un autre contribuable dans la même situation. Le présent appel ne concerne que Bonnybrook.
B.
La décision de la Cour fédérale
[13]
La Cour fédérale a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre énoncée dans la lettre de l’ARC. Bonnybrook sollicitait une ordonnance obligeant le ministre à accorder les remboursements au titre de dividendes et à annuler les pénalités et les intérêts afférents. La cour a seulement accordé l’exemption d’intérêts, sur consentement.
[14]
Concernant les remboursements au titre de dividendes, la cour était d’avis qu’elle devait d’abord statuer sur sa compétence dans l’affaire. La cour s’est déclarée incompétente, l’affaire faisant intervenir une question d’interprétation ressortissant exclusivement à la Cour canadienne de l’impôt (par. 22 à 25 des motifs).
C.
Questions en litige
[15]
Deux questions principales sont soulevées.
a) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur susceptible de révision en concluant qu’elle n’avait pas compétence?
b) Le ministre a-t-il commis une erreur en concluant qu’il n’était pas habilité à exercer le pouvoir discrétionnaire demandé?
[16]
Devant la Cour, Bonnybrook ne cherche plus à obtenir une ordonnance obligeant le ministre à accorder les remboursements au titre de dividendes. Elle nous demande simplement de statuer que le ministre est habilité, à sa discrétion, à accorder les remboursements. Bonnybrook reconnaît qu’il revenait au ministre, et non à la cour, d’exercer ce pouvoir discrétionnaire.
D.
La Cour fédérale a-t-elle mal interprété sa compétence?
[17]
Les deux parties prétendent que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision en concluant qu’elle n’avait pas compétence pour trancher la demande de contrôle judiciaire, au motif que la question en litige concernait l’interprétation de la Loi, une matière qui ressortit exclusivement à la Cour canadienne de l’impôt. Je suis d’accord.
[18]
Quant à la norme de contrôle applicable, la compétence constitue une pure question de droit, à laquelle la norme de la décision correcte s’applique (Pembina County Water Resource District c. Manitoba (Gouvernement), 2017 CAF 92, par. 35).
[19]
Suivant cette norme, la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la Cour canadienne de l’impôt avait compétence exclusive pour trancher les questions d’interprétation de la Loi. La compétence de la Cour de l’impôt est circonscrite par la Loi; dans les affaires d’impôt sur le revenu, elle entend généralement les appels relatifs à l’exactitude des cotisations. Elle ne peut procéder au contrôle judiciaire des décisions du ministre rendues en application des dispositions d’allègement discrétionnaires de la Loi (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, par. 90). En conséquence, la Cour fédérale peut connaître de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.
[20]
Compte tenu de cette erreur, il y a lieu pour la Cour d’examiner de novo la demande de contrôle judiciaire de Bonnybrook (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kandola, 2014 CAF 85, [2015] 1 R.C.F. 549, par. 29).
E.
Le ministre a-t-il commis une erreur concernant son pouvoir?
1)
Questions préliminaires
[21]
Il est nécessaire d’aborder en premier lieu la question de la norme de contrôle. Certes, la Cour est saisie de l’appel d’une décision de la Cour fédérale, mais l’appel concerne la décision du ministre (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 45 et 46).
[22]
Le principe général pertinent concernant la norme de contrôle est bien connu : la norme de la décision raisonnable, caractérisée par la déférence, est présumée s’appliquer si la question litigieuse concerne une interprétation de la loi constitutive d’un décideur (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 235, par. 62; plus récemment, les arrêts Groia c. Barreau du Haut-Canada, 2018 CSC 27, par. 46 et 175, et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, par. 27 à 30).
[23]
Dans un arrêt postérieur à Dunsmuir, la présomption a été réfutée, et notre Cour a appliqué la norme de la décision correcte dans des circonstances semblables au présent appel (Bozzer c. Canada, 2011 CAF 186, par. 3). En effet, dans l’arrêt Bozzer, la Cour, sur le fondement d’une décision qu’elle avait rendue avant l’arrêt Dunsmuir, a décidé que, comme le ministre n’était pas mieux placé que les cours de justice pour interpréter les dispositions pertinentes de la Loi, la norme de la décision correcte devait s’appliquer (Fondation Redeemer c. M.R.N., 2006 CAF 325, [2007] 3 R.C.F. 40, par. 24, conf. sans remarque sur ce point par 2008 CSC 46).
[24]
On peut dire que l’arrêt Bozzer est conforme au paragraphe 62 de l’arrêt Dunsmuir, suivant lequel lorsqu’une jurisprudence antérieure à ce dernier a établi de façon satisfaisante la norme de contrôle, la cour de révision devrait simplement adopter celle-ci.
[25]
Cependant, la distinction entre la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte importe peu en l’espèce. La Cour suprême a souvent dit que le caractère raisonnable « s’adapte au contexte »
et « s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents »
. (Voir, par exemple, l’arrêt Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, au par. 22.) En outre, dans les cas où la norme de la décision raisonnable s’applique, les cours de révision n’hésiteront pas à limiter la marge de manœuvre des décideurs administratifs s’ils n’ont pas motivé leur décision, comme en l’espèce (Vavilov c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 132, par. 38 et 39 autorisation de pourvoi accordée par la Cour suprême du Canada le 10 mai 2018).
[26]
Une deuxième question préliminaire concerne deux erreurs évidentes à la lecture de la décision du ministre.
[27]
La première erreur concerne le renvoi dans la décision au remboursement visé au paragraphe 164(1) de la Loi plutôt qu’au remboursement au titre de dividendes visé au paragraphe 129(1). Le paragraphe 164(1) prévoit une procédure pour le remboursement d’un trop-payé fiscal. Ces deux dispositions présentent des similitudes, notamment en ce qui concerne l’obligation de produire une déclaration de revenus dans les trois ans. Cependant, Bonnybrook ne demandait pas le remboursement visé au paragraphe 164(1) de la Loi.
[28]
La deuxième erreur est l’absence de mention de l’une des deux formes d’allègement demandées par Bonnybrook. La décision traite de la demande de prorogation du délai pour la production des déclarations de revenus (paragraphe 220(3) de la Loi), mais elle est muette sur la demande visant l’exemption de production (paragraphe 220(2.1) de la Loi).
[29]
À l’audience, les deux parties ont exhorté la Cour à négliger ces erreurs mineures. Je suis d’accord en ce qui concerne la mention de la mauvaise disposition prévoyant le remboursement. Le ministre a été dûment avisé que Bonnybrook cherchait à obtenir un allègement quant au remboursement prévu au paragraphe 129(1). À l’ère du « copier-coller »
, cette erreur s’apparente davantage à un oubli auquel il ne faut pas accorder d’importance. Il est assez clair que le ministre entendait renvoyer à cette disposition.
[30]
J’arrive à une conclusion différente au sujet de la deuxième erreur. Rien ne démontre que le ministre a examiné la demande d’exemption visée au paragraphe 220(2.1). Il y a donc lieu de renvoyer la question au ministre pour qu’il l’examine.
[31]
Selon Bonnybrook, renvoyer l’affaire au ministre prolonge injustement l’instance, d’autant plus que la position de ce dernier en la matière est généralement connue. À mon avis, cette issue n’est pas injuste. Bonnybrook aurait pu demander au ministre, après sa décision, de trancher sa demande d’exemption. À l’heure actuelle, la Cour n’est saisie d’aucune décision à cet égard qu’elle pourrait contrôler.
[32]
En conséquence, l’analyse qui suit ne traite que de la demande de prorogation visée au paragraphe 220(3) de la Loi.
[33]
Pour déterminer ma démarche, j’ai tenu compte des motifs dissidents du juge Stratas. Je partage les préoccupations exprimées par mon collègue concernant les motifs étayant la décision du ministre. Dans les observations qu’il a présentées dans le présent appel, le ministre a suppléé ses motifs de manière importante. Comme le souligne le juge Stratas, la Cour suprême du Canada a récemment émis des commentaires sur les situations où une cour supplée les motifs à l’occasion d’un contrôle judiciaire. À mon avis, il y a lieu, en l’espèce, de tenir compte des arguments présentés à l’audience pour trancher l’appel concernant le paragraphe 220(3).
2)
Principes d’interprétation législative applicables
[34]
La démarche d’interprétation législative qui convient est décrite dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601 :
[10] Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.
[35]
Abordons la principale question.
3)
Le ministre avait-il le pouvoir d’accorder l’allègement?
[36]
Le paragraphe 129(1), qui prévoit le remboursement au titre de dividendes, oblige le contribuable à produire une déclaration de revenus des sociétés dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition pertinente. Son libellé est non équivoque et a été confirmé par de nombreux jugements concernant des contribuables n’ayant pas respecté ce délai.
[37]
Bonnybrook ne conteste pas ce fait. Elle prétend que le ministre peut, en vertu du paragraphe 220(3) de la Loi, proroger le délai de trois ans visé au paragraphe 129(1).
[38]
Comme l’explique la lettre de l’ARC citée plus haut, le ministre a refusé d’accorder l’allègement demandé, affirmant simplement que [traduction] « le paragraphe 220(3) ne s’applique qu’aux dispositions du paragraphe 150(1) et non à celles du paragraphe 164(1) »
. Cette déclaration catégorique n’est assortie d’aucun motif.
[39]
Ce n’est pas la première fois que l’ARC est saisie de cette question. D’autres lettres de cette dernière, datant de 2008 à 2014, ont été présentées à la Cour. Elle y adopte la même position (2008-026958, 2011-040570, 2011-042633, 2013-049942). Son raisonnement est probablement le mieux exposé dans sa dernière lettre (2013-049942) :
[traduction] [...] Les dispositions du paragraphe 220(2.1) ou 220(3) ne permettent pas indirectement au ministre d’accorder un remboursement au titre de dividendes, alors que le paragraphe 129(1) restreint directement l’octroi de ce même remboursement. En conséquence, nous sommes d’avis qu’accorder la prorogation du délai pour produire une déclaration de revenus, au moyen du paragraphe 220(2) ou (3.1), n’a pas pour effet d’éliminer l’exigence du paragraphe 129(1), selon laquelle la déclaration de revenus doit être produite dans les trois ans suivant la fin de l’année d’imposition.
[40]
Suivant la thèse de l’ARC, exposée plus haut, les dispositions d’allègement destinées aux contribuables ne sauraient s’appliquer à l’obligation de produire une déclaration de revenus, à laquelle est subordonné le remboursement au titre de dividendes. Or, c’est exactement l’objet des dispositions d’allègement, à savoir habiliter le ministre à assouplir des délais de production stricts.
[41]
Il ne fait aucun doute que, suivant son libellé, son contexte et son objet, le paragraphe 129(1) prévoit la production d’une déclaration de revenus dans les trois ans. Toutefois, l’analyse ne se termine pas ici, puisqu’il est aussi nécessaire d’examiner le libellé, le contexte et l’objet de la disposition d’allègement destinée aux contribuables. Ainsi, le paragraphe 220(3) confère au ministre un vaste pouvoir discrétionnaire l’habilitant à déroger aux exigences de production strictes contenues dans d’autres dispositions.
[42]
Le paragraphe 220(3) de la Loi permet au ministre de proroger le délai de production d’une « déclaration »
. Il ne date pas d’hier, puisqu’il figurait déjà dans la Loi de l’Impôt de Guerre sur le Revenu, 1917, S.C. 1917, ch. 28. Compte tenu de la longue histoire et du libellé général de cette disposition, sa portée s’est sans doute étendue au fil des nouvelles exigences de production d’une « déclaration »
.
[43]
Par exemple, la disposition s’applique à tout type de « déclaration »
, dont les déclarations de renseignements, qui doivent être produites dans diverses circonstances. La Cour fédérale l’a aussi appliquée à l’exigence de production d’une déclaration de revenus par un non-résident, prévue au paragraphe 216(4) (Kutlu c. Canada, 1997 CanLII 5990 (C.F.))
[44]
Dans son mémoire, la Couronne soutient que le pouvoir de renonciation prévu au paragraphe 220(2.1) ne s’applique pas au paragraphe 129(1), car la production d’une déclaration constitue une condition plutôt qu’une exigence. Elle a invoqué cet argument seulement à l’égard du paragraphe 220(2.1). Quoi qu’il en soit, il convient de noter que, dans la décision Kutlu, la prorogation a été accordée en application du paragraphe 220(3) dans le cas d’une exigence qui constituait essentiellement une condition.
[45]
Il est aussi utile de mentionner que l’ARC a renoncé au respect de conditions auxquelles sont subordonnés certains avantages. En voici quelques exemples :
L’ARC a renoncé à l’exigence de production énoncée au paragraphe 8(10), une condition pour la déduction concernant certaines dépenses d’emploi (Guide de l’ARC T4044, p. 5).
L’ARC a aussi renoncé à l’exigence de production énoncée au paragraphe 63(1), à laquelle est subordonnée la déduction pour frais de garde d’enfants (Folio de l’impôt sur le revenu S1-F1-C2 de l’ARC, par. 1.47).
Dans le passé, l’ARC a prorogé le délai de production des formulaires relatifs à la recherche et au développement prévu au paragraphe 37(11), qui sont exigés pour la déduction liée à la recherche et au développement. (Voir la décision Alex Parallel Computers Research Inc. c. Canada, 1998 CanLII 8794 (C.F.)) Une modification au paragraphe 220(2.2) a depuis interdit cette pratique.
[46]
Suivant son libellé seulement, j’estime que le paragraphe 220(3) confère au ministre le pouvoir d’accorder à sa discrétion l’allègement que Bonnybrook demande.
[47]
Cette interprétation cadre aussi avec le contexte et l’objet des dispositions d’allègement pour les contribuables, comme le paragraphe 220(3). De temps à autre, le législateur fédéral adopte des mesures pour assouplir les exigences légales de production strictes. Certaines dispositions d’allègement visent des exigences précises alors que d’autres sont générales. Il n’en existe pas un seul type. Parfois, l’allègement est accordé automatiquement, sous réserve du paiement d’une pénalité (p. ex., le paragraphe 85(7)), ou dans d’autres cas, il est assujetti à des conditions précises (p. ex., le paragraphe 166.1(7)).
[48]
Les paragraphes 220(2.1) et 220(3) sont des mesures d’allègement générales qui confèrent au ministre le pouvoir d’assouplir les exigences de production prévues dans l’ensemble de la Loi. Or, la décision du ministre concernant le paragraphe 220(3) fait fi de la portée de cette disposition.
[49]
Abordons les observations précises formulées par le ministre.
[50]
Selon l’avocat du ministre, suivant la bonne interprétation contextuelle du paragraphe 129(1), il faut examiner deux dispositions indépendantes, à savoir les paragraphes 152(4.2) et 164(1.5) de la Loi. Il s’agit de dispositions d’allègement adoptées en 1994, rétroactives à 1985, qui s’appliquent principalement aux particuliers.
[51]
Le paragraphe 152(4.2) autorise le ministre à établir une nouvelle cotisation afin de réduire l’impôt, si le contribuable le demande avant la fin du délai de 10 ans. Cette disposition permet les rajustements non controversés en faveur d’un contribuable, et ce même après l’expiration du délai de nouvelle cotisation. La disposition ne s’applique pas aux sociétés.
[52]
Le paragraphe 164(1.5) est une disposition complémentaire qui s’applique, non pas aux nouvelles cotisations, mais aux remboursements pour trop-payé. Il autorise le ministre à faire passer de trois à dix ans le délai strict prescrit au paragraphe 164(1) pour la production d’une déclaration de revenus. Comme pour le paragraphe 152(4.2), les sociétés ne peuvent bénéficier de cet allègement.
[53]
La politique de l’ARC sur les cas où le pouvoir discrétionnaire conféré par les dispositions de 1994 peut être exercé est énoncée dans les notes explicatives publiées par le ministère des Finances au moment de l’adoption des dispositions. De manière générale, la politique veut que l’allègement soit accordé si le ministre est convaincu que le contribuable y aurait autrement droit. Comme l’énonce la note explicative portant sur le paragraphe 164(1.5), qui est reproduite ci-après, point n’est besoin de démontrer des circonstances exceptionnelles.
Le plus souvent, un remboursement sera accordé selon ce nouveau paragraphe si le ministre est convaincu que le remboursement aurait été accordé si la déclaration du contribuable avait été produite [. . .] dans le délai imparti et que la cotisation qui en découle est conforme à la loi.
[54]
On ignore pourquoi le législateur fédéral a adopté les modifications de 1994, mais leur dépôt suit une décision rendue par la Cour canadienne de l’impôt, qui ne mâche pas ses mots à l’égard du délai strict de trois ans pour la production de la déclaration de revenus auquel est subordonné le remboursement d’un trop-payé (Chalifoux c. M.R.N., [1991] A.C.I. no 422) :
Cette abrogation du droit de propriété d’un contribuable, un des droits les plus fondamentaux d’une société démocratique, me paraît abusive de la part du législateur et devrait disparaître des statuts législatifs du moins dans sa rédaction actuelle.
[55]
Selon l’avocat de l’intimé, il ressort des modifications de 1994 que, si le législateur fédéral avait eu l’intention d’habiliter le ministre à proroger le délai de trois ans prescrit dans la disposition sur le remboursement au titre de dividendes, il l’aurait indiqué expressément, comme il l’a fait pour le paragraphe 164(1.5).
[56]
Je suis d’avis que l’avocat de l’intimé exagère en laissant entendre que le paragraphe 220(3) de la Loi ne s’applique pas aux remboursements au titre de dividendes compte tenu des modifications de 1994. Il faut donner effet à la disposition qui prescrit un allègement à l’intention des contribuables, comme le paragraphe 220(3), à moins que le législateur ait indiqué très clairement le contraire. Il n’a rien précisé de tel au paragraphe 129(1), même vu les paragraphes 152(4.2) et 164(1.5) de la Loi. S’il entendait que les mesures générales d’allègement prévues au paragraphe 220(3) ne s’appliquent pas au paragraphe 129(1), il lui aurait été facile de l’indiquer expressément.
[57]
L’avocat du ministre soutient aussi que le délai de trois ans prescrit au paragraphe 129(1), généreux, constitue prescription d’ordre pratique visant à assurer la finalité.
[58]
Je conviens que le délai de production prescrit au paragraphe 129(1) vise à assurer une certaine finalité. Or, à mon avis, il n’est pas censé être généreux ou l’emporter sur les dispositions générales d’allègement pour les contribuables. Si les délais que prévoit la Loi sont censés, de manière générale, être raisonnables et assurer une certaine finalité, le législateur reconnaît également que des délais stricts sont susceptibles parfois d’entraîner des iniquités.
[59]
J’ajouterais que le régime prévu au paragraphe 129(1) diffère grandement du régime détaillé pour la présentation d’avis d’opposition, qui prévoit la prorogation et que la Cour a examiné récemment dans l’arrêt Canada (Ministre du revenu national) c. ConocoPhillips Canada Resources Corp., 2017 CAF 243. Ce pourvoi n’éclaire pas l’interprétation du paragraphe 129(1).
[60]
Le ministre soutient également que les conséquences pour Bonnybrook d’avoir raté le délai de production ne sont pas aussi graves qu’elle le soutient, puisqu’elle n’a pas nécessairement perdu le droit de demander le remboursement au titre de dividendes à tout jamais. Elle pourra le demander à l’égard d’une autre année d’imposition, sous réserve des calculs prescrits au paragraphe 129(1).
[61]
Bonnybrook fait valoir que, dans son cas précis, il est très peu probable qu’elle puisse recevoir un jour les remboursements, compte tenu des calculs prévus au paragraphe 129(1). Le ministre ne conteste pas cette prétention.
[62]
Enfin, de l’avis du ministre, la prorogation du délai pour produire une déclaration ne devrait pas être accordée à Bonnybrook, puisqu’une prorogation lui a déjà été accordée, en application du Programme des divulgations volontaires.
[63]
Je ne suis pas de cet avis. Même si on a déjà accordé à Bonnybrook une prorogation, ce qui n’est pas évident à la lecture du dossier, c’était à seule fin d’annuler les intérêts et les pénalités. Ce n’est pas une raison d’interdire la prorogation du délai sous un régime légal différent.
F.
Conclusion
[64]
Compte tenu des motifs qui précèdent, j’estime que rien ne justifie l’interprétation restrictive des paragraphes 129(1) et 220(3) suggérée par le ministre. La décision du ministre est à la fois déraisonnable et incorrecte.
[65]
J’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et j’annulerais la décision du ministre. Je renverrais au ministre la demande d’allègement de Bonnybrook au titre des paragraphes 220(2.1) et 220(3) pour examen conforme aux principes énoncés dans les présents motifs. J’adjugerais également les dépens à Bonnybrook, dans l’appel et dans les instances inférieures.
« Judith M. Woods »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
D.G. Near, j.c.a. »
LE JUGE STRATAS (Motifs dissidents)
A.
Introduction
[66]
J’ai pris connaissance des motifs de ma collègue. Je souscris à son analyse et à ses conclusions concernant la compétence de la Cour fédérale pour trancher la demande de contrôle judiciaire. Je conviens aussi avec elle que le ministre, en mentionnant le remboursement visé au paragraphe 164(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.), plutôt que le remboursement au titre de dividendes prévu au paragraphe 129(1) a fait une faute de transcription sans conséquence, mais qui témoigne d’un manque de diligence.
[67]
Je souscris également au raisonnement de ma collègue concernant l’oubli du ministre relatif au paragraphe 220(2.1). Je conviens que la question doit être renvoyée au ministre. Comme je l’explique ci-après, il n’appartient pas à la Cour fédérale, en tant que cour de révision, ni à la Cour, en appel, de s’acquitter du mandat que le législateur fédéral a confié exclusivement au ministre. Il n’incombe pas à celles-ci d’interpréter le paragraphe 220(2.1) à la place du ministre. Aux termes de la Loi, cette tâche incombe au ministre.
[68]
Quant à la demande du contribuable visant à obtenir une prorogation en application du paragraphe 220(3), je suis d’avis qu’essentiellement, le ministre a négligé la tâche que le législateur lui a confiée, à cette disposition de même qu’au paragraphe 220(2.1). Par conséquent, nous devrions ordonner au ministre – comme dans le cas de la demande concernant le paragraphe 220(2.1) ‑, de traiter la demande relative au paragraphe 220(3), à savoir interpréter la disposition et motiver sa décision.
[69]
Ma collègue (au paragraphe 33) partage mes préoccupations quant à l’inaction du ministre concernant la demande relative au paragraphe 220(3). Toutefois, contrairement à ce qu’elle a fait à l’égard du paragraphe 220(2.1), elle a interprété le paragraphe 220(3) à la place du ministre. Par conséquent, le dispositif proposé par ma collègue à l’égard de cette demande est différent : elle la renverrait au ministre dans le seul but qu’il applique à la situation du contribuable l’interprétation de la disposition qu’elle a faite pour lui.
[70]
Le dispositif qu’elle propose diffère de celui que je préconise et est soutenu par les juges majoritaires; mes motifs constituent donc une dissidence.
B.
La nature de l’affaire
[71]
Il s’agit d’une affaire de droit administratif. Nous devons examiner la décision du ministre, dont seulement une partie fait intervenir l’interprétation de la loi. Pour qu’elle soit acceptable et puisse se justifier, la décision doit aussi respecter les normes minimales du droit administratif. En l’espèce, le ministre a manqué à une norme fondamentale.
C.
La décision problématique du ministre à l’égard du paragraphe 220(3)
[72]
Le ministre a avancé une thèse concernant le paragraphe 220(3), mais, outre la mention d’autres dispositions, il n’a pas formulé de motifs valables ou cohérents pour l’étayer. En substance, nous ne disposons que d’une affirmation conclusive dépourvue d’explication.
[73]
Dans ses observations devant la Cour, l’avocat du ministre reconnaît effectivement que l’absence de motifs de la part du ministre laisse à désirer. En réalité, ses observations représentent les motifs dont le ministre aurait pu assortir sa décision ‑ ce qu’il n’a pas fait – c’est-à-dire qu’ils étoffent sa décision après qu’il a été dessaisi de l’affaire. Cette situation soulève toutes les préoccupations énoncées par la Cour suprême du Canada dans des arrêts comme Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147 et R. c. Teskey, [2007] 2 R.C.S. 267, 2007 CSC 25. Or, vu l’insuffisance de l’action du ministre, qu’est-ce que son avocat aurait pu faire d’autre?
[74]
La réponse de ma collègue à cette situation est d’interpréter elle-même le paragraphe 220(3), dans l’analyse cherchant à savoir si la décision était raisonnable. Elle usurpe ainsi sur le travail d’interprétation et de rédaction des motifs du ministre. À cet égard, pour les motifs exposés ci-dessous, je refuse de me joindre à elle.
D.
Dispositions applicables
[75]
Après l’audience, nous avons invité les parties à présenter des observations écrites sur la question de la qualité des motifs du ministre et sur les arrêts Delta Air Lines Inc. c. Lukács, 2018 CSC 2, et Williams Lake Indian Band c. Canada (Affaires autochtones et du Développement du Nord), 2018 CSC 4, tous deux rendus par la Cour suprême peu après l’audition du présent appel. Nous avons pris connaissance de ces observations.
[76]
Je reconnais que, selon la Cour suprême, les cours de révision sont censées compléter les motifs des décideurs administratifs dans certaines circonstances; ce faisant, elles participent effectivement au processus de formulation des motifs (Delta, par. 23).
[77]
Toutefois, notre participation n’est pas illimitée. L’arrêt Delta ne nous oblige pas à nous prononcer sur le fond de l’affaire à la place de l’administrateur et à rédiger ses motifs. La Cour suprême dans l’arrêt Delta souligne que les administrateurs doivent toujours s’acquitter de leurs fonctions. Elle énonce (au paragraphe 27) que les « motifs [formulés par l’administrateur] ont encore de l’importance »
et qu’ils jouent un « rôle essentiel [...] en droit administratif »
. Elle réitère en prime (au paragraphe 24) l’avertissement qu’elle donne dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 : notamment, que les cours de révision n’ont pas le pouvoir absolu de rédiger les motifs à la place du décideur administratif.
[78]
L’arrêt Alberta Teachers nous dit que c’est une chose, pour les cours de révision, d’interpréter les motifs à la lumière du dossier et de conclure, malgré l’absence de motifs sur certaines questions, que le décideur a en quelque sorte examiné et tranché ces dernières. Toutefois, c’est une tout autre chose de rédiger les motifs de l’administrateur de toutes pièces ou d’en radier des parties et d’y substituer nos propres motifs.
[79]
Dans l’arrêt Delta (par. 23), la Cour suprême indique aux cours de révision qu’« [i]l peut convenir de compléter des motifs dans les cas où ceux-ci [les motifs de l’administrateur] sont soit inexistants, soit insuffisants »
(les italiques sont de moi). Par exemple dans la situation où, malgré l’absence de motifs de l’administrateur sur certaines questions, il ressort du contexte que les questions ont été en quelque sorte examinées et traitées. C’est le cas lorsque nous sommes en mesure de discerner dans la décision de l’administrateur les points et le raisonnement qu’ils dessinent, de manière à pouvoir les relier (Komolafe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, par. 11, sous la plume du juge Rennie, citée avec approbation dans les arrêts Delta, au paragraphe 28, et Williams Lake, au paragraphe 154). Comme l’explique l’arrêt Delta (par. 28), le droit de la cour de révision de compléter les motifs ne lui permet pas de placer ses propres points sur la page et de les relier, ce qui revient à dicter ses motifs à l’administrateur.
[80]
L’arrêt Delta a nuancé la norme apparemment non limitative énoncée dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708. Selon certains, l’arrêt Newfoundland Nurses va jusqu’à exiger des cours de révision qu’elles s’acquittent des fonctions du décideur administratif, soit statuer sur le fond et rédiger les motifs. L’arrêt Newfoundland Nurses, qui a été rendu le lendemain de l’arrêt Alberta Teachers, sans le citer et s’en distinguant de manière importante, a amené certains à se questionner sur la validité en droit de ce dernier (voir, par exemple, l’arrêt Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, aux paragraphes 28 à 38). L’arrêt Delta est venu confirmer la validité en droit de l’arrêt Alberta Teachers.
[81]
Dans les faits, l’arrêt Delta a aussi pour effet de neutraliser l’arrêt Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293. Dans cette affaire, le décideur administratif, n’ayant pas interprété la disposition fiscale en cause, n’avait naturellement pas fourni de motifs étayant son interprétation. Plutôt que de renvoyer l’affaire au décideur et de lui ordonner de s’acquitter de son mandat, la Cour suprême a fait le travail elle-même. Voir le texte du professeur Leonid Sirota intitulé « Law in La-La-Land: The Post-Truth Jurisprudence of Canadian Administrative Law »
, dans Double Aspect (blogue), en ligne : https://doubleaspect.blog/2016/12/04/law-in-la-la-land. Voir aussi le texte du professeur Paul Daly intitulé « Reasons and Reasonableness in Administrative Law : Delta Air Lines Inc. v. Lukács »
(2018) 31 Can. J. Admin. L. & Prac. 209, à la page 215, dans lequel il écrit que l’arrêt Delta [traduction] « a passé sous silence l’arrêt Edmonton East, comme s’il s’agissait d’un lointain cousin auquel on est indifférent »
.
[82]
L’arrêt Delta est étayé par un principe constitutionnel fondamental : les lois du Parlement s’appliquent à tous, dont les tribunaux administratifs et judiciaires (Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473; Canada (Minister of Citizenship and Immigration) c. Tennant, 2018 FCA 132, par. 23 et 24). Si le législateur confie une tâche à un décideur administratif par voie législative, il incombe à ce dernier – et non à la cour de révision ‑ de s’en acquitter.
[83]
L’arrêt Delta est aussi étayé par le rôle bien établi d’une cour de révision. Il incombe à une cour de révision de revoir le travail d’un décideur administratif, non pas de le faire à sa place. Le législateur a fait du décideur administratif le juge du fond, non pas la cour de révision (Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, par. 17 à 20; Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, par. 17 à 19; Robbins c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 24, par. 17; Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, par. 85 et 87). En l’espèce, le législateur a confié au ministre, et non à nous, la responsabilité d’interpréter les dispositions en cause dans ce contexte (McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, par. 33 et 34). Les décideurs administratifs et les cours de révision – dans le respect de leurs attributions légales ‑ doivent s’en tenir au rôle que le législateur leur a confié.
[84]
Deux semaines après l’arrêt Delta, la Cour suprême a rendu l’arrêt Williams Lake, où elle réaffirme les principes énoncés dans l’arrêt Delta.
[85]
Les motifs des juges dissidents dans l’arrêt Williams Lake laissent entendre que les juges majoritaires n’ont pas suivi les principes exposés dans l’arrêt Delta et qu’ils ont suppléé de manière inadmissible aux motifs du tribunal administratif (voir les paragraphes 141 à 146, 151 à 155, 206 et 207). Toutefois, cette critique vise la manière dont les juges majoritaires ont appliqué les principes énoncés dans Delta; les juges majoritaires n’avaient pas l’intention de modifier ou de déprécier les principes eux-mêmes d’aucune manière. Lorsque l’application de principes par la Cour suprême diffère de son énoncé de ces mêmes principes, il vaut mieux s’attacher à ce dernier, plutôt qu’à la première (professeur Paul Daly, « The Signal and the Noise in Administrative Law »
(2017) 68 R.D. U.N.-B. 68).
[86]
Assurément,dans l’arrêt Williams Lake, la Cour suprême, soucieuse de la primauté du droit, du caractère contraignant de la loi et de l’importance du précédent jurisprudentiel, n’a pas voulu déroger aux principes qu’elle avait minutieusement énoncés dans l’arrêt Delta, deux semaines auparavant.
E.
Application aux faits de l'espèce
[87]
En l’espèce, nous sommes tous liés par une loi, la Loi de l’impôt sur le revenu. Dans cette loi, le législateur a confié au ministre la responsabilité d’examiner le paragraphe 220(3), de l’interpréter et de trancher la demande du contribuable. Pour se conformer à cette loi, le ministre doit, à tout le moins, s’en acquitter.
[88]
Toutefois, en l’espèce, le ministre n’a fait que défendre une position conclusive concernant le paragraphe 220(3). Ses motifs ne communiquent pas adéquatement la manière dont il est arrivé à cette position. Notre capacité de décider si sa décision est raisonnable en est irrémédiablement empêchée (Edw. Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 R.C.F. 766, par. 116 à 137). En ne motivant pas sa décision, le ministre dit en gros : [traduction] « Faites-moi confiance, j’ai raison »
, une affirmation qui mine, de façon inadmissible, la responsabilité de la Cour de procéder à un véritable contrôle judiciaire (Tennant, par. 23 et 24). Comme la Cour suprême le dit dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, la décision du ministre, laquelle est importante puisqu’elle impose réellement une responsabilité civile à l’État, manque de transparence et de justification.
[89]
En l’espèce, j’ai une préoccupation plus importante : je ne peux conclure que le ministre a examiné la question et qu’il a fait son travail.
[90]
Devrais-je faire le travail du ministre, interpréter les dispositions et rédiger les motifs que le ministre aurait dû rédiger? Non.
[91]
Mon rôle consiste à procéder à un contrôle judiciaire de la décision du ministre, et non à usurper judiciairement l’identité du ministre. Je ne suis pas au service du ministre. Je ne suis pas le conseiller, le penseur ou le prête-plume du ministre. Je suis un contrôleur indépendant des actes du ministre.
[92]
Ce faisant, je suis autorisé à interpréter les motifs fournis par le ministre, à la lumière du dossier dont il disposait. Suivant un processus d’interprétation légitime, je peux, parfois, comprendre ce que le ministre entendait même s’il était muet sur certaines questions.
[93]
Toutefois, devant un silence dont le sens ne peut être dégagé au moyen d’un processus d’interprétation légitime, qui suis-je pour prendre la plume du ministre et « compléter »
ses motifs? Pourquoi devrais-je, en tant que juge impartial, être réquisitionné au service du ministre et m’acquitter de sa responsabilité de rédiger des motifs? Même si je suis forcé de servir le ministre à cet égard, qui suis-je pour deviner le raisonnement du ministre, pour imaginer ce qu’il avait dans la tête, ou pire, pour substituer mes pensées aux siennes? En outre, pourquoi devrais-je être forcé de rendre présentable la position du ministre, laquelle, pour autant que je sache, peut avoir été motivée par une analyse et des renseignements inadéquats, erronés ou inexistants?
[94]
Le ministre devrait s’acquitter de la tâche que le législateur lui a confiée, à lui seul, laquelle consiste à examiner les dispositions pertinentes, à les interpréter et à statuer sur leur sens en fournissant une explication susceptible de permettre un véritable contrôle.
F.
Dispositif proposé
[95]
Par conséquent, comme ma collègue, j’annulerais la décision du ministre concernant la demande de prorogation du contribuable, présentée en application du paragraphe 220(3). Toutefois, je renverrais l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision. Je souscris au reste du dispositif proposé par ma collègue.
« David Stratas »
j.c.a.
Traduction certifiée conforme
Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste
ANNEXE
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), ch. 1 (5e suppl.)
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COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier :
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A-230-17
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APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE CAMPBELL DATÉ DU 30 JUIN 2017, DOSSIER NO T-1801-16
INTITULÉ :
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BONNYBROOK PARK INDUSTRIAL DEVELOPMENT CO. LTD c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 9 janvier 2018
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE WOODS
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Y a SOUSCRIT :
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LE JUGE NEAR
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MOTIFS DISSIDENTS :
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LE JUGE STRATAS
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DATE DES MOTIFS :
|
Le 18 juillet 2018
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COMPARUTIONS :
Justin Kutyan
Thang Trieu
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Pour l’appelante
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Craig Maw
Nancy Arnold
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Pour l’intimé
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
KPMG Law LLP
Toronto (Ontario)
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Pour l’appelante
|
Nathalie G. Drouin
Sous-procureure générale du Canada
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Pour l’intimé
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