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Date : 20180605


Dossier : A-50-17

Référence : 2018 CAF 112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

NISREEN ALMADHOUN

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 6 février 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 juin 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20180605


Dossier : A-50-17

Référence : 2018 CAF 112

CORAM :

LE JUGE NEAR

LE JUGE DE MONTIGNY

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

NISREEN ALMADHOUN

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  Notre Cour est saisie de l’appel interjeté par Mme Nisreen Almadhoun (l’appelante ou Mme Almadhoun) en vertu de l’alinéa 27(1.1)a) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, d’une décision rendue à l’audience le 14 octobre 2016 (les motifs) par l’honorable juge Henry A. Visser (le juge) de la Cour canadienne de l’impôt (la Cour de l’impôt). Sa Majesté la Reine (l’intimée) a déposé un avis d’appel incident à l’égard de cette décision, conformément à l’article 341 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106.

[2]  Cet appel soulève la question de savoir si le juge a commis une erreur en concluant que l’appelante n’était pas un « particulier admissible » au sens de l’article 122.6 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi) pour toucher la prestation fiscale pour enfants. Subsidiairement, l’appelante a soulevé pour la première fois en appel la constitutionnalité de l’article 122.6 de la Loi concernant l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). Par l’appel incident, la Cour est saisie de la question à savoir si certaines phrases et paragraphes de la décision du juge de renvoyer l’affaire au ministre du Revenu national (le ministre) afin [TRADUCTION] « [qu’]il “considère sérieusement” l’allègement pour les contribuables sous la forme d’une renonciation aux intérêts et pénalités applicables prévus par la Loi ainsi qu’une remise de taxes en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques », devraient être radiés.

[3]  Pour les motifs ci-dessous, je rejetterais l’appel et accueillerais l’appel incident.

I.  Les faits

[4]  L’appelante est d’origine palestinienne. Elle est arrivée au Canada avec un visa de visiteur à des dates différentes entre 2005 et 2011, alors qu’elle était citoyenne jordanienne. Le 27 juin 2011, après avoir été informée que son ex-époux (qui, selon elle, était violent à son égard) la priverait de la garde et du droit de visite de son fils N.A., citoyen canadien, Mme Almadhoun a pris un avion du Koweït vers le Canada. Le 11 octobre 2011, elle a déposé une demande d’asile. Elle a été déclarée admissible par une décision de la Section de la protection des réfugiés et, à ce titre, elle a reçu un document de demandeur d’asile le 12 octobre 2011.

[5]  Mme Almadhoun et son fils ont résidé à Ottawa (Ontario) au cours de la période en cause, pendant laquelle le fils de l’appelante a fréquenté l’école publique. Elle n’a pas de biens en Jordanie ou ailleurs, et ses frères résident aussi au Canada. L’appelante n’a jamais utilisé son passeport pour voyager à l’extérieur du Canada après le 12 octobre 2011, et elle ne se préparait pas à quitter le Canada de façon permanente. Elle possédait un permis de conduire canadien, une assurance-maladie, un compte bancaire, un appartement locatif et un permis de travail. Le 22 février 2013, la demande d’asile de l’appelante a été rejetée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Elle explique qu’elle n’était pas visée par une mesure de renvoi. Le 16 septembre 2015, Mme Almadhoun a obtenu la résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire et elle réside toujours au Canada.

[6]  Au début de 2012, Mme Almadhoun a présenté une demande de prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE) sur les conseils et avec l’aide des employés du Centre catholique pour immigrants. À la suite d’une demande de renseignements de l’Agence du revenu du Canada (ARC) au sujet de son dossier d’immigration canadien, l’appelante a présenté la copie de son document de demandeur d’asile (Dossier d’appel, à la p. 115). Le 20 juin 2012, l’appelante a reçu un paiement forfaitaire de PFCE.

[7]  Bien que l’ARC ait versé à l’appelante sa PFCE pour 2010, 2011, 2012 et 2013, elle l’a informée pour la première fois le 15 avril 2014 qu’elle n’était plus admissible à la PFCE. Elle a produit tous les documents demandés. Le 25 juin 2014, elle a été informée qu’elle n’était plus admissible à la PFCE depuis novembre 2011. En effet, il a été conclu qu’elle n’était pas un « particulier admissible » au sens de l’article 122.6 de la Loi, car elle ne satisfaisait pas aux critères énoncés à l’alinéa e) de la définition. Le ministre a conclu qu’elle n’était ni résidente temporaire du Canada, ni une personne protégée au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

[8]  L’appelante a déposé un avis d’opposition le 15 septembre 2014. Le 4 décembre 2015, le réexamen a été confirmé. Le 25 février 2016, Mme Almadhoun a interjeté appel devant la Cour de l’impôt, où elle n’était pas représentée par un avocat. Le 14 octobre 2016, l’appel a été rejeté à l’audience.

II.  Décision dont appel

[9]  En bref, le juge s’est prononcé contre Mme Almadhoun et a rejeté son appel. Même s’il était d’avis que Mme Almadhoun était un témoin crédible, il était clair selon lui qu’elle ne satisfaisait à aucun des critères énoncés à l’alinéa e) de la définition du « particulier admissible » à l’article 122.6 de la Loi.

[10]  Étant donné que le juge était d’avis que l’ARC avait initialement commis une erreur « grave » en accordant à l’origine la PFCE à l’appelante, une erreur qui aura un « impact grave » sur l’appelante, il a renvoyé l’affaire au ministre afin qu’il [traduction] « “considère sérieusement” l’allègement pour le contribuable sous la forme d’une renonciation aux intérêts et pénalités applicables prévus par la Loi ainsi qu’une remise de taxes en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques ». À l’appui de cette situation, le juge a fait référence à une décision antérieure de la Cour de l’impôt dans laquelle une affaire semblable a été renvoyée au ministre et où des fonctionnaires de l’ARC ont été sévèrement critiqués pour leur manque de diligence.

III.  Les questions en litige

[11]  Les questions soulevées dans le présent appel sont les suivantes :

  1. Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que l’appelante n’était pas un « particulier admissible » au sens de l’article 122.6 de la Loi et, par conséquent, en rejetant l’appel?

  2. L’appelante a-t-elle le droit de présenter une contestation en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte pour la première fois devant notre Cour? Dans l’affirmative, le juge a-t-il commis une erreur en ne recherchant pas si l’interprétation du ministre de la définition du « particulier admissible » aux termes de l’article 122.6 de la Loi était discriminatoire et arbitraire et, par conséquent, contraire au paragraphe 15(1) de la Charte?

[12]  La question soulevée par l’appel incident est la suivante :

  1. Le juge a-t-il outrepassé sa compétence en renvoyant l’affaire au ministre afin qu’il considère l’allègement pour le contribuable sous la forme d’une renonciation aux intérêts et pénalités applicables et d’une remise de taxes?

IV.  Analyse

[13]  Je conviens avec l’intimée que la question de savoir si l’appelante est un « particulier admissible » au sens de l’alinéa e) de l’article 122.6 de la Loi est une question mélangée de fait et de droit assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, aux par. 26 et 36, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen)).

A.  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que l’appelante n’était pas un « particulier admissible » au sens de l’article 122.6 de la Loi et, par conséquent, en rejetant l’appel?

[14]  L’appelante affirme qu’elle peut être considérée comme un « particulier admissible » puisqu’elle est soit (1) une « résidente temporaire » au sens de la LIPR, qui a résidé au Canada au cours de la période de 18 mois qui a précédé cette période (définition de « particulier admissible », sous-alinéa e)(ii), art. 122.6 de la Loi) soit (2) une « personne protégée » au sens de la LIPR (définition du « particulier admissible », sous-alinéa e)(iii), art. 122.6 de la Loi). Malheureusement, Mme Almadhoun ne correspond à aucune de ces catégories. Par conséquent, la juge n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en concluant qu’elle n’était pas un « particulier admissible » aux fins de l’alinéa e) de l’article 122.6 de la Loi.

[15]  Mme Almadhoun soutient que lorsque l’un agent d’immigration a déterminé que la demande n’est ni inadmissible ni irrecevable, comme dans son cas, il faut tenir pour acquis que le demandeur s’est vu accorder le titre de demandeur d’asile à titre provisoire. Comme elle n’a pas fait l’objet d’une mesure de renvoi avant que sa demande ait été examinée, elle a joui du statut de personne protégée « de facto ». Elle soutient qu’une telle approche serait compatible avec les objectifs de la LIPR et avec le principe selon lequel les lois conférant des avantages doivent être interprétées de manière large et généreuse. En bref, la personne dont la demande de statut de personne protégée est pendante doit nécessairement être considérée comme un « particulier admissible » aux fins de la PFCE, pour éviter toute lacune dans la Loi.

[16]  Il est clair que l’appelante ne répond pas à la définition de la « personne protégée » de la LIPR. Conformément au paragraphe 95(2) de la LIPR, « [e]st appelée personne protégée la personne à qui l’asile est conféré ». Le paragraphe 95(1) se lit comme suit :

95 (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :

95 (1) Refugee protection is conferred on a person when

a) sur constat qu’elle est, à la suite d’une demande de visa, un réfugié au sens de la Convention ou une personne en situation semblable, elle devient soit un résident permanent au titre du visa, soit un résident temporaire au titre d’un permis de séjour délivré en vue de sa protection;

(a) the person has been determined to be a Convention refugee or a person in similar circumstances under a visa application and becomes a permanent resident under the visa or a temporary resident under a temporary resident permit for protection reasons;

b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger;

(b) the Board determines the person to be a Convention refugee or a person in need of protection; or

c) le ministre accorde la demande de protection, sauf si la personne est visée au paragraphe 112(3).

(c) except in the case of a person described in subsection 112(3), the Minister allows an application for protection.

[17]  Cette disposition est claire et laisse peu de place à l’interprétation. À première vue, il n’existe pas de statut « de facto » de personne protégée; autrement dit, les demandeurs d’asile en attente d’une décision ne sont pas temporairement assimilées à des personnes protégées. Au contraire, ils font l’objet d’une mesure de renvoi conditionnelle qui entrera en vigueur si la demande est rejetée (voir le paragraphe 49(2) de la LIPR). Il n’y a absolument rien dans le texte législatif qui appuie l’affirmation de l’appelante selon laquelle l’article 122.6 de la Loi englobe nécessairement la personne dont la demande de statut de personne protégée est en cours d’instruction, et l’appelante n’a pas été en mesure de citer quelque jurisprudence que ce soit à l’appui de sa thèse. Contrairement à l’argument de Mme Almadhoun, il n’y a pas de lacune dans la loi; le législateur fédéral a fait un choix de politique conscient quant aux groupes de personnes auxquels des avantages sociaux seraient accordés. Il ne revient pas à notre Cour de remettre en question ce choix délibéré. C’est particulièrement vrai lorsque l’on interprète la Loi, qui est un instrument « dominé par des dispositions explicites qui prescrivent des conséquences particulières et commandent une interprétation largement textuelle » (Canada Trustco Mortgage Co. c. Canada, 2005 CSC 54 au par. 13, [2005] 2 R.C.S. 601). Citant cette décision et d’autres décisions de la Cour suprême allant dans le même sens, la Cour a réitéré dans Canada c. Quinco Financial Inc., 2014 CAF 108, au paragraphe 7, [2014] A.C.F. no 423 (Q.L.) que lorsqu’une disposition est claire et non équivoque, ses mots doivent simplement être appliqués; on ne peut pas se fier à un « objet présumé » pour « mettre de côté » le texte clair d’une disposition. Tel est le cas en l’espèce.

[18]  Le même raisonnement vaut en réponse au deuxième moyen de l’appelante, à savoir qu’elle doit être considérée au moins comme un « résident temporaire » au sens de la LIPR. La LIPR prévoit un processus de détermination de la résidence temporaire, qui n’est pas une catégorie ouverte et souple. Dans ses observations, l’appelante a toutefois satisfait aux conditions requises pour être considérée comme un « résident temporaire » après avoir reçu un document de demandeur d’asile.

[19]  Le problème avec cet argument, c’est que le régime de résidence temporaire de la LIPR exige explicitement que l’agent d’immigration accorde la résidence temporaire. L’article 22 de la LIPR est rédigé ainsi :

22 (1) Devient résident temporaire l’étranger dont l’agent constate qu’il a demandé ce statut, s’est déchargé des obligations prévues à l’alinéa 20(1)b), n’est pas interdit de territoire et ne fait pas l’objet d’une déclaration visée au paragraphe 22.1(1).

22(1) A foreign national becomes a temporary resident if an officer is satisfied that the foreign national has applied for that status, has met the obligations set out in paragraph 20(1)(b), is not inadmissible and is not the subject of a declaration made under subsection 22.1(1).

(Nous soulignons.)

(emphasis added)

[20]  Cette disposition ne laisse place à aucune ambiguïté. Le statut de résident temporaire est accordé par l’agent d’immigration lorsqu’il conclut que tous les critères requis ont été remplis. Pour obtenir le statut de résident temporaire, il faut avoir demandé et obtenu le visa de résident temporaire. L’article 179 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, D.O.R.S./2002-227 (le RIPR) le précise encore plus clairement, disposant que « l’agent délivre un visa de résident temporaire à l’étranger » si un certain nombre de conditions sont remplies, la première étant que l’étranger « en a fait, conformément au présent règlement, la demande au titre de la catégorie des visiteurs, des travailleurs ou des étudiants ». En guise d’assurance, l’article 190 du RIPR prévoit certaines exceptions à l’obligation de détenir le visa de résident temporaire, mais Mme Almadhoun ne correspond à aucune de ces catégories.

[21]  Encore une fois, il n’existe pas de statut de résident temporaire « de facto ». Il n’y a pas de jurisprudence à l’appui de cette thèse, et l’appelante n’en a pas cité. Au contraire, la loi est claire : pour obtenir le statut de résident permanent, il faut en faire la demande auprès de l’agent d’immigration et l’obtenir.

[22]  Par conséquent, Mme Almadhoun ne peut pas avoir gain de cause. Du 27 juin 2011 au 21 février 2013, elle était demandeur d’asile. Elle n’était ni personne protégée ni résident temporaire. Elle faisait l’objet d’une mesure de renvoi conditionnelle qui n’était pas encore entrée en vigueur. Du 22 février 2013 (date à laquelle sa demande d’asile a été rejetée) au 15 septembre 2015 (date à laquelle la résidence permanente lui a été accordée), l’appelante n’avait aucun statut au Canada. Elle faisait l’objet d’une mesure de renvoi, mais aucune n’a été prise en vertu de l’article 44 de la LIPR. Par conséquent, elle n’était pas admissible à la PFCE, et la Cour de l’impôt n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en rejetant son appel.

B.  L’appelante a-t-elle le droit de présenter une contestation en vertu du paragraphe 15(1) de la Charte pour la première fois devant notre Cour? Dans l’affirmative, le juge a-t-il commis une erreur en ne recherchant pas si l’interprétation du ministre de la définition du « particulier admissible » en vertu de l’article 122.6 de la Loi était discriminatoire et arbitraire et, par conséquent, contraire au paragraphe 15(1) de la Charte?

[23]  L’appelante affirme pour la première fois dans son mémoire à notre Cour que le régime de la PFCE est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. Plus particulièrement, l’appelante soutient que l’article 122.6 de la Loi établit une distinction fondée sur le statut d’immigration et qu’elle s’est donc vu refuser un avantage que les personnes protégées reçoivent.

[24]  La Cour de l’impôt n’a pas été saisie de cette question et aucun avis de question constitutionnelle n’a été déposé devant notre cour. Cependant, après que l’intimée eut déposé son mémoire des faits et du droit et qu’elle s’est opposée à ce que cette question soit soulevée pour la première fois devant notre Cour et sans préavis d’une question constitutionnelle, l’appelante a déposé un avis de question constitutionnelle le 6 novembre 2017. Par conséquent, la seule question à trancher en ce qui concerne l’admissibilité de la question constitutionnelle est de savoir si le fait qu’elle n’ait pas été soulevée devant la Cour de l’impôt doit empêcher la Cour de l’examiner.

[25]  La Cour suprême enseigne, par l’arrêt Performance Industries Ltd. c. Sylvan Lake Golf & Tennis Club Ltd., 2002 CSC 19, au paragraphe 33, [2002] 1 R.C.S. 678, qu’il « est loisible à la Cour, dans le cadre d’un pourvoi, d’examiner une nouvelle question de droit dans les cas où elle peut le faire sans qu’il en résulte de préjudice d’ordre procédural pour la partie adverse et où son refus de le faire risquerait d’entraîner une injustice ». Toutefois, dans l’arrêt Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, au paragraphe 23, [2015] 3 R.C.S. 3, la Cour suprême a fait cette mise en garde : le pouvoir discrétionnaire d’entendre et de trancher de nouvelles questions sera exercé avec parcimonie, surtout en matière de questions constitutionnelles :

[...] La Cour doit être assurée qu’aucun procureur général ne s’est vu privé de la possibilité de s’exprimer sur la question constitutionnelle et que celle-ci se prête à un arrêt de sa part. Il incombe à l’appelant de la convaincre de l’opportunité, au vu de toutes les circonstances, d’examiner puis de trancher la question. L’absence de préjudice n’est pas présumée. La Cour ne doit exercer le pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’examiner puis de trancher une question nouvelle qu’à titre exceptionnel et jamais sans que le plaideur ne démontre que les parties n’en subiront pas un préjudice.

[26]  En l’espèce, l’intimée soutient que le procureur général subirait un préjudice en l’absence de toute preuve au dossier relativement à l’objet, à la politique ou à l’effet présumé de discrimination de l’article 122.6 de la Loi. La Cour suprême a souvent fait cette mise en garde : il est périlleux pour le juge de se prononcer sur des questions constitutionnelles sans dossier de preuves adéquat (Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357 au par. 9, 61 D.L.R. (4e) 385; Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, au par. 28, [2007] 1 R.C.S. 873). Cela est particulièrement pertinent en ce qui concerne les contestations fondées sur l’article 15, « au sujet desquelles la jurisprudence exige une enquête contextuelle complète et fondée sur plusieurs facteurs de la part de la cour de révision pour savoir si le texte législatif attaqué crée non seulement une différence de traitement, mais également une distinction discriminatoire au sens constitutionnel » (Bekker c. Canada, 2004 CAF 186, 2004 CAF 186 au par. 13, 323 N.R. 195; voir aussi Fannon c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 99, au par. 5, 445 N.R. 339 et Forrest c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 400, au par. 14, 357 N.R. 168 (Forrest)). De plus, la Couronne n’a pas eu la possibilité de produire des éléments de preuve susceptibles de démontrer que les critères d’admissibilité de l’article 122.6 satisfont au critère de la jurisprudence Oakes, à savoir que la violation des droits de l’appelante est proportionnelle à un objectif urgent et réel aux termes de l’article premier de la Charte (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 aux par. 69-71, 26 D.L.R. (4e) 200).

[27]  Dans ces circonstances, je suis d’avis que notre Cour ne doit pas examiner le moyen puisé dans la Charte.

[28]  Je suis conforté à cet égard par le fait que l’argument de l’appelante semble être dénué de tout fondement. J’abonde dans le sens de l’intimée : le statut d’immigration n’est pas une caractéristique personnelle immuable ou modifiable seulement à un coût personnel élevé. Contrairement aux motifs de distinction illicite recensés au paragraphe 15(1) de la Charte, il est légitime pour le gouvernement de s’attendre à ce que la personne modifie la caractéristique qu’est le statut d’immigration. La Cour suprême a toujours reconnu que les non-citoyens n’ont pas le droit absolu d’entrer ou de rester au Canada, et le gouvernement a un intérêt valable à exiger que les personnes présentes au Canada ont le droit légal d’être ici (voir, entre autres, Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51 au par. 46, [2005] 2 R.C.S. 539; et Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711 à la page 733, 90 D.L.R. (4e) 289). La jurisprudence de la Cour est également très claire : le statut d’immigration n’est pas un motif analogue aux fins du paragraphe 15(1) de la Charte, et il n’est pas nécessaire de réexaminer cette question (Forrest, au par. 16 et 10; Toussaint c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, au par. 99, 420 N.R. 364).

[29]  Par conséquent, la seule question qui reste à examiner est celle qui a été soulevée en appel incident par l’intimée, et je me pencherai maintenant sur elle.

C.   Le juge a-t-il outrepassé sa compétence en renvoyant l’affaire au ministre afin qu’il considère l’allègement pour le contribuable sous la forme d’une renonciation aux intérêts et pénalités applicables et d’une remise de taxes?

[30]  Cette question concerne la compétence de la Cour de l’impôt, une question de pur droit et, à ce titre, doit faire l’objet d’un examen selon la norme de la décision correcte (Housen au par. 8). Par conséquent, notre Cour peut intervenir si elle conclut que le juge a commis une erreur dans l’interprétation du pouvoir de la Cour de l’impôt de statuer sur un appel.

[31]  Le paragraphe 171(1) de la Loi limite le pouvoir de la Cour de l’impôt de statuer sur un appel :

171 (1) La Cour canadienne de l’impôt peut statuer sur un appel :

171 (1) The Tax Court of Canada may dispose of an appeal by

a) en le rejetant;

(a) dismissing it; or

b) en l’admettant et en :

(b) allowing it and

(i) annulant la cotisation,

(i) vacating the assessment,

(ii) modifiant la cotisation,

(ii) varying the assessment, or

(iii) déférant la cotisation au ministre pour nouvel examen et nouvelle cotisation.

(iii) referring the assessment back to the Minister for reconsideration and reassessment.

[32]  Je retiens la thèse de l’intimée portant que la Cour de l’impôt a outrepassé ses pouvoirs en renvoyant l’affaire au ministre. Une fois que le bien-fondé de la cotisation en cause est confirmé et que l’appel est rejeté, la Cour de l’impôt n’a plus à se prononcer. Ce n’est que lorsque la Cour de l’impôt fait droit à l’appel qu’elle peut renvoyer la cotisation au ministre pour réexamen et réévaluation.

[33]  Il ne revient pas non plus à la Cour de l’impôt de s’immiscer dans le pouvoir discrétionnaire du ministre, ne serait-ce qu’en soutenant que le ministre « considère sérieusement » d’accorder un allègement fiscal aux contribuables sous la forme d’une renonciation aux intérêts et aux pénalités prévus par la Loi et une remise de taxes aux termes de la Loi sur la gestion des finances publiques, R.S.C 1985, ch. F-11. Le pouvoir du ministre de renoncer aux intérêts et aux pénalités prévus par le paragraphe 220(3.1) de la Loi ne peut être exercé que de sa propre initiative ou à la suite d’une demande du contribuable. De même, un décret de remise est pris par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre, conformément au paragraphe 23(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques. Le juge de la Cour de l’impôt a outrepassé sa compétence en renvoyant l’« affaire » au ministre, dans le seul but qu’il« considère sérieusement » ces deux formes de réparation.

[34]  Cela ne veut pas dire que le juge ne pouvait pas exprimer son point de vue dans ses motifs. En effet, il l’a fait dans ses motifs rendus de vive voix à l’audience le 14 octobre 2016. Le juge a exprimé sa compassion à l’égard de la demande de Mme Almadhoun et a souligné que l’ARC avait commis une erreur en autorisant initialement la demande de PFCE de Mme Almadhoun. Il a ensuite puisé dans les motifs de la juge Lamarre, alors tel était son titre, dans des circonstances similaires, critiquant le manque de diligence de certains fonctionnaires de l’ARC et renvoyant l’affaire au ministre afin qu’il « considère sérieusement » d’accorder une remise à l’appelante conformément à la Loi sur la gestion des finances publiques (Bituala-Mayala c. La Reine, 2008 CCI 125 aux par. 8 et 9, [2008] J.C.T. no 90 (Q.L.) En accord avec cette décision, il a reconnu que la Cour de l’impôt n’a pas compétence d’ordonner que le ministre remette les taxes et renonce aux intérêts et aux pénalités, mais il a néanmoins noté que son ordonnance rejetant l’appel [traduction] « inclura une référence à la recommandation concernant la remise des taxes et la renonciation aux intérêts et aux pénalités » (dossier d’appel, p. 72). En tout respect, c’est à ce moment que le juge a commis une erreur.

[35]  Le juge a certainement le droit d’exprimer son point de vue sur des questions qui ne sont pas, à proprement parler, essentielles à la détermination de la question qu’il doit trancher (Samson c. Ministre du Revenu national, [1943] Ex. C.R. 17 au par. 17, [1943] 2 D.L.R. Celliers du Monde Inc. c. Dumont Vins & spiritueux Inc., [1992] 2 C.F. 634 au par. 12, 139 N.R. 357 (C.A.F.); Abbott Laboratories c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CF 69, par. 16 (C.A.F.), [2006] A.C.F. no 91 (Q.L.) De telles opinions incidentes, ou obiter dicta, sont souvent utiles pour suggérer au législateur des pistes en matière de réforme, pour offrir le point de vue du juge sur la manière dont la common law peut ou doit évoluer, ou plus prosaïquement pour exprimer la gêne du juge quant à la solution retenue (J.J. George, Judicial Opinion Writing Handbook (Buffalo : William S. Hein & Co., Inc., 2007) aux p. 331 et 351 à 352). C’est précisément ce que la juge Lamarre a fait dans les motifs de la décision que le juge a invoquée. Il est intéressant de noter que la juge Lamarre n’a pas répété dans son jugement les observations citées par le juge en l’espèce et a simplement déclaré que l’appel du réexamen de la PFCE a été rejeté.

[36]  Je suis donc d’avis que le juge n’aurait pas dû renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il considère un allègement pour le contribuable. Même s’il avait le droit d’exprimer son point de vue sur les répercussions de l’erreur de l’ARC et sur le fait que cette mesure devait être prise en considération dans ses motifs, il aurait dû se borner, dans le jugement, à rejeter l’appel. L’appel incident doit donc être accueilli.

V.  Conclusion

[37]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejette l’appel et accueille l’appel incident. Pour rendre la décision qui aurait dû être rendue, le jugement de la Cour de l’impôt doit être rédigé comme suit :

L’appel du réexamen émis par le ministre du Revenu national en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu le 18 juillet 2014, relativement aux demandes de prestations fiscales canadiennes pour enfants pour les années de base 2010, 2011 et 2012 de l’appelante est rejeté, sans dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-50-17

 

 

INTITULÉ :

NISREEN ALMADHOUN c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 FÉVRIER 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 juin 2018

 

COMPARUTIONS :

G. Boyd Aitken

 

POUR L’APPELANTE

 

Pascal Tétrault

Jeremy Tiger

 

POUR L’INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gibsons LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR L’INTIMÉE

 

 

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