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Date : 20180601


Dossier : A-214-17

Référence : 2018 CAF 109

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

QING (QUENTIN) HUANG

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er juin 2018.

Caviardage terminé le 5 juin 2018.

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE WEBB

 


Date: 20180601


Dossier : A-214-17

Référence : 2018 CAF 109

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE WEBB

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

QING (QUENTIN) HUANG

intimé

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Notre Cour est saisie d’un appel et d’un appel incident d’une décision (motifs publics) d’un juge désigné de la Cour fédérale (le juge désigné) saisi d’une demande en vertu de l’alinéa 38.04(2)c) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5 (la LPC), en divulgation du contenu caviardé d’un mandat délivré par la Cour fédérale en 2013 (le mandat) et de l’affidavit déposé à l’appui de celui-ci (l’affidavit). Le juge désigné a ordonné la divulgation de certains des renseignements en vertu du paragraphe 38.06(2), ainsi que d’autres renseignements qui n’étaient pas visés par juste titre à l’article 38 de la LPC.

[2]  Le procureur général du Canada (le procureur général ou l’appelant) soutient que le juge désigné a commis des erreurs de fait et de droit en ordonnant la divulgation de ces renseignements, a commis une erreur de droit en ordonnant la divulgation de certains renseignements contrairement aux exigences de la justice naturelle et de l’équité procédurale, et a excédé sa compétence à l’égard des renseignements qui n’étaient pas visés à l’article 38 de la LPC.

[3]  Dans son appel incident, Qing (Quentin) Huang (M. Huang ou l’intimé) soutient que le juge désigné a commis une erreur en refusant d’ordonner la divulgation de certains renseignements caviardés et en déterminant la mission de l’amicus curiae dans la présente affaire.

[4]  L’instruction du présent appel s’est déroulée en deux étapes. Lors d’une audience publique tenue le 6 mars 2018, la Cour a entendu les arguments de l’appelant et de l’intimé dans son appel incident, qui portaient essentiellement sur le critère de la pertinence appliqué par le juge désigné dans son examen de la demande en vertu de l’article 38, et sur son interprétation de la mission de l’amicus. Lors d’une audience ex parte à huis clos qui a eu lieu les 7 et 8 mars 2018, le procureur général et l’amicus ont surtout discuté les arguments soulevés en appel par le procureur général.

[5]  Les présents motifs publics portent sur l’appel incident. Un ensemble de motifs privés, prononcés en même temps que les présents motifs publics, a été mis à la disposition du procureur général et de l’amicus seulement, et est conservé au centre des instances désignées à Ottawa (Ontario). Les motifs privés portent sur les questions qui ont été débattues lors de l’audience à huis clos.

I.  Faits et procédures

[6]  M. Huang a été arrêté et accusé le 30 novembre 2013 de complot en vue de fournir des secrets militaires canadiens au gouvernement de la République populaire de Chine (RPC), en contravention à la Loi sur la protection de l’information, L.R.C. 1985, ch. O‑5. Un élément de preuve clé qui a abouti à l’arrestation de M. Huang consistait en des appels téléphoniques qu’il aurait passés à l’ambassade de la RPC à Ottawa, lesquels ont été interceptés indirectement par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) en vertu du mandat délivré par la Cour fédérale le 7 mars 2013 aux termes de l’article 21 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. 1985, ch. C‑23 (la Loi sur le SCRS). Ce mandat, appuyé par un affidavit d’un agent du SCRS, autorisait l’utilisation de |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| |||||||||||||||||||||||||||||| Ce mandat autorisait notamment l’interception d’appels téléphoniques à destination et en provenance d’une cible du SCRS à l’ambassade de la RPC à Ottawa. La conversation interceptée entre M. Huang et l’ambassade de la RPC a eu lieu le 22 mai 2013. M. Huang n’était pas visé par le mandat et n’avait jamais fait l’objet d’une enquête du SCRS.

[7]  Les transcriptions et les enregistrements des appels interceptés qui auraient été passés par M. Huang à l’ambassade de la RPC ont été remis par le SCRS à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) en vertu de l’article 19 de la Loi sur le SCRS, lequel prévoit que ces informations peuvent être communiquées à un agent de la paix lorsqu’elles peuvent servir dans le cadre d’une enquête ou de poursuites relatives à une infraction présumée à une loi fédérale ou provinciale. Ces transcriptions ont été communiquées à M. Huang par le Service des poursuites pénales du Canada (SPPC), en raison de ses obligations de divulgation consacrées par la jurisprudence R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, [1992] 1 W.W.R. 97 (Stinchcombe). Une version fortement caviardée du mandat et de l’affidavit a également été divulguée à l’intimé. Le SPPC a refusé de communiquer le contenu non caviardé des deux documents à l’intimé et à son avocat, au motif que cela donnerait lieu à la divulgation de renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables au sens de l’article 38 de la LPC. Néanmoins, nul avis n’a été donné au procureur général en vertu du paragraphe 38.01(1), parce que l’avocat du SPPC croyait que l’intimé n’avait pas l’intention de contester l’admissibilité des communications interceptées et qu’il n’y avait aucune possibilité de divulgation des renseignements caviardés.

[8]  Toutefois, l’intimé a changé d’avocat à l’automne 2016. Son nouvel avocat a demandé des renseignements supplémentaires du SPPC concernant le mandat et a informé le SPPC qu’il envisageait de présenter à la Cour supérieure de justice de l’Ontario une demande d’exclusion des communications téléphoniques interceptées conformément aux principes consacrés par la jurisprudence R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, 116 N.R. 241 (Garofoli). Il était demandé « une ordonnance déclarant le mandat de 2013 invalide et les interceptions non autorisés par la loi et contraires à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés » (motifs publics au paragraphe 14), et donc l’exclusion des éléments de preuve obtenus, conformément au paragraphe 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte). À l’appui de sa demande, M. Huang cherche à démontrer que la perquisition autorisée par le mandat avait un caractère plus envahissant que ce qui était raisonnablement nécessaire pour atteindre ses objectifs (R. c. Rogers Communications, 2016 ONSC 70, aux paragraphes 40 et 41, 128 O.R. (3d) 692 (Rogers Communications); arrêt R. c. Vu, 2013 CSC 60, aux paragraphes 21 et 22, [2013] 3 R.C.S. 657 (Vu)).

[9]  Le 27 février 2017, le SPPC a donc informé le procureur général de la divulgation possible des renseignements caviardés dans le mandat et l’affidavit. M. Huang a présenté une demande de divulgation à la Cour fédérale le même jour. Dans son avis de demande, l’intimé a affirmé qu’il lui est impossible de vérifier ou de contester la légalité de l’interception de communications privées qui servent de fondement aux accusations criminelles qui pèsent contre lui, sans les renseignements caviardés dont il est privé. C’est la décision du juge désigné à l’égard de cette demande dont la Cour est saisie en l’espèce.

II.  Décision attaquée

[10]  Après avoir établi la trame de fond de la présente affaire et résumé les grandes lignes de l’affidavit public appuyant la position de l’appelant selon laquelle la divulgation des renseignements caviardés porterait atteinte à la sécurité nationale, le juge désigné a expliqué le régime des mandats que prévoit la Loi sur le SCRS et le cadre législatif guidant le contrôle judiciaire de la décision du procureur général d’autoriser la divulgation. Il n’est pas nécessaire de répéter ici le soigneux résumé du juge désigné en ce qui concerne le contexte et les principes de droit encadrant la présente procédure.

[11]  Je me contenterai de souligner que, contrairement aux enquêtes policières, qui sont axées sur des crimes particuliers commis par des personnes identifiables, le SCRS a pour mission de prévenir les activités qui mettraient en danger la sécurité du Canada. Dans ce contexte, la mission du SCRS consiste à recueillir les renseignements utiles et à faire rapport au gouvernement du Canada et à le conseiller (voir l’article 12 de la Loi sur le SCRS). Bien que la notion de « menaces envers la sécurité du Canada » soit définie de manière large à l’article 2 de la Loi sur le SCRS, les exigences d’obtention d’un mandat de la Cour fédérale afin de recueillir des informations et des renseignements sont strictes. L’article 21 de la Loi sur le SCRS dispose que le juge ne peut lancer un mandat autorisant l’interception de communications et la perquisition et la saisie d’informations que s’il est convaincu que les faits exposés dans l’affidavit appuyant la demande de mandat constituent des motifs raisonnables lui permettant de croire : 1) que le mandat est nécessaire pour permettre une enquête sur des menaces envers la sécurité du Canada; 2) qu’une menace au sens de l’article 2 de la Loi sur le SCRS existe et 3) que d’autres méthodes d’enquête ont été tentées en vain ou semblent avoir peu de chances de succès.

[12]  Il fut un temps où les juges n’avaient pas le droit de contester l’affirmation par le ministère public d’un privilège d’intérêt public et ne pouvaient pas examiner les documents prétendument relatifs aux relations internationales, à la sécurité nationale ou à la défense. Cette règle était fermement ancrée dans la common law (voir Duncan c. Cammell Laird & Co., [1942] A.C. 624, [1942] 1 All E.R. 587) et était codifiée par le paragraphe 41(2) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1970 (2e supp.), ch. 10 (voir Landreville c. The Queen (1976), 70 D.L.R. (3d) 122, [1977] 1 C.F. 419). Suivant la recommandation de la Commission d’enquête concernant certaines activités de la Gendarmerie royale du Canada, deuxième rapport – vol. 1 : La liberté et la sécurité devant la loi, Ottawa, août 1981, l’article 41 de la Loi sur la Cour fédérale a été abrogé et remplacé par ce qui est maintenant les articles 38 et 38.01 à 38.15 de la LPC. Il revient maintenant aux juges désignés de la Cour fédérale de déterminer si les renseignements que le gouvernement cherche à protéger doivent être divulgués et dans quelles conditions.

[13]  Le juge désigné a bien résumé les principes qui ont été construits au fil du temps par la Cour fédérale et notre Cour dans l’application de ces dispositions de la LPC. Est particulièrement pertinent le critère consacré par notre Cour par l’arrêt Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CFPI 10, [2003] A.C.F. n1965 (QL) (C.F.), conf. par 2003 CAF 246, [2003] A.C.F. no 1964 (QL) (Ribic), pour déterminer si l’interdiction légale de divulgation doit être levée. Encore une fois, le juge désigné a bien expliqué ce critère aux paragraphes 44 à 52 de ses motifs publics, et je ne peux faire mieux que d’avaliser son résumé de la jurisprudence à cet égard. Pour les besoins du présent appel, je n’ai qu’à reproduire son résumé des trois volets du critère d’appréciation du bien-fondé des revendications de privilège aux termes de l’article 38 :

Premièrement, il doit décider si les renseignements en cause sont pertinents quant aux fins de l’instance principale. Si le juge estime que les renseignements sont pertinents, il doit décider si la divulgation porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, comme le prévoit l’article 38.06 de la LPC. Si le procureur général peut faire la preuve des motifs raisonnables qui l’amènent à croire que la divulgation des renseignements porterait préjudice aux relations internationales ou à la défense ou à la sécurité nationales, le juge doit ensuite déterminer si les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation.

[14]  Reconnaissant que la Cour doit être consciente de la valeur éventuelle des renseignements caviardés quant au droit de l’intimé de présenter une défense pleine et entière, le juge désigné a néanmoins conclu que les renseignements caviardés n’ayant aucun lien avec l’interception des appels téléphoniques de M. Huang ne seraient pas pertinents sur le plan de de la contestation l’autorisation du mandat. À son avis, les renseignements caviardés ne seraient pertinents relativement à nul des deux motifs de contestation d’une autorisation relevés par la Cour suprême au paragraphe 120 de l’arrêt Groupe de la Banque mondiale c. Wallace, 2016 CSC 15, [2016] 1 R.C.S. 207 (Wallace), à savoir : « le dossier dont disposait le juge qui a accordé l’autorisation ne permettait pas d’établir l’existence des conditions légales préalables, ou le dossier ne représentait pas fidèlement ce que le déposant savait ou aurait dû savoir et, s’il avait constitué un reflet fidèle, n’aurait pas justifié l’autorisation ».

[15]  Le juge désigné a également conclu que le procureur général s’était acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir que la divulgation d’une grande partie des renseignements caviardés porterait préjudice à la sécurité nationale et aux relations internationales du Canada. Pour tirer cette conclusion, le juge désigné a noté et retenu ce qu’on appelle maintenant le principe de l’« effet de mosaïque », selon lequel des éléments d’information distincts qui semblent inoffensifs lorsqu’ils sont examinés séparément peuvent très bien nuire aux intérêts du Canada en matière de sécurité lorsqu’ils sont réunis. Le juge désigné a également reconnu que les renseignements produits par des organismes étrangers pourraient bien limiter la divulgation de renseignements aux personnes concernés.

[16]  Dans sa conclusion, le juge désigné a expliqué qu’il avait lu chaque passage caviardé contesté faisant l’objet d’une revendication de privilège aux termes de l’article 38 de la LPC, et tiré sa conclusion quant à la question de savoir si la divulgation des renseignements était possible en application du critère de la jurisprudence Ribic, conclusion qu’il a indiquée dans un tableau joint en annexe à un jugement privé rendu en même temps que ses motifs publics. Il a conclu qu’une grande partie des renseignements demandés par l’intimé ne sont « pas pertinents ou que la procureure générale a établi la menace de préjudice et que les raisons d’intérêt public qui justifient la non-divulgation l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation» (au paragraphe 80). Il a également recherché s’il y avait lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire aux termes du paragraphe 38.06(2) de la LPC d’autoriser la divulgation en tout ou en partie des renseignements pertinents.

III.  Questions en litige

[17]  Comme il a été signalé précédemment, les présents motifs publics ne portent que sur l’appel incident de l’intimé. Par son appel incident, M. Huang soulève essentiellement deux questions :

  1. Quel est le seuil approprié de pertinence selon le critère de la jurisprudence Ribic en matière de demande de divulgation présentée en vertu de l’article 38 de la LPC?
  2. Le juge désigné a-t-il commis une erreur en déterminant le rôle de l’amicus dans la présente instance?

IV.  Analyse

A.  Quel est le seuil approprié de pertinence selon le critère de la jurisprudence Ribic en matière de demande de divulgation présentée en vertu de l’article 38 de la LPC?

[18]  L’intimé soutient que le juge désigné a commis deux erreurs dans son appréciation de la pertinence des renseignements caviardés, tout d’abord en lui imposant à tort de rapporter la preuve d’une « probabilité raisonnable » de pertinence, et ensuite en omettant d’examiner la possibilité d’un moyen tiré de la méthode de perquisition dans sa contestation de l’admissibilité des appels téléphoniques interceptés. À mon avis, nul de ces moyens n’est justifié lorsque les motifs publics du juge désigné sont interprétés en contexte.

[19]  Il ne ressort pas clairement du dossier si le SCRS a communiqué à la GRC le mandat et l’affidavit non caviardés qui ont permis l’interception des appels effectués par M. Huang à l’ambassade de la RPC, ou s’il a communiqué seulement la version caviardée que le ministère public a divulguée pour s’acquitter de ses obligations conformément à la jurisprudence Stinchcombe. Dans ce dernier cas, selon la jurisprudence O’Connor, laquelle enseigne que l’accusé doit démontrer une « probabilité raisonnable » que les dossiers auront une valeur probante pour obtenir la production par un tiers dans le contexte de l’affaire Garofoli s’appliquerait probablement (voir R. c. O’Connor, [1995] 4 R.C.S. 411, 130 D.L.R. (4th) 235 (O’Connor); Wallace). Tel serait le cas parce qu’il est généralement reconnu que, lorsque les enquêtes du SCRS et de la GRC sont distinctes, le SCRS constitue une tierce partie aux fins de divulgation (voir R. c. Ahmad, [2009] O.J. no 6153, 89 W.C.B. (2d) 238 (C.S. Ont.), inf, mais pas sur ce point, par 2011 CSC 6, [2011] 1 R.C.S. 110; R. c. Nuttall, 2015 BCSC 1125, aux paragraphes 45 et 46, [2015] B.C.J. no 1394; R. c. Jaser, 2014 ONSC 6052, au paragraphe 11, [2014] O.J. no 6424; R. c. Alizadeh, 2013 ONSC 5417, au paragraphe 14, [2013] O.J. no 6394, réexaminé, mais pas sur ce point, par 2013 ONSC 7540, [2013] O.J. no 6395).

[20]  Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que le juge ait appliqué la norme de la « probabilité raisonnable » de la pertinence construite en matière de divulgation par un tiers, comme le soutient l’intimé. Lorsqu’ils sont lus dans leur ensemble, il ressort clairement des motifs publics que le juge a appliqué le critère juridique approprié pour établir la pertinence à la première étape de la grille d’analyse consacrée par la jurisprudence Ribic.

[21]  Au début de ses motifs publics, il a cerné la norme selon laquelle le ministère public s’est acquitté de l’obligation de divulgation consacré par la Cour suprême dans l’arrêt Stinchcombe (motifs publics, au paragraphe 6). D’ailleurs, l’avocat du SPPC l’a concédé lorsqu’il a fait cette divulgation. L’on doit donc tenir pour acquis, aux fins du présent appel, que le contenu du mandat et de l’affidavit constitue la divulgation par la partie principale.

[22]  Le juge a également mentionné l’avis de demande supplémentaire déposé par l’intimé le 22 mars 2017, par lequel il a sollicité une ordonnance en divulgation supplémentaire de renseignements relatifs à l’interception d’appels téléphoniques à l’ambassade de la RPC à Ottawa pour la période visée par le mandat (motifs publics, aux paragraphes 20 et 21). Le juge a conclu que l’objet de cette nouvelle demande excédait la portée de la demande dont il était saisi. Il a néanmoins noté que les renseignements en question, s’ils existent, étaient en la possession d’un tiers (SCRS), et qu’une demande de production de ces renseignements devait être entendue par la Cour supérieure de justice de l’Ontario conformément à la jurisprudence O’Connor. Il en découle clairement que le juge était bien conscient de la distinction entre les deux normes de pertinence, selon que les documents demandés par l’accusé sont entre les mains du ministère public ou d’un tiers.

[23]  Dans son analyse, le juge désigné a résumé le droit applicable et, en particulier, le critère construit pour la jurisprudence Ribic aux fins de l’article 38 de la LPC. Il a souligné plus d’une fois que le seuil de pertinence n’est pas élevé, en particulier dans un cas comme celui‑ci où la Cour « doit être particulièrement consciente de la valeur éventuelle des renseignements caviardés pour le droit du demandeur de présenter une pleine défense aux allégations portées contre lui ». (motifs publics, au paragraphe 53). Il a ajouté ce qui suit au paragraphe 44 :

Ce critère, qui est décrit par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 17 de l’affaire Ribic, n’est pas très exigeant. En matière pénale, il correspond au critère de divulgation établi dans l’arrêt Stinchcombe. Si les renseignements en cause peuvent ne pas être raisonnablement utiles à la défense, ils ne sont pas pertinents et il n’est pas nécessaire d’aller plus loin.

[24]  Cette observation suit de près celle de notre Cour dans l’arrêt Ribic. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Létourneau a écrit ce qui suit au paragraphe 17 de l’arrêt Ribic :

La première tâche d’un juge qui instruit une demande consiste à dire si les renseignements dont la divulgation est demandée sont pertinents ou non, au sens habituel et courant, d’après la règle exposée dans l’arrêt Stinchcombe, plus précisément, dans le cas qui nous occupe, de dire si les renseignements, qu’il s’agisse d’éléments de preuve inculpatoires ou disculpatoires, pourraient raisonnablement être utiles pour la défense : R. c. Chaplin, [1995] 1 R.C.S. 727, à la page 740. Il s’agit là sans aucun doute d’un seuil de faible niveau. Cette étape reste une étape nécessaire parce que, si les renseignements ne sont pas pertinents, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin et de mobiliser des ressources judiciaires comptées. Cette étape nécessitera en général, à cette fin, une inspection ou un examen des renseignements. C’est à la partie qui demande leur divulgation qu’il appartient de prouver que les renseignements sont très probablement des éléments de preuve pertinents.

(Non souligné dans l’original)

[25]  À la lecture des motifs publics du juge désigné au regard du contexte, je ne doute pas qu’il ait appliqué le critère de divulgation consacré par la jurisprudence Stinchcombe. Cela est encore plus clair au paragraphe 59 de ses motifs publics, où il a réitéré, en concluant son analyse de la question, que les renseignements se rapportant à |||||||||||||||||||||||| ne seraient pas raisonnablement utiles à la défense dans la procédure pénale principale, « au sens de la pertinence dans l’arrêt Stinchcombe ». Il n’y avait manifestement aucune confusion dans son esprit quant au critère approprié à appliquer. Il est peut-être malheureux que le juge désigné ait fait des observations sur ce qui se passera au stade d’une demande de type Garofoli, et recherché si l’intimé sera en mesure de démontrer « qu’il existe une probabilité raisonnable que les dossiers demandés aient une valeur probante quant aux questions que soulève la demande de type Garofoli » (au paragraphe 54 de ses motifs publics). Il s’agit clairement du critère que M. Huang devra respecter devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour obtenir la production par un tiers dans le contexte d’une demande de type Garofoli. Toutefois, il est clair pour moi que le juge désigné n’a pas confondu les deux critères et a correctement appliqué le critère consacré par la jurisprudence Stinchcombe dans son appréciation de la pertinence aux fins de son analyse relevant de l’article 38 de la LPC.

[26]  L’avocat de l’intimé soutient en outre que le juge désigné a commis une erreur en présumant que la contestation par son client de la constitutionnalité de la perquisition ne peut être fondée que sur deux principes possibles, notamment que le dossier dont le juge chargé de l’autorisation était saisi était trop mince pour remplir les conditions préalables établies par la loi, et que le souscripteur d’affidavit n’avait pas procédé à une divulgation complète, franche et équitable des renseignements dont il savait ou aurait dû savoir qu’ils seraient pertinents pour le juge qui délivre le mandat. L’intimé soutient que le juge désigné n’a pas tenu compte du fait que sa contestation porterait également sur la manière dont les interceptions avaient été effectuées.

[27]  Nul doute que le juge désigné a fait référence, au paragraphe 60 de ses motifs publics, aux arguments de validité apparente et validité quant au fond et a mentionné que, dans l’arrêt Wallace, la Cour suprême a discuté ces deux motifs de contestation d’une autorisation. Toutefois, je ne pense pas qu’on puisse déduire de cette déclaration que le juge désigné n’était pas conscient de la possibilité d’une contestation de la méthode de perquisition.

[28]  L’intimé a raison de dire qu’une perquisition (dans ce cas, l’interception d’appels téléphoniques) peut être déraisonnable et contraire à l’article 8 de la Charte si elle n’est pas effectuée de manière raisonnable, soit parce que le juge qui l’a autorisée n’a pas limité la portée de l’autorisation, soit parce que les personnes qui ont effectué la perquisition n’ont pas respecté les principes de minimisation dans le cadre de l’exécution des mandats (R. c. Cornell, 2010 CSC 31, au paragraphe 16, [2010] 2 R.C.S. 142; R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, à 278, 38 D.L.R. (4th) 508). À mon avis, le juge désigné était tout à fait conscient de cette possibilité et en a fait mention au paragraphe 13 de ses motifs publics; il a cité la même jurisprudence que celle invoquée par l’intimé pour fonder la thèse portant que le juge de la Cour supérieure saisi d’une demande de type Garofoli a le droit d’examiner la manière dont la perquisition a été réalisée afin de déterminer si elle n’avait pas un caractère plus envahissant que ce qui est raisonnablement nécessaire pour l’atteinte de son objectif (voir Rogers Communications, aux paragraphes 40 et 41; l’arrêt Vu, aux paragraphes 21 et 22). De plus, le juge désigné devait examiner l’avis de demande supplémentaire par lequel l’intimé demandait la production des renseignements concernant la manière ou les moyens d’exécution du mandat; le juge désigné a refusé d’examiner cet avis de demande supplémentaire parce qu’il était prématuré (nulle ordonnance judiciaire ordonnant la production de ces renseignements n’existait à ce moment), mais il était clairement au courant du fait que l’intimé envisageait la possibilité de contester le mandat sur ce fondement.

[29]  Par conséquent, je ne pense pas qu’on puisse sérieusement soutenir que le juge désigné a commis une erreur en appréciant pas la méthode de perquisition.

[30]  De plus, le juge désigné n’a commis nulle erreur de droit lorsqu’il a conclu que les renseignements caviardés dans le mandat et l’affidavit concernant l’interception des appels téléphoniques de M. Huang ne seraient pas raisonnablement utiles ou pertinents quant à sa défense dans la procédure criminelle principale. Tout d’abord, il est évident que rien dans le mandat ou l’affidavit ne pouvait être utile à l’intimé dans sa tentative de démontrer que les moyens utilisés pour l’interception des appels téléphoniques sont contraires à l’obligation de minimisation des incidences de ces interceptions sur le droit à la protection de la vie privée des cibles potentielles. Comme l’a souligné l’avocat du procureur général, le mandat et l’affidavit précèdent nécessairement les interceptions elles-mêmes; nul des renseignements contenus dans ces documents ne peut être pertinent quant à la manière dont les communications ont été réellement interceptées.

[31]  J’abonde dans le sens de l’intimé, et j’observe qu’elle a le droit de faire valoir, dans son argument visant la « méthode de perquisition », qu’elle n’a pas été effectuée de manière raisonnable parce que le mandat n’a pas limité la portée de l’autorisation. Je n’irais pas jusqu’à dire, cependant, qu’il a le droit de remettre en question la suffisance des mesures de minimisation par rapport à tous les types de perquisition et de saisie autorisés par le mandat. Le mandat est dissociable, et ses lacunes potentielles en ce qui a trait à |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||. La question porte donc sur l’interception des appels téléphoniques à destination et en provenance de l’ambassade de la RPC.

[32]  Le mandat contient un certain nombre de clauses qui portent sur les conditions relatives à la conservation des communications interceptées et à leur utilisation. Ces clauses ont été communiquées à l’intimé, et il a certainement le droit de se fonder sur ces clauses pour tenter de convaincre le juge saisi d’une demande de type Garofoli qu’elles ne suffisent pas à protéger le droit à la vie privée contre les atteintes déraisonnables en vertu de l’article 8 de la Charte. De plus, le mandat contient d’autres clauses qui, bien qu’elles n’aient pas été divulguées à l’intimé puisque leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale, imposent des conditions de minimisation qui limitent la portée de l’autorisation.

[33]  Comme l’a fait remarquer le juge désigné, en matière de demande de type Garofoli, l’intimé aurait sans aucun doute aussi le droit d’invoquer l’affidavit à l’appui du mandat pour démontrer que les mesures de minimisation sont insuffisantes ou mal adaptées aux exigences du droit à la vie privée. Toutefois, comme le juge désigné s’est empressé de l’ajouter, le mandat du SCRS est très différent du mandat relatif à une procédure criminelle. Les exigences législatives consacrées par l’article 21 de la Loi sur le SCRS sont différentes de celles du Code criminel, L.R.C., 1985, ch. C‑46, pour la raison évidente qu’elles visent des fins différentes. Alors que le premier type de mandats vise un large éventail d’activités liées à des menaces et vise à empêcher la perpétration d’activités illicites, le second type de mandats a une portée plus restreinte et vise l’enquête sur des personnes particulières impliquées dans la perpétration de crimes en cours ou de crimes qui ont déjà été commis. Pour cette raison, les renseignements figurant dans un affidavit à l’appui d’un mandat du SCRS ont une portée beaucoup plus large, et des parties importantes de ces renseignements pourraient ne pas être pertinentes dans le cadre d’une enquête criminelle particulière. En ce sens, la jurisprudence R. c. Thompson [1990] 2 R.C.S. 1111, 73 D.L.R. (4th) 596, citée par l’intimé est d’une utilité limitée.

[34]  Compte tenu de ces considérations, je conclus que le juge désigné n’a pas commis d’erreur dans son analyse du critère de la pertinence à appliquer à la première étape de la grille d’analyse par la jurisprudence Ribic. Il a conclu à juste titre que le seuil de pertinence était bas, mais il a conclu à juste titre que les renseignements caviardés qui n’avaient aucun lien avec les appels interceptés de M. Huang ne seraient pas pertinents quant à la contestation du mandat. En fait, les renseignements caviardés limités concernant l’interception des appels téléphoniques à destination et en provenance de l’ambassade auraient pu être plus utiles plutôt à l’appelant qu’à l’intimé. Pourtant, l’appelant a renoncé à cet avantage potentiel pour des raisons de sécurité nationale.

B.  Le juge désigné a-t-il commis une erreur en déterminant le rôle de l’amicus dans la présente instance?

[35]  Le conseil de l’intimé s’élève contre une observation du juge désigné portant que les amicus curiae « ne peuvent jouer qu’un rôle limité pour aider la Cour à examiner les demandes de protection de renseignements » (motifs publics, au paragraphe 48). Il est soutenu que le rôle de l’amicus dans une procédure relevant de l’article 38 de la LPC, lorsque le droit à la liberté de la personne qui demande la divulgation est en jeu, doit être plus semblable au rôle joué par l’avocat de la défense ou l’avocat spécial.

[36]  Cette thèse n’est pas fondée, tant en théorie que par application aux faits particuliers de la présente affaire. Comme le juge désigné l’a souligné, l’article 38 de la LPC ne prévoit pas explicitement la possibilité de nommer un amicus. C’est dans le cadre de leur pouvoir discrétionnaire que la Cour fédérale et la Cour ont développé la pratique de nommer un amicus, et c’est à la cour qui nomme un amicus de déterminer précisément le rôle et les attributions qu’elle entend lui conférer. Comme je l’ai dit à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Telbani, 2014 CF 1050, aux paragraphes 28 et 30, 251 A.C.W.S. (3d) 457 :

Il ne fait pas de doute, cependant, que l’amicus n’est pas l’avocat de l’accusé (dans une instance criminelle) ou du défendeur (dans une instance civile). Le rôle d’un amicus n’est pas davantage assimilable à celui d’un avocat spécial nommé sous l’autorité de l’article 83 de la LIPR [Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2011, c. 27] dans le contexte d’un certificat de sécurité. Son rôle est de prêter main-forte au tribunal et d’assurer la bonne administration de la justice, et son seul « client » est le tribunal ou le juge qui l’a nommé […]

[…]

Bref, le fait de jouer un rôle qui peut parfois être opposé à celui du Procureur général ne fait pas de l’amicus un avocat de la défense ou de la partie civile. L’objectif de l’amicus et l’état d’esprit dans lequel il agit n’est pas de prendre fait et cause pour l’accusé ou le défendeur, mais d’apporter à la Cour un éclairage qu’elle ne recevrait pas autrement et de l’aider à prendre une décision qui soit dans le meilleur intérêt de la justice. Le fait que ces intérêts puissent converger dans certaines circonstances n’y change rien et ne représente pour ainsi dire qu’un bénéfice marginal résultant de la nomination d’un amicus. Ce dernier se doit donc d’agir en tout temps avec transparence, sans jamais tenter de prendre les avocats du Procureur général par surprise […]

[37]  Dans son ordonnance datée du 12 avril 2017, le juge désigné a ordonné à M. Kapoor, en sa qualité d’amicus, « d’aider la Cour à s’acquitter de ses obligations légales en vertu de l’article 38 de la LPC ». Ainsi, son rôle était de veiller à ce que l’intimé obtienne la divulgation du plus grand nombre possible de renseignements sensibles, sans que soient indûment compromises la sécurité nationale, la défense nationale ou les relations internationales. Après avoir examiné attentivement le dossier et la transcription de la procédure secrète devant le juge désigné, je peux assurer à l’intimé que l’amicus a rempli son rôle de façon admirable, professionnelle et avec une compréhension aiguë de sa fonction. M. Kapoor a été tout aussi utile à la Cour dans le présent appel, et il ne fait nul doute dans mon esprit que l’intérêt supérieur de la justice a été bien servi par sa participation active tout au long de ces procédures.

V.  Conclusion

[38]  Pour les motifs qui précèdent, je rejette l’appel incident. Pour les motifs énoncés dans les motifs privés, je fais droit à l’appel en partie et je renvoie l’affaire au juge désigné pour réexamen conformément aux motifs privés.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Wyman W. Webb, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-214-17

 

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. QING (QUENTIN) HUANG

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 mars 2018

 

motifs publics du jugement :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER JUIN 2018

 

COMPARUTIONS :

Derek Rasmussen

Lorne Ptack

 

POUR L’APPELANT

 

Frank Addario

Samara Secter

 

POUR L’Intimé

 

Anil Kapoor

AMICUS CURIAE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’APPELANT

 

Addario Law Group LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR L’Intimé

 

Kapoor Barristers

Avocats

Toronto (Ontario)

AMICUS CURIAE

 

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