Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Dossiers : A-35-17

A-112-18

Référence : 2018 CAF 127

Présent :  LE JUGE STRATAS

ENTRE :

MEDIATUBE CORP.

appelante

Et

BELL CANADA

intimée

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

A.  Introduction

[1]  MediaTube porte en appel le jugement en date du 4 janvier 2017 de la Cour fédérale (le juge Locke) qui a rejeté son action en contrefaçon de brevet (2017 CF 6). Elle interjette aussi appel d’une ordonnance, en date du 29 mars 2018, de la Cour fédérale (le juge Locke), qui a rejeté sa requête visant à modifier une ordonnance de confidentialité (2018 CF 355). La Cour a regroupé les appels, lesquels seront entendus en septembre ou en octobre 2018.

[2]  La Cour est actuellement saisie de trois requêtes :

[3]  Pour les motifs qui suivent, la requête de MediaTube sera rejetée. La requête de Bereskin & Parr sera rejetée parce qu’elle est théorique : la Cour a débouté MediaTube de sa requête sans recevoir la preuve de Bereskin & Parr s’y opposant. Enfin, la requête de Bell Canada est accueillie en partie : elle a droit à un cautionnement pour les dépens qui pourraient lui être adjugés dans l’appel.

B.  La requête de MediaTube visant à présenter des moyens dans son avis d’appel

(1)  Les circonstances à l’origine de la requête

[4]  MediaTube soutient que le cabinet d’avocats qui la représentait au procès, Bereskin & Parr, était en conflit d’intérêts. Il aurait favorisé les intérêts d’un autre client, soit Microsoft. Pour cette raison, MediaTube affirme qu’au procès, Bereskin & Parr n’a pas agi résolument dans son intérêt. MediaTube soutient que Microsoft n’est pas étrangère à la technologie prétendument contrefaite de Bell Canada et a retenu les services de Bereskin & Parr dans d’autres dossiers.

[5]  MediaTube conteste certaines actions de Bereskin & Parr et avance que le cabinet était partial à Microsoft. Par conséquent, son droit à l’assistance effective de son avocat a été compromis. À son avis, le jugement de la Cour fédérale doit ainsi être annulé.

(2)  La nature de la requête

[6]  « L’assistance non effective de l’avocat » est un moyen d’appel souvent invoqué dans le cadre d’appels de condamnations au criminel. MediaTube souhaite l’invoquer dans le cadre de l’appel qu’il a interjeté à l’encontre du rejet de son action pour contrefaçon de brevet.

[7]  Toutefois, en l’espèce, la Cour n’est pas saisie de ce motif. Il ne figure pas dans l’avis d’appel de MediaTube. Cette dernière soutient que cette situation est compréhensible : elle a seulement découvert le conflit d’intérêts visant le cabinet d’avocats la représentant en décembre 2017, longtemps après avoir déposé son avis d’appel.

[8]  Par conséquent, MediaTube demande maintenant l’autorisation de modifier son avis d’appel et de présenter un nouveau moyen d’appel. En outre, à l’appui du nouveau moyen, elle souhaite obtenir des preuves de Bereskin & Parr concernant ses rapports avec Microsoft et le déroulement du procès pour contrefaçon de brevet. Donc, MediaTube sollicite en outre une ordonnance de communication de la preuve. Elle demande également une ordonnance l’autorisant à présenter des preuves à l’appui de ce moyen d’appel.

(3)  La Cour devrait-elle statuer maintenant sur cette requête?

[9]  La requête interlocutoire a été présentée devant un juge siégeant seul. Le juge peut refuser de statuer sur la requête et laisser le soin à la formation saisie de l’appel de l’examiner.

[10]  Il s’agit d’une décision discrétionnaire guidée par l’article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, qui cherche à « apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 196, 487 N.R. 202 au paragraphe 8).

[11]  Dans Amgen, la Cour résume quelques facteurs associés à l’article 3 des Règles qui peut avoir une incidence sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire (par. 10) :

Une requête peut être tranchée sur-le-champ si l’issue de celle-ci est claire ou évidente. Les principes d’efficacité et d’économie des ressources judiciaires l’appuient : Collins c. La Reine, 2014 CAF 240, au paragraphe 6; Canadian Tire Corp. Ltd. c. P.S. Partsource Inc., 2001 CAF 8. Par contre, si on peut raisonnablement avoir des opinions divergentes sur l’issue de la requête, la décision devrait être laissée à la formation qui entendra l’appel : McKesson Canada Corporation c. La Reine, 2014 CAF 290, au paragraphe 9; Nation Gitxaala c. La Reine, 2015 CAF 27, au paragraphe 7. Parfois, la qualité, la nouveauté ou le caractère incomplet des observations fait en sorte qu’il est judicieux de laisser à la formation qui entendra l’appel le soin de trancher la requête : Nation Gitxaala, précité, aux paragraphes 9 à 12.

(Voir aussi Canada (Procureur général) c. Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 aux paragraphes 40 à 42.)

[12]  Entre autres facteurs à considérer, il y a la question de savoir si une telle décision anticipée permettrait le déroulement rapide et ordonné de l’audience (Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, 479 N.R. 189 au par. 11, citant Collins c. Canada, 2014 CAF 240, 466 N.R. 127 au par. 6, et McConnell c. Commission canadienne des droits de la personne, 2004 CF 817, 51 C.H.R.R. 228 confirmé par 2005 CAF 389).

[13]  Dans le contexte précis de requêtes interlocutoires en modification d’un avis d’appel par adjonction d’un nouveau moyen d’appel, la Cour tient compte, outre de nombreux éléments susmentionnés, de ce qui suit :

[…] le juge des requêtes devrait garder à l’esprit ce qui différencie ses tâches de celles d’une formation saisie d’un appel. La ligne de démarcation entre leurs tâches respectives dépend de la certitude du résultat. Lorsqu’il est clair ou évident que le nouveau motif sera rejeté, le juge des requêtes ne devrait pas permettre qu’il soit soulevé en appel. Par contre, s’il est possible pour des esprits raisonnables de diverger d’opinion sur le bien-fondé du nouveau motif, le juge des requêtes devrait permettre qu’il fasse partie des questions examinées en appel, et laisser à la formation chargée d’instruire l’appel le soin de statuer définitivement sur celui-ci. Par analogie, voir Collins c. Canada, 2014 CAF 240, au paragraphe 6, qui portait sur une question de preuve.

(McKesson Canada Corporation c. Canada, 2014 CAF 290, par. 9.)

[14]  La Cour décide de statuer sur la requête de MediaTube à ce stade-ci de l’instance, en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Certaines considérations le justifient. Le principe de l’économie judiciaire favorise une décision à cette étape-ci, car la question cruciale concerne les questions qui devront être tranchées dans le cadre de l’appel. Résoudre maintenant les questions relatives à la portée de l’appel permettra ensuite d’instruire l’appel de manière plus rapide et plus ordonnée. D’autant plus que le moyen soulevé dans l’appel – s’il est retenu – coûtera à une partie innocente, Bell Canada, prise entre MediaTube et Bereskin & Parr. En outre, la preuve et les arguments soumis à la Cour concernant la requête sont exhaustifs; la Cour est donc habilitée à statuer. Finalement, comme on pourra le constater, l’issue de la requête de MediaTube est sans équivoque.

(4)  Le fondement probatoire de la requête de MediaTube

[15]  Le fondement probatoire de la requête est présenté dans l’affidavit du président directeur général de MediaTube, M. Lloyd.

[16]  Bell Canada remet en question la crédibilité de M. Lloyd, soulignant les constatations de la Cour fédérale selon lesquelles il « s’est joué des faits », il y a « lieu de douter de sa franchise », le « souvenir qu’il avait des dates et des événements n’était pas toujours fiable » et il est porté à exagérer. En effet, Bell Canada demande à la Cour de n’accorder aucun poids à l’affidavit de M. Lloyd.

[17]  M. Lloyd rejette la responsabilité de sa piètre performance à la barre des témoins sur le mauvais travail de Bereskin & Parr visant à le préparer à témoigner, un signe, selon lui, du conflit d’intérêts qui découle de sa loyauté partagée.

[18]  Je ne suis pas prêt à n’accorder aucun poids à l’affidavit de M. Lloyd. Il serait erroné de supposer qu’un témoin, jugé non crédible par le passé, sera automatiquement dénué de crédibilité dans tous les aspects d’un témoignage ultérieur. Néanmoins, les constatations de la Cour fédérale servent d’avertissement : la Cour doit faire preuve de prudence à l’égard des déclarations de M. Lloyd dans son affidavit.

(5)  Les principes régissant la modification de l’avis d’appel

[19]  Un avis d’appel peut être modifié en application de l’article 75 des Règles, lequel dispose que la Cour peut, sur requête, « autoriser une partie à modifier un document, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les parties ».

[20]  De nombreux arrêts de la Cour traitent de l’application de l’article 75 à des actes de procédure déposés en première instance, mais un seul énonce les principes applicables à une requête sollicitant, au titre de cette disposition, la modification d’un avis d’appel :

[…] [L]es principes qui s’appliquent à la modification des actes de procédure déposés en première instance, lesquels sont exposés dans l’affaire Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3 (C.A.F.), s’appliquent également, à quelques différences près, à la modification d’un avis d’appel. La règle d’interprétation de l’article 3 des Règles me guide dans la transposition des principes exposés dans l’arrêt Canderel à la modification d’un avis d’appel. L’article 3 introduit dans l’analyse les concepts d’équité, de prévention des retards et d’économie, ainsi que l’idée qu’il convient de privilégier les décisions rendues sur le fond.

Comme c’est le cas pour les modifications apportées aux actes de procédure déposés en première instance, la Cour, saisie d’une requête en modification d’un avis d’appel, doit se demander si la modification porte sur le fond de l’affaire. Pour répondre à cette question, la Cour doit comprendre la nature des arguments soulevés par les parties, déterminer si la modification est pertinente quant à l’issue de l’affaire et, lorsqu’un nouveau motif d’appel est invoqué, se demander s’il pourrait être accueilli.

[…]

Cela ne règle toutefois pas la question. Aux termes de l’article 75 des Règles, la Cour peut refuser une modification si la partie requérante a tardé à agir, ou si des considérations d’équité ou de préjudice militent contre la modification et que ces considérations ne peuvent pas être prises en compte de manière satisfaisante en imposant des conditions. Dans plusieurs cas, la Cour autorise les modifications avec des conditions. L’imposition de conditions est un outil pratique pour promouvoir l’équité et limiter le préjudice, tout en permettant à la cour de concentrer son attention sur les véritables questions en litige.

(McKesson, par. 7, 8 et 10)

(6)  L’importance du dépôt tardif de la requête de MediaTube

[21]  Le 14 mai 2018, MediaTube a déposé la présente requête pour modifier son avis d’appel, soit plus de 15 mois après avoir présenté son avis d’appel le 3 février 2017, et plus de 6 mois après que les parties eurent déposé leur mémoire des faits et du droit.

[22]  MediaTube demande notamment d’ajouter à son avis d’appel deux motifs d’invalidité du brevet, à savoir l’antériorité et l’évidence. Elle aurait pu les consigner dans son avis d’appel dès le départ, mais ne l’a pas fait. Depuis, la seule chose qui a changé est le cabinet d’avocats la représentant. Il ne s’agit pas d’un changement important. Autoriser deux nouveaux moyens entraînerait encore plus de retards et de dépenses dans un appel qui traîne déjà en longueur. Par conséquent, je rejette cet aspect de la requête de MediaTube.

[23]  Le moyen d’assistance non effective de l’avocat doit-il également être rejeté? Je ne le crois pas. La seule preuve dont dispose la Cour – bien qu’elle soit contenue dans l’affidavit de M. Lloyd ‑ veut que MediaTube ait appris seulement en décembre 2017 que Bereskin & Parr représentait Microsoft. Ce n’est qu’alors qu’elle a estimé que le cabinet était en conflit d’intérêts.

[24]  Bell Canada ne remet pas en question ce fait, lequel est aussi corroboré par les nombreuses lettres concernant cette question que MediaTube s’est mise à envoyer peu après.

[25]  Certes, la Cour a dû intervenir, par voie de directive obligeant MediaTube à décider rapidement si elle allait déposer la présente requête. Or, cet élément n’étaye pas seul l’argument suivant lequel MediaTube a été trop lente à agir.

(7)  Les principales questions à trancher dans la présente requête

[26]  À la lumière des facteurs énoncés dans McKesson et de l’article 3 des Règles, la requête de MediaTube soulève la question de savoir si le moyen d’assistance non effective de l’avocat pourrait être accueilli au vu des documents dont dispose la Cour et des considérations d’équité, de célérité et d’économie.

(8)  Le moyen d’assistance non effective de l’avocat

a)  Origine, raison d’être et teneur

[27]  Le moyen d’assistance non effective de l’avocat a d’abord été reconnu dans le cadre d’appels de condamnations au criminel. Il découle du paragraphe 650(3) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, l’article 7 et de l’alinéa 11d) de la Charte, de même que de l’évolution de la common law  qui s’est ensuivie (R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 24).

[28]  Les instances pénales – beaucoup plus nombreuses que les instances civiles – font la lumière sur la nature du moyen.

[29]  La meilleure explication se trouve sans doute dans l’arrêt G.D.B. La Cour suprême explique que, pour que le moyen en cause soit accueilli, l’appelant doit démontrer que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence et qu’une erreur judiciaire en a résulté (voir aussi R. c. Joanisse (1995), 102 C.C.C. (3d) 35, 85 O.A.C. 186 (C.A.), repris en grande partie par la Cour suprême).

[30]  L’arrêt G.D.B. nous montre que le critère à respecter pour avoir gain de cause est très élevé. Il existe une « forte présomption » que la conduite de l’avocat se situe à l’intérieur « du large éventail » de « l’assistance professionnelle raisonnable » (G.D.B., par. 27). En l’absence d’erreur judiciaire, la compétence de l’avocat est généralement une question de déontologie professionnelle qu’il n’appartient pas aux tribunaux d’appel d’examiner (G.D.B., par. 5).

[31]  La Cour suprême ne définit pas les mots « forte », « large » et « raisonnable », et elle n’avait pas à le faire : tout avocat ou juge qui connaît un tant soit peu les procès comprend qu’une fois que la décision d’un tribunal est publiée, il est trop facile de juger a posteriori la démarche de l’avocat au procès (R. c. Archer (2005), 202 C.C.C. (3d) 60, 34 C.R. (6th) 271, par. 119 (C.A.)). Il est bien connu que différents avocats adopteront une stratégie différente dans une situation donnée, et, la plupart du temps, leur stratégie sera le fruit d’un exercice raisonnable de leur jugement (North American Financial Group Inc. c. Ontario Securities Commission, 2018 ONSC 136, par. 122; R. c. White (1997), 32 O.R. (3d) 722, p. 745, 99 O.A.C. 1, par.  64 (C.A.)). Les mots utilisés dans la présomption ‑ « forte », « large » et « raisonnable » ‑ rendent le moyen d’assistance non effective de l’avocat très difficile à établir.

[32]  Le caractère définitif des décisions doit compter pour beaucoup. En outre, les cours d’appel n’ont pas pour fonction de remettre en question les décisions d’ordre tactique et stratégique des avocats plaidants. Avec raison.

[33]  Turbulences et tumulte règnent couramment dans les procès. Souvent, des problèmes et des questions surgissent inopinément, parfois en même temps, et nécessitent une réponse rapide. Certaines réponses exigent une connaissance approfondie du droit et des détails de l’affaire, ainsi qu’une maîtrise de nuances subtiles et épineuses. D’autres commandent toute autre chose, un art à la fois mystérieux et imprécis : savoir évaluer et prédire le comportement humain. Au procès, au centre de ce tourbillon se trouvent les clients, parfois anxieux, parfois émotifs et toujours investis à fond dans l’affaire. Les jours passent jusqu’à l’épuisement des parties. Puis, la fin du procès arrive – sauf pour le juge qui doit rédiger la décision. Des mois peuvent s’écouler. Pendant cette période, des souvenirs s’effacent alors que d’autres sont déformés par l’espoir et l’attente. Enfin, la décision est rendue, claire et définitive. Certains ont gagné; d’autres ont perdu. Et parmi les perdants, certains, cherchant par tous les moyens à faire infirmer la décision, concluent, avec le recul nécessaire et motivés par la déception, que leur avocat ne leur a pas prêté une assistance effective.

[34]  Par conséquent, les tribunaux doivent être prudents et veiller à ce que le moyen d’assistance non effective de l’avocat ne serve pas d’excuse facile en vue de l’instruction d’un nouveau procès. Comme de juste, la Cour suprême a établi un critère élevé à cet égard. 

[35]  L’analyse précédente de ce moyen en contexte pénal s’applique tout autant en contexte civil. Toutefois, les instances civiles comportent des considérations spécifiques supplémentaires.

b)  Le moyen dans les instances civiles

[36]  Dans les affaires civiles, il est très difficile de faire retenir le moyen d’assistance non effective de l’avocat, comme le démontre possiblement la quasi-absence de jurisprudence en la matière. La Cour ne l’a examiné de manière significative qu’une seule fois au cours des 47 dernières années (Hallatt c. Canada, 2004 CAF 104, 2 C.T.C. 313).

[37]  Plusieurs raisons peuvent expliquer pourquoi ce moyen échoue souvent dans des instances civiles.

[38]  Dans de nombreuses affaires civiles, le droit à la liberté des parties au litige n’est pas en jeu. Les droits garantis par la Charte et ceux conférés par la loi, qui justifient l’existence du moyen dans les affaires pénales, brillent souvent par leur absence en contexte civil. Voir Hallatt au paragraphe 21.

[39]  L’intérêt des parties au litige civil est souvent d’ordre financier. Par conséquent, [traduction] « il existe d’autres recours que la partie ayant succombé peut invoquer pour recouvrer la perte en litige si l’assistance non effective peut être établie », comme une [traduction] « action contre l’avocat à qui elle reproche la conduite » (D.W. c. White (2004), 189 O.A.C. 256, par. 51 (C.A.); voir également Hallatt au paragraphe 21, et Mallet c. Alberta, 2002 ABCA 297, [2003] 8 W.W.R. 271 aux paragraphes 60-61).

[40]  En outre, en matière civile, lorsqu’une partie soulève en appel le moyen d’assistance non effective, l’affaire ne concerne qu’elle et l’avocat l’ayant représentée, et non la partie adverse. En l’espèce, [traduction] « les droits d’autrui », à savoir ceux des parties adverses [traduction] « y sont inévitablement et inextricablement mêlés » (Dominion Readers’ Service Ltd. c. Brant (1982), 140 D.L.R. (3d) 283, p. 291, 41 O.R. (2d) 1, p. 9 (C.A.)). Ces dernières se trouvent dans une situation fâcheuse, indépendante de leur volonté, et veulent qu’il y soit mis fin pour profiter du jugement rendu en leur faveur. Rappelons que [traduction] « le tribunal doit garder à l’esprit […] qu’il doit se soucier avant tout des droits des parties au litige, et non du comportement des avocats » (Simpson c. Sask. Govt. Ins. Office (1967), 61 W.W.R. 741, p. 750, 65 D.L.R. (2d) 324, p. 332 (C.A. Sask.)). Le cas diffère quelque peu des affaires pénales où le ministère public doit notamment tenir compte de l’intérêt public et de l’administration de la justice, être vigilant pour éviter l’erreur judiciaire et jouer le rôle de représentant de la justice (Boucher c. The Queen, [1955] R.C.S. 16, 110 C.C.C. 263).

[41]  Par conséquent, en matière civile, ce moyen sera retenu [traduction] « plutôt rarement » (Dominion Readers’ Service, p. 291, D.L.R., p. 9 O.R). La jurisprudence donne à penser que le moyen ne sera accueilli que [traduction] « dans de très rares cas ». Il s’agit là du critère le plus élevé ou presque que l’on puisse imaginer dans notre droit (SMTCL Canada c. Master Tech Inc., 2017 ONCA 744; 8150184 Canada Corp. c. Rotisseries Mom’s Express Ltd., 2016 ONCA 115; White c. Conception Bay South (Town), 2013 NLCA 10, 103 A.P.R. 325; Wood c. Van Bibber, 2013 YKCA 15, 348 B.C.A.C. 98; Patient X c. College of Physicians and Surgeons of Nova Scotia, 2015 NSCA 41, 89 Admin L.R. (5th) 327; Gilgorevic c. McMaster, 2012 ONCA 115, 109 O.R. (3d) 321, par. 45 à 65).

[42]  Il ressort de ces affaires que, pour satisfaire à ce critère de [traduction] « très rares cas » en matière civile, un appelant doit démontrer un intérêt exceptionnellement particulier ou une situation véritablement extraordinaire.

[43]  Un intérêt particulier peut se démontrer dans le cas où les clients lésés sont des personnes vulnérables – comme des enfants ou des personnes atteintes d’une déficience mentale – qui ont un intérêt unique et profond dans l’issue du litige qui diffère fondamentalement d’un intérêt financier et que leur avocat les a odieusement trahies (D.W., par. 55). Dans ces situations, il est possible que le moyen d’assistance non effective de l’avocat se révèle l’unique recours dont elles peuvent se prévaloir. Il est peu probable qu’elles aient la capacité, le courage et les ressources pour envisager d’autres recours, comme intenter des poursuites contre l’avocat négligent.

[44]  Une situation extraordinaire peut survenir lorsqu’il y a fraude ou une conduite équivalente à une fraude, par exemple lorsque la partie adverse nuit à l’efficacité de l’avocat en l’incitant, comme au moyen d’un pot-de-vin, à manquer à son devoir, ou en étant autrement complice de l’avocat (D.W., par. 55; Saskatchewan Valley Land Co. c. Willoughby (1913), 24 W.L.R. 40, 6 Sask. L.R. 62 (S.C.)). Certes, il est possible d’assimiler pareils comportements à une « assistance non effective de l’avocat », mais il vaut sans doute mieux les voir comme le genre de fraude qui peut vicier un jugement (Imperial Oil Ltd. c. Lubrizol Corp. 2000, 6 C.P.R. (4th) 417 (F.C.); Pfizer Canada Inc. c. Canada (Santé), 2011 CAF 215, 420 N.R. 337 aux par. 20-21; Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, alinéa 399(2)b)).

c)  Un conflit d’intérêts du cabinet d’avocat peut-il être invoqué à l’appui du moyen?

[45]  La jurisprudence en matière pénale donne à penser qu’un conflit d’intérêts peut être invoqué au soutien du moyen d’assistance non effective de l’avocat. Une assistance effective exige de l’avocat qu’il fasse preuve d’une loyauté absolue envers son client (R. c. Widdifield (1995), 25 O.R. (3d) 161, p. 171-172, 100 C.C.C. (3d) 225, p. 234-235 (C.A.); R. c. Baharloo, 2017 ONCA 362, 348 C.C.C. (3d) 64, par. 29).

[46]  C’est l’arrêt R. c. Neil, 2002 CSC 70, [2002] 3 R.C.S. 631 au paragraphe 38, qui fournit possiblement l’indication la plus claire à cet égard. La Cour suprême y confirme qu’après un procès, un appelant peut invoquer le conflit d’intérêts de l’avocat adverse « comme motif d’annulation du jugement de première instance ».  

d)  Quel type de conflit d’intérêts permet de prouver le bien‑fondé du moyen invoqué?

[47]  Selon MediaTube, l’apparence de conflit d’intérêts ‑ non pas seulement un conflit d’intérêts réel – suffit pour invoquer l’assistance non effective de l’avocat (observations écrites de MediaTube, par. 55-57). Cette observation va à l’encontre de décisions rendues par la Cour suprême et par au moins deux autres cours d’appel.

[48]  Une jurisprudence considérable fait état des circonstances suffisant à la récusation d’un avocat en cours d’instruction, c.‑à‑d. avant que la cour ait rendu son jugement, pour cause de conflit d’intérêts. Ces décisions s’attachaient à éliminer le risque d’erreur judiciaire susceptible de découler de situations où on permet qu’un avocat en conflit d’intérêts – ou sur le point de l’être – continue d’occuper pour son client. Par conséquent, cette jurisprudence et les critères qui y sont énoncés présentent une approche se voulant préventive.

[49]  Cette approche préventive est illustrée dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. McKercher LLP, 2013 CSC 39, [2013] 2 R.C.S. 649. Cette décision concerne la déclaration d’inhabilité à occuper de l’avocat et la cessation de représentation dans une affaire en cours. Afin d’encourager cette approche préventive, la Cour suprême estime qu’il est suffisant, pour déclarer l’avocat inhabile à occuper, « si la représentation simultanée de clients risque sérieusement de compromettre l’efficacité de la représentation du client par l’avocat » et demander à ce qu’il soit retiré du dossier. Lorsqu’il est question de l’inhabilité à occuper de l’avocat et de la cessation de représentation dans le dossier, la Cour juge que la présence d’un « risque sérieux » doit être traitée comme s’il s’agit d’un conflit réel (au paragraphe 38).

[50]  Une fois qu’un jugement a été rendu, différents facteurs doivent être pris en compte. La Cour suprême le confirme (Neil, par. 38). Après que le jugement a été prononcé, le critère applicable pour invoquer un conflit d’intérêts comme moyen d’annulation du jugement de première instance « est alors plus exigeant » qu’il ne l’était avant le jugement, lorsque l’instance était toujours en cours. Après le jugement, « il ne s’agit plus de prendre des mesures préventives » pour régler la question du conflit d’intérêts présumé de l’avocat; il s’agit de « demander l’annulation d’une décision judiciaire ».

[51]  Le principe sous-tendant la décision de la Cour suprême dans Neil est soutenu par trois jugements importants rendus par deux cours d’appel provinciales (Widdifield, p. 175-178 (O.R.) et p. 237-239 (C.C.C.); R. c. Silvini, (1991) 5 O.R. (3d) 545, 50 O.A.C. 376 (C.A.) et R. c. Barbeau (1996), 110 C.C.C. (3d) 69, 50 C.R. (4th) 357 (C.A. Qué.)). Chacun de ces jugements explique et confirme qu’il est plus exigeant de conclure à un conflit d’intérêts une fois qu’un jugement a été rendu.

[52]  Cette différence repose sur la nécessité de respecter le caractère définitif des jugements et vise à éviter qu’il devienne trop facile d’invoquer l’assistance non effective de l’avocat pour faire annuler un jugement. La question du risque de conflit ne se pose pas : le jugement a été prononcé et soit il y avait conflit, soit il n’y en avait pas. S’il y avait bel et bien un conflit, la seule question qui importe est celle de savoir si ce conflit a porté atteinte ou non aux intérêts de la partie concernée (Widdifield, p. 175­176 (O.R.) et p. 239 (C.C.C)).

[53]  Quel est le critère à appliquer dans les cas où l’assistance non effective de l’avocat est soulevée pour la première fois en appel?

[54]  Dans l’arrêt Neil (au par. 39), la Cour suprême adopte le critère énoncé dans l’arrêt R. c. Graff, 1993 ABCA 57, 80 C.C.C. (3d) 84 : l’appelant « doit démontrer plus qu’une possibilité de conflit d’intérêts; même s’il n’a pas à établir l’existence d’un préjudice réel, l’appelant doit faire la preuve du conflit d’intérêts et de son incidence négative sur la façon dont l’avocat qui le représentait s’est acquitté de sa tâche ». Voir également l’arrêt Baharloo au par. 30. Les effets préjudiciables doivent être réels et avérés. L’existence d’un « risque sérieux » d’effets préjudiciables – la norme qui s’applique à la récusation pendant l’instruction d’une affaire, soit avant jugement – n’est pas suffisante.

[55]  Ce critère est assez conforme aux décisions rendues, entre autres, dans D.W., Saskatchewan Valley Land Co., Imperial Oil et Pfizer Canada, qui laissent entendre que tout comportement équivalant à une fraude dans le cadre de la procédure judiciaire remet totalement en cause l’intégrité de cette procédure et le jugement qui en résulte. Un tel comportement place le tribunal dans la situation où il ne saurait tolérer ou sanctionner ce comportement en permettant que le jugement subsiste. De même, l’avocat qui a trahi son client en modérant ses efforts, en raison d’un conflit d’intérêts réel, a totalement miné l’intégrité du processus judiciaire. Dans de telles circonstances, le jugement est irrémédiablement vicié et doit être annulé.

[56]  Bell Canada soutient que la requête de MediaTube devrait être rejetée, étant donné que le conflit d’intérêts invoqué en l’espèce est sans importance : MediaTube n’aurait pas eu gain de cause au procès de toute façon. Bell Canada souligne certains aveux faits par le président‑directeur général de MediaTube, de même que certaines conclusions tirées par la Cour fédérale.

[57]  Je rejette cet argument. En invoquant l’assistance non effective de l’avocat, [traduction« l’appelant n’a pas à prouver que, n’eût été l’assistance non effective de l’avocat, le verdict aurait été différent » (Baharloo, par. 30). Si MediaTube peut prouver l’existence d’un conflit d’intérêts ayant nui au ministère exercé par l’avocat en son nom, il importe peu de savoir si le conflit a eu ou non une incidence sur l’issue du procès. Comme je l’explique plus haut, un jugement rendu dans le cadre d’un processus dont l’intégrité a été totalement minée est irrémédiablement vicié. Le conflit en soi fournit l’élément de l’« erreur judiciaire » nécessaire pour que le moyen soit retenu (Widdifield, p. 173 (O.R.) et p. 237 (C.C.C.); Baharloo, par. 30). Quel que soit le bien‑fondé du jugement, si ce dernier résulte d’une erreur judiciaire, il ne peut pas être maintenu.

e)  Considérations relatives à la preuve et à la procédure

[58]  L’appelante devra étayer le moyen d’assistance non effective de l’avocat pour en prouver le bien‑fondé. C’est possible : la Cour a le pouvoir de recevoir des éléments de preuve dans le cadre d’un appel (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, par. 53(1)). Ce faisant, l’appelante n’a pas à satisfaire au critère rigoureux relatif aux nouveaux éléments de preuve établi dans Palmer c. la Reine, [1980] 1 R.C.S. 759 : voir, par exemple, R. c. McKellar (1994), 19 O.R. (3d) 796, à la p. 799, 34 C.R. (4th) 28, à la p. 31 (C.A.), et Barbeau aux p. 78-79 (C.C.C.) et p. 367-368 (C.R.)). Les éléments de preuve concernent non pas une conclusion sur le fond qui a été tirée lors du procès, mais la validité même du processus judiciaire.

[59]  MediaTube estime que Bereskin & Parr détient d’autres éléments de preuve qui lui seront utiles pour prouver le conflit d’intérêts reproché. Selon elle, Bereskin & Parr n’a pas répondu à toutes ses questions. Par conséquent, elle demande la communication de la preuve et souhaite que la Cour rende une ordonnance à cet effet.

[60]  MediaTube n’a invoqué aucune règle qui conférerait à la Cour le pouvoir d’autoriser la communication de la preuve. Cela n’a rien d’étonnant : la communication de la preuve est un mécanisme propre aux cours de première instance et non aux cours d’appel (voir, par exemple, Atchison c. Manufacturers Life Insurance Company, 2003 ABCA 196, [2003] 10 W.W.R. 463 aux par. 28-36; Conceicao Farms Inc. c. Zeneca Corp. (2006), 83 O.R. (3d) 792, 272 D.L.R. (4th) 545 aux par. 15-19 (C.A.)).

[61]  La Cour jouit de pleins pouvoirs pour ce qui est de réglementer ses propres pratiques et procédures (Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 218, 141 C.P.R. (4th) 165 au par. 17, et autres précédents qui y sont cités). Dans des cas exceptionnels, la Cour peut exercer ses pleins pouvoirs afin de mettre au point des procédures permettant que justice soit rendue. Cependant, la présente espèce n’en est pas.

[62]  Il existe un recours tout à fait approprié pour les plaideurs qui, comme MediaTube, ont été condamnés à un jugement pécuniaire et souhaitent obtenir la communication de preuve de l’assistance non effective : une action pour négligence ou pour manquement à une obligation fiduciaire, ou les deux, intentée devant une cour supérieure provinciale. Dans le cadre d’une telle action, il est possible d’obtenir la communication intégrale. Si le plaideur prouve le moyen, il peut se voir accorder une indemnisation, jusqu’à concurrence du montant intégral du jugement pécuniaire rendu en cour fédérale. S’il est nécessaire et justifié de le faire, le plaideur peut alors demander que le jugement rendu par la Cour fédérale soit annulé.

f)  L’avis d’appel de MediaTube devrait‑il être modifié pour que ce moyen y soit ajouté?

[63]  Compte tenu des principes régissant la modification de l’avis d’appel et compte tenu des circonstances de l’espèce, la principale question est celle de savoir s’il est possible, au vu de la preuve présentée par MediaTube au soutien de la présente requête, que le moyen d’assistance non effective de l’avocat soit retenu.

[64]  MediaTube soutient que les avocats de Bereskin & Parr ont été empêchés de plaider sa cause de manière effective par un important conflit d’intérêts.

[65]  Bereskin & Parr a agi pour MediaTube dans le cadre de l’action pour contrefaçon de brevet intentée par cette dernière contre Bell Canada. Pendant la majeure partie de ce mandat, le cabinet d’avocats représentait également Microsoft et a déposé plusieurs demandes en matière de marques de commerce au nom de cette dernière. MediaTube, citant l’arrêt McKercher au paragraphe 28, soutient que l’absence de lien entre la représentation de Microsoft par Bereskin & Parr et l’action pour contrefaçon de brevet importe peu. Le produit de Bell Canada, qui est prétendument à l’origine de la contrefaçon, à savoir Télé Fibe, utilise certains logiciels de Microsoft, connus sous le nom de Mediaroom. Par conséquent, MediaTube soutient que Bereskin & Parr l’a pas défendue tièdement dans le cadre de l’action pour contrefaçon de brevet afin de protéger les intérêts commerciaux de Microsoft et de défendre ses propres intérêts.

[66]  MediaTube soutient que Bereskin & Parr  : [traduction« a ménagé ses coups ». Le cabinet d’avocats aurait omis d’avancer un argument relatif à la contrefaçon fondé sur l’utilisation des logiciels de Microsoft, aurait minimisé le rôle de ces logiciels, n’aurait pas procédé à une enquête préalable adéquate de certains documents et de certaines réponses (les « renseignements rectifiés », selon la terminologie employée à la Cour fédérale) présentés par Bell Canada concernant le fonctionnement de Télé Fibe ‑ ce qui, curieusement, a permis de passer sous silence le rôle de Microsoft ‑ et aurait omis d’informer MediaTube qu’un expert concéderait, lors du procès, qu’il n’y avait pas eu contrefaçon si les documents et les réponses de Bell Canada étaient corrects. En plus, le cabinet n’aurait pas préparé adéquatement le président‑directeur général de MediaTube en prévision de son témoignage. MediaTube affirme qu’au bout du compte, le fait que Bereskin & Parr ‑ sans avoir reçu de directives de sa part à cet effet ‑ a reconnu l’absence de contrefaçon dans ses conclusions finales démontre que les intérêts et le droit à l’assistance effective d’un avocat de MediaTube ont été compromis.

[67]  D’après le dossier présenté à l’appui de la présente requête, ce ne serait que pure conjecture de ma part de sauter à la conclusion que l’avocat de MediaTube était réellement en conflit d’intérêts et que ce conflit a eu une incidence négative sur la façon dont ce dernier a occupé pour elle.

[68]  MediaTube semble en convenir. De façon générale, dans ses observations écrites, MediaTube présente sa cause en affirmant simplement que les circonstances de l’espèce soulèvent de [traduction« sérieuses questions ». Sachant que les éléments de preuve dont elle dispose sont insuffisants, elle demande à la présente Cour de rendre une ordonnance pour contraindre ses anciens avocats, Bereskin & Parr, à produire des documents.

[69]  Si elle intente une instance devant une autre juridiction, MediaTube parviendra peut‑être à obtenir la preuve nécessaire pour prouver ses prétentions, ou peut‑être pas. Cependant, pour les besoins de l’espèce, la preuve dont je dispose est insuffisante et ne me permet pas de conclure que MediaTube pourrait obtenir gain de cause en invoquant le moyen d’assistance non effective de l’avocat.

[70]  Rien ne démontre que l’avocat qui représentait MediaTube savait que le cabinet représentait également Microsoft en matière de marques de commerce. En l’absence de ce renseignement, rien ne permet de présumer qu’il avait un motif pour défendre tièdement la cause de MediaTube ou pour ne pas prioriser les intérêts de cette dernière.

[71]  L’assertion selon laquelle Bereskin & Parr a défendu tièdement la cause de MediaTube en reconnaissant l’absence de contrefaçon perd de sa crédibilité au vu du témoignage du président‑directeur général de MediaTube. Ce dernier a affirmé qu’avec le recul, MediaTube n’aurait peut‑être jamais intenté d’action pour contrefaçon, suivant la communication complète de la preuve de Bell (interrogatoire de Douglas Lloyd, le 16 septembre 2016, à la page 759).

[72]  Rien ne démontre que les dossiers de marques de commerce de Microsoft étaient importants au point de placer réellement l’avocat en conflit d’intérêts ou que les dossiers en question exigeaient plus qu’un simple travail administratif.

[73]  Rappelons que la norme relative au « risque sérieux » énoncée dans McKercher s’applique avant le jugement lorsqu’il s’agit de décider si l’avocat doit ou non être retiré du dossier. Cependant, une fois le jugement rendu, la norme applicable est celle du conflit d’intérêts réel et de l’incidence négative réellement observée sur le ministère de l’avocat pour son client (voir la discussion au par. 54 des présents motifs). Ceci dit, je ne peux pas affirmer, à la lumière de la preuve, qu’il est possible de soutenir qu’il existait même un « risque sérieux » ‑ selon la signification qui est donnée à ce terme dans l’arrêt McKercher – d’incidence négative réelle et appréciable sur la représentation de MediaTube par Bereskin & Parr.

[74]  Diverses questions soulevées par MediaTube, telles que la communication insuffisante de la preuve et la préparation inadéquate des témoins, donnent à penser qu’elle remet en question le jugement de l’avocat et fait fi des limites budgétaires qu’elle avait elle-même imposées à Bereskin & Parr (voir les observations finales de MediaTube, le 17 octobre 2016 aux p. 2461­2462).

[75]  Dans l’ensemble, il importe de rappeler la « forte présomption » que la conduite des avocats se situe à l’intérieur « du large éventail » de « l’assistance professionnelle raisonnable » (G.D.B., par. 27). Comme nous le disons plus haut, il s’agit d’une norme très élevée. Les éléments de preuve produits à l’appui de la présente requête ne permettent pas de réfuter cette présomption. On ne saurait dire, au vu du dossier de preuve, que le cabinet d’avocats [traduction« a ménagé ses coups » quand il a plaidé la cause de MediaTube ou qu’un conflit d’intérêts a eu une incidence négative sur son ministère à l’égard de sa cliente.

[76]  En conclusion, le moyen d’appel proposé en l’espèce n’est pas défendable. Il ne ferait que « compliquer et prolonger inutilement » l’appel (Teva Canada Limitée c. Gilead Sciences Inc., 2016 CAF 176, par. 28). L’autorisation de modifier l’avis d’appel sera donc refusée.

g)  Autre recours demandé par MediaTube

[77]  Au procès, MediaTube a admis qu’il n’y avait pas eu contrefaçon de brevet. Elle demande l’autorisation de rétracter cet aveu.

[78]  MediaTube demande que cet aveu soit rétracté au motif que ce dernier est attribuable à la situation de conflit d’intérêts dans laquelle se trouvait son avocat. L’analyse présentée plus haut sape le fondement même de cet argument.

[79]  Bien entendu, MediaTube a toujours la possibilité de faire annuler le jugement de la Cour fédérale pour les moyens invoqués dans son avis d’appel. Rien de ce qui est dit dans les présents motifs ne doit laisser croire le contraire.

[80]  Par conséquent, la requête de MediaTube est rejetée.

C.  Requête de Bell Canada concernant le cautionnement pour dépens

[81]  En vertu de l’ordonnance rendue par notre Cour le 7 juillet 2017, MediaTube a consigné au tribunal la somme de 1 364 582 $ à titre de cautionnement pour les dépens auxquels la Cour fédérale l’a condamnée. En réaction à la requête de MediaTube, Bell Canada demande qu’une ordonnance soit rendue afin que le cautionnement lui soit versé sur-le-champ.

[82]  En réalité, il s’agit là d’une demande de modification de l’ordonnance rendue par la Cour le 7 juillet 2017. Cette demande est rejetée. Les circonstances qui ont mené à la délivrance de cette ordonnance n’ont pas changé sensiblement. Une modification n’est donc pas justifiée (Del Zotto c. M.R.N., [1995] 3 C.F. 507, 100 F.T.R. 15).

[83]  Bell Canada sollicite une ordonnance concernant le cautionnement pour les dépens susceptibles d’être adjugés dans l’appel. Les motifs exposés dans l’ordonnance du 7 juillet 2017 appuient l’ordonnance demandée.

[84]  Bell Canada soutient que le cautionnement devrait être fixé à 26 254 $. Toutefois, la somme de 12 000 $ m’apparaît plus indiquée, compte tenu du tarif applicable et du fait que, tel que nous l’expliquons ci‑après, les dépens afférents à la requête de MediaTube doivent être acquittés dans un délai de 30 jours et ne feront pas partie de l’ordonnance définitive quant aux dépens dans l’appel. Il est stipulé dans l’ordonnance du 7 juillet 2017 que le défaut de MediaTube de fournir le cautionnement dans un délai précis autorisera Bell Canada à demander le rejet de l’appel de MediaTube. J’ordonne qu’il en aille de même en l’espèce.

D.  Dépens afférents aux requêtes

[85]  Bell Canada a succombé en partie dans sa requête concernant le cautionnement pour dépens. Je lui accorde la moitié des dépens afférents à la requête, calculés conformément à la colonne III du tarif.

[86]  Bell Canada a eu gain de cause dans son objection à la requête de MediaTube. Elle demande que des dépens avocat‑client lui soient adjugés. Cette demande est rejetée. Bien que MediaTube ait été déboutée de sa requête, il est impossible de considérer que cette dernière était non fondée au point d’être jugée vexatoire. Toutefois, dans le cadre de la présente requête, Bell Canada n’est qu’une innocente partie impliquée dans un litige qui oppose MediaTube aux avocats ayant plaidé sa cause. Dans les circonstances, Bell Canada a droit à des dépens majorés, mais inférieurs aux dépens avocat‑client. Je lui accorde donc, à ma discrétion, des dépens d’un montant fixe global de 5 000 $, lequel dépasse les sommes prévues à la colonne III du tarif. Le versement est exigible dans les 30 jours, quelle que soit l’issue de la cause, à défaut de quoi Bell Canada pourra demander que les appels soient rejetés.

[87]  La requête de Bereskin & Parr sera rejetée en raison de son caractère théorique. Cependant, Bereskin & Parr a été contrainte de déposer sa requête en réaction à celle présentée par MediaTube, qui a été rejetée. Je signale que si MediaTube intente à Bereskin & Parr un procès devant un autre tribunal, le travail effectué par les parties dans le cadre de la requête en intervention de Bereskin & Parr pourra servir devant cet autre décideur et être pris en compte dans l’ordonnance relative aux dépens adjugés par ce dernier. Par conséquent, dans les circonstances, je refuse d’adjuger des dépens concernant la requête de Bereskin & Parr.

E.  Questions relatives à la mise au rôle

[88]  L’ordonnance de mise au rôle rendue par la Cour le 7 mai 2018 demeure en vigueur et reste inchangée. Dans la demande d’audience, les parties ont indiqué leurs disponibilités pour la tenue d’une audience relative aux appels réunis en septembre ou en octobre 2018. Le jugement UHA Research Society c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 134, est porté à leur attention. Si leurs disponibilités ont changé, elles doivent en informer immédiatement l’administrateur judiciaire. Une ordonnance fixant la date d’une audience, une fois prononcée, ne peut pas être changée à la légère (UHA Research, par. 8­10).

[89]  La Cour est préoccupée par le retard dans l’instruction de l’appel dans le dossier A­35­17, un dossier qui était prêt à être instruit il y a de cela sept mois. C’est pourquoi elle a fixé des délais stricts et très courts pour le dépôt des éléments matériels concernant les requêtes. La Cour souhaite remercier les avocats d’avoir respecté ces délais et d’avoir produit des éléments matériels témoignant d’un grand professionnalisme.

F.  Dispositif

[90]  La requête de MediaTube sera rejetée avec dépens, d’un montant global de 5 000 $, adjugés à Bell Canada quelle que soit l’issue de la cause, payable dans les 30 jours, à défaut de quoi Bell Canada pourra demander que les appels soient rejetés.

[91]  La requête de Bereskin & Parr sera rejetée sans dépens.

[92]  La requête de Bell Canada sera accueillie, en partie, avec adjudication de la moitié des dépens afférents, calculés conformément à la colonne III du tarif. Dans un délai de 30 jours, MediaTube devra déposer un cautionnement de 12 000 $ pour les dépens qui pourraient être adjugés dans le cadre des appels, à défaut de quoi ses appels seront rejetés.

[93]  Les parties consentent à ce que NorthVu Inc. soit retirée du dossier en tant qu’appelante dans le cadre des deux appels. J’en ordonnerai ainsi.

« David Stratas »

 



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