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Date : 20031210

Dossier : A-630-02

Référence : 2003 CAF 473

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE ROTHSTEIN

LA JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                           LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                       appelant (défendeur)

                                                                                   et

ROGER MISQUADIS, PETER OGDEN, MONA PERRY, DOROTHY PHIPPS-WALKER et LE CHEF BOB CRAWFORD, en son propre nom

et au nom de la PREMIÈRE NATION ALGONQUINE D'ARDOCH, et

DARWIN LEWIS et LE CONSEIL AUTOCHTONE DE WINNIPEG INC.

                                                                                                                                      intimés (demandeurs)

                                                                                   et

                                       LE CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES

intervenant

                              Audience tenue à Toronto (Ontario), les 24 et 25 novembre 2003.

                                    Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2003.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                  LE JUGE ROTHSTEIN

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                                      LE JUGE STONE

                                                                                                                                  LA JUGE SHARLOW


Date : 20031210

Dossier : A-630-02

Référence : 2003 CAF 473

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE ROTHSTEIN

LA JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                           LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                       appelant (défendeur)

                                                                                   et

ROGER MISQUADIS, PETER OGDEN, MONA PERRY, DOROTHY PHIPPS-WALKER et LE CHEF BOB CRAWFORD, en son propre nom

et au nom de la PREMIÈRE NATION ALGONQUINE D'ARDOCH, et

DARWIN LEWIS et LE CONSEIL AUTOCHTONE DE WINNIPEG INC.

                                                                                                                                      intimés (demandeurs)

                                                                                   et

                                       LE CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES

intervenant

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE ROTHSTEIN

INTRODUCTION

[1]                 Le procureur général du Canada fait appel d'un jugement rendu le 11 octobre 2002 par monsieur le juge Lemieux, de la Section de première instance de la Cour fédérale (à l'époque).


[2]                 Dans son jugement, le juge Lemieux faisait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés. Selon lui, Développement des ressources humaines Canada (DRHC) avait contrevenu à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) en refusant de conclure des accords de développement des ressources humaines autochtones (ADRHA) avec des organismes mandatés par les collectivités des intimés. Le juge Lemieux a estimé que cette contravention à l'article 15 ne pouvait se justifier selon l'article premier de la Charte, et il a ordonné à DRHC d'éliminer la discrimination en donnant aux collectivités des intimés un droit de regard sur les programmes de formation de la main-d'oeuvre.

POINTS LITIGIEUX

[3]                 Le présent appel soulève cinq points :

1.         Quelle est la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement du juge Lemieux?

2.          Le juge Lemieux a-t-il commis une erreur dans ses conclusions de fait?

3.         Le juge Lemieux a-t-il commis une erreur lorsqu'il a dit que le fait de ne pas conclure des ADRHA avec les collectivités des intimés contrevenait aux droits à l'égalité garantis par l'article 15?

4.          Dans la négative, le juge Lemieux a-t-il commis une erreur lorsqu'il a dit que la contravention ne pouvait se justifier selon l'article premier?

5.          Dans la négative, le juge Lemieux a-t-il commis une erreur dans la réparation qu'il a choisie d'accorder?


LES FAITS

[4]                 Les paragraphes qui suivent résument les faits recensés par le juge Lemieux. Les présents motifs emploient un grand nombre d'abréviations et d'acronymes. Pour plus de commodité, ces abréviations et acronymes sont explicités dans un appendice.

Les parties

[5]                 L'appelant est le procureur général du Canada, qui représente DRHC. Les intimés sont plusieurs personnes et organisations autochtones de l'Ontario et du Manitoba.

[6]                 Roger Misquadis et Dorothy Phipps-Walker sont tous deux des Indiens inscrits (des Indiens qui sont admissibles à l'inscription sur le registre des Indiens tenu en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I-5) qui ont passé la plus grande partie de leur vie hors de leurs réserves, dans l'agglomération de Toronto, et qui affirment avoir peu de liens, voire aucun, avec leurs bandes. Peter Ogden est un Micmac de la Nouvelle-Écosse qui vit aujourd'hui à Hamilton et qui n'est pas inscrit sur le registre. Le chef Bob Crawford et Mona Perry sont des Indiens qui ne sont pas admissibles à l'inscription selon la Loi sur les Indiens. Ils sont tous deux membres de la première nation d'Ardoch, une collectivité autochtone située dans la vallée de l'Outaouais qui n'est pas reconnue comme bande selon la Loi sur les Indiens. Bob Crawford est le chef élu de la bande d'Ardoch.


[7]                 Darwin Lewis se considère comme membre de la population autochtone de Winnipeg bien qu'il soit inscrit comme membre d'une bande de l'Ontario. Le Conseil autochtone de Winnipeg (CAW) est une organisation qui prétend représenter les intérêts des membres de la population autochtone de Winnipeg.

[8]                 Une organisation autochtone nationale, le Conseil des peuples autochtones, qui représente les Indiens non inscrits, les Indiens qui ont recouvré leur statut et les Indiens inscrits qui vivent hors réserve, a obtenu l'autorisation d'intervenir dans cet appel.

La Stratégie de développement des ressources humaines autochtones

[9]                 Avant la mise en oeuvre de la Stratégie de développement des ressources humaines autochtones (la SDRHA), DRHC avait entrepris deux autres programmes : la stratégie « Les Chemins de la réussite » , appliquée de 1991 à 1996, et la stratégie « Vers une nouvelle relation » , appliquée de 1996 à 1999. Ces deux stratégies, comme la SDRHA, visaient à donner aux Autochtones un rôle accru dans la conception et la mise en oeuvre de leurs programmes de formation professionnelle.

[10]            À la suite de consultations approfondies, DRHC donnait effet le 1er avril 1999 à la SDRHA. DRHC a conclu des ententes nationales avec l'Assemblée des premières nations (l'APN), le Rassemblement national des Métis (le RNM) et l'Inuit Tapirisat du Canada (l'ITC). Des ADRHA furent alors conclus avec les organisations provinciales et régionales rattachées à ces trois organisations autochtones nationales.


[11]            Au Manitoba, DRHC a conclu des ADRHA avec l'Assembly of Manitoba Chiefs (AMC) et avec la Manitoba Metis Federation (MMF). Le CAW a demandé à DRHC de conclure avec lui un ADRHA pour Winnipeg, mais DRHC a refusé, sans donner de motifs. La MMF exerçait des activités à Winnipeg par l'entremise d'un conseil local de gestion, tandis que l'AMC avait décidé de recourir aux services fournis directement par les Premières nations par l'entremise de vingt signataires d'accords auxiliaires qui allaient avoir des bureaux à Winnipeg. En Ontario, divers organismes affiliés à l'APN ont signé des ADRHA. Les organisations mandatées par la population autochtone de l'agglomération torontoise (Miziwe Biik) et par la population autochtone de Niagara (le CGRAPN), ainsi que par la première nation d'Ardoch, ont demandé à signer des ADRHA, mais elles ont essuyé un refus.

[12]            Outre les ADRHA signés avec les organismes affiliés à l'APN, au RNM et à l'ITC, la SDRHA compte aussi un volet distinct, réservé aux Autochtones vivant en milieu urbain ou hors réserve. À Winnipeg et en Ontario, DRHC a choisi le fournisseur de services, pour ce volet, au moyen d'une demande de propositions, et les propositions ont été évaluées par des fonctionnaires. À Winnipeg, le fournisseur de services qui a été retenu était le Centre pour le développement des ressources humaines autochtones (le CDRHA). Le CAW appuyait la proposition du CDRHA, bien qu'il eût informé DRHC qu'il se croyait fondé à conclure un ADRHA distinct et que la collectivité autochtone de Winnipeg lui en avait donné le mandat. Le CDRHA fournit des services de formation de la main-d'oeuvre sans égard au statut selon la Loi sur les Indiens.


[13]            En Ontario, le Cercle, un groupe composé de représentants de six organisations autochtones de l'Ontario, notamment le CGRAPN et Miziwe Biik, a présenté une proposition. La proposition retenue fut cependant celle de la Ontario Federation of Indian Friendship Centres, jumelée à celle du Grand River Employment and Training (OFIFC/GREAT). L'OFIFC fut désignée pour desservir tous les Autochtones non affiliés de la province, mais elle a renoncé à desservir l'agglomération torontoise, et Miziwe Biik fut choisi pour un accord auxiliaire, sans demande de propositions. Aucun ADRHA n'a été signé avec les populations rurales non constituées en bandes, par exemple la première nation d'Ardoch.

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

Loi constitutionnelle de 1982

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

1. The Canadian Charter of Rights and Freedoms guarantees the rights and freedoms set out in it subject only to such reasonable limits prescribed by law as can be demonstrably justified in a free and democratic society.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

24. (1) Anyone whose rights or freedoms, as guaranteed by this Charter, have been infringed or denied may apply to a court of competent jurisdiction to obtain such remedy as the court considers appropriate and just in the circumstances.

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

52. (1) The Constitution of Canada is the supreme law of Canada, and any law that is inconsistent with the provisions of the Constitution is, to the extent of the inconsistency, of no force or effect.

Loi sur la Cour fédérale

57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d'application, dont la validité, l'applicabilité ou l'effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour ou un office fédéral, sauf s'il s'agit d'un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n'aient été avisés conformément au paragraphe (2).

57. (1) Where the constitutional validity, applicability or operability of an Act of Parliament or of the legislature of any province, or of regulations thereunder, is in question before the Court or a federal board, commission or other tribunal, other than a service tribunal within the meaning of the National Defence Act, the Act or regulation shall not be adjudged to be invalid, inapplicable or inoperable unless notice has been served on the Attorney General of Canada and the attorney general of each province in accordance with subsection (2).

(2) L'avis est, sauf ordonnance contraire de la Cour ou de l'office fédéral en cause, signifié au moins dix jours avant la date à laquelle la question constitutionnelle qui en fait l'objet doit être débattue.

(2) Except where otherwise ordered by the Court or the federal board, commission or other tribunal, the notice referred to in subsection (1) shall be served at least ten days before the day on which the constitutional question described in that subsection is to be argued.

Loi sur les Indiens



2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

...

« bande » Groupe d'Indiens, selon le cas :

a) à l'usage et au profit communs desquels des terres appartenant à Sa Majesté ont été mises de côté avant ou après le 4 septembre 1951;

b) à l'usage et au profit communs desquels, Sa Majesté détient des sommes d'argent;

c) que le gouverneur en conseil a déclaré être une bande pour l'application de la présente loi.

...

« Indien » Personne qui, conformément à la présente loi, est inscrite à titre d'Indien ou a droit de l'être.

...

« inscrit » Inscrit comme Indien dans le registre des Indiens.

...

« registre des Indiens » Le registre de personnes tenu en vertu de l'article 5.

2. (1) In this Act,

"band" means a body of Indians

(a) for whose use and benefit in common, lands, the legal title to which is vested in Her Majesty, have been set apart before, on or after September 4, 1951,

(b) for whose use and benefit in common, moneys are held by Her Majesty, or

(c) declared by the Governor in Council to be a band for the purposes of this Act;

...

"Indian" means a person who pursuant to this Act is registered as an Indian or is entitled to be registered as an Indian;

...

"Indian Register" means the register of persons that is maintained under section 5;

...

"registered" means registered as an Indian in the Indian Register;

5. (1) Est tenu au ministère un registre des Indiens où est consigné le nom de chaque personne ayant le droit d'être inscrite comme Indien en vertu de la présente loi.

5. (1) There shall be maintained in the Department an Indian Register in which shall be recorded the name of every person who is entitled to be registered as an Indian under this Act.

ANALYSE

Norme de contrôle


[14]            L'arrêt de principe de la Cour suprême du Canada sur la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement d'une juridiction inférieure est l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33. Contrairement au contrôle des décisions des tribunaux administratifs, la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer au jugement d'un tribunal judiciaire inférieur est déterminée uniquement par la nature du point en litige. Les points de droit sont revus selon la norme de la décision correcte (paragraphes 8 et 9) tandis que les points de fait et les conclusions de fait sont revus selon la norme de l'erreur manifeste et dominante (paragraphes 10 à 25). Les questions mixtes de droit et de fait sont elles aussi revues d'après la norme de l'erreur manifeste et dominante, à moins qu'une pure question de droit ne puisse en être dégagée, et revue selon la norme de la décision correcte (paragraphes 26 à 28).

[15]            L'arrêt Housen concernait des appels interjetés contre le jugement rendu dans une action, mais, dans l'arrêt Dr Q. c. College of Physicians and Surgeons of B.C., 2003 CSC 19, au paragraphe 43, la Cour suprême a appliqué le critère Housen pour revoir la décision d'un juge rendue sur une demande de contrôle judiciaire. Selon la Cour suprême, il convient de montrer autant de retenue envers les conclusions du juge d'une demande de contrôle qu'envers les conclusions du juge d'un procès qui a auditionné des témoins.

[16]            L'arrêt Housen s'applique aux affaires relevant de la Charte, de la même manière qu'aux autres affaires (R. c. Chang, 2003 ABCA 293, aux paragraphes 7 et 8; R. c. Coates, [2003] O.J. no 2295, au paragraphe 20 (C.A.)). La bonne application de l'article 15 est une question mixte de droit et de fait. DRHC n'a pas prétendu que le juge Lemieux a incorrectement exposé les principes applicables; le problème de DRHC concerne plutôt la manière dont le juge Lemieux a appliqué ces principes aux faits. En conséquence, la décision du juge Lemieux devrait être revue selon la norme de l'erreur manifeste et dominante.

Les conclusions de fait du juge Lemieux

[17]            Dans son jugement, le juge Lemieux a tiré plusieurs conclusions, auxquelles s'oppose DRHC. DRHC résume les conclusions en question de la manière suivante :


·                        le « contrôle communautaire local » sur les sommes affectées à l'emploi et à la formation est un avantage fondamental intentionnel de la Stratégie;

·                        les collectivités des Premières nations constituées en bandes jouissent des avantages du contrôle communautaire local, contrairement aux collectivités des intimés;

·                        les signataires d'ADRHA qui desservent des bandes des Premières nations ont un mandat de leur collectivité et sont comptables envers elle, contrairement aux organismes financés par le volet réservé aux Indiens vivant en milieu urbain ou hors réserve;

·                        on s'entend généralement, dans les contextes urbains et hors réserve, pour dire que certaines organisations représentent ces populations aux fins de l'emploi et de la formation, mais DRHC ne les a pas reconnues ou a refusé de les reconnaître. En ne reconnaissant pas ces organisations particulières, DRHC refuse de reconnaître les populations elles-mêmes; et


·                        seuls Miziwe Biik, le CGRAPN et le CAW sont « mandatés pour mener des programmes de formation professionnelle » au nom des collectivités des intimés, et sont comptables envers elles - contrairement aux organisations choisies par DRHC, qui ne le sont pas.

[6]                 DRHC affirme que ces conclusions sont abusives et arbitraires et que le juge Lemieux les a tirées sans tenir compte des éléments de preuve qu'il avait devant lui. Au contraire, le juge Lemieux a passé en revue la preuve considérable présentée par les parties, il a évalué cette preuve et il a tiré les conclusions de fait qui s'imposaient. Par exemple, sa conclusion selon laquelle le contrôle communautaire local est un avantage primordial de la Stratégie est autorisée non seulement par la preuve des intimés, mais également par les propres documents de base de DRHC relatifs aux programmes qui ont précédé la Stratégie. Le juge Lemieux a, de même, fondé sa conclusion selon laquelle DRHC n'avait pas reconnu les collectivités des intimés sur la preuve par affidavit relative au fonctionnement de telles collectivités, sur la preuve d'un préjudice historique résumé dans le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, et sur sa propre comparaison des organisations qui ont obtenu des ADRHA avec celles qui n'en ont pas signé. Il a aussi rejeté l'argument de DRHC selon lequel il était difficile de savoir quelles organisations étaient mandatées par les collectivités des intimés, affirmant que DRHC n'avait pas véritablement tenté de s'en informer et avait ignoré les organisations mêmes qui s'en étaient fort bien tirées dans le programme antérieur « Les Chemins du succès » .


[7]                 Ainsi que l'a reconnu la Cour suprême, le juge d'une demande de contrôle judiciaire est en meilleure position pour tirer de telles conclusions qu'une juridiction d'appel. DRHC n'aime sans doute pas les conclusions qu'a tirées le juge du procès, mais il n'a pas prouvé que le juge du procès a tiré des conclusions qui vont à l'encontre de la preuve.

[8]                 Un autre juge aurait pu tirer des conclusions de fait différentes. Par exemple, un autre juge aurait pu s'appuyer sur la preuve pour dire que, comme le voudrait l'appelant, l'objectif de la SDRHA était d'offrir aux Autochtones une formation professionnelle. Confier le contrôle du programme à des organismes communautaires autochtones locaux n'était peut-être que l'un des moyens d'atteindre cet objectif. Il y avait des éléments de preuve en ce sens, et une telle décision n'aurait pas été illogique ou déraisonnable, eu égard à la somme de 1,6 milliard de dollars sur cinq ans que le gouvernement a affectée à cette Stratégie. Cependant, des éléments de preuve permettaient aussi la conclusion factuelle du juge Lemieux selon laquelle l'objet premier de la Stratégie était l'attribution d'un contrôle au niveau local. En l'absence d'une erreur manifeste et dominante, la Cour s'abstiendra de modifier les conclusions de fait du juge Lemieux.

Article 15

Analyse comparative

[9]                 La garantie d'égalité conférée par l'article 15 est une notion comparative. Un tribunal doit définir le groupe contre lequel la loi contestée exerce prétendument une discrimination. On commencera naturellement par examiner le point de vue des intimés, encore que, si nécessaire, le tribunal puisse raffiner la comparaison à l'intérieur du champ des moyens plaidés (Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, aux pages 531-532).


[10]            Le juge Lemieux a considéré que les intimés faisaient partie de collectivités autochtones de la Première nation vivant hors réserve, dans les villes et les campagnes, et il a accepté le groupe témoin proposé par les intimés du Manitoba - les membres de la Première nation vivant dans les réserves. Puisque selon lui l'avantage principal du programme était le contrôle communautaire local, le choix qu'il a fait du groupe témoin n'est pas déraisonnable. Peu de bandes ont conclu des ADRHA, mais toutes les collectivités établies dans les réserves ont effectivement la possibilité d'exercer un contrôle communautaire par l'entremise d'organes représentatifs régionaux ou provinciaux. Les collectivités non constituées en bandes n'ont pas eu cette possibilité. Ainsi que l'a reconnu la Cour suprême dans l'arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, les collectivités des Premières nations qui ne sont pas constituées en bandes peuvent validement, aux fins de l'analyse selon l'article 15, être comparées aux collectivités constituées en bandes.

[11]            DRHC a cependant raison de dire que les droits à l'égalité garantis par l'article 15 ne concernent que les personnes physiques. En conséquence, les deux organisations intimées, Ardoch et le CAW, n'ont probablement pas qualité pour alléguer un manquement à l'article 15. Cependant, les intimés personnes physiques ont manifestement qualité pour alléguer un tel manquement, et une réparation peut encore leur être accordée s'ils réussissent à établir que leurs droits ont été lésés.

Différence de traitement


[12]            Le premier stade du critère établi dans l'arrêt Law consiste à dire si une loi a pour objet ou pour effet d'imposer une différence de traitement entre ceux qui allèguent un manquement à l'article 15 et les membres du groupe témoin. L'argument de DRHC selon lequel la Stratégie n'impose pas une différence de traitement s'appuie sur son interprétation d'après laquelle l'avantage de la Stratégie est de conférer aux Autochtones l'accès à des programmes de formation professionnelle propres aux Autochtones. Cependant, ce n'est pas là l'avantage dont les intimés prétendaient avoir été privés.

[13]            Eu égard à la conclusion de fait du juge Lemieux selon laquelle l'avantage premier de la Stratégie était le contrôle communautaire local de l'application de programmes de ressources humaines, il est manifeste que la Stratégie a bien eu pour effet de traiter différemment les membres des collectivités constituées en bandes et ceux des collectivités non constituées en bandes. Il y a deux genres d'ADRHA : les premiers, qui n'ont été signés qu'avec des organismes régionaux et provinciaux affiliés aux trois organisations (APN, RNM et ITC) avec lesquelles des accords cadres nationaux avaient été signés, et les deuxièmes, qui ont été signés avec des organisations choisies par DRHC pour desservir les Autochtones qui ne vivaient pas dans des collectivités constituées en réserves.


[14]            Les collectivités des intimés, qui ne sont pas représentées par l'une des trois organisations nationales, n'ont tout simplement pas pu conclure des ADRHA du premier type, soit à titre individuel soit à titre de groupements régionaux. Les intimés affirment, et le juge Lemieux a admis, que les ADRHA du second type sont fondamentalement différents de ceux du premier type car ils n'offrent pas la même possibilité d'un contrôle communautaire local. Le juge Lemieux a estimé que l'avantage de la SDRHA est qu'elle confère aux collectivités autochtones un contrôle communautaire local sur les programmes de ressources humaines. Les collectivités des intimés ont été privées de cet avantage.

[15]            DRHC soutient aussi que, même si son refus de conclure des ADRHA du premier type avec les collectivités des intimés équivalait effectivement à leur refuser un avantage, cette décision n'était pas fondée sur une caractéristique propre aux intimés. Elle était plutôt fondée uniquement sur l'impossibilité, pour les organisations autochtones proposées par les intimés, de satisfaire aux critères requis pour devenir signataire d'un ADRHA.

[16]            Malheureusement, cet argument est fallacieux. Seuls les organismes régionaux et provinciaux affiliés à l'APN, au RNM et à l'ITC satisfaisaient aux conditions établies pour la conclusion d'ADRHA du premier type. Les intimés, parce qu'ils n'étaient pas des Métis, des Inuits, ou des membres de collectivités indiennes constituées en réserves, n'ont pu obtenir que les organisations représentant leurs collectivités prennent part à ces accords et n'ont pu recueillir les avantages d'un contrôle communautaire local. Par conséquent, l'avantage de la SDRHA leur a été refusé en raison d'une caractéristique personnelle, c'est-à-dire le fait qu'ils sont des Indiens qui ne vivent pas dans des réserves, et le premier volet du critère de l'arrêt Law était donc rempli.

Motif analogue


[17]            Le deuxième volet du critère de l'arrêt Law consiste à se demander si l'un ou plusieurs des motifs de discrimination, énumérés ou analogues, expliquent la différence de traitement.

[18]            Le juge Lemieux a estimé que les intimés s'étaient vu refuser la possibilité d'obtenir le contrôle local de leurs programmes de ressources humaines parce qu'ils ne vivent pas dans des réserves. Dans l'arrêt Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord), [1999] 2 R.C.S. 203, la Cour suprême a reconnu l' « autochtonalité-lieu de résidence » comme un motif analogue, parce que la décision de vivre dans une réserve ou hors réserve est une « caractéristique personnelle essentielle de l'identité personnelle des membres des bandes indiennes » , une caractéristique qu'ils ne peuvent modifier « qu'à un prix considérable, si tant est qu'ils le puissent » (page 220).

[19]            La juge McLachlin (à l'époque) et le juge Bastarache, rédigeant l'avis des juges majoritaires dans l'arrêt Corbière, ont indiqué clairement que, après qu'est circonscrit un motif analogue, il constitue alors un « indicateur permanent de discrimination législative potentielle » pour tous les cas futurs (page 218).


[20]            Il n'est pas absolument évident que les intimés, qui sont des Indiens non inscrits, ont été victimes d'une discrimination fondée sur l' « autochtonalité-lieu de résidence » , puisque, vu qu'ils sont des Indiens non inscrits, ils n'ont pas la faculté de vivre dans une réserve. Cependant, DRHC n'a pas prétendu qu'une distinction devrait être faite entre les intimés selon qu'ils sont des Indiens inscrits ou des Indiens non inscrits. Il n'est donc pas nécessaire de décider si une telle distinction devrait être faite ici.

[21]            DRHC a bien plaidé que, compte tenu de l'arrêt Chippewas (Première nation de Chippewas de Nawash c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 485, au paragraphe 25), le motif analogue de l' « autochtonalité-lieu de résidence » n'est pas étendu au point d'englober toute circonstance où un Autochtone allègue une discrimination fondée sur le lieu de résidence. Cependant, l'arrêt Chippewas ne vient pas en aide à DRHC parce que cette affaire concernait des distinctions faites entre Indiens vivant dans des réserves côtières et Indiens vivant dans des réserves intérieures. Elle ne concernait donc que le lieu de résidence ordinaire, et non l' « autochtonalité-lieu de résidence » .

Discrimination

[22]            La dernière étape du critère de l'arrêt Law consiste à se demander si la loi en question a un objet ou un effet qui est discriminatoire au sens de la garantie d'égalité. Pour ce faire, le tribunal doit considérer plusieurs facteurs contextuels. Il s'agit là d'une question mixte de droit et de fait. DRHC ne prétend pas que le juge Lemieux a négligé d'appliquer l'un quelconque des facteurs contextuels pertinents ou qu'il a pris en compte des facteurs hors de propos. Il n'y aurait donc pas de pure erreur de droit justifiant une révision selon la norme de la décision correcte.


[23]            DRHC conteste plutôt la manière dont le juge Lemieux a apprécié les éléments de preuve et les conclusions factuelles qui sous-tendent son évaluation des facteurs contextuels. Comme je l'ai dit plus haut, la réformation de ce genre d'analyse se fait selon la norme de l'erreur manifeste et dominante, et le juge Lemieux n'a pas commis cette erreur.

[24]            Le juge Lemieux, s'appuyant sur l'arrêt Corbière, l'arrêt Lovelace et le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, a estimé que le refus de DRHC de conclure des ADRHA du premier type avec les collectivités des intimés perpétuait les préjudices historiques et les stéréotypes qui s'attachent aux collectivités autochtones hors réserve. Il a distingué la Stratégie dont il s'agit ici de celle qui était en cause dans l'affaire Lovelace, en disant que rien ne permettait d'affirmer que les besoins, les capacités et les circonstances des intimés fussent de quelque manière différents de ceux des Autochtones vivant dans les réserves. Il a retenu que la SDRHA est un programme général d'amélioration conçu pour profiter à tous les Autochtones, quel que soit l'endroit où ils vivent, et il a jugé que DRHC avait négligé de reconnaître que les intimés vivaient dans des collectivités qui étaient des collectivités autochtones actives aussi dignes de reconnaissance que les collectivités constituées en réserves. Aucune de ces conclusions n'est manifestement erronée comme le requiert la norme de l'erreur manifeste et dominante. Le juge Lemieux pouvait donc dire que la mise en oeuvre de la Stratégie par DRHC lésait les droits reconnus aux intimés par l'article 15.

Article premier


[25]            Sur la question de savoir si cette contravention à l'article 15 peut se justifier selon l'article premier, nul ne conteste que l'objet de la Stratégie est urgent et réel. Il s'agit plutôt de se demander si le volet « lien rationnel » et le volet « atteinte minimale » du critère exposé dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 sont respectés.

[26]            DRHC plaide que sa décision de ne pas conclure des ADRHA avec les collectivités des intimés présentait un lien rationnel avec les objectifs de la Stratégie, étant donné la nécessité de disposer d'une masse critique et d'éviter la fragmentation. Le juge Lemieux a reconnu qu'il s'agissait là de considérations valides, mais il a estimé que DRHC n'avait pas réussi à prouver que ces préoccupations étaient véritablement la raison pour laquelle les organisations proposées par les intimés n'avaient pas pu conclure des ADRHA. Vu l'importance numérique des collectivités autochtones de Winnipeg, de l'agglomération torontoise et de la région de Niagara, la volonté de la Première nation d'Ardoch de conclure un partenariat avec d'autres collectivités autochtones, enfin la manière dont les collectivités urbaines avaient pu, durant le programme antérieur « Les Chemins de la réussite » , arriver à un consensus sur la représentation, le juge Lemieux était fondé à tirer de telles conclusions, et elles ne devraient pas être modifiées.


[27]            DRHC n'a pas non plus prouvé que sa manière d'appliquer la Stratégie entraînait une atteinte minimale. DRHC n'a pas allégué l'existence d'une étude ou d'aménagements qui d'après lui montraient que les collectivités des intimés n'étaient nullement privées du droit d'intervenir dans les décisions touchant les programmes de formation professionnelle. Le juge Lemieux pouvait donc décider que DRHC n'avait pas prouvé qu'il avait choisi, pour atteindre ses objectifs, le moyen offrant une atteinte minimale. Par conséquent, au vu des constatations du juge Lemieux, la violation des droits reconnus aux intimés par l'article 15 ne peut se justifier selon l'article premier.

Réparation

[28]            Le juge Lemieux a ordonné à DRHC d'éliminer la discrimination en donnant aux collectivités des intimés le contrôle de programmes de formation professionnelle. Il a laissé à DRHC, en consultation avec les organisations représentatives des collectivités des intimés désignées dans les procédures, le soin d'assurer au mieux leur inclusion.

[29]            DRHC conteste cette réparation, pour deux raisons : (1) les tribunaux ne devraient pas ordonner au gouvernement de négocier, vu leur incapacité à surveiller adéquatement l'observation d'une telle ordonnance; et (2) l'observation d'une telle ordonnance est impossible en raison du manque de clarté et de spécificité de la réparation. L'ordonnance du juge Lemieux aurait pu être plus spécifique, mais, pour les motifs qui suivent, il pouvait parfaitement dire que le fait d'ordonner à DRHC d'offrir aux collectivités des intimés le contrôle de programmes de formation professionnelle était, selon les mots du paragraphe 24(1) de la Charte, « convenable et juste eu égard aux circonstances » .


[30]            Contrairement aux arguments de DRHC, l'ordonnance du juge Lemieux n'est pas un mandamus au sens traditionnel - il n'est ordonné à aucun fonctionnaire d'accomplir une obligation légale. L'ordonnance participe plutôt d'une déclaration d'inconstitutionnalité, à laquelle s'ajoute une ordonnance enjoignant au gouvernement de corriger la violation des droits des intimés. La Cour suprême elle-même a rendu ce genre d'ordonnance dans l'arrêt Eldridge c. C.-B., [1997] 3 R.C.S. 624, où elle affirmait qu'il était inconstitutionnel de ne pas offrir aux patients sourds d'un hôpital des services d'interprétation gestuelle. Elle avait ordonné au gouvernement de la Colombie-Britannique d'appliquer les textes législatifs pertinents d'une manière compatible avec les exigences de la Charte.

[31]            Dans son mémoire, DRHC invoquait l'arrêt rendu par la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans l'affaire Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (2001), 194 N.S.R. (2d) 323, 2001 NSCA 104, pour affirmer que le juge Lemieux n'aurait pas dû accorder la réparation qu'il a accordée, parce qu'il n'a aucun moyen de vérifier si le gouvernement s'y conformera. L'arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a été récemment infirmé par la Cour suprême du Canada (une majorité de cinq juges contre quatre) dans l'arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62. Quoi qu'il en soit, contrairement au juge du procès dans cette affaire, le juge Lemieux ne prétendait pas exercer sur DRHC un quelconque pouvoir de surveillance. Il comptait plutôt que le gouvernement se conformerait à la loi et se plierait à son ordonnance.


[32]            Loin d'affaiblir la justesse de la réparation décidée par le juge Lemieux, l'avis majoritaire rendu dans l'affaire Doucet-Boudreau conforte sa décision. Selon les juges Iacobucci et Arbour, « les tribunaux qui procèdent à un contrôle doivent faire montre d'une grande déférence à l'égard de la réparation choisie par un juge de première instance » et « ils ne doivent intervenir qu'en cas d'erreur commise sur le plan du droit ou des principes par le juge de première instance » (paragraphe 87). Interprétant le paragraphe 24(1), ils ont estimé qu' « il est difficile de concevoir comment on pourrait donner au tribunal un pouvoir discrétionnaire plus large et plus absolu » (paragraphe 52).

[33]            La Cour suprême a énoncé cinq principes généraux dont les juges de première instance doivent tenir compte lorsqu'ils décident d'une réparation juste et convenable selon le paragraphe 24(1) :

Premièrement, la réparation convenable et juste... est celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur...

Deuxièmement, ... l'essentiel est que... les tribunaux ne s'écartent pas indûment ou inutilement de leur rôle consistant à trancher des différends et à accorder des réparations qui règlent la question sur laquelle portent ces différends.

Troisièmement, la réparation convenable et juste est une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d'un tribunal...

Quatrièmement, la réparation convenable et juste est... équitable pour la partie visée par l'ordonnance. La réparation ne doit pas causer de grandes difficultés sans rapport avec la défense du droit.

Enfin, ... l'approche judiciaire en matière de réparation doit être souple et tenir compte des besoins en cause (paragraphes 55 à 59).


[34]            L'ordonnance du juge Lemieux s'accorde avec tous ces principes. Ordonner à DRHC de négocier des ADRHA avec les organisations représentatives mandatées par les collectivités des intimés fait valoir concrètement le droit des intimés de voir les collectivités qu'ils ont édifiées obtenir égale reconnaissance, aux côtés de collectivités autochtones plus traditionnelles. Le juge Lemieux a respecté la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, en laissant à DRHC le soin de déterminer, en consultation avec les organisations des collectivités des intimés, le moyen le plus apte à rectifier le manquement à la Charte. Comme je l'ai dit précédemment, son ordonnance est une ordonnance qui s'accorde avec le pouvoir des tribunaux d'émettre des prononcés contraignants touchant l'action inconstitutionnelle d'un gouvernement. Simultanément, son ordonnance est équitable pour DRHC. Elle donne à DRHC la possibilité de négocier une solution qui respecte les droits des intimés, sans pour autant mettre en péril un programme par ailleurs salutaire.

[35]            L'ordonnance du juge Lemieux n'est pas non plus aussi difficile à observer que le prétend l'appelant. C'est précisément le fait que DRHC requérait le pouvoir de composer avec les circonstances particulières des intimés qui a conduit le juge Lemieux à ne pas imposer un résultat plus concret (paragraphe 154). Au lieu de cela, il a laissé « à DRHC, en consultation avec les organismes représentatifs des communautés des demandeurs... le soin de trouver la meilleure façon de les inclure d'une manière qui respecte les besoins de tous les peuples autochtones dans leurs communautés » (paragraphe 160). Contrairement aux arguments de DRHC, rien ne donne à entendre, dans les motifs du juge Lemieux, que la réparation qu'il a imaginée oblige DRHC à accroître les crédits affectés à la Stratégie. En accord avec l'arrêt Eldridge, le juge Lemieux a ordonné au gouvernement de réparer le manquement à ses obligations constitutionnelles, tout en laissant au pouvoir exécutif le choix du moyen le plus indiqué. La réparation prononcée par le juge Lemieux pourra paraître quelque peu inédite, mais elle entre dans la vaste gamme des mesures réparatrices autorisées par le paragraphe 24(1).


[36]            L'intervenant, le CPA, conteste la réparation prononcée par le juge Lemieux, en alléguant divers moyens. Dans sa plaidoirie, mais non dans son mémoire, le CPA a fait valoir que le juge Lemieux a commis une erreur en prononçant une réparation selon le paragraphe 24(1); le CPA dit que la réparation aurait dû plutôt être accordée en application du paragraphe 52(1). Le fond de son argument est que la Loi de crédits n ° 3, 1999-2000, L.C. 1999, ch. 36, donnait effet à la SDRHA en y incorporant par référence ce qui suit :

1.          Gouvernement du Canada, Budget supplémentaire (A), 1999-2000 pour l'exercice se terminant le 31 mars 2000,

2.          Développement des ressources humaines Canada, Budget 1999-2000 - Partie III - Rapport sur les plans et priorités,

3.          Développement des ressources humaines Canada, Rapport sur le rendement pour la période se terminant le 31 mars 2000,

et qu'elle était donc inconstitutionnelle parce qu'elle contrevenait à l'article 15. Je ne suis pas persuadé que cette Loi soit le seul fondement législatif du financement de la Stratégie, mais il n'est pas nécessaire de décider ce point.

[37]            Le CPA n'a pas donné à entendre que la totalité de la Loi de crédits devrait être invalidée, mais il a demandé à la Cour de l'interpréter d'une manière libérale afin qu'elle soit conforme à l'article 15. Le CPA a admis qu'il n'avait pas signifié un avis de 10 jours au procureur général du Canada, ni aucun avis à tous les procureurs généraux des provinces ainsi que le requiert l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7. Cependant, il a plaidé que, abstraction faite des exigences de procédure, la Loi de crédits ne pouvait demeurer opérante si elle était inconstitutionnelle.


[38]            La Cour ne peut statuer sur des arguments constitutionnels soulevés d'une manière improvisée et non structurée. Les textes législatifs énoncent des procédures qui doivent être observées par la partie qui conteste la constitutionnalité d'une loi. Si l'article 57 n'est pas observé, alors, d'après la jurisprudence, la Cour n'a pas compétence pour accorder des redressements selon le paragraphe 52(1) (Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, à la page 267). Quand bien même serait-il juste d'affirmer que la Cour peut accorder un redressement dans la mesure où il n'y a pas de préjudice, il y aurait manifestement un préjudice si l'argument du CPA devait être jugé recevable dans la présente instance. L'argument du CPA a été soulevé pour la première fois dans les plaidoiries. L'appelant n'a pas eu le loisir de l'examiner et d'y répondre. Il convient aussi de retenir que les avocats eux-mêmes des intimés ont dit qu'ils ne savaient pas que cet argument serait soulevé et qu'ils se satisfaisaient pleinement de la réparation accordée par le juge Lemieux. La Cour n'examinera donc pas le point soulevé par le CPA.

DISPOSITIF

[39]            Je reconnais que la Stratégie actuelle expire le 31 mars 2004 et qu'il ne sera peut-être pas possible d'appliquer la réparation imaginée par le juge Lemieux de telle sorte qu'elle ait un quelconque effet pratique sur la Stratégie actuelle. Cependant, dans la mesure où elle peut s'appliquer, la réparation fixée par le juge Lemieux devrait, à l'égard des intimés et de leurs collectivités, orienter les négociations portant sur l'éventuel nouveau programme qui succédera à la Stratégie actuelle.


[40]            Pour ces motifs, je serais d'avis de rejeter cet appel, avec dépens.

                                                                                                                                  _ Marshall Rothstein _          

                                                                                                                                                                Juge                        

« Je souscris aux présents motifs - A.J. Stone, juge »

« Je souscris aux présents motifs - K. Sharlow, juge »

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


Appendice

Abréviations utilisées dans cet arrêt

CAW                 Conseil autochtone de Winnipeg

ADRHA            Accord de développement des ressources humaines autochtones

SDRHA            Stratégie de développement des ressources humaines autochtones

APN                  Assemblée des Premières nations

AMC                 Assembly of Manitoba Chiefs

CDRHA            Centre pour le développement des ressources humaines autochtones

CPA                  Congrès des peuples autochtones

DRHC Développement des ressources humaines Canada

GREAT             Grand River Employment and Training

ITC                    Inuit Tapirisat du Canada

Miziwe Biik       Miziwe Biik Aboriginal Employment and Training

MMF                 Manitoba Métis Foundation

RNM                 Rassemblement national des Métis

CGRAPN         Conseil de gestion de la péninsule du Niagara

OFIFC Ontario Federation of Indian Friendship Centres

WAMB             Conseil de gestion de la région de Winnipeg


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           A-630-02

INTITULÉ :                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

ROGER MISQUADIS ET AUTRES

intimés

et

LE CONGRÈS DES PEUPLES AUTOCHTONES

intervenant

LIEU DE L'AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

DATES DE L'AUDIENCE :            LES 24 ET 25 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE ROTHSTEIN

Y ONT SOUSCRIT :                         LE JUGE STONE

LA JUGE SHARLOW

DATE DES MOTIFS :                      LE 10 DÉCEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Urszula Kaczmarczyk

Gail Sinclair

Michael Morris

POUR L'APPELANT

Greg Tramley

POUR LES INTIMÉS, DARWIN LEWIS ET LE CONSEIL AUTOCHTONE DE WINNIPEG INC.

Christopher Reid

POUR LES INTIMÉS, ROGER MISQUADIS, PETER OGDEN, MONA PERRY, DOROTHY PHIPPS-WALKER ET LE CHEF BOB CRAWFORD, en son propre nom et au nom de la PREMIÈRE NATION ALGONQUINE D'ARDOCH

Joseph Magnet

Mahmud Jamal

Vaso Maric

POUR L'INTERVENANT

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

POUR L'APPELANT

McCandles et Associés

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES INTIMÉS, DARWIN LEWIS ET LE CONSEIL AUTOCHTONE DE WINNIPEG INC.

Christopher Reid

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉS, ROGER MISQUADIS, PETER OGDEN, MONA PERRY, DOROTHY PHIPPS-WALKER ET LE CHEF BOB CRAWFORD, en son propre nom et au nom de la PREMIÈRE NATION ALGONQUINE D'ARDOCH

Osler, Hoskin & Harcourt LLP

Toronto (Ontario)

Joseph E. Magnet

Ottawa (Ontario)

POUR L'INTERVENANT


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