Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20180706


Dossier : A-59-17

Référence : 2018 CAF 133

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

DANIEL TURP

appelant

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 6 décembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

MOTIFS CONCOURANTS :

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20180706


Dossier : A-59-17

Référence : 2018 CAF 133

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

DANIEL TURP

appelant

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’un appel d’une décision de la Cour fédérale, rendue par la juge Tremblay-Lamer (la juge) en date du 24 janvier 2017 (2017 CF 84) rejetant la demande de contrôle judiciaire de l’appelant. Plus particulièrement, la juge concluait que l’appelant ne pouvait s’opposer à la décision du Ministre des Affaires étrangères (le ministre) en date du 8 avril 2016 d’accorder des licences d’exportation vers le Royaume de l’Arabie saoudite (l’Arabie saoudite) pour des véhicules blindés légers (VBL). Les VBL se retrouvent sur la Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlée, D.O.R.S./89-202 (la Liste), établie par le Gouverneur en conseil en vertu de l’article 3 de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation, L.R.C. (1985), c. E-19 (la LLEI). Il est important de souligner qu’en vertu de l’article 13 de la LLEI, l’exportation des VBL ne peut se faire sans l’obtention d’une licence du ministre.

[2]  L’appelant soutient qu’en raison de la LLEI, du Manuel des contrôles à l’exportation (Affaires mondiales Canada, août 2017) (le Manuel) et des obligations internationales du Canada, le ministre se devait de refuser l’octroi desdites licences d’exportation puisqu’il existait un risque raisonnable que les VBL soient utilisés par l’Arabie saoudite contre des populations civiles, en particulier au Yémen.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté. Plus particulièrement, je suis d’avis que la juge n’a commis aucune erreur justifiant notre intervention et je partage entièrement les motifs qu’elle énonce au soutien de sa conclusion de rejeter la demande de contrôle judiciaire de l’appelant.

II.  Contexte factuel

[4]  General Dynamics Land Systems — Canada Corporation (GDLS) est une compagnie basée à London, dans la province de l’Ontario, qui fabrique de l’équipement militaire dont les produits les plus recherchés sont les VBL. En 2014, une entente intervient entre l’Arabie saoudite et la Corporation commerciale canadienne, mandataire de la Couronne fédérale. L’entente prévoit l’achat par l’Arabie saoudite d’une certaine quantité de VBL devant être fabriqués par GDLS.

[5]  Le 8 avril 2016, le ministre approuve l’octroi de six (6) licences pour l’exportation de VBL produits par GDLS vers l’Arabie saoudite. La décision du ministre fut prise sur la recommandation du sous-ministre des Affaires étrangères émise le 21 mars 2016.

[6]  La décision du ministre approuvant l’exportation des VBL vers l’Arabie saoudite a fait couler beaucoup d’encre dans certains milieux de la communauté canadienne en raison d’allégués concernant des violations du droit international humanitaire et des droits de la personne par l’Arabie saoudite dans le cadre de conflits dans lesquels elle est impliquée.

[7]  Le 21 mars 2016, l’appelant a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale. Cette demande, par la suite, fut amendée le 21 avril 2016 en raison de la décision du ministre rendue le 8 avril 2016.

III.  Cadre législatif

[8]  La structure dans laquelle s’insère la décision du ministre regroupe à la fois des instruments législatifs et réglementaires ainsi que des outils moins formels dont le rôle est de guider le processus décisionnel. Étant donné la complexité du régime, je passerai ici en revue les documents qui font partie du cadre législatif en l’instance avant d’aborder la décision de la Cour fédérale et mon analyse.

[9]  En bref, l’autorité d’émettre des licences d’exportation est prévue à la LLEI (Loi sur les licences d’exportation et d’importation), qui renvoie à la Liste (Liste des marchandises et de technologies d’exportation contrôlée), dont le contenu est énuméré au Guide de la Liste des marchandises et technologies d’exportation contrôlée du Canada (Affaires mondiales Canada, décembre 2015). Le tout est guidé par le Manuel (Manuel des contrôles à l’exportation), qui oriente la mise en branle du régime législatif par le ministre. S’ajoutent à ces instruments diverses conventions internationales auxquelles le Canada est partie et qui sont d’une pertinence en l’instance.

[10]  Le régime de la LLEI a pour but de permettre au gouvernement fédéral de réglementer et de contrôler l’exportation et l’importation de certaines marchandises et technologies en fonction des intérêts économiques, politiques et militaires du Canada. L’objet de ce régime appert des articles 3 et 7 de la LLEI, lesquels accordent une large discrétion au ministre relativement à l’octroi de licences :

3(1) Le gouverneur en conseil peut dresser une liste des marchandises et des technologies dont, à son avis, il est nécessaire de contrôler l’exportation ou le transfert à l’une ou plusieurs des fins suivantes :

3(1) The Governor in Council may establish a list of goods and technology, to be called an Export Control List, including therein any article the export or transfer of which the Governor in Council deems it necessary to control for any of the following purposes:

a) s’assurer que des armes, des munitions, du matériel ou des armements de guerre, des approvisionnements navals, des approvisionnements de l’armée ou des approvisionnements de l’aviation, ou des articles jugés susceptibles d’être transformés en l’un de ceux-ci ou de pouvoir servir à leur production ou ayant d’autre part une nature ou valeur stratégiques, ne seront pas rendus disponibles à une destination où leur emploi pourrait être préjudiciable à la sécurité du Canada ;

(a) to ensure that arms, ammunition, implements or munitions of war, naval, army or air stores or any articles deemed capable of being converted thereinto or made useful in the production thereof or otherwise having a strategic nature or value will not be made available to any destination where their use might be detrimental to the security of Canada;

b) s’assurer que les mesures prises pour favoriser la transformation au Canada d’une ressource naturelle d’origine canadienne ne deviennent pas inopérantes du fait de son exportation incontrôlée ;

(b) to ensure that any action taken to promote the further processing in Canada of a natural resource that is produced in Canada is not rendered ineffective by reason of the unrestricted exportation of that natural resource;

c) limiter, en période de surproduction et de chute des cours, les exportations de matières premières ou transformées d’origine canadienne, sauf les produits agricoles, ou en conserver le contrôle ;

(c) to limit or keep under surveillance the export of any raw or processed material that is produced in Canada in circumstances of surplus supply and depressed prices and that is not a produce of agriculture;

c.1) [Abrogé, 1999, ch. 31, art. 88]

(c.1) [Repealed, 1999, c. 31, s. 88]

d) mettre en œuvre un accord ou un engagement intergouvernemental ;

(d) to implement an intergovernmental arrangement or commitment;

e) s’assurer d’un approvisionnement et d’une distribution de cet article en quantité suffisante pour répondre aux besoins canadiens, notamment en matière de défense ;

(e) to ensure that there is an adequate supply and distribution of the article in Canada for defence or other needs; or

f) assurer la commercialisation ordonnée à l’exportation de toute marchandise soumise à une limitation de la quantité de marchandise pouvant être importée dans un pays ou un territoire douanier qui, au moment de son importation dans ce pays ou territoire douanier dans une période donnée, est susceptible de bénéficier du régime préférentiel prévu dans le cadre de cette limitation.

(f) to ensure the orderly export marketing of any goods that are subject to a limitation imposed by any country or customs territory on the quantity of the goods that, on importation into that country or customs territory in any given period, is eligible for the benefit provided for goods imported within that limitation.

7(1) Sous réserve du paragraphe (2), le ministre peut délivrer à tout résident du Canada qui en fait la demande une licence autorisant, sous réserve des conditions prévues dans la licence ou les règlements, notamment quant à la quantité, à la qualité, aux personnes et aux endroits visés, l’exportation ou le transfert des marchandises ou des technologies inscrites sur la liste des marchandises d’exportation contrôlée ou destinées à un pays inscrit sur la liste des pays visés.

7(1) Subject to subsection (2), the Minister may issue to any resident of Canada applying therefore a permit to export or transfer goods or technology included in an Export Control List or to export or transfer goods or technology to a country included in an Area Control List, in such quantity and of such quality, by such persons, to such places or persons and subject to such other terms and conditions as are described in the permit or in the regulations.

(1.01) Pour décider s’il délivre la licence, le ministre peut prendre en considération, notamment, le fait que les marchandises ou les technologies mentionnées dans la demande peuvent être utilisées dans le dessein :

(1.01) In deciding whether to issue a permit under subsection (1), the Minister may, in addition to any other matter that the Minister may consider, have regard to whether the goods or technology specified in an application for a permit may be used for a purpose prejudicial to

a) de nuire à la sécurité ou aux intérêts de l’État par l’utilisation qui peut en être faite pour accomplir l’une ou l’autre des actions visées aux alinéas 3(1)a) à n) de la Loi sur la protection de l’information ;

(a) the safety or interests of the State by being used to do anything referred to in paragraphs 3 (1) (a) to (n) of the Security of Information Act; or

b) de nuire à la paix, à la sécurité ou à la stabilité dans n’importe quelle région du monde ou à l’intérieur des frontières de n’importe quel pays.

(b) peace, security or stability in any region of the world or within any country.

[mon soulignement]

[my emphasis]

[11]  La Liste, quant à elle, prévoit ce qui suit :

2 Les marchandises et technologies ci-après, lorsqu’elles sont destinées à l’exportation vers les destinations précisées, sont assujetties à un contrôle d’exportation aux fins visées à l’article 3 de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation :

 

2 The following goods and technology, when intended for export to the destinations specified, are subject to export control for the purposes set out in section 3 of the Export and Import Permits Act:

a) les marchandises et technologies des groupes 1, 2, 6 et 7 de l’annexe, sauf celles visées à l’article 2-1, aux alinéas 2-2.a. et 2-2.b., à l’article 2-3, à l’alinéa 2-4.a. et aux articles 6-1, 6-2, 7-2, 7-3, 7-12 et 7-13 du Guide, qui sont destinées à l’exportation vers toute destination autre que les États-Unis ;

(a) goods and technology referred to in Groups 1, 2, 6, and 7 of the schedule, except for goods and technology set out in items 2-1, 2-2.a. and 2-2.b., 2-3, 2-4. a., 6-1, 6-2, 7-2, 7-3, 7-12 and 7-13 of the Guide, that are intended for export to any destination other than the United States;

 

[12]  Le Guide, mentionné à l’alinéa 2a) de la Liste, établit plusieurs catégories de marchandises et de technologies dont l’exportation est contrôlée en vertu de la Liste. Les VBL sont donc compris dans la catégorie 2-6, soit les « Véhicules terrestres et leurs composants » que l’on retrouve au groupe 2 du Guide, soit la « Liste de matériel de guerre ». Les VBL apparaissent sur la Liste depuis au moins 1954.

[13]  Le Guide précise à son introduction qu’il « comprend les marchandises et technologies militaires […] contrôlées en vertu des engagements pris par le Canada dans le cadre de régimes multilatéraux de contrôle des exportations, d’accords bilatéraux, ainsi que de certains contrôles unilatéraux ». Par conséquent, les équipements militaires, tels les VBL, peuvent être inscrits sur la Liste en vertu de l’alinéa 3(1)a) de la LLEI afin que le gouvernement puisse s’assurer que ces marchandises ne seront pas exportées vers un pays ou une région où leur emploi pourrait être préjudiciable à la sécurité du Canada. En outre, ces marchandises pourront apparaître sur la Liste afin de mettre en œuvre un accord ou un engagement intergouvernemental en vertu de l’alinéa 3(1)d) de la LLEI. Parmi ces accords, on retrouve notamment l’Accord de Wassenaar (Wassenaar Arrangement on Export Controls for Conventional Arms and Dual-Use Goods and Technologies, conclu à la réunion plénière tenue à Vienne en Autriche, les 11 et 12 juillet 1996 et modifié à la réunion plénière tenue au même endroit, les 2 et 3 décembre 2015, par le document WA-LIST (15) 1 Corr. 1.). Cet accord a notamment pour but d’encourager la transparence et la responsabilisation dans le cadre de transferts d’armes.

[14]  L’outil qui encadre la mise en pratique de la LLEI, la Liste et son Guide est le Manuel. Ce dernier concerne l’exportation de produits militaires vers les pays qui constituent une menace pour le Canada ou ses alliés, qui participent à des hostilités, qui font l’objet d’une sanction du Conseil de sécurité de l’ONU, ou dont les gouvernements commettent des violations aux droits de la personne (Manuel aux pages 72-73). En effet, le Manuel prévoit que les contrôles à l’exportation ont pour but d’assurer que l’exportation de certaines marchandises soit conforme à la politique étrangère et à la politique canadienne en matière de défense (Manuel à la page 10). Au paragraphe 35 de ses motifs, la juge discute le Manuel dans les termes suivants :

La loi est complétée par un principal outil administratif, soit le Manuel des contrôles à l’exportation. Quant aux facteurs à considérer avant l’octroi d’une licence d’exportation, le Manuel énonce :

En ce qui a trait aux produits et aux technologies militaires, la politique canadienne des contrôles à l’exportation est restrictive depuis longtemps. En vertu des lignes directrices actuelles établies par le Cabinet en 1986, le Canada contrôle étroitement l’exportation de produits militaires vers les pays :

Ÿ  qui constituent une menace pour le Canada et ses alliés ;

Ÿ  qui participent à des hostilités ou qui sont sous la menace d’hostilités ;

Ÿ  qui sont frappés d’une sanction du Conseil de sécurité des Nations Unies ;

Ÿ  dont les gouvernements commettent constamment de graves violations des droits de la personne contre leurs citoyens, à moins que l’on ne puisse prouver que les produits ne risquent pas d’être utilisés contre la population civile.

[mon soulignement, notes omises]

[15]  Je reproduis aussi l’extrait du Manuel cité par l’appelant à la page 8 de son mémoire des faits et du droit, qui se lit comme suit :

Ce manuel contient des renseignements quant à la façon d’obtenir les licences nécessaires pour exporter ou transférer des marchandises contrôlées et quant à la façon de satisfaire aux exigences de la Loi sur les licences d’exportation et d’importation et aux règlements qui s’y rattachent (p. 3).

Les contrôles à l’exportation visent principalement à faire en sorte que l’exportation de certaines marchandises et technologies soit conforme à la politique étrangère et à la politique en matière de défense du Canada. Ces contrôles ont notamment pour objectifs stratégiques d’assurer que les exportations depuis le Canada :

Ÿ  ne nuisent pas au Canada et à ses alliés;

Ÿ  ne portent pas atteinte à la sécurité nationale ou internationale;

Ÿ  n’engendrent pas d’instabilité ou des conflits nationaux ou régionaux;

Ÿ  ne contribuent pas au développement d’armes chimiques, biologiques ou nucléaires de destruction massive ou de leurs vecteurs;

Ÿ  ne sont pas utilisées pour commettre des violations des droits de la personne;

Ÿ  sont compatibles avec les dispositions en vigueur imposant des sanctions économiques (p. 10).

[soulignement dans l’original]

[16]  Par ailleurs, il est important de souligner que le Manuel, tel que l’indique l’intimée au paragraphe 40 de son mémoire des faits et du droit, reproduit essentiellement la « Politique du contrôle des exportations » émise par le gouvernement en 1986 (Dossier d’appel, volume 1 à la p. 118), laquelle est aussi connue sous le nom de Lignes directrices concernant les exportations de matériel militaire et stratégique (les Lignes Directrices). Je reproduis les extraits des Lignes Directrices cités par l’appelant aux pages 7 et 8 de son mémoire des faits et du droit :

Le ministre a souligné que le gouvernement n’émettra plus de licence pour l’exportation d’équipement militaire à destination de pays où les droits des citoyens font l’objet de violations sérieuses et répétées de la part du gouvernement ; à moins qu’il puisse être démontré qu’il n’y a aucun risque raisonnable que l’équipement militaire soit utilisé contre la population civile. Suivant la nouvelle politique au sujet des pays sujets à de graves difficultés sur le plan des droits de la personne, il est clair que c’est l’exportateur qui aura la tâche de prouver « qu’il n’y a aucun risque raisonnable. »

[…]

Le ministre a indiqué que le gouvernement exercera un contrôle rigoureux sur les exportations de matériel et de technologie militaires à destination :

1)  des pays qui constituent une menace pour le Canada et ses alliés ;

2)  des pays engagés dans des hostilités ou sur qui pèse un danger imminent de conflit ;

3)  des pays faisant l’objet de sanctions du Conseil de sécurité des Nations Unies ; et

4)  des pays où les droits des citoyens font l’objet de violations sérieuses et répétées de la part du gouvernement, à moins qu’il ne puisse être démontré qu’il n’y a aucun risque raisonnable que le matériel soit utilisé contre la population civile.

[soulignement dans l’original]

[17]  Tant les Lignes Directrices que le Manuel visent à encadrer le contrôle de l’exportation de marchandises inscrites à la Liste, sans pour autant interdire leur exportation. Il est aussi important de souligner que les Lignes Directrices ainsi que le Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada (Canada, Affaires mondiales, 2012-2013) (le Rapport) font état de l’importance économique de l’industrie canadienne de la défense et des exportations qui en résultent. À la page 2 du Rapport, reproduit au Dossier d’appel, volume 1 à la page 158, on peut lire ce qui suit :

L’industrie canadienne de la défense contribue de façon appréciable à la prospérité du pays et emploie des dizaines de milliers de Canadiens. Elle fabrique des produits de haute technologie et entretient des liens étroits avec ses homologues de pays alliés. Les contrôles à l’exportation ne visent pas à entraver inutilement le commerce international, mais plutôt à appliquer une réglementation et à imposer certaines restrictions aux exportations en fonction des objectifs politiques clairs décrits ci-dessus. L’industrie canadienne de la défense fournit aux Forces armées du Canada ainsi qu’aux forces armées de nos alliés le matériel, les munitions et les pièces de rechange dont elles ont besoin pour répondre à leurs besoins opérationnels, y compris, pour les missions de combat et de maintien de la paix. Comme l’indique la Charte des Nations Unies, tous les États ont le droit légitime de se défendre.

[mon soulignement]

[18]  Je reproduis aussi l’extrait du Rapport cité par l’appelant à la page 9 de son mémoire des faits et du droit :

Les contrôles à l’exportation mis en place par le Canada sont parmi les plus rigoureux au monde. Le maintien de la paix et de la sécurité sont des objectifs prioritaires de la politique étrangère du Canada. Ainsi, le gouvernement du Canada s’efforce de veiller à ce que les exportations de marchandises militaires du Canada ne nuisent pas à la paix, à la sécurité ou à la stabilité dans n’importe quelle région du monde ou à l’intérieur de n’importe quel pays. (p. 1)

Au moment où un exportateur soumet une demande d’exportation de marchandises ou de technologies, des consultations vastes et approfondies sont menées auprès de spécialistes des droits de la personne, de la sécurité internationale et de l’industrie de la défense au MAECD (y compris ceux qui sont affectés dans les missions diplomatiques du Canada à l’étranger), au ministère de la Défense nationale et, au besoin, dans d’autres ministères et organismes. Dans le cadre de ces consultations, on vérifie la conformité de la demande de licence d’exportation avec les principes du Canada en matière de politique étrangère et de défense. On étudie attentivement les considérations relatives à la paix et à la sécurité régionales, notamment les conflits civils et les droits de la personne (p. 2).

[soulignement dans l’original]

[19]  Enfin, selon l’appelant, outre l’Accord de Wassenaar mentionné plus haut, d’autres obligations internationales pèsent sur le Canada dans sa décision d’émettre des licences, y compris les conventions de Genève de 1949 (Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne, 12 août 1949, 75 R.T.N.U. 31, R.T. Can. 1965 No. 20 ; Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer, 12 août 1949, 75 R.T.N.U. 85, R.T. Can. 1965 No. 20; Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949, 75 R.T.N.U. 135, R.T. Can. 1965 No. 20 ; Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, 12 août 1949, 75 R.T.N.U. 287, R.T. Can. 1965 No. 20) (conventions de Genève). Elles prévoient ce qui suit :

ARTICLE PREMIER

ARTICLE 1

Les Hautes Parties contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances.

The High Contracting Parties undertake to respect and to ensure respect for the present Convention in all circumstances.

ARTICLE 3

ARTICLE 3

En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes :

In the case of armed conflict not of an international character occurring in the territory of one of the High Contracting Parties, each Party to the conflict shall be bound to apply, as a minimum, the following provisions:

[…]

Les Parties au conflit s’efforceront, d’autre part, de mettre en vigueur par voie d’accords spéciaux tout ou partie des autres dispositions de la présente Convention.

The Parties to the conflict should further endeavour to bring into force, by means of special agreements, all or part of the other provisions of the present Convention.

[…]

[20]  Les conventions de Genève sont approuvées en droit canadien par la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), c. G -3 (LCG) en ces termes :

Approbation des conventions

Conventions approved

2(1) Sont approuvées les conventions de Genève pour la protection des victimes de guerre, signées à Genève le 12 août 1949 et reproduites aux annexes I à IV.

2(1) The Geneva Conventions for the Protection of War Victims, signed at Geneva on August 12, 1949 and set out in Schedules I to IV, are approved.

[21]  Voilà donc le régime législatif en place lorsque le ministre rend sa décision le 8 avril 2016.

IV.  Décision de la Cour fédérale

[22]  En premier lieu, la juge conclut que la norme de contrôle applicable à la décision du ministre est celle de la décision raisonnable, adaptée au contexte particulier dans lequel la discrétion du ministre fut exercée. Elle est d’avis que ce contexte inclut les objectifs de la LLEI, les intérêts nationaux et internationaux du Canada, l’expertise du ministre en matière de relations internationales ainsi que les droits de la personne (Motifs au paragraphe 25).

[23]  La juge reconnaît ensuite à l’appelant la qualité d’agir dans l’intérêt public, mais conclut qu’il ne peut soulever des questions d’équité procédurale étant donné qu’il n’est pas directement touché par la décision (Motifs au paragraphe 32).

[24]  La juge se penche ensuite sur la décision du ministre d’octroyer des licences d’exportation pour les VBL vers l’Arabie saoudite. Elle conclut que le ministre n’a commis aucune erreur révisable.

[25]  D’abord, la juge examine le cadre réglementaire établi par la LLEI entourant la décision du ministre. La juge estime que la discrétion du ministre est large : « le Ministre reste libre d’accorder une licence d’exportation s’il conclut qu’il est dans l’intérêt du Canada de le faire en considérant les facteurs pertinents » (Motifs au paragraphe 40). D’emblée, elle remarque qu’il n’existe aucune interdiction d’exportation à la LLEI ni au Manuel (Motifs au paragraphe 41). Après avoir passé en revue la décision du ministre, la juge estime qu’il a considéré les facteurs pertinents à sa décision et qu’il détient l’expertise nécessaire pour évaluer le risque que le matériel en question soit employé contre des civils (Motifs aux paragraphes 42 et 45). À ce titre, les Lignes Directrices ne sauraient, selon la juge, restreindre le pouvoir discrétionnaire du ministre puisqu’elles n’ont pas force de loi (Motifs aux paragraphes 46-49). La juge en conclut que le ministre s’est fondé sur les intérêts du Canada en matière de sécurité et ses intérêts commerciaux, que ces facteurs ne constituent pas des considérations inappropriées, et qu’il a dûment considéré le conflit au Yémen (Motifs aux paragraphes 51, 54).

[26]  La juge conclut cette partie de son analyse en énonçant que la portée de son contrôle se limite à s’assurer que le pouvoir discrétionnaire du ministre a été exercé de bonne foi en fonction des considérations pertinentes. Ce seuil étant atteint, il n’y a pas motif à intervention (Motifs au paragraphe 55).

[27]  La juge se tourne ensuite vers les obligations internationales du Canada. D’abord, elle adopte la position de l’intimée selon laquelle un traité qui ne confère pas de droits aux individus, comme c’est le cas de l’article premier commun des conventions de Genève, ne saurait s’appliquer même lorsqu’il est incorporé au droit interne (Motifs au paragraphe 58).

[28]  En ce qui concerne le statut des conventions de Genève en droit canadien, la juge note que de tels accords doivent normalement recevoir « l’aval du Parlement et être expressément intégré[s] au droit canadien pour avoir force de loi » (Motifs au paragraphe 60). Ainsi, l’approbation des conventions de Genève à l’article 2 de la LCG ne constitue pas forcément une incorporation au droit canadien (Motifs au paragraphe 63). Même si le Parlement a incorporé les dispositions des conventions de Genève relatives aux infractions graves (article 3 LCG), le fait d’avoir annexé les conventions ne signifie pas forcément que le législateur avait l’intention de mettre en œuvre le document en entier (Motifs au paragraphe 62).

[29]  Sans se prononcer sur la question, la juge note cependant que si une règle internationale n’exige pas une modification du droit interne, il est possible que les obligations conventionnelles du Canada — notamment l’article premier commun des conventions de Genève — soient incorporées au droit canadien par voie administrative (Motifs au paragraphe 63).

[30]  Cela étant, la juge détermine néanmoins que le seul conflit invoqué, soit celui au Yémen, n’est pas un conflit international, et que ce n’est donc pas l’article premier commun des conventions de Genève qui trouve application, mais bien l’article commun 3 (Motifs au paragraphe 67). Elle reprend la doctrine affirmant que puisque le Canada n’est pas directement impliqué dans le conflit au Yémen, les limites au commerce des armes ne le concernent pas puisqu’elles ne s’appliquent qu’aux États déjà impliqués dans un conflit armé. En reprenant les témoignages des experts en droit international mis de l’avant par les parties, notamment le professeur Éric David pour l’appelant et le professeur Michael Schmitt pour l’intimée, la juge se dit d’avis que l’article premier commun des conventions de Genève n’impose pas d’obligations aux États signataires dans le cadre de conflits non-internationaux (Motifs au paragraphe 74). Ainsi, la juge est d’avis qu’il appartient au pouvoir exécutif, plutôt qu’aux tribunaux, de prendre les décisions relatives aux relations internationales et que son intervention ne serait pas justifiée, même si l’article premier commun trouvait application (Motifs au paragraphe 75).

[31]  Au paragraphe 76 de ses motifs, la juge conclut comme suit :

Les dispositions de la LLEI accordent un large pouvoir discrétionnaire au Ministre dans l’évaluation des facteurs pertinents liés à l’octroi de licences d’exportation pour des marchandises contrôlées. Dans la décision contestée, le Ministre a tenu compte de l’impact économique de l’exportation proposée, les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale et internationale, les antécédents de l’Arabie saoudite en matière de droits fondamentaux, ainsi que le conflit au Yémen avant d’octroyer les licences d’exportation, respectant ainsi les valeurs sous-jacentes aux Conventions. Le rôle de la Cour n’est pas de jeter un regard moral sur la décision du Ministre d’émettre les licences d’exportation mais uniquement de s’assurer de la légalité d’une telle décision. Bien sûr, la large discrétion dont il dispose lui aurait permis d’en refuser l’émission. Néanmoins, la Cour est d’avis que le Ministre a tenu compte des facteurs pertinents. Dans un tel cas, il ne lui est pas loisible de casser la décision.

[32]  Par conséquent, la juge a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l’appelant sans dépens.

V.  Questions en litige

  1. Quelle est la norme de contrôle ?

  2. La décision de la Cour fédérale est-elle raisonnable ?

  • i) La juge a-t-elle erré en concluant que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable ?

  • ii) La juge a-t-elle erré en refusant de considérer l’argument de l’appelant selon lequel le ministre avait l’esprit fermé au moment de prendre sa décision ?

  • iii) La juge a-t-elle erré en rejetant les arguments de l’appelant fondés sur l’article premier commun des Conventions ?

VI.  Analyse

1.  Norme de contrôle

[33]  Quant à la norme de contrôle qui s’impose à la décision de la Cour fédérale, notre Cour doit déterminer si la juge a correctement identifié la norme de contrôle applicable (en l’occurrence, la norme raisonnable) et ensuite déterminer si elle l’a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559 aux paragraphes 46 et 47) [Agraira]. En termes pratiques, il s’agit pour notre Cour de se placer dans les souliers de la juge de la Cour fédérale (Agraira au paragraphe 46). Je suis entièrement d’accord avec les parties que la norme de contrôle qui s’impose à l’évaluation de la décision du ministre est celle de la décision raisonnable.

2.  La décision de la Cour fédérale est-elle raisonnable ?

[34]  Avant de poursuivre mon analyse, il m’apparaît utile, vu son importance au débat que soulève l’appel, de résumer de façon plus détaillée le Mémorandum soumis au ministre le 21 mars 2016 par le sous-ministre des Affaires étrangères, monsieur Daniel Jean, et portant sur l’exportation des VBL de GDLS vers l’Arabie saoudite.

[35]  En résumé, le Mémorandum analyse trois considérations principales, soit le rôle militaire de l’Arabie saoudite dans la région du Moyen-Orient, les préoccupations du Canada à l’égard du respect des droits de la personne par l’Arabie saoudite et les avantages économiques directs et indirects que procurera le contrat entre GDLS et l’Arabie saoudite au Canada.

[36]  Le Mémorandum note d’abord que l’approbation des licences d’exportation se fait généralement, à toutes fins pratiques, par les fonctionnaires du Ministère au nom du ministre. Le Mémorandum note aussi qu’une décision du ministre n’est qu’exceptionnellement sollicitée, sauf lorsqu’il n’y a pas de consensus parmi les fonctionnaires ou lorsque la recommandation est négative. Dans certaines situations, comme en l’instance, l’intervention du ministre fut demandée malgré l’existence d’un consensus parmi les fonctionnaires (Mémorandum au paragraphe 7).

[37]  Le Mémorandum note la stature de GDLS en tant que leader mondial spécialisé dans la production des VBL utilisés par les forces canadiennes et exportés à travers le monde. GDLS est un employeur important dans le sud de l’Ontario (GDLS emploie environ 2100 employés au Canada, dont la majorité travaille dans le sud de l’Ontario) et supporte une chaîne d’approvisionnement constituée de près de 500 petites et moyennes entreprises canadiennes (Mémorandum au paragraphe 2).

[38]  Depuis les années 1990, suite à l’invasion du Koweït par l’Iraq, le Canada participe à la défense de l’Arabie saoudite en lui donnant accès à de l’équipement militaire pour contrer les menaces représentées par l’Iraq, l’Iran, et plus récemment, l’État islamique. Depuis 1993, le Canada octroie des licences d’exportation à GDLS, qui figure parmi les fournisseurs de choix d’équipement militaire, particulièrement de VBL. Plus de 2900 VBL ont été exportés vers l’Arabie saoudite entre 1993 et 2015, ce qui représente près de 90 % de la valeur des exportations militaires canadiennes vers ce pays, se chiffrant à environ 2.5 milliards de dollars (Mémorandum au paragraphe 3). Le contrat en l’espèce, signé en 2014, s’inscrit dans cette tradition militaire canado-saoudienne et est d’une valeur estimée à 11 milliards de dollars (Mémorandum au paragraphe 5).

[39]  Les parties suivantes ont revu la demande de licences, dont les commentaires sont répertoriés à l’annexe A du Mémorandum : plus particulièrement, au sein d’Affaires mondiales Canada, le département de l’Europe et du Moyen-Orient, la branche de Sécurité internationale et la branche de Développement commercial international ; le Ministère de la Défense nationale, et; Innovation, Sciences et Développement économique Canada. Tous recommandent l’approbation des licences. Je note qu’un Memorandum for Action distinct, mais semblable, en date du 21 décembre 2015, avait été soumis au ministre du Commerce international pour ses commentaires et recommandations. Aucune des entités consultées n’a soulevé de préoccupation résultant de l’exportation des VBL (Mémorandum au paragraphe 8).

[40]  Par ailleurs, le Mémorandum aborde la question des droits de la personne en Arabie saoudite étant donné la violation de droits démocratiques et humains et la discrimination rapportée dans le pays. Le Mémorandum note que le Canada maintient un dialogue à cet effet avec l’Arabie saoudite et communique ses préoccupations lorsque nécessaire (Mémorandum au paragraphe 9).

[41]  Le Canada, ainsi que ses alliés américains et européens, maintiennent une relation militaire avec l’Arabie saoudite depuis un quart de siècle, laquelle se manifeste sous la forme d’accès à de l’équipement militaire. D’un point de vue défensif et commercial, GDLS est un fournisseur important des forces canadiennes, lesquelles bénéficieront des économies d’échelle résultant du contrat envisagé. Le Mémorandum considère également l’importance que représentent le contrat et les VBL dans l’effort de contrer l’instabilité régnant au Yémen. Selon une perspective économique, le contrat supportera des milliers d’emplois manufacturiers au Canada ainsi que la chaine d’approvisionnement canadienne et l’industrie canadienne.

[42]  Le Mémorandum conclut que les exportations considérées cadrent avec les priorités du Canada en matière d’affaires étrangères ainsi que les objectifs pour le pays et la région concernés. L’Arabie saoudite ne représente pas une menace à la sécurité du Canada ou celle de nos alliés, et fait face à des menaces légitimes à sa propre sécurité (au paragraphe 14).

[43]  Plus particulièrement, aux paragraphes 15 à 18 du Mémorandum, on peut lire ce qui suit :

[MA TRADUCTION]

15. Cependant, tel que noté plus haut, le Canada a eu et continue d’avoir des préoccupations relatives aux antécédents de l’Arabie saoudite en ce qui concerne les droits de la personne. Une détermination clé dans l’évaluation des demandes de licences d’exportation est de savoir si la nature des marchandises ou de la technologie dont l’exportation est demandée se prête à des violations des droits de la personne, et s’il existe un risque raisonnable que les marchandises soient utilisées contre la population civile. Le ministère n’a pas connaissance de liens entre les marchandises militaires faisant l’objet de la demande et la violation de droits de la personne et de droits politiques. Selon l’information fournie, nous ne croyons pas que les exportations proposées seraient utilisées pour violer les droits de la personne en Arabie saoudite. Le Canada a vendu des milliers de VBL à l’Arabie saoudite depuis les années 1990, et au meilleur de la connaissance du ministère, il n’existe pas d’incident où ces véhicules ont été utilisés dans la perpétration de violations des droits de la personne.

16. Au cours des derniers mois, plusieurs articles sont parus dans les médias populaires au sujet de la vente par le Canada de VBL à l’Arabie saoudite. Une des questions posées par les journalistes concerne le rôle des VBL fabriqués au Canada dans les perturbations au Bahreïn en 2011. L’Arabie saoudite a soutenu le Bahreïn lors de ces événements sous l’égide du « Peninsula Shield » du Conseil de Coopération du Golfe. Au meilleur de la connaissance du ministère, les troupes saoudiennes furent postées pour protéger des édifices clés et de l’infrastructure clés, et n’ont pas été impliquées dans la suppression de manifestations pacifiques.

17. Au cours des derniers mois, certaines ONG comme Amnistie Internationale et Human Rights Watch ont critiqué les frappes aériennes entreprises par la coalition menée par l’Arabie saoudite et, à moindre mesure, ont critiqué certaines actions des forces Houthi/Saleh au Yémen. Plus récemment, l’ONU a mêlé sa voix aux critiques en raison du haut taux de pertes civiles. Le Rapport final du Groupe d’experts des Nations-Unies sur le Yémen, publié le 23 février 2016, note que tous les participants au conflit au Yémen, y compris l’Arabie saoudite, ont commis des violations du droit international humanitaire, notamment en visant intentionnellement la population civile et en se livrant à des attaques envers des organisations humanitaires. Les allégations que porte le Rapport à l’égard de l’Arabie saoudite concernent l’utilisation de bombardement aérien, de pilonnage d’artillerie sans distinction (« shelling ») et l’utilisation de fusées d’artillerie dans des régions occupées par la population civile. Le Groupe a également observé que la coalition a fourni des armes à des forces de résistance sans adopter les mesures nécessaires pour assurer la transparence ou la responsabilisation des troupes. Il n’est pas suggéré que l’équipement d’origine canadienne, y compris les VBL, pourrait avoir été utilisé dans la perpétration d’actes contraires au droit international humanitaire. Les membres du Groupe ont connu des défis en rédigeant le Rapport et n’ont pas été en mesure de se rendre au Yémen afin d’obtenir de l’information de sources directes. Pour sa part, la coalition menée par l’Arabie saoudite a émis un communiqué affirmant son respect pour les règles du droit international humanitaire et les lois sur les droits de la personne, ainsi que le dévouement de son personnel militaire envers ces règles. De plus, le 31 janvier 2016, la coalition menée par l’Arabie saoudite a annoncé la création d’une équipe indépendante de spécialistes afin d’évaluer et de vérifier les incidents de pertes civiles, de produire des rapports clairs et objectifs de tels incidents, d’en tirer les conclusions nécessaires et d’émettre leurs recommandations au sujet des procédures à prendre à l’avenir afin d’éviter de telles pertes.

18.  Les médias ont aussi rapporté qu’une arme de fabrication canadienne (le fusil à longue portée LRT-3 [« sniper rifle »]) a été photographiée entre les mains d’un soldat Houthi au Yémen. Plus de 1300 fusils à longue portée — y compris quelques centaines de ce modèle — ont été exportés du Canada à destination des forces saoudiennes militaires et de sécurité, et ce, en vertu de licences valides. L’ambassade canadienne à Riyad a établi que ce fusil, ainsi que d’autres équipements militaires saoudiens, a probablement été capturé par des combattants Houthi lors d’opérations militaires le long de la frontière que partage l’Arabie saoudite avec le Yémen. Les rapports tirés de sources ouvertes indiquent que des raids par les forces Houthi/Saleh le long de la frontière saoudienne ont mené à plus de 370 décès, la plupart des pertes ayant été subies par les forces terrestres royales de l’Arabie saoudite et les gardes de la frontière, entraînant aussi la capture d’équipement, d’armes et de munitions. Ce type de perte d’équipement sur le champ de bataille est prévisible en raison des opérations militaires de l’Arabie saoudite. L’ambassade canadienne à Riyad demeure en contact avec les autorités saoudiennes afin de faciliter l’échange d’information sur de telles pertes.

[mon soulignement]

[44]  Compte tenu de toutes ces circonstances, le Mémorandum recommande au ministre l’approbation et l’octroi des licences pour les VBL de GDLS vers l’Arabie saoudite (Mémorandum au paragraphe 19).

i)  La juge a-t-elle erré en concluant que le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable ?

[45]  Selon l’appelant, la juge a commis plusieurs erreurs en concluant comme elle l’a fait. En premier lieu, s’appuyant sur les décisions de la Cour suprême dans Halifax (Regional Municipality) c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2012 CSC 29, [2012] 2 R.C.S. 108, Németh c. Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 R.C.S. 281, Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, 147 D.L.R. (4e) 193 [Baker avec renvois aux R.C.S.], et Kanthasamy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909 [Kanthasamy], l’appelant prétend que le ministre ne pouvait se limiter à une simple considération des facteurs pertinents énoncés au Manuel. Plutôt, compte tenu des objectifs législatifs que l’on retrouve au Manuel et aux Lignes Directrices ainsi que des obligations du Canada résultant de la LCG, le ministre devait accorder un poids important aux facteurs étayés dans le Manuel. Ayant omis de donner l’importance requise à ces facteurs en prenant sa décision, le ministre aurait rendu une décision déraisonnable et la juge aurait erré en entérinant cette décision.

[46]  En second lieu, l’appelant propose une distinction entre les motifs qui justifient un refus d’accorder une licence et ceux qui justifient l’octroi d’une licence. À son avis, les premiers doivent primer sur les seconds et les considérations économiques et commerciales ne sont pertinentes « que dans la mesure où une exportation ou un transfert nuirait au commerce ou à l’économie canadienne » (Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 24). Par conséquent, puisque la juge n’a pas tenu compte de cette distinction, elle a commis une erreur révisable.

[47]  En troisième lieu, l’appelant prétend que, compte tenu du fait que les VBL sont inclus dans la Liste, la juge devait s’interroger quant aux fins énoncées à l’article 3 de la LLEI. L’appelant répond à cette interrogation en affirmant que l’objectif prévu au paragraphe 3(1)d) de la LLEI devait s’appliquer en l’instance, à savoir la mise en œuvre d’un accord ou d’un engagement intergouvernemental, soit l’Accord de Wassenaar, qui prévoit le facteur suivant :

[TRADUCTION]

e. Y a-t-il un risque manifeste que les armements servent à commettre ou à faciliter la violation et la suppression des droits de la personne et des libertés fondamentales ou des règles applicables en matière de conflits armés?

(Accord de Wassenaar, « Elements for Objective Analysis and Advice Concerning Potentially Destabilising Accumulations of Conventional Weapons » amendé à la réunion plénière de 2011, art. 1(e)).

[48]  L’appelant poursuit son raisonnement en rappelant à la Cour que le Canada a ratifié les conventions de Genève « par lesquelles il s’engage à “faire respecter les conventions et les protocoles additionnels en toutes circonstances” (art. 1 commun) » (Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 30). Selon l’appelant, en rendant sa décision du 8 avril 2016, le ministre n’a offert aucune analyse concernant les obligations qui lui incombaient en raison des conventions de Genève et de la LCG. Au paragraphe 31 de son mémoire des faits et du droit, l’appelant énonce ce qui suit :

Ces engagements internationaux reflètent celui fait aux Canadiens que « le gouvernement n’émettra plus de licence pour l’exportation d’équipement militaire à destination de pays où les droits des citoyens font l’objet de violations sérieuses et répétées de la part du gouvernement ; à moins qu’il ne puisse être démontré qu’il n’y a aucun risque raisonnable que l’équipement militaire soit utilisé contre la population civile ».

[notes omises]

[49]  En quatrième lieu, l’appelant s’adresse au concept du risque raisonnable que l’on retrouve au Manuel, aux Lignes Directrices et dans l’Accord de Wassenaar. L’appelant se dit d’avis que même si la juge a reconnu l’importance de ce concept, elle a erré en lui imposant le fardeau de démontrer que les VBL seraient utilisés en violation du droit humanitaire. En raison de ce renversement du fardeau de la preuve, la juge a conclu à l’absence de preuve démontrant que les VBL avaient été utilisés en violation du droit humanitaire au Yémen. Conclusion déraisonnable, selon l’appelant, puisqu’il ne pouvait y avoir de doute que l’achat et l’exportation des VBL vers l’Arabie saoudite avaient pour but leur utilisation au Yémen, « où des violations du droit international humanitaire ont été commises à grande échelle » (Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 50). Ce qui amène l’appelant à constater que le Canada encourageait l’utilisation des VBL au Yémen. Aux paragraphes 52 et 53 de son mémoire des faits et du droit, l’appelant s’explique dans les termes suivants :

52. Des inférences raisonnables devaient être tirées des faits énoncés au mémorandum. Sachant que l’Arabie saoudite a jusqu’à maintenant fait fi du droit international humanitaire dans ses interventions militaires au Yémen, et sachant que les VLB [sic] dont l’exportation a été autorisée seront utilisés au Yémen dans le cadre du conflit armé actuel, il est extrêmement probable que ces VLB [sic] servent dans la commission de violations du droit international humanitaire. Pourtant, cette question n’est aucunement abordée dans le mémorandum constituant l’entièreté du dossier de l’office fédéral. La notion de risque raisonnable est même exclue du passage sur le Yémen.

53. De plus, la preuve présentée en demande, non contredite en défense et totalement ignorée par la juge de première instance, montre que des VBL fabriqués au Canada ont été envoyés par l’Arabie saoudite à Najran, une ville à la frontière yéménite qui se trouve au cœur du conflit. Plutôt que de conduire une enquête ou d’opter en faveur du principe de précaution vu les conclusions très sévères du comité d’experts de l’ONU, l’intimé a préféré s’en remettre à l’engagement de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite de respecter les règles du droit international humanitaire et des droits fondamentaux, règles qu’elle ne respectait pas au moment même où elle a pris cet engagement. En cela, l’intimé a fait preuve d’aveuglement volontaire, ce qui viciait d’autant sa décision.

[notes omises]

[50]  Finalement, l’appelant avance qu’en raison de la décision de la Cour suprême dans Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], la mesure du caractère raisonnable d’une décision se retrouve dans la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel.

[51]  Selon l’appelant, il est impossible, à la lumière du Mémorandum, de connaître la nature et l’étendue de l’examen conduit par les fonctionnaires responsables des questions relatives aux droits de la personne. En outre, l’appelant nous indique que la division d’Affaires mondiales Canada chargée de ces questions, soit « Human Rights and Indigenous Affairs Division » ne semble pas avoir été consultée. L’appelant note de surcroit que le ministre, en rendant sa décision, n’a considéré que le Mémorandum et aucun autre document. Selon l’appelant, le ministre n’a pu prendre une décision éclairée dans les circonstances puisqu’il n’a nullement considéré les méthodes d’enquêtes et les documents examinés par les fonctionnaires ayant participé à la rédaction du Mémorandum. Par conséquent, l’appelant nous invite à conclure que le processus décisionnel manque de transparence vu « la maigre assise factuelle dont bénéficiait le ministre pour décider d’accorder ou non les licences » (Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 58).

[52]  À mon avis, les arguments de l’appelant ne peuvent réussir pour les motifs suivants.

[53]  Ma première remarque est qu’il ne peut faire de doute que le ministre a considéré tous les facteurs pertinents qu’il lui incombait de considérer selon le cadre législatif, dont ceux énoncés au Manuel et aux Lignes Directrices. Plus particulièrement, comme le font ressortir les paragraphes [35] à [43] de mes motifs, le ministre a considéré les facteurs suivants :

  • L’Arabie saoudite est un partenaire militaire clé pour le Canada dans sa région (paragraphes 9, 12 du Mémorandum) ;

  • L’importance des relations commerciales entre le Canada et l’Arabie saoudite (paragraphes 9, 12) ;

  • L’absence de sanctions contre l’Arabie saoudite (Annexe A, page 8) ;

  • Les préoccupations du Canada relativement aux droits des personnes (paragraphes 10, 15) ;

  • La relation en matière de défense entre le Canada et l’Arabie saoudite (paragraphe 11) ;

  • L’importance des exportations pour l’industrie militaire canadienne (paragraphes 12-13) ;

  • L’implication de l’Arabie saoudite dans le conflit au Yémen (paragraphes 17-18) ;

  • Le fait que, depuis 1993, plus de 2900 VBL ont déjà été exportés vers l’Arabie saoudite (paragraphes 15-16).

[54]  Non seulement le ministre a-t-il considéré les facteurs économiques et commerciaux, mais il a considéré les questions de droit humanitaire et de droits de la personne. Une lecture des paragraphes 15 à 18 du Mémorandum ne laisse, à mon avis, aucun doute à ce sujet. Dans ce sens, il vaut la peine de reproduire le paragraphe 54 des motifs de la juge qui se lit comme suit :

[54] Contrairement à la prétention du demandeur, le ministre a considéré le conflit au Yémen au paragraphe 17 de sa décision, cité précédemment. La décision rapporte les commentaires du panel d’experts des Nations Unies sur la situation au Yémen et indique qu’il n’y avait pas de preuves que de l’équipement militaire canadien, dont des VBL, avait été utilisé pour commettre les violations du droit international humanitaire alléguées. La décision tient également compte des rapports des médias sur l’apparition d’équipement militaire de provenance canadienne chez les forces rebelles, mais note que l’ambassade canadienne à Riyad a conclu que ces armes avaient été capturées lors d’opérations militaires et qu’il s’agissait d’un type de perte inévitable en temps de guerre. Que l’on soit d’accord ou non avec le résultat de son analyse, les conclusions du Ministre étaient appuyées sur les éléments de preuve au dossier.

[mon soulignement]

[55]  À mon avis, il est incontestable que les facteurs énumérés dans le Manuel, facteurs qui reprennent, à toutes fins pratiques, les facteurs mentionnés dans les Lignes Directrices, ont été considérés dans le Mémorandum soumis au ministre. Plus particulièrement, le Mémorandum discute de façon détaillée la question des droits de la personne impliquant l’Arabie saoudite et l’on y pose la question de savoir s’il existe un risque raisonnable que les VBL soient utilisés pour commettre des violations des droits de la personne en Arabie saoudite ou au Yémen (Mémorandum au paragraphe 15).

[56]  L’appelant, s’appuyant sur la décision de la Cour suprême dans Baker, soumet que le ministre devait donner un poids important, sinon déterminant, aux considérations humanitaires et nous invite à tirer une conclusion différente de celle du ministre. À mon avis, la proposition de l’appelant est erronée. Aux paragraphes 37 et 38 de sa décision dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 [Suresh], la Cour suprême s’exprimait comme suit :

37. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter les passages de Baker où il est question de l’« importance accordée » à certains facteurs. Il n’incombait à personne d’autre qu’au ministre d’accorder l’importance voulue aux facteurs pertinents. Cet arrêt n’a pas pour effet d’autoriser les tribunaux siégeant en révision de décisions de nature discrétionnaire à utiliser un nouveau processus d’évaluation, mais il repose plutôt sur une jurisprudence établie concernant l’omission d’un délégataire du ministre de prendre en considération et d’évaluer des restrictions tacites ou des facteurs manifestement pertinents.

38. Cette norme tient dûment compte des diverses obligations du Parlement, du ministre et du tribunal de révision. Le Parlement a pour tâche d’établir, conformément aux limites fixées par la Constitution, les critères et procédures applicables en matière d’expulsion. Le ministre doit rendre une décision conforme à la fois à la Constitution et aux critères et procédures établis par le Parlement. Enfin, le rôle du tribunal appelé à contrôler la décision du ministre consiste à déterminer si celui-ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l’annuler, même s’il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion.

[mon soulignement, notes omises]

[57]  À mon avis, l’interprétation de Baker que nous propose l’appelant n’est pas en accord avec l’interprétation de cet arrêt par la Cour suprême dans Suresh, où la Cour indique clairement qu’il appartient au ministre, et non aux tribunaux, de déterminer l’importance des facteurs sous considération. Récemment, dans sa décision dans l’arrêt Agraira, la Cour suprême réitérait ces mêmes propos (Agraira au paragraphe 91).

[58]  Dans cette perspective, il est important de souligner que l’article 7 de la LLEI, qui confère au ministre son pouvoir discrétionnaire d’accorder ou non une licence, n’impose aucune hiérarchie en ce qui a trait aux facteurs devant être considérés. Plus particulièrement, le paragraphe 7(1.01) énonce que le ministre peut considérer tout facteur qu’il juge pertinent eu égard à l’objet de la LLEI et en outre, les deux facteurs énoncés aux alinéas 7(1.01)a) et b).

[59]  Il est aussi important de souligner que les facteurs énoncés au Manuel et aux Lignes Directrices ne constituent que des sujets devant être considérés par le Ministre en décidant si oui ou non il doit accorder une licence. Je suis d’avis que, contrairement à ce que prétend l’appelant, les Lignes Directrices ne sont pas de nature contraignante et ne peuvent être considérées comme des exigences légales dont le non-respect entacherait la validité de la décision du ministre (Maple Lodge Farms c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2 aux pages 6 et 7, 137 D.L.R. (3e) 558) ; Agraira au paragraphe 60 ; Kanthasamy au paragraphe 32 ; Association canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général), [1994] 2 C.F. 247 aux pages 8-9, 164 N.R. 342).

[60]  En outre, compte tenu du libellé de la LLEI, je suis d’avis que la Cour doit exercer une grande retenue lorsqu’elle est appelée à réviser une décision du ministre, à savoir s’il doit ou non accorder des licences d’exportation telles que celles demandées en l’instance. Comme je l’ai déjà indiqué, la Cour suprême dans Suresh et Agraira a émis une directive sans équivoque à l’effet que les tribunaux ne sont nullement autorisés à s’ingérer dans le processus d’évaluation conduit par le ministre dans la mesure où le ministre a considéré tous les facteurs pertinents eu égard à la législation applicable et à ses objets. Il ne s’agit donc pas pour la Cour de déterminer le poids devant être accordé à un facteur ou à un autre, mais plutôt de s’assurer que les facteurs qui devaient être considérés l’ont été. En outre, considérant que les questions portant sur la conduite des relations internationales et les décisions relatives aux intérêts du Canada en matière de défense et d’économie sont de l’apanage du cabinet fédéral, les tribunaux doivent agir avec beaucoup de prudence et de retenue à l’égard de ces questions (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3 aux paragraphes 37 et 38, [2010] 1 R.C.S. 44).

[61]  Par conséquent, en l’absence d’une contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, ni la Cour fédérale ni notre Cour ne peuvent intervenir en révisant une décision discrétionnaire telle que la présente décision, sauf si elle a « été prise arbitrairement ou de mauvaise foi, qu’elle n’est pas étayée par la preuve ou que [le] ministre a omis de tenir compte des facteurs pertinents » (Suresh au paragraphe 29). L’appelant ne prétend nullement que le ministre a agi de mauvaise foi et, tel que je l’ai discuté, le ministre a selon moi pris compte de tous les facteurs pertinents au regard de la preuve devant lui.

[62]  Une remarque additionnelle s’impose. Au paragraphe 76 de ses motifs, que j’ai reproduit au paragraphe [31] de mes motifs, la juge indique que son rôle « n’est pas de jeter un regard moral sur la décision du ministre d’émettre les licences d’exportation mais uniquement de s’assurer de la légalité d’une telle décision. Bien sûr, la large discrétion dont il dispose lui aurait permis d’en refuser l’émission. » En d’autres mots, si je comprends bien la portée des propos de la juge, la question devant elle n’était pas de savoir si en raison de considérations morales ou humanitaires le ministre aurait dû refuser l’approbation des licences. Selon elle, bien que de telles considérations auraient permis au ministre de refuser d’accorder les licences, le régime législatif lui permettait de conclure autrement. Comme la juge le souligne au paragraphe 50 de ses motifs, l’article 7 de la LLEI « ne prévoit aucune limite expresse ou implicite [à la discrétion du ministre], autre que le devoir d’être exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle et en tenant compte des considérations pertinentes ».

[63]  Avant de conclure sur cette question, il m’incombe de répondre à l’argument de l’appelant selon lequel la décision du ministre manquait de transparence parce que le ministre n’a considéré que le Mémorandum pour rendre sa décision. Plus particulièrement, l’appelant prétend que le ministre ne pouvait rendre une décision éclairée en l’instance sans avoir considéré tous les documents et analyses sur lesquels était fondé le Mémorandum. À mon avis, cet argument de l’appelant est aussi sans fondement.

[64]  Il est bon de rappeler que le régime législatif en place n’impose au ministre aucune méthodologie relativement à la décision qu’il doit prendre. En d’autres mots, tout ce que le régime législatif impose au ministre est de considérer tous les facteurs pertinents à la demande d’exportation des VBL vers l’Arabie saoudite. La jurisprudence est claire que le ministre pouvait, s’il le voulait, fonder sa décision uniquement sur la recommandation des fonctionnaires ayant l’expertise et l’expérience en la matière (Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735 à la page 763, 115 D.L.R. (3e) 1 ; Cyanamid Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1992), 45 C.P.R. (3e) 390, 148 N.R. 147 (C.A.F.), au paragraphe 21 ; Première Nation Waycobah c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 191, 421 N.R. 193 aux paragraphes 30-33). Il va sans dire que le ministre pouvait, s’il le voulait, demander aux fonctionnaires de lui faire parvenir tous les documents ayant servi à la confection du Mémorandum. En l’instance, il appert que le ministre n’a pas cru nécessaire de faire cette demande, et il a rendu sa décision uniquement sur la base du Mémorandum qui lui a été soumis.

[65]  À mon avis, à savoir si le ministre aurait dû considérer autre chose que le Mémorandum est une question à laquelle nous n’avons pas besoin de répondre. La responsabilité du ministre en fonction du régime législatif était de considérer tous les facteurs pertinents à l’octroi des licences et, à mon avis, le ministre a considéré tous ces facteurs. L’appelant prétend qu’une décision plus éclairée nécessitait la considération de documents autres que le Mémorandum. Peut-être faut-il répondre à cette question par l’affirmative, mais considérant la législation en vigueur, c’est au ministre que revenait la décision de considérer soit uniquement le Mémorandum, ou tout autre document qu’il jugeait nécessaire de considérer dans les circonstances.

[66]  Il ne peut faire de doute que l’appelant est en désaccord avec la décision du ministre d’accorder les licences d’exportation vers l’Arabie saoudite. Selon lui, la preuve démontre que les VBL seront sans doute utilisés à des fins constituant une violation des droits de la personne en Arabie saoudite et au Yémen. Cette conclusion résulte de son appréciation de la preuve. Malheureusement pour l’appelant, l’appréciation de la preuve aux fins d’accorder ou non des licences d’exportation a été confiée au ministre par le Parlement. Dans la mesure où le ministre a considéré tous les facteurs pertinents dictés par le régime législatif, il pouvait accorder ou non les licences d’exportation. La Cour n’a pas à se demander, puisque ce n’est pas son rôle, si la décision du ministre est la décision correcte dans les circonstances. La Cour n’a qu’à se demander si le ministre a considéré tous les facteurs pertinents. Si oui, la Cour ne peut s’ingérer dans le processus décisionnel – exception faite, bien sûr, des cas où des questions d’équité procédurale sont en jeu. Le ministre pouvait, nonobstant le risque raisonnable que le matériel exporté soit utilisé contre une population civile, décider d’accorder les licences parce que, selon lui, l’exportation des VBL était dans l’intérêt du Canada conformément à la LLEI.

[67]  Un dernier commentaire concernant l’exercice de la discrétion du ministre d’accorder les licences est nécessaire. L’appelant prétend que le ministre a erré, en outre, parce qu’il n’a pas tenu compte de ses obligations résultant de la LGC. En d’autres mots, selon l’appelant, le ministre a fait fi de la valeur interprétative de la LCG. Plus particulièrement, l’appelant affirme que le ministre n’a offert aucune analyse concernant les obligations lui incombant en vertu des conventions de Genève qui furent incorporées au Canada via la LCG. Selon l’appelant, les engagements internationaux du Canada reflètent l’engagement pris envers les Canadiens que, citant le texte d’un communiqué de presse du 10 septembre 1996 :

… le gouvernement n’émettra plus de licence d’exportation d’équipement militaire à destination de pays où les droits des citoyens font l’objet de violations sérieuses et répétées de la part du gouvernement ; à moins qu’il ne puisse démontrer qu’il n’y a aucun risque raisonnable que l’équipement militaire soit utilisé contre la population civile.

(Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 31 référant au Dossier d’appel, volume 1 page 118).

[68]  La position de l’appelant est erronée. À mon avis, dans l’exercice de sa discrétion en vertu de l’article 7 de la LLEI, le ministre a considéré les facteurs portant sur le droit humanitaire et plus particulièrement, il a considéré le conflit au Yémen et s’est interrogé sur les violations possibles des droits de la personne dans ce pays. Par conséquent, je ne peux accepter la proposition de l’appelant voulant que le ministre ne se soit pas penché sur les questions liées au respect du droit humanitaire et des droits de la personne qui sous-tendent les conventions de Genève.

[69]  Il est évident que la position de l’appelant en ce qui a trait aux licences accordées par le ministre est celle que reflète le premier paragraphe de son mémoire des faits et du droit où il énonce : « [f]aire le choix de l’économie et du commerce plutôt que celui de la protection de vies innocentes, c’est non seulement déraisonnable, c’est inhumain ». À son avis, dans l’exercice de sa discrétion, le ministre ne devrait que considérer les impacts possibles sur les vies humaines résultant de l’exportation d’armes militaires. Comme j’ai tenté de l’expliquer plus haut, le régime législatif n’est pas en accord avec la vision de l’appelant puisque c’est au ministre de décider, après considération de tous les facteurs pertinents, si une ou plusieurs licences doivent être accordées. Il va sans dire qu’il pourrait y avoir des conséquences ou répercussions politiques résultant de la décision du ministre d’accorder les licences mais il ne peut faire de doute que le débat qui pourrait s’ensuivre n’est pas du ressort de notre Cour.

[70]  Pour ces motifs, je suis d’avis que le ministre n’a pas exercé sa discrétion de manière déraisonnable et, par conséquent, la juge avait raison de conclure comme elle l’a fait. Comme je l’ai indiqué au paragraphe [3] de mes motifs, je souscris entièrement aux motifs énoncés par la juge au soutien de sa conclusion.

ii)  La juge a-t-elle erré en refusant de considérer l’argument de l’appelant selon lequel le ministre avait l’esprit fermé au moment de prendre sa décision ?

[71]  L’appelant soutient que la juge s’est trompée en concluant qu’il ne pouvait soulever le fait que le ministre avait conclu en faveur de l’exportation des VBL avant même de rendre sa décision. Selon l’appelant, les obligations d’impartialité et d’équité procédurale s’appliquaient en l’instance même si la décision du ministre avait une composante politique.

[72]  À mon avis, cet argument n’a aucun mérite. Même en acceptant que l’appelant soit justifié de prétendre que le ministre était prédisposé quant à l’octroi des licences demandées, la question que devait résoudre la Cour fédérale était celle à savoir si le ministre a considéré tous les facteurs pertinents à l’exportation des VBL vers l’Arabie saoudite, et notamment le fait que les VBL pourraient être utilisés à des fins constituant des violations des droits de la personne et du droit humanitaire.

[73]  Dans la mesure où le ministre a considéré ce qu’il devait considérer en raison du régime législatif applicable, ce qui à mon avis est le cas en l’espèce, la question d’impartialité et d’équité procédurale n’est d’aucune pertinence à moins que la décision prise par le ministre résulte de considérations non-pertinentes ou de sa mauvaise foi. Par conséquent, il ne nous est pas nécessaire de déterminer, en l’espèce, si la juge a commis une erreur en refusant de considérer l’argument de l’appelant à l’effet que le ministre avait l’esprit fermé au moment de prendre sa décision. À mon avis, dans la mesure où les agissements du ministre sont en accord avec le régime législatif en place, à savoir de considérer tous les facteurs pertinents, sa décision rencontre le test de la légalité.

iii) La juge a-t-elle erré en rejetant les arguments de l’appelant fondés sur l’article premier commun des Conventions ?

[74]  L’appelant avance plusieurs arguments fondés sur la LCG, loi qui « lie le Canada et l’empêche d’exporter des armes lorsqu’elles sont susceptibles d’être utilisées en violation du droit international humanitaire » (Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 65). Plus particulièrement, l’appelant soumet que la décision du ministre contrevient à l’article premier commun des conventions de Genève, reproduit ci-haut au paragraphe [19] de mes motifs, incorporé en droit canadien par la LCG, et selon lequel les pays signataires « s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances. »

[75]  L’appelant prétend que la juge a commis trois erreurs, dont celle d’avoir conclu qu’il n’avait pas l’intérêt voulu pour se plaindre d’une violation des conventions de Genève, même si celles-ci ont été incorporées en droit canadien.

[76]  Selon l’appelant, en raison de la primauté du droit et du fait qu’il ne recherche que l’application d’une loi canadienne, la juge aurait dû intervenir parce que la décision du ministre d’octroyer les licences contrevenait à la LCG et, par conséquent, la décision du ministre « ne faisait pas partie des issues possibles au sens de Dunsmuir » (Mémoire des faits et du droit de l’appelant au paragraphe 68).

[77]  Puisque je suis d’avis que la juge avait raison de conclure que l’appelant n’avait pas l’intérêt nécessaire pour soulever une violation des conventions de Genève, il ne sera pas nécessaire de s’attarder aux autres arguments de l’appelant sur cette question.

[78]  À mon avis, seuls les États signataires des conventions de Genève peuvent se plaindre d’une violation des conventions et plus particulièrement d’une violation de l’article premier commun. Une lecture du texte de l’article premier commun ne laisse aucun doute à ce sujet. C’est aux parties contractantes que les conventions de Genève confient le droit, et puis-je dire, la responsabilité de « faire respecter la présente convention en toutes circonstances » (article premier commun des conventions). Par conséquent, il n’est pas loisible à des individus comme l’appelant de soulever des violations aux conventions de Genève et d’en demander le respect devant les tribunaux. Évidemment, tout individu peut soulever ces questions dans le cadre de débats politiques et démocratiques et demander à son gouvernement d’agir. Cependant, il n’est pas possible pour un individu de le faire, comme l’appelant tente de le faire, par voie de demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision du ministre d’octroyer des licences sous le régime de la LLEI que j’ai décrit plus haut.

[79]  À cet égard, je souscris entièrement aux propos de l’expert de l’intimée, le professeur Schmitt, que l’on retrouve aux paragraphes 20 à 22 de son affidavit en date du 29 juin 2016 où il se dit d’avis qu’une violation des conventions de Genève par un État signataire constitue un « internationally wrongful act » à l’égard des États non responsables de la violation. Par ailleurs, selon le professeur Schmitt, la violation ne donne aucunement ouverture à un recours par des individus affectés par la violation.

[80]  Autrement dit, les individus ou personnes affectées par la violation ne peuvent exercer aucun recours contre l’État responsable de la violation des conventions de Genève. Ce droit appartient uniquement à un État signataire non responsable. Par conséquent, selon le professeur Schmitt, un individu tel l’appelant en l’instance ne peut soulever devant les tribunaux une violation des conventions. Cette conclusion est partagée par l’auteure Kate Parlett dans son ouvrage The Individual in the International Legal System : Continuity and Change in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Plus particulièrement, à la page 182 de son ouvrage, sous la rubrique The Individual in International Humanitarian Law, l’auteure énonce ce qui suit, sous le titre The 1949 Geneva Convention :

[TRADUCTION]

Les dispositions de fond des quatre conventions de Genève envisagent généralement la protection des personnes comme une obligation qui incombe aux États qui sont parties à un conflit, et non comme des droits individuels conférés directement aux personnes. L’article premier de chacune des Conventions dispose que les Hautes Parties contractantes « s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances ». En outre, la première et la deuxième Convention prévoient que « [c]haque partie au conflit [. . .] aura à pourvoir aux détails d’exécution » des dispositions des conventions. Les dispositions relatives à l’exécution qui figurent dans les quatre conventions ne mentionnent que les obligations qui incombent aux États.

La plupart des dispositions des conventions qui prévoient la protection de diverses catégories de personnes sont rédigées en des termes qui démontrent que les obligations en la matière incombent aux États parties au conflit et que les droits ne sont pas conférés directement aux principaux intéressés.

[81]  Par conséquent, comme l’a conclu la juge, l’appelant n’a pas l’intérêt voulu pour soulever la violation de l’article premier commun des conventions de Genève, même si ce dernier était incorporé en droit interne.

3.  La preuve du droit international par expertise

[82]  Avant de conclure, j’aimerais faire un commentaire concernant l’utilisation d’experts pour prouver le droit international. Il m’apparaît utile d’indiquer, sans décider la question puisque les parties n’ont soumis aucun argument à cet effet, qu’à mon avis il n’est pas nécessaire pour les parties de déposer des rapports d’expertises pour faire la preuve du droit international puisque la Cour peut prendre connaissance judiciaire de ce droit.

[83]  Dans l’arrêt R. v. “The Ship “North”, [1906] 37 S.C.R. 385, 26 C.L.T. 380 l’une des questions devant être décidées par la Cour suprême du Canada était celle de savoir si la Cour pouvait prendre connaissance judiciaire de la doctrine du droit de poursuite immédiate (hot pursuit) et d’interpréter la législation pertinente à la lumière de cette doctrine. Il s’agissait d’une affaire de droit maritime concernant un navire étranger ayant violé les lois canadiennes sur les pêcheries à l’intérieur des trois-milles-marins constituant, à cette époque, la limite territoriale du Canada et le droit de le poursuivre et de le saisir en haute-mer.

[84]  L’un des arguments de l’appelant devant la Cour suprême était à l’effet que le juge d’amirauté, siégeant en première instance, avait pris connaissance judiciaire de la doctrine de hot pursuit et par conséquent, qu’il avait erré. Le juge Davies, avec la concurrence du juge Maclennan, a conclu que le juge d’amirauté n’avait commis aucune erreur. À la page 394, le juge Davies s’exprimait comme suit :

[TRADUCTION]

[…] Je crois que lorsqu’elle exerce sa compétence, la Cour de l’Amirauté se doit de prendre connaissance d’office du droit des nations. En vertu de ce dernier, le navire qui se trouve en territoire étranger et qui enfreint les lois de ce dernier, pour la protection des pêches, des revenus ou des côtes, peut être pris en chasse immédiate jusqu’en haute mer au-delà des limites territoriales et saisi.

[. . .]

En l’espèce, le juge a à juste titre pris connaissance et tenu compte du droit de prise en chasse d’un navire pris à pêcher illégalement dans les eaux territoriales d’une autre nation qui fait partie du droit des nations.

[mon soulignement]

[85]  Plus récemment, dans Jose Pereira E Hijos, S.A. c. Canada (Procureur général), [1997] 2 C.F. 84, 126 F.T.R. 167, une affaire portant sur la saisie d’un navire espagnol en brèche des lois canadiennes sur les pêcheries, le juge MacKay de la Cour fédérale concluait qu’il pouvait prendre connaissance judiciaire du droit international. Plus particulièrement, le juge MacKay avait à décider si des allégués se retrouvant dans la déclaration des demandeurs portant sur le droit international devaient être radiés en raison de la Règle 419(1) des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., c. 663. Aux paragraphes 20 à 22 de ses motifs, le juge MacKay s’exprimait comme suit :

20. Les principes régissant l’application des règles de droit international par nos tribunaux sont bien reconnus et les demandeurs ne les contestent pas en l’espèce. Ces principes peuvent être résumés comme suit : les principes reconnus du droit international coutumier sont acceptés et considérés par les tribunaux canadiens comme des principes faisant partie des règles de droit interne, sauf, bien entendu, s’ils vont à l’encontre de celles-ci.

[…]

21. Les demandeurs soutiennent qu’ils reconnaissent les principes régissant les liens entre les règles de droit international et les règles de droit interne. Ils ne contestent pas le fait qu’en cas de contradiction, les tribunaux appliqueront les règles de droit interne. Ils allèguent cependant que le Règlement modifié est illégal pour plusieurs raisons et demandent la possibilité de faire cette preuve à l’instruction.

[…]

22. Cette question, qui est fondamentale pour l’action en l’espèce, peut être soulevée sans qu’il soit nécessaire de mentionner dans la déclaration ou dans les précisions des traités ou des conventions internationaux spécifiques qui, dans la mesure où ils sont considérés comme une source de droit, seront appliqués dans l’action uniquement s’ils sont intégrés dans les règles de droit interne du Canada aux termes d’une disposition législative explicite. Dans la mesure où les conventions ou traités internationaux sont considérés comme une source des principes de droit international, il n’est pas nécessaire de les plaider de façon spécifique, de la même façon qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer d’autres sources, p. ex., des jugements ou des lois, et cette allégation ne concerne pas des faits, mais des points de droit, qui ne doivent pas être plaidés. À mon avis, il y a lieu de radier du dossier les phrases, mots ou expressions renvoyant à des conventions particulières au paragraphe 8 de la déclaration et aux alinéas 3a), b), c) et d) de la réponse à la demande de précisions.

[mon soulignement]

[86]  Au paragraphe 25 de ses motifs, le juge MacKay concluait sur cette question comme suit :

J’en arrive à cette conclusion au sujet des parties susmentionnées à radier parce qu’à mon avis, elles ne sont pas essentielles et sont redondantes. Elles ne portent pas sur des faits essentiels, mais plutôt sur des points de droit, questions qui ne doivent pas être alléguées, parce que ce n’est pas nécessaire. En conséquence, il y a lieu de radier ces parties conformément à l’alinéa 419(1)b) des Règles.

[87]  Finalement, j’aimerais référer à une décision de la Scottish High Court of Justiciary dans l’affaire Lords Advocate’s Reference No. 1, [2001] ScotHC 15, [2001] S.L.T. 507. Dans cette affaire, quatre individus avaient été accusés de crimes résultant d’événements s’étant produits à bord du navire Maytime alors à l’ancre dans le port de Loch Goil en Écosse. L’une des questions devant être déterminée par la Cour était celle de savoir s’il était nécessaire de faire la preuve du contenu du droit coutumier international. Plus particulièrement, tel qu’indiqué au paragraphe 21 des motifs de la Cour, la question devant être résolue était la suivante : [TRADUCTION] «À un procès tenu suivant la procédure criminelle écossaise, est-il judicieux de présenter des éléments de preuve sur la teneur du droit international coutumier applicable au Royaume-Uni ?» Les passages suivants, que l’on retrouve aux paragraphes 23, 24 et 27, sont pertinents :

[TRADUCTION]

23. Selon nous, il ne fait aucun doute que cette question, à la lumière de la preuve présentée au procès, appelle une réponse négative. Une règle de droit international coutumier est une règle de droit écossais. Ainsi, dans les instances solennelles, cette question incombe au juge, et non au jury. Le jury reçoit les directives du juge sur la question, et doit les accepter. Par conséquent, il est hors de question pour le jury d’entendre ou d’examiner la preuve d’un témoin, quel que soit son degré d’expertise, sur la teneur du droit.

24. On a fait remarquer que la preuve sur le droit étranger peut être validement présentée dans les instances intentées en droit écossais. Or, c’est le cas parce que la loi en question appartient au droit étranger et que, selon les règles du droit écossais, c’est là une question de fait, et non de droit. Toute analogie entre une loi appartenant à un droit étranger et le droit coutumier international est bancale. . .

27. Certes, d’aucuns trouveront séduisante l’idée qu’une cour de justice, si elle est disposée à lire ce qu’un expert en particulier a écrit dans un contexte général, pourrait être intéressée à l’occasion à entendre ce que cet expert aurait à dire sur l’instance en particulier. Nous estimons qu’il ne serait pas judicieux d’exclure cette possibilité en droit. Cet argument, qui nous a été présenté à l’égard de la question 1, concernait évidemment principalement la question de la preuve présentée au procès, devant le jury. Si l’utilité d’un tel élément pour le juge a été abordée, en ce qui concerne les propos du shérif, l’argument n’a pas été débattu pleinement. À ce niveau, nous sommes enclins à penser que la question ressortit au pouvoir discrétionnaire du juge, mais nous souhaitons nous abstenir d’émettre une opinion à ce sujet. Cependant, nous ajoutons que, si dans une situation donnée, les représentants d’une partie estimaient nécessaire de demander des conseils à une source spécialisée, la démarche normale serait évidemment de demander conseil, par écrit, en personne ou les deux, de sorte que les représentants de la partie soient en mesure de faire les observations voulues, au moment voulu. En matière de droit international coutumier, nous sommes d’avis que la question de savoir si une opinio juris s’est formée et si elle est généralement reconnue – critère nécessaire pour constituer une règle de droit international coutumier – est certainement susceptible de justifier le recours à un expert. Or, vu les compétences différentes des avocats, d’une part, et d’autres spécialistes, d’autre part, nous imaginons difficilement une situation où ces éléments seraient présentés au tribunal sous forme de témoignage, soumis à un interrogatoire et à un contre-interrogatoire, voire à une contre-preuve présentée par l’autre partie.

[mon soulignement]

[88]  Je suis en accord complet avec ces décisions. Par conséquent, j’estime que dans une affaire comme celle devant nous, il n’est pas nécessaire pour les parties d’avoir recours à des expertises portant sur le droit international. Le droit international, étant une question de droit, est de l’apanage des tribunaux qui peuvent prendre connaissance judiciaire de ce droit avec l’aide des procureurs plaidant la cause.

[89]  Il va sans dire que mes propos n’ont pas pour but d’empêcher que cette question soit débattue lorsqu’elle se présentera à nouveau devant la Cour fédérale et notre Cour.

VII.  Conclusion

[90]  Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

« M Nadon »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a.»


LA JUGE GLEASON (motifs concourants)

[91]  Je souscris au résultat auquel arrive mon collègue, le juge Nadon. Or, je ne souscris pas complètement à son raisonnement. Plus particulièrement, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’émettre des commentaires sur le caractère raisonnable ou non de la décision du ministre d’autoriser l’exportation de véhicules blindés légers (VBL) dans le cas où, selon le ministre, il existe un risque raisonnable que ces véhicules soient utilisés en contravention des règles internationales des droits de la personne ou dans le cas où, au vu des faits, c’est la seule conclusion que le ministre aurait raisonnablement pu tirer.

[92]  À mon avis, il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce, car elle ne se pose pas. La présente affaire est plutôt tributaire des faits, qui ne permettent pas d’établir que le ministre avait conclu – ou devait conclure – à l’existence d’un risque raisonnable que l’Arabie saoudite utiliserait les VBL pour s’en prendre à la population du Yémen, en contravention des règles internationales des droits de la personne.

[93]  Comme la Cour fédérale l’indique aux paragraphes 44, 53 et 54 de ses motifs, au moment où il a pris la décision en litige, le ministre avait des motifs raisonnables de conclure à l’absence de risque raisonnable. En effet, rien ne démontrait que l’Arabie saoudite avait déjà utilisé des VBL exportés du Canada à des fins qui contrevenaient aux règles internationales des droits de la personne. De telles exportations ont commencé en 1990.

[94]  À la lumière de ce qui précède et vu la déférence considérable que nous sommes tenus d’accorder aux décisions ministérielles de cette nature, je souscris à la conclusion selon laquelle la décision en question est raisonnable. Par conséquent, je suis d’accord pour conclure que le présent appel devrait être rejeté avec dépens.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier  :

A-59-17

INTITULÉ :

DANIEL TURP c. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 décembre 2017

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

MOTIFS CONCOURANTS :

LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 juillet 2018

 

 

COMPARUTIONS :

André Lespérance

Anne-Julie Asselin

 

Pour l’appelant

DANIEL TURP

 

Bernard Letarte

Vincent Veilleux

 

Pour l’intimée

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Trudel Johnston & Lespérance

Montréal (Québec)

 

Pour l’appelant

DANIEL TURP

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur générale du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimée

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

 

 

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