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Date : 19981123


Dossier : A-863-97


OTTAWA (ONTARIO) LE LUNDI 23 NOVEMBRE 1998

CORAM :      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE ROBERTSON

         LE JUGE McDONALD

ENTRE :

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L'ALBERTA,

     appelante,

     et

     LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,

     intimée.

     JUGEMENT

     L'appel est rejeté avec dépens.


" Alice Desjardins "

J.C.A.

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


Date : 19981123


Dossier : A-863-97

CORAM :      LE JUGE DESJARDINS

         LE JUGE ROBERTSON

         LE JUGE McDONALD

ENTRE :

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L'ALBERTA,

     appelante,

     et

     LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,

     intimée.

Audience tenue à Edmonton (Alberta), le mercredi 21 octobre 1998.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le lundi 23 novembre 1998.

MOTIFS DU JUGEMENT :      LE JUGE DESJARDINS

AUXQUELS ONT SOUSCRIT :      LE JUGE ROBERTSON

     LE JUGE McDONALD


Date : 19981123


Dossier : A-863-97

CORAM :      LE JUGE DESJARDINS

     LE JUGE ROBERTSON

     LE JUGE McDONALD

ENTRE :

     SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L'ALBERTA,

     appelante,

     et

     LA COMMISSION CANADIENNE DU BLÉ,

     intimée.


MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DESJARDINS

[1]      Appel est interjeté d'un jugement de la Section de première instance rejetant la demande de contrôle judiciaire déposée par l'appelante qui sollicitait de la Cour une ordonnance déclarant que le programme de livraison de grains de la Commission canadienne du blé (la Commission) pour la campagne agricole 1995-1996 prenant fin le 1er juillet 1996, était, au regard de la Loi sur la Commission canadienne du blé1 (la Loi), totalement ou partiellement invalide. L'appelante avait également sollicité de la Cour une ordonnance faisant interdiction à la Commission d'appliquer le programme d'une manière contraire aux dispositions de la Loi.

A. Le contexte

[2]      Aux termes mêmes de l'article 5 de la Loi, la Commission " a pour mission d'organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l'exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada ". Les grains visés par la Loi sont, aux termes de l'article 23, les grains produits dans une " région désignée ". Cela comprend, selon le paragraphe 2(1), le Manitoba, la Saskatchewan, l'Alberta, certaines parties de la Colombie-Britannique ainsi que les régions éventuellement incluses par la Commission dans cette catégorie. Pendant la campagne agricole en question, la Commission administrait un programme de livraison comprenant deux grands volets, un volet fondé sur les surfaces cultivées et un volet basé sur les contrats de livraison.

[3]      Dans le cadre du volet des livraisons fondé sur la surface cultivée, l'intimée avait annoncé au début de la campagne agricole les demandes de livraison concernant des catégories précises de blé tendre, de blé dur et d'orge. Les demandes de livraison étaient fonction de la surface cultivée que le producteur avait choisi d'affecter au programme de livraison. Cette quantité était inscrite dans le carnet de livraison du producteur. Chaque producteur avait le droit de livrer la plus forte des deux quantités suivantes : un minimum de trente tonnes de la qualité de grain visée par la demande de livraison, ou le total de la surface cultivée affectée, multiplié par le chiffre prévu dans la demande de livraison fondée sur la surface cultivée. Les catégories de grain à livrer et l'importance de chaque demande de livraison étaient fixées par la Commission en fonction des premières ventes intervenant au cours de la campagne agricole.

[4]      Selon le volet des livraisons prévues par contrat, les producteurs pouvaient proposer de vendre à la Commission du blé tendre, du blé dur et de l'orge dans le cadre de l'un de quatre contrats différents. Chaque contrat prévoyait une date limite différente pour le dépôt des demandes. Chaque offre devait porter sur un type précis de grain ainsi que sur une quantité, une catégorie et une qualité de grain également spécifiées. Les conditions de l'offre devaient alors être consignées par le producteur dans son carnet de livraison.

[5]      Dans le cadre du système de livraison sur contrat, les producteurs étaient libres, jusqu'à la date limite d'inscription, de modifier la quantité de grain offerte. Passée cette date limite, la Commission devait, dans les dix-huit jours qui suivaient, et qui constituaient la période d'acceptation, annoncer, sur les quantités offertes, les quantités qu'elle accepterait. Après avoir annoncé les quantités qu'elle était prête à accepter, la Commission était, aux termes du contrat, tenue, au cours de la campagne agricole, de demander qu'on lui livre les quantités acceptées. Si la Commission acceptait une quantité de grain inférieure au total de la quantité offerte, un producteur pouvait, dans un délai de quatorze jours, résilier le contrat.

[6]      Les producteurs qui ne livraient pas au moins quatre-vingt-cinq pour cent de la quantité de grain demandée dans le cadre d'un contrat de livraison, étaient considérés comme ayant manqué à leurs obligations contractuelles et pouvaient être tenus de verser à la Commission des dommages-intérêts conventionnels. La Commission pouvait également annuler le contrat qui n'avait pas été respecté ainsi que tout autre contrat de livraison conclu avec le même producteur.

[7]      D'après les preuves produites par la Commission, le système de contrats de livraison est, pour la Commission, le principal moyen d'administrer le régime de contingents prévu par la Loi. Le système de contrats de livraison a été instauré après de longues consultations auprès des groupements de producteurs, des milieux céréaliers et des gouvernements des provinces faisant partie de la " région désignée " telle que définie au paragraphe 2(1) de la Loi.

[8]      La Commission affirme que le système de contrats de livraison a été instauré en réponse à l'évolution du marché des grains. Trois principaux facteurs ont porté à l'adoption de ce système.

[9]      D'abord, une baisse des ventes à la clientèle traditionnelle, dans l'ancienne Union soviétique et en Europe notamment. Les minoteries et les boulangeries du monde entier ont accru leurs exigences. La Commission a estimé devoir anticiper les évolutions du marché et bénéficier des occasions que lui procureraient ces changements. En tentant d'élargir ses marchés et en ciblant mieux ses efforts de commercialisation, la Commission a diversifié sa clientèle et s'est positionnée en tant que fournisseur fiable et efficace de blé tendre, de blé dur et d'orge d'une qualité régulière. La Commission vend maintenant, à une clientèle répartie dans plus de soixante-dix pays, un nombre sensiblement accru de catégories et de qualités de blé.

[10]      Deuxièmement, le trafic du grain a baissé au cours des dernières années sur les Grands Lacs. Parmi la nouvelle clientèle démarchée par la Commission, beaucoup de clients se trouvent dans la région du Pacifique ainsi qu'en Amérique latine. Réagissant à ces nouveaux marchés, la Commission a accru les quantités de grain acheminées à partir de la côte Ouest, et notamment au départ des ports de Vancouver et de Prince-Rupert. Or, ces ports avaient atteint leur capacité de stockage. La Commission a dû trouver les moyens de n'acheminer vers ces ports que les quantités et qualités de grain spécifiées dans les contrats fermes conclus avec la clientèle.

[11]      Troisièmement, la capacité de stockage des silos à grains dans la région désignée est passée de 11 millions de tonnes à 7 millions de tonnes, phénomène auquel s'ajoute une rationalisation radicale du système ferroviaire. La production de grains dans la région désignée équivaut à environ six fois la capacité de stockage. La Commission a estimé que pour parvenir à ajuster la quantité de grain introduite dans le système, elle devait demander aux producteurs de moduler leurs livraisons en fonction des quantités vendues à la clientèle.

B. La décision dont il est fait appel

[12]      Pour rejeter la demande de contrôle judiciaire, le juge des requêtes a invoqué quatre motifs. Il a considéré qu'en l'occurrence l'appelante mettait en cause une mesure d'intérêt général et soulevait donc une question qui ne relevait pas des tribunaux judiciaires. Il a en outre affirmé que l'appelante n'avait pas qualité pour agir étant donné qu'elle n'était pas " directement touchée " par le programme de livraison de grains, contrairement à ce qu'exige le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale . Il a refusé de reconnaître à l'appelante qualité pour agir dans l'intérêt public, estimant qu'il existait un moyen plus efficace de porter cette affaire devant la Cour. D'après lui, chacun des 111 581 détenteurs de carnets de livraison délivrés par la Commission dans la région désignée, ou les 33 012 détenteurs de carnets de l'Alberta auraient pu solliciter le contrôle judiciaire de la Cour. Or il releva qu'aucun d'entre eux ne l'avait fait et a enfin estimé que même si l'affaire avait été portée devant la Cour régulièrement, la demande de l'appelante n'était pas fondée.

C. Les arguments de l'appelante

[13]      Dans son avis de requête introductive d'instance, l'appelante expose en termes généraux les motifs sur lesquels elle se fonde pour contester la validité du programme. Devant la Cour, cependant, l'appelante a réduit cela à trois actes illégaux qu'elle reproche à la Commission.

[14]      Selon l'appelante, dans sa manière d'administrer le programme de livraison de grains, la Commission a commis un triple excès du pouvoir que lui confère la loi en concluant des contrats qui ne constituent ni des accords en vue de l'achat des grains, ni des mesures utiles à l'exercice de ses activités, contrairement à ce que prévoient les alinéas 6b) et k) de la Loi; en délivrant des carnets de livraison qui n'autorisent pas la livraison de grain, contrairement au paragraphe 26(1) de la Loi; et en imposant des pénalités excessives qui font que les contrats en question ne sont pas principalement conclus dans l'intérêt des producteurs.

[15]      L'appelante soutient que ces trois moyens sont justiciables des tribunaux, qu'elle a qualité pour les invoquer et que les arguments qu'elle développe reflètent effectivement, de la part de la Commission, un excès des pouvoirs que lui confère la loi.

[16]      J'examinerai successivement chacun de ces trois arguments.

D. Analyse

1. Le caractère justiciable de la demande déposée par l'appelante

[17]      Je conviens avec l'appelante du caractère justiciable des deux premiers des trois arguments qu'elle développe en faisant valoir que la Commission a outrepassé les pouvoirs que le confère la loi. L'on comprend, cependant, que le juge des requêtes qui a examiné l'avis de requête introductive d'instance ait estimé que les arguments longuement développés par l'appelante manquaient de précision et ne pouvaient guère être examinés par les tribunaux.

[18]      Je reviendrai sur les trois questions lorsque j'analyserai le bien-fondé de l'affaire.

2. Qualité pour agir

[19]      L'appelante affirme être " directement touchée " dans le sens que l'entend le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur la Cour fédérale , même si les producteurs sont, eux aussi, quoique de manière différente, directement touchés. Selon l'appelante, l'affaire concerne la mise en oeuvre d'une mesure d'intérêt général relative à l'agriculture en Alberta. L'appelante est en l'espèce directement intéressée étant donné qu'elle a réellement intérêt à maintenir les emplois et les avantages économiques qui découlent de l'agriculture. Le 18 mars 1996, la Commission annonçait l'annulation des commandes touchant cinquante pour cent de l'orge offerte par les producteurs dans le cadre d'un de quatre contrats conclus pour la campagne agricole 1995-19962. Cela a peut-être eu pour effet de faire baisser les prix canadiens de l'orge fourragère, amputant les revenus agricoles escomptés de plus de 70 millions. Pareille mesure met en cause d'importants intérêts qui ne sont pas des intérêts particuliers et que seule la province est à même de représenter. L'appelante estime que sa thèse est analogue à la thèse défendue, dans l'affaire Ultramar3, par Sa Majesté du chef de la Nouvelle-Écosse qui s'était en l'occurrence vu reconnaître qualité pour agir dans l'intérêt public. L'appelante fait en outre valoir que le procureur général d'une province est particulièrement investi d'une qualité pour agir lorsqu'un organisme fédéral commet un excès de pouvoir dans une province. L'appelante reconnaît que cette thèse est quelque peu novatrice et que le juge Laskin (plus tard Juge en chef) l'a évoquée sans pourtant la retenir dans l'arrêt Thorson c. Procureur général du Canada4. Mais, soutient l'appelante, lorsqu'une affaire soulève des questions revêtant une importance générale, les tribunaux doivent reconnaître la qualité pour agir. Enfin, l'appelante rappelle que le procureur général d'une province s'est vu reconnaître qualité pour agir s'agissant de mesures adoptées par des commissions locales5.

[20]      Les arguments développés par l'appelante sont intéressants. Ils n'ont, cependant, pas à être tranchés par la Cour étant donné que, pour les motifs qui suivent, la thèse de l'appelante n'est pas fondée.

3. Le bien-fondé du présent appel

a) Le fait que les contrats ne soient pas conclus en vue de l'achat ou ne constituent pas des mesures utiles à l'exercice des activités de la Commission

[21]      L'appelante fait valoir6 que les contrats de livraison conclus par la Commission dépassent les compétences de celle-ci. Il ne s'agit pas, selon l'appelante, de " contrats ou accords en vue de l'achat... de grains ", tels que prévus à l'alinéa 6b ) de la Loi, pas plus qu'il ne s'agit de " mesures utiles à l'exercice [des] activités " de la Commission, telles que le prévoit l'alinéa 6k ) de la Loi. Il ne s'agit pas de contrats d'achat étant donné que la Commission peut, de manière unilatérale, réduire la quantité de grain devant être vendue. Il s'agirait, plutôt, d'options en vue de l'achat de grain, ce qui n'est aucunement prévu par la Loi.

[22]      Les conditions inscrites dans les contrats de livraison conclus par la Commission et pertinentes en l'espèce7 sont les suivantes :

         [TRADUCTION]         
         1. CLAUSES LIANT LA CCB         
         a. La CCB convient de prendre livraison du grain du producteur, conformément à la Loi sur la Commission canadienne du blé (LCCB) et des conditions du contrat de livraison du grain.         
         b. La CCB doit, conformément aux dispositions de la Loi sur la Commission canadienne du blé, verser au producteur l'acompte prévu pour la campagne agricole où le règlement sera effectué, moins les déductions autorisées, y compris les déductions prévues au titre de la Loi sur les paiements anticipés pour le grain des Prairies (LPAGP).         
         ...         
         2. CLAUSE LIANT LE PRODUCTEUR         
         a. Le producteur convient :         
         i. de vendre le grain à la CCB; et         
         ii. de livrer le grain à la CCB, et toute partie du grain commandé par celle-ci, et ce, avant la date limite prévue dans les commandes de livraison.         

         ...


         3. CLAUSES GÉNÉRALES         
         a. Le producteur ne peut augmenter ou réduire la quantité de grain à livrer dans le cadre du contrat qu'avant la date limite applicable au programme de contrats.         
         b. En tout temps au cours des dix-huit jours suivant la date limite du programme de contrats, la CCB peut réduire la quantité de grain à livrer dans le cadre du contrat si les quantités que l'ensemble des producteurs demandent à livrer dans le cadre du contrat de livraison dépassent le total des quantités de grain arrêté par la CCB dans le cadre du programme de contrats. La quantité à livrer par chaque producteur qui a conclu un contrat de livraison avec la CCB concernant la catégorie, la variété et la qualité du grain prévues dans le contrat sera réduite en proportion. Si la quantité de grain que doit livrer le producteur dans le cadre du contrat est ainsi réduite, le producteur disposera d'un délai de quatorze (14) jours pour notifier la CCB de la résiliation du contrat. Si le producteur ne transmet pas un tel avis à la CCB, il continue d'être tenu au respect des clauses du contrat et devra livrer à la CCB la quantité de grain initialement prévue, moins la réduction proportionnelle décidée par la CCB.         
         c. La CCB peut lancer des commandes de livraison en tout temps au cours de la campagne agricole. La CCB se réserve le droit de lancer des commandes de livraison pour une partie seulement, ou une catégorie ou qualité seulement de grain dont la livraison est prévue dans le contrat. Sous réserve des alinéas 3.a., 3.b., 3.d. et 3.e., le total de ces commandes de livraison doit correspondre à la quantité et à la qualité de grain dont la livraison a été convenue dans le cadre du contrat de livraison de grains.         

[23]      Comme ces clauses l'indiquent, les producteurs se proposent de livrer une certaine quantité de grain à la Commission dans le cadre d'une série de contrats. Jusqu'à la date limite, les producteurs peuvent augmenter ou réduire la quantité de grain offerte. La quantité offerte devient fixe une fois l'expiration du délai prévu. Dans les dix-huit jours suivant cette date limite, la Commission doit annoncer quelle sera la quantité totale de grain qu'elle acceptera. Si cette quantité est inférieure à la quantité totale qui est offerte, un producteur dispose d'un délai de quatorze jours pour faire savoir à la Commission qu'il résilie le contrat.

[24]      Les producteurs doivent solliciter la délivrance d'un carnet de livraison. Les conditions applicables aux contrats de livraison, conditions fixées par la Commission, sont consignées dans les carnets de livraison8. Une des principales conditions veut que les producteurs ne puissent pas revenir sur la quantité de grain qu'ils ont offert de livrer, avant l'expiration d'une période de dix-huit jours après la date limite. En conséquence, les producteurs acceptent ces conditions lorsqu'ils précisent, dans leurs demandes de carnet de livraison, la quantité de grain affectée à telle ou telle série de contrats9. Ce verrouillage des quantités au début de la période de dix-huit jours suivant la date butoir pour chaque série de contrats n'est qu'une étape du processus devant aboutir au contrat de livraison prévu dans la série en question. La décision de la Commission concernant la quantité de grain qu'elle entend accepter donne naissance à un contrat de livraison aux termes duquel la Commission est tenue d'accepter la livraison du grain spécifié, et de le payer10. Le producteur dispose d'un délai de quatorze jours pour résilier le contrat si les quantités que la Commission est prête à accepter ne correspondent pas au total de la quantité offerte.

[25]      Je ne vois pas le bien-fondé de la thèse de l'appelante. L'appelante n'a pas démontré que les larges pouvoirs que confèrent à la Commission l'alinéa 6b), et plus particulièrement l'alinéa 6 k) de la Loi, qui autorise la Commission " de façon générale, à prendre les mesures utiles à l'exercice de ses activités ", ne sont pas suffisamment larges pour englober les étapes prévues dans les contrats de livraison.

b. Le carnet de livraison

[26]      Selon l'appelante, et s'agissant des carnets de livraison, la Commission tire son pouvoir de la Loi sur la Commission canadienne du blé. Selon le paragraphe 26(1) de la Loi, la Commission est tenue de délivrer des carnets de livraison autorisant les livraisons de grain. L'appelante fait valoir que, lorsque les dispositions de la Loi sont lues dans le contexte qui est le leur, et notamment au regard du mot " contingent " tel qu'utilisé aux paragraphes 2(1), 26(1), 75(1) et au regard des alinéas 24(1)e ), 28a), b), c) et f), la Loi fait obligation à la Commission de préciser dans les carnets de livraison la quantité de grain dont la livraison est autorisée. La Commission est tenue de respecter cette exigence même s'il ne paraît pas opportun de procéder ainsi au regard des pratiques commerciales modernes11.

[27]      Selon l'appelante, pour ce qui est des livraisons fondées sur la surface cultivée, chaque producteur peut consigner dans son carnet de livraison le nombre d'acres consacrées aux livraisons de blé tendre, de blé dur et d'orge. Ce chiffre consigné peut être modifié par le producteur qui signe alors une déclaration à cet effet, dont copie sera attachée au carnet de livraison. La Commission commande alors, pour chaque acre cultivée, la livraison d'une catégorie et d'une quantité précise de grain. L'appelante estime qu'en ce qui concerne les livraisons fondées sur la surface cultivée, la Commission délivre des carnets qui ne spécifient pas une quantité de grain à livrer, mais plutôt un nombre d'acres de surface cultivée. Le carnet de livraison n'autorise aucunement la livraison de grain dont la quantité serait calculée en fonction de la surface cultivée. La variété et la quantité de grain que le producteur est éventuellement autorisé à livrer sont fixées séparément dans le cadre d'une commande passée par la Commission12.

[28]      En ce qui concerne les livraisons commandées en fonction de contrats, l'offre initiale du producteur, ainsi que les réductions décidées par la Commission, sont toutes consignées dans le carnet de livraison13. L'appelante estime par conséquent que la Commission délivre des carnets de livraison où sont consignées une quantité de blé tendre, de blé ou d'orge, dont la livraison n'est pas autorisée à la date où est délivré le carnet et dont la livraison ne sera autorisée que si l'intimée ne décide pas unilatéralement, par la suite, de réduire la quantité lorsqu'elle décide des quantités qu'elle entend accepter14.

[29]      En délivrant des carnets de livraison qui n'autorisent pas la livraison de grain, la Commission agit soit hors compétences soit en outrepassant les pouvoirs qui sont les siens. Selon l'appelante, la Commission devrait plutôt délivrer des carnets de livraison qui prévoient de manière précise la quantité et la variété de grain que le producteur est autorisé à livrer, quantité que la Commission ne devrait pas pouvoir ultérieurement réduire de façon unilatérale15.

[30]      Cet argument ne me paraît pas fondé.

[31]      Le " carnet de livraison " est défini au paragraphe 2(1) de la Loi comme étant délivré par la Commission pour une campagne agricole. Les dispositions de la Loi sur la Commission canadienne du blé contrôlent et réglementent non pas un domaine d'activité commerciale mais plusieurs, y compris l'activité des producteurs, des chemins de fer, des silos, des minoteries et des moulins à aliments pour bétail16. Le carnet de livraison est un document qui permet de consigner et de vérifier les livraisons de grain autorisées dans le cadre aussi bien des contrats que des commandes fondées sur la surface cultivée. Le contingent est la quantité de grain dont la livraison est autorisée au titre de l'alinéa 28f) de la Loi. Il est défini au paragraphe 2(1) de la Loi :

         " contingent " Quantité de grains - sur la quantité produite sur une terre désignée dans un carnet de livraison - dont la livraison est autorisée et que la Commission détermine au besoin , soit en indiquant que telle quantité peut être livrée pour tel nombre d'acres, soit par une autre indication ".         

[32]      Compte tenu de la définition de " contingent " inscrite au paragraphe 2(1), et notamment des mots " pour tel nombre d'acres, soit par une autre indication ", je ne trouve rien d'illégal à ce que la Commission, s'agissant de livraisons calculées en fonction de la surface cultivée, délivre des carnets de livraison où figure non pas une quantité de grain mais un certain nombre d'acres de surface cultivée. La méthode utilisée par la Commission pour établir le contingent attribué à chaque producteur, au moyen d'un carnet de livraison, relève clairement de larges pouvoirs qu'elle a de concevoir et de mettre en oeuvre un système de contingentement. Selon les alinéas 28a ), b) et c), la Commission peut fixer les modalités de délivrance des carnets de livraison. Peu importe que la Commission consigne dans le carnet de livraison les offres qui lui sont faites plutôt qu'un montant déterminé de grain qui devra être livré. L'élément essentiel de la Loi est ce système de contingents qui finit par se refléter dans le carnet de livraison une fois que la Commission a fixé les quantités qu'elle est prête à accepter.

c. Le fait de conclure des contrats qui ne sont pas dans l'intérêt des producteurs

[33]      Le programme prévoit que les producteurs qui ne livrent pas au moins quatre-vingt-cinq pour cent du grain qu'ils se sont eux-mêmes engagés à livrer à la Commission, s'exposent au versement de dommages-intérêts conventionnels et risquent de voir annuler le contrat en question ainsi que tous les autres contrats de livraison17.

[34]      L'appelante ne conteste pas nécessairement la validité de la clause prévoyant le versement de dommages-intérêts conventionnels. Mais, dit-elle, étant donné que les dommages-intérêts ainsi prévus sont assortis d'une sanction extrêmement grave, en l'occurrence l'annulation de l'ensemble des contrats de livraison, la Commission ne fonctionne pas dans l'intérêt des producteurs. Selon cet argument, elle agit donc d'une manière qui est contraire à l'orientation de la Loi, qui veut, selon le juge Rand, qui s'est prononcé en ce sens dans l'arrêt Murphy v. C.P.R.18, que les dispositions de cette loi aient été adoptées principalement dans l'intérêt des producteurs.

[35]      Selon le dossier dont était saisi le juge des requêtes, la clause des dommages-intérêts conventionnels a été adoptée en réponse aux producteurs eux-mêmes, afin d'assurer que les coûts des livraisons non effectuées seraient assumés par les producteurs qui n'avaient pas respecté, envers la Commission, leurs engagements contractuels. Les dommages-intérêts conventionnels correspondent aux coûts des livraisons manquées, y compris le montant des ventes non effectuées, les surestaries, les frais d'annulation de contrats, les frais liés à une utilisation moins efficace des réseaux de distribution, l'atteinte à la réputation de la Commission en tant que fournisseur fiable, et les surcoûts découlant du besoin de livrer aux clients une qualité supérieure de grain afin que la Commission puisse respecter ses propres engagements. Rien dans le dossier nous indique pourquoi avait été ajoutée la faculté d'annuler tous les autres contrats de livraison. Le bon sens porte cependant à penser que, dans certaines circonstances, il pourrait être raisonnable d'exclure un producteur qui a de façon répétée manqué aux obligations qui lui incombaient dans le cadre du programme.

[36]      L'appelante n'a produit aucun élément de preuve pour étayer sa thèse et nous ne savons pas si les sanctions prévues sont effectivement appliquées. Faute de faits précis, la Cour ne peut pas se prononcer sur cet argument. L'appelante n'a en outre pas été capable de dire au regard de quel critère un tribunal judiciaire pourrait évaluer l' " intérêt des producteurs ". Une telle question ne saurait être tranchée dans le vide.

Décision

[37]      Il y a lieu de rejeter l'appel avec dépens.


Alice Desjardins

J.C.A.

" Je souscris aux présents motifs

     Joseph T. Robertson J.C.A. "

" Je souscris aux présents motifs

     F. Joseph McDonald J.C.A. "

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes

COUR D'APPEL FÉDÉRALE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :      A-863-97

APPEL INTERJETÉ D'UN JUGEMENT DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE RENDU LE 31 OCTOBRE 1997. DOSSIER DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE : T-1730-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Sa Majesté la Reine du chef de l'Alberta c. la Commission canadienne du blé

LIEU DE L'AUDIENCE :      Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :      le 21 octobre 1998

    

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :      le juge Desjardins

AUQUEL ONT SOUSCRIT :      le juge Robertson

     le juge McDonald

DATE :      le 23 novembre 1998

ONT COMPARU :

M. James Rout, c.r.      pour l'appelante

M. Robert Gosman      pour l'intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alberta Justice      pour l'appelante

Civil Law Branch

Edmonton (Alberta)

Morris Rosenberg      pour l'intimée

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. C-24

2      Voir la lettre en date du 28 mars 1996, du ministre de l"Agriculture, de l"Alimentation et du Développement rural de l"Alberta au ministre de fédéral de l"Agriculture et de l"Agroalimentaire, dossier d"appel, vol. II, à la p. 200.

3      Nouvelle-Écosse (Procureur général) c. Ultramar Canada Inc. (1re inst.), [1995] 3 C.F. 713, aux pp. 733, 734, 735, 737, 738, le juge MacKay.

4      [1975] 1 R.C.S. 138, à la p. 152.

5      Re The Queen and County of Beaver No. 9 (1984), 8 D.L.R. (4th) 473, à la p. 475 (C.A. Alb.). Voir, plus généralement B.L. Strayer, The Constitution and the Courts: The Function and Scope of Judicial Review (1988), pp. 162 à 164; Report on Civil Litigation in the Public Interest, Law Reform Commission of British Columbia, 1980, aux pp. 21 à 30.

6      Voir l"exposé des faits et du droit de l"appelante, aux paragraphes 70, 72 et 73.

7      Dossier d"appel, vol. I, à la p. 70.

8      Dossier d"appel, vol. I, à la p.20.

9      Dossier d"appel, vol. I, à la p. 17.

10      Voir Règlement sur la Commission canadienne du blé , C.R.C. 397, art. 26.

11      Voir l"exposé des faits et du droit de l"appelante, au paragraphe 59.

12      Exposé des faits et du droit de l"appelante, au paragraphe 60.

13      Exposé des faits et du droit de l"appelante, au paragraphe 62.

14      Exposé des faits et du droit de l"appelante, au paragraphe 63.

15      Exposé des faits et du droit de l"appelante, au paragraphe 64.

16      Murphy v. C.P.R., [1958] R.C.S. 626, à la p. 633.

17      Voir le dossier d"appel, vol. I, à la p. 70. " CWB Delivery Contracts-Terms and Conditions ", clauses 2b ) et c).

18      [1958] S.C.R. 626, à la p. 642.

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