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Date : 20180322


Dossier : A‑293‑15

Référence : 2018 CAF 58

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

LE JUGE RENNIE

 

 

ENTRE :

THE CANADIAN COPYRIGHT LICENSING AGENCY,

FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM D’ACCESS COPYRIGHT

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE L’ALBERTA,SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DU MANITOBA, LA PROVINCE DU NOUVEAU‑BRUNSWICK, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA NOUVELLE‑ÉCOSSE, LE GOUVERNEMENT DU NUNAVUT, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE L’ÎLE‑DU‑PRINCE‑ÉDOUARD, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA SASKATCHEWAN, LE GOUVERNEMENT DU YUKON ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE

défendeurs

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 20 juin 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 mars 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

MOTIFS CONCORDANTS :

LE JUGE RENNIE

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR


Date : 20180322


Dossier : A‑293‑15

Référence : 2018 CAF 58

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE NEAR

LE JUGE RENNIE

 

 

ENTRE :

THE CANADIAN COPYRIGHT LICENSING AGENCY,

FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM D’ACCESS COPYRIGHT

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE L’ALBERTA,SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DU MANITOBA, LA PROVINCE DU NOUVEAU‑BRUNSWICK, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE TERRE‑NEUVE‑ET‑LABRADOR, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA NOUVELLE‑ÉCOSSE, LE GOUVERNEMENT DU NUNAVUT, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE L’ÎLE‑DU‑PRINCE‑ÉDOUARD, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA SASKATCHEWAN, LE GOUVERNEMENT DU YUKON ET SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  La demanderesse, Access Copyright, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission du droit d’auteur du 22 mai 2015.

[2]  Dans sa décision, la Commission du droit d’auteur a homologué les taux de redevances figurant dans deux projets de tarifs déposés par Access Copyright. Plus précisément, il s’agit des redevances que doivent payer les défendeurs, des gouvernements provinciaux et territoriaux, à Access Copyright, pour la reproduction au cours de certaines années d’œuvres protégées par le droit d’auteur inscrites au répertoire d’Access Copyright. Le différend porte sur les redevances que doivent payer les défendeurs suivant un tarif couvrant la période de 2010 à 2014.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

A.  Aperçu des dispositions législatives pertinentes

[4]  Access Copyright est une « société de gestion » : Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C‑42, article 2. En termes généraux – et pour simplement mettre en relief les questions pertinentes en l’espèce – une rémunération lui est versée au bénéfice de ceux qui, par l’entremise d’accords de licences, la désignent comme mandataire et l’autorisent à agir en leur nom à cette fin.

[5]  Access Copyright est également visée par l’alinéa 70.1a) de la Loi sur le droit d’auteur. Elle est « chargé[e] d’octroyer des licences établissant […] à l’égard d’un répertoire d’œuvres de plusieurs auteurs, et établit les catégories d’utilisation à l’égard desquelles l’accomplissement » de certains actes comme la reproduction des œuvres « est autorisé ainsi que les redevances à verser et les modalités à respecter pour obtenir une licence ».

[6]  Il s’ensuit qu’elle est visée par les articles 70.11 à 70.6.

[7]  Access Copyright peut déposer des projets de tarifs auprès de la Commission en vertu de l’article 70.12 de la Loi sur le droit d’auteur. La Loi prévoit une procédure d’opposition.

[8]  La Commission statue ensuite sur le caractère équitable et approprié du projet de tarif. Selon les termes de l’article 70.15 de la Loi, la Commission « homologue les projets de tarifs après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu’elle estime nécessaires, compte tenu, le cas échéant, des oppositions ».

[9]  Lorsqu’un tarif a été homologué, Access Copyright peut, entre autres choses, pour la période qui y est mentionnée, percevoir les redevances qui y sont prévues et, le cas échéant, en poursuivre le recouvrement en justice : paragraphes 68.2(1) et 70.15(2) de la Loi sur le droit d’auteur.

B.  Faits de l’espèce

[10]  Access Copyright a déposé des projets de tarifs établissant les taux des redevances devant lui être versées pour la reproduction par des gouvernements provinciaux et territoriaux d’œuvres publiées inscrites à son répertoire pour les années 2005 à 2009 et 2010 à 2014. Un projet de tarif a été déposé pour chaque période.

[11]  Le premier projet de tarif d’Access Copyright ne visait pas la réalisation de copies numériques alors que son second projet de tarif autorisait, sous réserve de certaines modalités, la réalisation et la distribution de copies numériques. Suivant l’une de ces modalités, communément appelée la disposition relative à la suppression, lorsqu’il n’était plus visé par un tarif, un gouvernement, titulaire de licence, devait cesser d’utiliser ces copies numériques et les supprimer de ses disques durs et autres supports électroniques.

[12]   À la suite d’une longue audience, la Commission a homologué deux tarifs. Dans le premier tarif, elle a fixé le taux annuel des redevances à être versées à Access Copyright à 11,56 cents par employé équivalent temps plein, pour la première période. Dans le second projet de tarif, elle a homologué un taux de redevance de 49,71 cents par employé équivalent temps plein, pour la seconde période.

[13]  Le sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression est le principal point en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

C.  Instance devant la Commission

[14]  Access Copyright et les défendeurs ont convenu, par protocole d’entente, de mener une enquête conjointe sur le volume et la nature des copies des œuvres publiées réalisées par des fonctionnaires provinciaux et territoriaux, désignée par les parties comme étant l’enquête de volume.

[15]  L’enquête de volume visait à faire une estimation du volume annuel de copies d’œuvres publiées figurant dans le répertoire d’Access Copyright donnant droit à rémunération afin de calculer les taux annuels de redevances des deux projets de tarifs. L’enquête de volume a été effectuée et des données ont été recueillies.

[16]  Access Copyright a décidé de ne pas s’appuyer sur les résultats de l’enquête de volume et elle a proposé une autre méthodologie. Elle s’est appuyée sur les taux de redevance qu’elle avait précédemment négociés avec le gouvernement fédéral et les gouvernements de l’Alberta, de la Saskatchewan et de l’Ontario, et sur une entente entre Copibec (une société de gestion des droits d’auteur dont le siège se trouve au Québec) et le gouvernement du Québec. Access Copyright a par ailleurs mis en preuve des ententes types d’affiliation conclues avec ses auteurs et éditeurs affiliés. Ces ententes types interdisaient expressément à Access Copyright d’octroyer des licences de reproduction numérique d’œuvres publiées ne comportant pas la disposition relative à la suppression.

[17]  Les défendeurs se sont basés sur les résultats de l’enquête de volume pour justifier les taux de redevances qu’ils ont proposés. Ils ont soutenu qu’il convenait que la Commission utilise la méthodologie de tarification communément appelée la « méthodologie du volume multiplié par la valeur », qu’elle a appliquée dans une décision antérieure portant sur un projet de tarif déposé par Access Copyright. Cette méthodologie consiste à multiplier le volume de copies d’œuvres publiées donnant droit à rémunération par la valeur estimée de chacune des pages de l’œuvre copiée pour obtenir le taux de redevance devant être homologué.

[18]  L’un des défendeurs, la Colombie‑Britannique, s’est opposé à la disposition relative à la suppression, proposée par Access Copyright dans son second tarif. Il a fait valoir qu’il était inapproprié et déraisonnable d’exiger la suppression de copies numériques après l’expiration d’un tarif.

[19]  Une fois la présentation des témoignages terminée, la Commission a établi dans un avis l’échéancier pour la présentation des observations relatives au libellé des projets de tarifs et aux dispositions administratives contenues dans ces derniers. Par cet avis, la Commission demandait notamment à Access Copyright de [traduction« présenter des observations concernant le libellé et les questions administratives déjà soulevées par les opposants, et plus particulièrement celles soulevées aux paragraphes 22 à 33 de la pièce BC‑1 ». Ces paragraphes concernaient l’opposition de la Colombie‑Britannique à de la disposition relative à la suppression.

[20]  Dans ses observations, Access Copyright a fait valoir que les parties ont été invitées à présenter des observations sur le libellé des projets de tarifs et des dispositions administratives y figurant, et non sur des questions de fond. Néanmoins, selon elle, la disposition relative à la suppression était appropriée et nécessaire étant donné qu’elle ne pouvait octroyer des licences de copies numériques sans y recourir. Elle a affirmé que la disposition relative à la suppression était une [traduction« condition à l’octroi des droits que les affiliés d’Access Copyright lui accordent » : dossier des défendeurs, à la page 322.

[21]  Les défendeurs ont soutenu qu’ils pouvaient présenter des observations sur des questions de fond dans le cadre de l’examen du libellé des projets de tarifs et des dispositions administratives qui y figurent. Ils ont donc traité du caractère approprié de la disposition relative à la suppression. Ils ont soutenu qu’il y avait lieu de la retirer parce qu’il était impossible en pratique de s’y conformer et qu’Access Copyright n’avait pas le droit d’exercer un contrôle sur l’utilisation d’une copie effectuée légalement; ils ont en outre relevé l’importance d’assurer le traitement des copies numériques d’une manière qui respecte le principe de la neutralité du support : dossiers des défendeurs, aux pages 347 et 348.

[22]  Access Copyright a répliqué, en répétant que comme la disposition relative à la suppression était une condition à l’octroi des droits que ses auteurs et éditeurs affiliés lui accordent, elle [traduction« ne consent pas (ni ne peut) consentir » au retrait du tarif homologué : dossier des défendeurs, à la page 361.

[23]  Le 6 mai 2014, la Commission a rendu une ordonnance dans laquelle elle exprimait son opinion préliminaire sur la disposition relative à la suppression. Elle y énonçait que la disposition relative à la suppression ne devrait pas être incluse dans le second tarif et elle posait sept questions au sujet de cette disposition. La quatrième question consistait à savoir quel serait l’effet de sa non‑inclusion sur la possibilité que les copies numériques donnent droit à rémunération, notamment celle de savoir si les copies numériques pouvaient être visées par le second tarif si la disposition relative à la suppression n’y figurait pas.

[24]  De plus, la Commission a informé les parties qu’elle leur fournirait une liste des cas de copie qu’elle avait [traduction« provisoirement considérés comme des cas de copie qui donneraient droit à rémunération en vertu des projets de tarifs » et qu’elle leur demanderait « d’effectuer des calculs pouvant aider à établir le taux de redevances par [employé à temps plein] » : dossier des défendeurs, à la page 402. Les parties avaient précédemment convenu que la Commission devait examiner 291 cas de copie pour réaliser l’analyse relative aux activités donnant droit à rémunération selon les projets de tarifs.

[25]  Access Copyright a répondu aux questions de la Commission. Pour ce qui est de la quatrième question, Access Copyright a repris l’observation qu’elle avait déjà formulée selon laquelle la disposition relative à la suppression était une condition à l’octroi des droits que ses auteurs et éditeurs affiliés lui accordent. Cependant, elle a ajouté que son conseil d’administration l’avait autorisée à octroyer des licences de copies numériques ne comportant pas la disposition relative à la suppression, et qu’elle demanderait l’autorisation à ses affiliés de la retirer de ses licences.

[26]  Les défendeurs, autres que la Colombie‑Britannique, ont indiqué qu’en dépit du fait qu’ils préféraient que le second tarif vise les œuvres numérisées, les copies de ces œuvres ne devraient pas donner droit à rémunération si Access Copyright n’était pas en mesure d’octroyer des licences relatives à des copies numériques ne comportant pas la disposition relative à la suppression. La Colombie‑Britannique a fait valoir que si la disposition relative à la suppression n’était pas incluse, les copies numériques ne seraient pas visées par les licences d’Access Copyright et que, par conséquent, ces copies ne donneraient pas droit à rémunération.

[27]  La Commission a autorisé les parties à soumettre des réponses aux observations faites de part et d’autre.

[28]  Access Copyright a affirmé qu’elle avait proposé un compromis raisonnable dans ses observations suivant les quelles elle [traduction« reconnaît qu’il n’est pas nécessaire d’exiger la suppression des copies numériques s’il n’y a plus d’utilisation illicite » : dossier des défendeurs, à la page 436.

[29]  Les défendeurs, autres que la Colombie‑Britannique, estimaient qu’Access Copyright tentait de développer rétroactivement son répertoire de droits. Ils ont fait valoir que la Commission ne devrait pas homologuer un tarif sur la base de droits qui n’existent pas encore. Ils ont également fait remarquer qu’Access Copyright n’avait produit aucun élément de preuve établissant qu’elle était autorisée à octroyer des licences relatives à des copies numériques comportant la disposition relative à la suppression et qu’il était trop tard pour présenter de nouveaux éléments de preuve.

[30]  La Commission a ensuite rendu une ordonnance dans laquelle elle analyse les 291 cas de copie relevés dans l’enquête de volume. Elle a conclu à titre préliminaire que 26 des 291 cas donnaient droit à rémunération. Cette liste de 26 cas excluait tous les cas de copie numérique. La Commission a demandé aux parties de faire des calculs sur cette base. Elle ne leur a pas demandé de présenter d’autres observations.

[31]  Access Copyright a déposé une lettre présentant les calculs demandés. De plus, elle a déposé une autre lettre dans laquelle elle contestait les conclusions préliminaires de la Commission au sujet des 26 cas de copie. Elle a aussi informé la Commission que la majorité de ses éditeurs affiliés avaient convenu de renoncer à la disposition relative à la suppression, avec effet rétroactif à la date d’entrée en vigueur du second tarif.

[32]  Les défendeurs ont écrit à la Commission pour s’opposer aux observations supplémentaires d’Access Copyright.

[33]  La Commission a accueilli l’objection. La Commission n’avait pas demandé à Access Copyright de présenter des observations supplémentaires. Elles ont été présentées près de deux ans après les plaidoiries finales et elles étaient de nature conjecturale : dossier des défendeurs, à la page 468.

[34]  Le 22 mai 2015, la Commission a rendu sa décision finale. Elle a adopté la méthodologie privilégiée par les défendeurs, soit celle qui consiste à « multiplier le volume par la valeur ». En appliquant cette méthodologie, la Commission a exclu du nombre total de cas de copie donnant droit à rémunération tous les cas de copie numérique relevés dans l’enquête de volume parce qu’elle avait décidé de ne pas inclure la disposition relative à la suppression dans le second tarif. Cinq cas de copie qui dépassaient la limite de 10 % prévue par le tarif – soit des copies de plus de 10 % d’une œuvre – ont également été exclus.

[35]  La présente demande de contrôle judiciaire porte essentiellement sur la disposition relative à la suppression. Les parties qualifient de façon assez différente le sort que la Commission a réservé à la disposition. Des questions relatives à l’équité procédurale ainsi que l’évaluation par la Commission de ce qui constitue la reproduction d’une partie importante d’une œuvre et la façon dont elle a appliqué le concept de l’utilisation équitable sont également en litige.

[36]  Il convient d’examiner la façon dont les parties qualifient le sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression, car cela a une incidence sur l’analyse relative à la norme de contrôle.

[37]  Access Copyright fait remarquer qu’elle a proposé certaines modalités à la Commission. Dans sa décision, la Commission a modifié l’une d’elles en ce qu’elle a éliminé la disposition relative à la suppression : voir les paragraphes 151 à 159 de ses motifs. De fait, toute une catégorie d’utilisations, celle permettant aux défendeurs de faire des copies numériques, a été rayée du tarif. La Commission a décidé que le retrait de la disposition relative à la suppression privait Access Copyright de tout pouvoir d’octroyer des licences relatives aux utilisations numériques : voir les paragraphes 161 à 167 de ses motifs.

[38]  Selon Access Copyright, la Commission ne pouvait procéder de cette façon. Elle soutient que la Commission n’était pas habilitée par la Loi sur le droit d’auteur à modifier les modalités auxquelles étaient assujetties les utilisations numériques qu’Access Copyright avait convenu d’autoriser. La Commission n’était pas non plus habilitée à éliminer une condition relative aux utilisations numériques, puis à supprimer du tarif toute la catégorie relative à ce type d’utilisation par suite de cette suppression inappropriée. Cela met en question la compétence de la Commission.

[39]  Access Copyright fait valoir que cette suppression n’était pas nécessairement liée à l’exercice de la fonction de la Commission en matière d’établissement de tarifs. La Commission devait plutôt déterminer la valeur des droits d’utilisation, en l’occurrence, des droits liés à la disposition relative à la suppression, tels qu’ils ont été présentés par Access Copyright. Access Copyright affirme qu’en procédant comme elle l’a fait, la Commission n’a pas établi la valeur des droits tels qu’elle les a présentés (c’est‑à‑dire en lien avec la disposition relative à la suppression). La Commission n’avait pas le pouvoir d’éliminer la disposition relative à la suppression.

[40]  Access Copyright fait valoir qu’en raison de cette erreur la Commission n’a pas exercé son pouvoir de déterminer la valeur du droit, assujetti à la disposition relative à la suppression, concédé par licence.

[41]  En outre, Access Copyright soutient qu’aucun des défendeurs n’a plaidé en faveur de l’élimination de la disposition relative à la suppression jusqu’à ce que la Commission soulève de son propre chef cette question, environ un an et demi après le début de l’audience. Selon elle, il y a eu un manquement à l’équité procédurale qui a vicié la décision de la Commission.

[42]  Les défendeurs qualifient différemment le sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression. Ils affirment que la Commission n’a pas décidé d’éliminer la disposition relative à la suppression. Elle a plutôt décidé de ne pas l’inclure dans son tarif. Ce faisant, elle a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 70.15 de la Loi en matière de fixation de tarifs. Dans l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2010 CAF 139, 403 N.R. 309 (SOCAN (2010)), notre Cour a confirmé la compétence de la Commission d’exclure des catégories d’utilisation d’un tarif. C’est ce qu’a fait la Commission en l’espèce. La Commission n’a d’aucune façon modifié les modalités régissant les utilisations numériques qu’Access Copyright a convenu d’autoriser.

D.  Analyse

(1)  Examen de la décision de la Commission sur le fond

a)  La norme de contrôle appropriée

[43]  Pour l’instant, pour les besoins de l’analyse, je fais mienne la façon dont Access Copyright qualifie le sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression. Or, même sur cette base, certaines des observations présentées par Access Copyright en ce qui a trait à la norme de contrôle ne peuvent être retenues.

[44]  Access Copyright soutient que la norme de contrôle applicable au sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression est celle de la décision correcte, car il s’agit d’une question de compétence; selon elle, la Commission [traduction] « a outrepassé sa compétence » en rendant sa décision. Elle fait valoir que la Commission n’avait pas compétence pour modifier les modalités relatives aux catégories d’utilisation que la société de gestion établit et consent à autoriser.

[45]  Autrement dit, Access Copyright affirme que la Commission peut examiner et, s’il y a lieu, modifier les taux de redevance proposés ainsi que les modalités qu’elle propose d’associer à ces redevances, mais qu’elle ne peut aller plus loin et modifier les modalités des arrangements qu’elle conclut avec des titulaires de droits d’auteur.

[46]  Même si l’on adopte la façon dont Access Copyright qualifie ce que la Commission a fait, la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable et non celle de la décision correcte. Je rejette la thèse voulant que la Cour soit saisie d’une question de compétence justifiant le contrôle selon la norme de la décision correcte.

[47]  La question dont la Commission était saisie – et dont la Cour est maintenant saisie –concerne la Loi sur les droits d’auteur. Celle‑ci définit le rôle de la Commission. De ce fait, la question de savoir ce que peut faire la Commission relève de l’interprétation de la loi.

[48]  Ainsi, pour décider de ce qu’elle pouvait et ne pouvait pas faire, la Commission devait explicitement ou implicitement déterminer ce que la Loi sur les droits d’auteur prévoit à cet égard. En d’autres termes, la question soulevée devant nous concerne la façon, explicite ou implicite, dont la Commission interprète sa loi constitutive.

[49]  Trois arrêts majoritaires récents de la Cour suprême nous enseignent que la norme de contrôle applicable dans de telles circonstances est celle du caractère raisonnable : Edmonton (City) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 R.C.S. 293; Québec (Procureure générale) c. Guérin, 2017 CSC 42, 412 D.L.R. (4e) 103; Québec (Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail) c. Caron, 2018 CSC 3.

[50]  Ces arrêts étayent la proposition selon laquelle la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer à l’interprétation par un décideur administratif de dispositions législatives dont il a une connaissance approfondie ou qu’il applique régulièrement. En l’espèce, la Commission du droit d’auteur interprète la Loi sur le droit d’auteur, dont elle a une connaissance approfondie et qu’elle applique régulièrement.

[51]  Ces arrêts de la Cour suprême n’apportent pas vraiment de points de vue nouveaux. Ils confirment une série de décisions constantes rendues, à la majorité, par la Cour suprême, sur ce point. Bien qu’il existe littéralement des dizaines d’arrêts de la Cour suprême ayant appliqué la présomption du caractère raisonnable en ce qui concerne l’interprétation de dispositions réglementaires par des décideurs administratifs, je ne mentionnerai que les deux arrêts les plus importants – des arrêts fondamentaux en la matière.

[52]  Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 54, la Cour suprême a conclu que « lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise ».

[53]  Dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 34, la majorité de la Cour suprême a conclu que « sauf situation exceptionnelle […], il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de “sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie” est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire ».

[54]  Je souhaite traiter plus précisément de l’argument d’Access Copyright voulant que, lorsqu’il s’agit de « compétence », la norme de contrôle applicable soit celle de la décision correcte. Il se dégage de la jurisprudence que ce genre d’argument est soulevé de deux façons.

– I –

[55]  La première façon consiste à faire valoir qu’il s’agit d’une question fondamentale liée aux limites de la compétence de la Commission. La Commission, pour ainsi dire, devait décider si elle agissait à l’intérieur ou à l’extérieur des limites définies par le législateur. Il s’agissait d’une « question de compétence » que la Commission devait correctement tranchée avant d’entamer le processus d’évaluation des projets de tarifs d’Access Copyright.

[56]  Ce type d’argument nous est très souvent présenté. Nous sommes sans cesse appelés à rédiger des arrêts par lesquels nous le rejetons sur le fondement de la jurisprudence de la Cour suprême portant sur la norme de contrôle : voir par exemple, Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332, aux paragraphes 39 à 46; Globalive Wireless Management Corp. c. Public Mobile Inc., 2011 CAF 194, [2011] 3 R.C.F. 344, aux paragraphes 28 et 29.

[57]  Pour le moment, définissons la prétendue « question de compétence » comme une question exigeant une évaluation permettant de déterminer si le décideur administratif a fait quelque chose que sa loi constitutive ne lui permet pas de faire. Or, pour répondre à cette question, nous devons interpréter la loi afin de définir les limites de ce que le décideur administratif peut faire. Ainsi, une « question de compétence » est en réalité une question d’interprétation des lois, qui commande un contrôle suivant la norme du caractère raisonnable comme l’enseignent toutes les décisions susmentionnées.

[58]  Autrement dit, la question de savoir si un tribunal administratif agit à l’intérieur ou à l’extérieur des limites de « compétence » définies par le législateur consiste en réalité à savoir où se situent ces limites. Autrement dit, il s’agit d’interpréter ce que la loi prévoit quant à ce que le décideur administratif peut ou ne peut pas faire.

[59]  Notre Cour a à plusieurs reprises souscrit à cette idée. Elle a conclu que les « questions de compétence » définies de cette façon sont en réalité des questions d’interprétation législative à l’égard desquelles la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable. Il ne s’agit pas de « véritables questions de compétence » au sens où on l’entend dans l’arrêt Dunsmuir. Voir Alliance de la fonction publique du Canada c. Association des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, [2010] 3 R.C.F. 219 : C.B. Powell Limited c. Canada (Agence des services frontaliers), 2011 CAF 137, 418 N.R. 33, aux paragraphes 20 à 22; Globalive Wireless, précité, au paragraphe 34; Canada (Procureur général) c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2011 CAF 20, 414 N.R. 256; Comté de Wheatland c. Shaw Cablesystems Limited, 2009 CAF 291, 394 N.R. 323, aux paragraphes 38 à 41; Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2011 CAF 257, 343 D.L.R. (4e) 156; Canada (Procureur général) c. Access Information Agency Inc., 2018 CAF 18, aux paragraphes 16 à 20.

[60]  Ces arrêts ont force de précédent et ils nous empêchent d’accepter l’argument d’Access Copyright selon lequel la Cour est saisie d’une question de « compétence », et pour cause. Les tribunaux ont déjà appliqué la norme de la décision correcte à de prétendues questions de compétence et ont constaté les lacunes de cette approche.

[61]  Jadis, les cours de justice intervenaient dans les décisions des décideurs administratifs en qualifiant leurs décisions relatives à des questions « préliminaires » ou « préalables » de décisions touchant à la « compétence » : voir par exemple, Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756, 18 D.L.R. (3e) 1. De fait, certaines questions qui, comme on l’a vu ci‑dessus, étaient plutôt des questions d’interprétation législative étaient qualifiées de « préliminaires » ou « préalables » contrairement à d’autres. Le critère devant servir à déterminer si une question doit être considérée comme « préliminaire » ou « préalable » n’a jamais été établi ni ne pouvait l’être : déterminer ce qui constitue une question « préliminaire » ou « préalable » est un exercice purement arbitraire et une question d’appréciation. Néanmoins, en qualifiant certaines questions de questions « préliminaires » ou « préalables », et en les considérant comme des « questions de compétence », les cours de justice substituaient librement leur opinion à celle du décideur administratif, et ce, même en présence de dispositions d’inattaquabilité – et, de fait, procédait à un contrôle selon la norme de la décision correcte. Les juges n’avaient pas à faire preuve de beaucoup de créativité ou à déployer beaucoup d’efforts pour qualifier une question de « question de compétence » et pour imposer leurs points de vue en lieu et place de ceux des décideurs administratifs.

[62]  Il y a plus de trente ans, constatant ses lacunes évidentes, la Cour suprême a commencé à écarter cette approche. Dans l’arrêt S.C.F.P. c. Société des Alcools du N.‑B., [1979] 2 R.C.S. 227, 97 D.L.R. (3e) 417, le juge Dickson (plus tard juge en chef), qui exprimait l’opinion unanime de la Cour suprême, déclare, à la page 233 : « À mon avis, les tribunaux devraient éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard. »

[63]  La mise au rencart de l’ancienne approche axée sur la compétence s’est pour ainsi dire achevée avec l’arrêt de la Cour suprême U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, 35 Admin. L.R. 153. À partir de ce moment jusqu’à l’arrêt Dunsmuir en 2008, la Cour suprême s’est fondée sur une « analyse pragmatique et fonctionnelle » pour examiner le fond des décisions administratives. Cette approche exigeait que la Cour détermine la norme de contrôle applicable en fonction de quatre facteurs et qu’elle évalue l’acceptabilité et le caractère justifiable de la décision administrative, sans égard pour la conception périmée d’« erreur de compétence ».

[64]  Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême redéfinit l’approche que les cours de révision devraient adopter lorsqu’elles examinent le fond des décisions administratives. Cependant, elle ne revient pas à l’ancienne approche axée sur l’« erreur de compétence ». Bien au contraire, elle l’a décriée, la taxant de « test d’emploi aisé axé sur la “compétence”, à la fois artificiel et très formaliste » : Dunsmuir, au paragraphe 43.

[65]  Dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 35, la Cour suprême a formulé certaines observations sur la mise en garde du juge Dickson dans l’arrêt SCFP :

Avant l’arrêt SCFP, la « doctrine de la condition préalable » était appliquée en matière de contrôle judiciaire et s’attachait au bien‑fondé de la décision du tribunal administratif concernant l’étendue de sa compétence. La cour de révision pouvait alors substituer à la décision de l’organisme celle qu’elle jugeait préférable, sous prétexte que la question soulevée avait trait à la « compétence », faisant souvent fi de l’intention du législateur de s’en remettre au tribunal administratif. L’arrêt SCFP, et surtout la mise en garde du juge Dickson invitant les tribunaux judiciaires à « éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » (p. 233), a constitué un point tournant dans la conception du contrôle judiciaire. Le respect du processus décisionnel administratif préconisé par le juge Dickson a marqué le début de l’ère moderne du droit administratif canadien.

[66]  Ces propos sont empreints de sagesse. Et la Cour suprême n’est pas seule à partager cet avis.

[67]  Dans une affaire récente, la majorité de la Cour suprême des États‑Unis a décrié l’approche axée sur l’« erreur de compétence », relevant que l’on peut dire de presque n’importe quelle décision qu’elle soulève une question de « compétence » et ainsi justifier un contrôle trop intrusif selon la norme de la décision correcte : City of Arlington c. F.C.C., 133 S. Ct. 1863 (2013). La seule façon de circonscrire cette approche serait d’établir une quelconque distinction entre certaines questions d’interprétation législative (les prétendues « questions préalables » ou « questions préliminaires ») et les questions d’interprétation législative en général, une distinction évanescente dont la détection ne repose pas sur des principes, mais plutôt sur le bon vouloir ou les réflexions idiosyncrasiques du juge de révision. Cela contrevient à la primauté du droit qui constitue le principal fondement du pouvoir d’intervention des cours de justice dans le processus décisionnel administratif : l’issue des instances ne saurait être tributaire du bon vouloir du juge. La majorité de la Cour suprême des États‑Unis l’a expliqué (à la page 1871) en faisant remarquer que ce genre d’exercice met le juge dans la position d’un [traduction« aruspice, examinant les entrailles de vastes régimes législatifs pour déterminer par intuition si l’interprétation faite par un organisme décisionnel donné concerne une question de “compétence” », une tâche qui « ne repose pas sur un processus décisionnel bien étayé ».

[68]  Après les sages propos qu’elle a tenus dans l’arrêt Dunsmuir, précité, la Cour suprême a à maintes reprises rappelé la mise en garde du juge Dickson (plus tard juge en chef) invitant les tribunaux judiciaires à « éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 45; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au paragraphe 36; Alberta Teachers’ Association, au paragraphe 33; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 126.

[69]  Plus important encore, dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, la Cour suprême a écarté l’arrêt Bell, précité, et l’idée, préconisée dans cet arrêt, qu’il existe certaines questions préliminaires ou préalables touchant la compétence auxquelles un décideur administratif doit répondre correctement.

[70]  En clair, il n’est plus approprié de qualifier un point de question de « compétence » pour justifier l’intervention d’une cour de justice dans un processus administratif, et cette approche a à juste titre été écartée depuis longtemps. Son application pendant quelques décennies a démontré qu’elle est injustifiée et mal fondée sur le plan théorique.

[71]  Toutefois, l’instabilité et l’incertitude ont récemment embrouillé la jurisprudence de la Cour suprême en matière de norme de contrôle. Cette situation a encouragé des plaideurs à soulever des points qu’on pensait rejetés depuis longtemps.

[72]  L’ancienne approche discréditée, qui consistait à qualifier certaines questions de questions de « compétence » et à appliquer la norme de la décision correcte pour les contrôler a refait surface : Guérin, précité. Dans cet arrêt, à la demande des parties, la Cour suprême a examiné la question de savoir si une question de « compétence » emporte l’application de la norme de la décision correcte. Vu les observations d’Access Copyright défendant l’idée que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique aux questions de compétence, et compte tenu de l’instabilité et de l’incertitude régnant dans la jurisprudence, notre Cour a attendu la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Guérin pour rendre sa décision dans la présente affaire.

[73]  Dans l’arrêt Guérin, la Cour suprême n’a pas entériné l’idée que les prétendues questions de compétence, c’est‑à‑dire, les questions qui, comme je l’ai expliqué, ne sont en réalité que des questions d’interprétation législative, soient assujetties à la norme de la décision correcte. Toutefois, ce n’est que par une faible majorité que la Cour suprême a retenu cette approche.

[74]  Dans cet arrêt, la majorité de la Cour a continué d’appliquer la présomption du caractère raisonnable à ce qui selon elle mettait en jeu l’interprétation par le décideur administratif de sa loi constitutive. La majorité a rejeté l’idée que certaines questions d’interprétation législative soient des questions de « compétence » et donc susceptibles de contrôle suivant la norme de la décision correcte.

[75]  Suivant l’approche préconisée par la majorité dans l’arrêt Guérin, j’estime que les décideurs administratifs doivent toujours respecter ce que certains pourraient appeler les « limites en matière de compétence ». L’approche adoptée par la majorité continue de s’accorder avec le concept de « compétence ». Il vient un moment où le décideur administratif adopte une vision des pouvoirs que lui confère la loi et de la portée de sa compétence qui n’est ni acceptable ni défendable. Lorsque cela se produit, les cours de révision annulent la décision administrative en appliquant la norme du caractère raisonnable et empêchent le décideur administratif d’outrepasser les limites de sa compétence.

[76]  Récemment, quarante articles portant sur le droit administratif, dont plusieurs avaient été rédigés par d’influents auteurs de doctrine, ont été publiés sur les sites des blogues Administrative Law Matters et Double Aspect pour souligner le dixième anniversaire de l’arrêt Dunsmuir. Il convient de signaler qu’aucun de ces articles ne prônait l’idée de revenir à l’ancienne approche, auparavant discréditée, axée sur la « compétence ».

[77]  Pour les motifs qui précèdent, je conclus que même suivant la façon dont Access Copyright qualifie la question dont nous sommes saisis, la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable, et non celle de la décision correcte.

– II –

[78]  La deuxième façon dont les arguments relatifs à la « compétence », du type de ceux qu’Access Copyright fait valoir dans la présente affaire, consiste généralement à se référer à un extrait de l’arrêt Dunsmuir, un arrêt charnière de la Cour suprême. Au paragraphe 59 de cet arrêt, la Cour suprême a conclu que la norme de contrôle applicable aux « véritables questions de compétence » est celle de la décision correcte.

[79]  Malheureusement, la Cour suprême n’a jamais défini ce qu’est une « véritable question de compétence ».

[80]  Le mieux que l’on puisse faire est d’examiner de plus près le paragraphe 59 de l’arrêt Dunsmuir. Dans ce paragraphe, le seul arrêt que mentionne la Cour suprême pour décrire ce en quoi consiste une véritable question de compétence est celui qu’elle a rendu dans United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485. Cet arrêt soulevait la question de savoir si la ville de Calgary était autorisée en vertu des lois municipales à limiter par règlement le nombre de permis de taxi délivrés. Autrement dit, la Cour suprême y examine une question de compétence liée à un texte réglementaire, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[81]  En même temps, toujours dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême nous invite, lorsqu’on cherche à déterminer ce qu’est une « véritable question de compétence », à conserver à l’esprit que cette catégorie sera « restreinte » et, s’appuyant sur l’arrêt S.C.F.P., précité, elle nous indique qu’il faut éviter de qualifier un point de question de compétence lorsqu’il existe un doute à cet égard. Lorsque la Cour suprême a établi que la norme de la décision correcte s’appliquait aux véritables questions de compétence, son intention n’était pas de nous faire revenir à l’ancienne approche axée sur la « compétence ».

[82]  Il importe également de souligner qu’après l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême s’est demandé à trois reprises si la catégorie des « véritables questions de compétence » assujettie à la norme de la décision correcte existe : Alberta Teachers’ Association, précité, au paragraphe 34; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 25 à 33; Edmonton East, au paragraphe 26. C’est logique, car pour les raisons exposées précédemment, les questions de compétence sont en fait des questions d’interprétation législative. De plus, comme je l’ai déjà expliqué, on présume que la norme de contrôle applicable aux décisions des décideurs administratifs portant sur l’interprétation de dispositions législatives est celle du caractère raisonnable.

[83]  Je ne veux pas laisser entendre que ce critère d’application de la norme de la décision correcte est exclu de façon permanente. Cela demeure un critère prévu par l’arrêt Dunsmuir, et la Cour suprême ne l’a pas exclu du droit applicable. Un jour, la Cour suprême pourrait bien définir plus clairement les « véritables questions de compétence » et commencer à recourir à ce critère pour appliquer la norme de la décision correcte. Mais ce jour n’est pas encore arrivé : la Cour suprême ne l’a en aucun cas utilisé au cours des dix années qui ont suivi l’arrêt Dunsmuir.

[84]  Par conséquent, je conclus que, même si nous acceptions la façon dont Access Copyright qualifie le sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression, la norme de contrôle applicable à cet égard serait celle de la décision raisonnable. Toutefois, je ne retiens pas la qualification proposée par Access Copyright. J’examinerai maintenant ce volet de l’affaire.

b)  La qualification adéquate du sort réservé par la Commission à la disposition relative à la suppression

[85]  Lors de l’examen d’une demande de contrôle judiciaire, la première étape consiste à interpréter et à qualifier adéquatement ce qui est reproché au décideur administratif dans la procédure de contrôle judiciaire, c’est‑à‑dire à circonscrire et à qualifier la décision faisant l’objet du contrôle. Une fois la décision pertinente circonscrite et qualifiée, la cour de révision peut déterminer si elle est raisonnable. Voir Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, 474 N.R. 121, au paragraphe 36.

[86]  À mon avis, les défendeurs ont correctement qualifié la décision faisant l’objet du contrôle. La Commission n’a pas décidé d’éliminer la disposition relative à la suppression. Elle a plutôt décidé de ne pas l’inclure dans son tarif. C’est une tout autre chose, qui lui était permise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 70.15 de la Loi lorsqu’elle établit des tarifs.

[87]  Dans une certaine mesure, la question de qualification dont nous sommes saisis a été réglée par un arrêt antérieur de notre Cour qui a force de précédent : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, [220] 2 D.L.R. 149. Ainsi, dans l’arrêt SOCAN (2010), notre Cour a reconnu la compétence de la Commission d’exclure des catégories d’utilisation d’un tarif. C’est ce qu’a fait la Commission en l’espèce. Elle n’a aucunement modifié les modalités régissant les utilisations numériques qu’Access Copyright a convenu d’autoriser.

[88]  Nous devons maintenant déterminer si la décision de la Commission de ne pas inclure les utilisations liées à la disposition relative à la suppression dans le tarif était raisonnable.

c)  Concept du « caractère raisonnable »

[89]  La Cour suprême nous enseigne que, pour être raisonnable, la décision d’un tribunal doit appartenir aux issues acceptables et justifiables et que le juge dispose d’une marge de manœuvre dans l’appréciation du problème dont il est saisi : voir Dunsmuir, au paragraphe 47; McLean, au paragraphe 38.

[90]  À maintes reprises, la Cour suprême a indiqué que le caractère raisonnable est une norme qui « s’adapte au contexte » et qui « s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents » : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, au paragraphe 18; Khosa, précité, au paragraphe 59; Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée., 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, aux paragraphes 22 et 73; Canada (Procureur général) c. Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, [2016] 2 R.C.S. 80, au paragraphe 57; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, au paragraphe 74; Halifax, précité, au paragraphe 44; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395, au paragraphe 54. Autrement dit, dans une affaire donnée, certaines circonstances, considérations et facteurs influenceront la façon dont nous apprécions le caractère acceptable et justifiable d’une décision administrative.

[91]  Lorsque l’on examine la situation sous l’angle des cours réformatrices, si les circonstances et les facteurs diffèrent d’une affaire à l’autre, la façon dont les cours réformatrices s’y prennent pour apprécier le caractère acceptable et justifiable varie aussi d’une affaire à l’autre; autrement dit, le caractère raisonnable « s’[adapte] au contexte » de l’affaire. Lorsque l’on examine la situation sous l’angle des décideurs administratifs, d’un point de vue pratique, certains décideurs dans certains contextes semblent se voir donner plus de latitude ou une plus grande « marge d’appréciation » que d’autres décideurs dans d’autres contextes.

[92]  C’est ce qui explique qu’il arrive que certains décideurs administratifs bénéficient d’une très grande marge d’appréciation, et d’autres moins : il suffit par exemple de comparer des affaires telles que Untel c. Ontario (Finances), 2014 CSC 36, [2014] 2 R.C.S. 3 et Nor‑Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616. Bien que la Cour suprême ait parfois indiqué que la norme de la décision raisonnable ne constitue pas une norme de déférence unique, il ne fait aucun doute que cette norme, toutes choses étant égales par ailleurs, commande plus de retenue envers les décisions administratives qui se fondent sur des politiques socio‑économiques qu’envers celles qui s’attaquent à des questions juridiques, par exemple, lorsque le texte de loi est passablement clair et que la décision de l’administrateur ne fait pas appel à ses connaissances spécialisées ou à des considérations de politique.

[93]  Dans de nombreux arrêts, notre Cour a suivi les tendances de la jurisprudence de la Cour suprême dont il est question ci‑dessus et relevé un certain nombre de facteurs susceptibles d’avoir une incidence sur la « couleur » de l’examen du caractère raisonnable ou, autrement dit, sur l’intensité de l’examen : voir, par exemple, Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, 440 N.R. 201, aux paragraphes. 37 à 50, Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, 444 N.R. 120, aux paragraphes 13 et 14 (Enfants autochtones); Boogaard, précité; Ré : Sonne c. Association canadienne des radiodiffuseurs, 2017 CAF 138, 148 C.P.R. (4 th) 91 (Ré : Sonne [2017]). La Cour d’appel de l’Ontario a aussi procédé de cette façon : Mills c. Ontario (Tribunal d’appel de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail), 2008 ONCA 436, 237 O.A.C. 71, au paragraphe 22.

[94]  Plusieurs éléments se rattachant au contexte ont été relevés dans la jurisprudence et quelques exemples suffisent pour illustrer l’incidence du contexte.

[95]  Les lois et la jurisprudence peuvent circonscrire ce qui est considéré comme acceptable et défendable ou comme relevant de la marge d’appréciation du décideur administratif. Prenons, par exemple, le cas d’un fonctionnaire de l’impôt qui doit déterminer s’il y a lieu d’accorder un allègement suivant les paramètres du droit fiscal en vigueur. Les décisions de ce fonctionnaire de l’impôt sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, mais les seules décisions qui appartiennent à la gamme des issues acceptables et justifiables sont celles qui respectent les limites fixées par le droit fiscal en vigueur. Voir par exemple, Abraham, précité.

[96]  Supposons qu’un tribunal des droits de la personne impose une exigence à l’égard d’une demande en matière de protection contre la discrimination, mais que, selon le droit applicable établi par la Cour suprême sur le fondement de la Charte, une telle exigence n’existe pas. En l’absence d’explication acceptable de la part du tribunal justifiant ce qu’il a fait, sa décision va à l’encontre de l’arrêt de la Cour suprême directement applicable et ne peut se distinguer de celui‑ci. Par conséquent, elle n’est pas acceptable ni défendable. Voir par exemple l’arrêt Enfants autochtones, précité.

[97]  Il arrive que les lois confèrent aux décideurs administratifs le pouvoir d’accorder des réparations pour inconduite. Certaines d’entre elles exigent qu’il tienne compte de certains facteurs dans l’exercice de ce pouvoir. De fait, il s’agit d’un cadre légal que le décideur doit respecter pour rendre une décision acceptable et justifiable quant à la réparation ou une décision qui respecte la marge d’appréciation dont il disposait. Si le décideur ne se conforme pas au cadre établi par la loi, sa décision sera considérée comme déraisonnable. Voir, par exemple, Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 R.C.F. 203.

[98]  Ces exemples montrent que le libellé de la loi ou de la jurisprudence peuvent avoir une incidence sur le contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable. La décision d’un décideur administratif qui va à l’encontre du libellé de la loi ou de la jurisprudence ne résistera pas à un contrôle suivant la norme de la décision raisonnable en l’absence d’une explication satisfaisante.

[99]  C’est là l’élément central en l’espèce. Access Copyright affirme, par exemple, que la décision de la Commission portant sur la disposition relative à la suppression ne respecte pas les limites imposées par la loi. Elle fait également valoir que la Commission n’a pas suivi la jurisprudence applicable et que, par conséquent, elle a mal apprécié ce qui constitue une « partie importante » de l’œuvre au sens de l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur ainsi que la question de l’utilisation équitable.

[100]  Hormis les effets contraignants du libellé de la loi et de la jurisprudence applicable, la Commission dispose d’une grande latitude pour déterminer les taux de redevance appropriés et quels tarifs doivent être homologués. De vastes considérations de politique, habituellement du genre de celles qui sont à la portée de la Commission, imprègnent ces questions, qui commandent donc une grande retenue : Bell Canada c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 249; Boogaard, précité; Ré : Sonne (2017), précité.

[101]  Dans l’arrêt Ré : Sonne (2017), précité, la Cour a confirmé que la Commission dispose d’une grande latitude pour déterminer quels tarifs doivent être homologués. L’analyse qui suit, tirée de cet arrêt, s’applique avec les adaptations nécessaires, à l’affaire dont nous sommes saisis (aux paragraphes 48 à 51) :

La nature de la décision de la Commission dans l’établissement d’une rémunération équitable constitue un autre élément du « contexte » ayant une incidence sur la « couleur » de l’examen du caractère raisonnable. Elle repose sur des facteurs tels que la connaissance de ce secteur réglementé, l’expérience de réglementation, les considérations de politique, les évaluations et appréciations subjectives ainsi que l’appréciation des faits. Cette question se prête mieux à une appréciation par le pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire est moins apte à la traiter en raison du contenu juridique restreint de la décision.

Il ressort de la jurisprudence que ces facteurs ont une incidence sur l’application de la norme de la décision raisonnable par la cour réformatrice. Le décideur qui s’est vu confier une large mission sur le plan des politiques à retenir dispose d’un large éventail d’options dans lesquelles il peut légitimement puiser : Farwaha, précité, au paragraphe 91. « [S]i la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge d’appréciation est plus large » : Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, au paragraphe 149, citant Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, 382 D.L.R. (4th) 720, au paragraphe 136. Les cours sont « mal placées » pour formuler des opinions sur des questions de politiques comportant des « considérations d’intérêt public » et des « aspects économiques » et, par conséquent, [traduction] « la législation est conçue de telle sorte qu’il incombe aux décideurs administratifs de choisir une politique dans la gamme de possibilités qui leur sont ouvertes, et ces décideurs sont habilités à faire ce choix et chargés de le faire » : FortisAlberta Inc c. Alberta (Utilities Commission), 2015 ABCA 295, 389 D.L.R. (4th), aux paragraphes 171 et 172; dans le même sens, voir Rotherham v. Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6, au paragraphe 78, (dans ce type de décisions fondées sur des considérations de politique, il est [traduction] « particulièrement difficile au juge d’apprécier et, par conséquent, de critiquer et de désapprouver »).

Une décision concernant le montant de la « rémunération équitable » comme celle en cause en l’espèce n’est pas simple, et il ne suffit pas de trier l’information objectivement et logiquement selon des critères juridiques fixes pour y arriver. Il s’agit plutôt d’une décision complexe comportant de multiples aspects pour laquelle il faut apprécier avec finesse les renseignements, les impressions et les indications en suivant des critères qui peuvent évoluer et être appréciés différemment de temps à autre selon les circonstances changeantes et en évolution. Par conséquent, la Commission doit jouir d’une grande latitude pour rendre sa décision sur une telle question. Voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150; 474 NR 121, au paragraphe 52.

La jurisprudence antérieure de notre Cour reconnaît cela et enseigne que la Commission doit jouir d’une grande latitude lorsqu’elle rend des décisions sur le montant de la « rémunération équitable ». Notre Cour professe que, [sic] le législateur a investi la Commission « d’un très large pouvoir discrétionnaire dans l’homologation de tarifs de redevances » : Société canadienne de gestion des droits voisins c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2003 CAF 302, [2004] 1 RCF 303.

d)  Évaluation du caractère raisonnable de la décision de la Commission

[102]  Access Copyright invoque trois motifs à l’appui de sa thèse selon laquelle la décision de la Commission est déraisonnable. Elle soutient que la décision de la Commission est devenue déraisonnable en raison du sort que la Commission a réservé à la disposition relative à la suppression, de son évaluation de ce qui constitue une « partie importante » de l’œuvre au sens de l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur, et de son appréciation de l’utilisation équitable.

[103]  J’examinerai chacun de ces points à tour de rôle.

  (i)  La disposition relative à la suppression

[104]  En l’espèce, la décision de la Commission se fonde sur l’article 70.15 de la Loi sur le droit d’auteur et elle comporte deux volets : l’interprétation implicite qu’a faite la Commission de l’article 70.15 de la Loi et la façon dont elle a appliqué cette disposition aux faits de l’espèce.

[105]  Comme nous le verrons, l’article 70.15 limite la latitude de la Commission en matière d’homologation de tarifs. De plus, des arrêts confirment le libellé restrictif de cette disposition et définissent le cadre de l’exercice d’homologation sous le régime de l’article 70.15 : Almon Equipment, Enfants autochtones et Abraham, examinés précédemment.

[106]  L’article 70.15 de la Loi dispose que la Commission « homologue les projets de tarifs après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu’elle estime nécessaires compte tenu, le cas échéant, des oppositions ».

[107]  Dans le contexte de la présente affaire, le passage clé de l’article 70.15 est le suivant : « après avoir apporté aux redevances et aux modalités afférentes les modifications qu’elle estime nécessaires ». Le terme « afférentes » se rapporte aux « redevances ». Ainsi, les seules modalités qui peuvent être modifiées sont celles qui concernent les redevances.

[108]  Notre Cour a par le passé interprété l’article 70.15 de la même manière :

La mission légale de la Commission est de fixer la rémunération payable aux sociétés de gestion représentant les divers titulaires du droit d’auteur et d’arrêter les modalités afférentes, s’il en est.

(Société canadienne de gestion des droits voisins c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2003 CAF 302, [2004] 1 R.C.F. 303, au paragraphe 42.)

[109]  Je conviens avec les défendeurs que, si la Commission avait voulu modifier d’autres modalités, sa décision pourrait être contestée. Cependant, comme je l’ai expliqué précédemment, je qualifie autrement ce que la Commission a fait en l’espèce.

[110]  L’arrêt Réseau de télévision CTV Ltée c. Canada (Commission du droit d’auteur) (1993), 99 D.L.R. (4e) 216, 149 N.R. 363 (C.A.), étaye ce point de vue. En précisant que « la Commission possède les pouvoirs connexes qui sont nécessairement et inexorablement liés à l’exercice de sa fonction », elle indique que son rôle consiste à « établir les tarifs que les sociétés de droits d’exécution peuvent imposer » : CTV, à la page 221 D.L.R. La décision Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Canada (Commission du droit d’auteur) (1993), 47 C.P.R. (3e) 297, 61 F.T.R. 141 confirme également ce point de vue. Elle énonce que le rôle de la Commission, [traduction« tel que prévu par la Loi, a été décrit comme étant de fixer des taux et, dans l’intérêt public, les modalités régissant la perception des redevances » : à la page 316 C.P.R.

[111]  Bien qu’elle ait été rendue il y a longtemps déjà et qu’elle concerne les articles de la Loi relatifs aux redevances visées par les licences octroyées par les sociétés de droits d’exécution, la décision de la Cour de l’Échiquier du Canada Composers, Authors and Publishers Association of Canada, Limited c. Sandholm Holdings et al., [1955] Ex. C.R. 244, 24 C.P.R. 58, est instructive. La Commission y est décrite comme un organisme, dont le rôle consiste uniquement à établir des tarifs, pouvant réglementer les redevances établies par les sociétés de droits d’exécution, et non comme un organisme pouvant scruter les ententes sous‑jacentes conclues par ces sociétés (aux pages 75 et 76 C.P.R) :

[traduction]

De plus, je suis d’avis que la Loi ne visait pas à donner à la Commission d’appel du droit d’auteur le pouvoir de déterminer les modalités des licences octroyées par une société de droits d’exécution aux personnes souhaitant exécuter ses œuvres musicales protégées par le droit d’auteur. Ce que le législateur cherchait à faire, c’était de retirer le droit à ces sociétés de fixer des honoraires, des redevances ou des tantièmes se rattachant à leurs licences, et de faire incomber ce rôle exclusivement à la Commission d’appel du droit d’auteur. Ce changement radical entraînait une immixtion draconienne dans les droits contractuels des sociétés de droits d’exécution. Toutefois, la Loi ne devrait pas être interprétée comme autorisant une immixtion plus importante dans ces droits que ce qui est nécessaire pour atteindre ses objectifs. Ainsi, à mon sens, les droits des sociétés de droits d’exécution, hormis leur droit de fixer leurs honoraires, ne leur ont pas été retirés. Elles restent libres, sous réserve de la Loi, de fixer les modalités de leurs licences et d’énoncer les conditions auxquelles elles sont assujetties.

Il découle de ce qui précède que la Commission d’appel du droit d’auteur, hormis son rôle de fixation des honoraires rattachés aux licences octroyées par les sociétés de droits d’exécution et ses pouvoirs accessoires à l’exécution de telles fonctions, n’a pas le pouvoir de déterminer les modalités des licences ni les conditions auxquelles elles sont assujetties. Par conséquent, il revient à la société de droits d’exécution, sous réserve de la Loi, de déterminer les modalités de ses licences et de préciser les conditions auxquelles elles sont assujetties, et à la Commission d’appel du droit d’auteur de fixer le montant des honoraires, redevances et tantièmes à l’égard desquelles la société de droit d’exécution peut engager des poursuites en recouvrement liées aux licences octroyées, selon les modalités et conditions qui y sont fixées [les licences]. Évidemment, la Commission d’appel du droit d’auteur peut prendre toutes les mesures nécessaires pour s’acquitter efficacement des fonctions que lui confère la Loi.

Ainsi, j’estime que la Commission n’aurait pas eu compétence pour insérer la disposition en question [figurant dans la licence] si celle‑ci n’avait pas été insérée par la demanderesse [la société de droits d’exécution], mais c’est une tout autre chose que d’affirmer qu’elle ne pouvait pas approuver un relevé des droits comportant une telle disposition.

[112]  Après cette décision de 1951, le législateur a modifié la Loi pour constituer la Commission telle que nous la connaissons aujourd’hui. J’estime cependant que le principe fondamental décrit dans Composers, Authors and Publishers Association of Canada n’a pas changé : la Commission existe pour s’acquitter d’un mandat de nature économique consistant à fixer des tarifs, et ses pouvoirs sont liés à cette fonction.

[113]  En vertu de l’article 70.12, il revient aux sociétés de gestion des droits d’auteur, comme Access Copyright, et non à la Commission, d’établir les modalités des licences permettant l’utilisation d’œuvres inscrites à leur répertoire. Toutefois, la Commission a toujours le pouvoir discrétionnaire, en vertu de l’article 70.15, de déterminer les éléments devant être incorporés à un tarif et ceux qui devraient en être exclus. Cela ressort de l’arrêt de notre Cour, SOCAN (2010), précité.

[114]  Dans l’affaire SOCAN (2010), la Commission a refusé d’inclure une certaine catégorie d’utilisation dans le tarif qu’elle a homologué. Le projet de tarif, appelé le tarif 22 de la SOCAN, concernait plusieurs types d’utilisations sur Internet d’œuvres musicales figurant dans le répertoire de la SOCAN. Le projet de tarif de la SOCAN visait notamment une catégorie appelée « Autres sites ». Cette catégorie d’utilisation concernait des sites Internet dont l’activité principale n’était pas liée à l’utilisation de la musique, comme Facebook. La Commission a exclu cette catégorie d’utilisation du tarif qu’elle a homologué.

[115]  Notre Cour a confirmé la décision de la Commission de ne pas homologuer un tarif dans la mesure où il visait des utilisations faisant partie de la catégorie appelée « Autres sites » par la SOCAN, faisant remarquer que la Commission avait fourni des « motifs approfondis, détaillés et convaincants au soutien de cette exclusion » (au paragraphe 19).

[116]  Notre Cour a rejeté l’argument de la SOCAN selon lequel la Commission avait « l’obligation », en vertu de la Loi, d’homologuer et de fixer un taux de redevance pour le projet de tarif qui lui a été présenté (au paragraphe 29) :

Même si je présume, comme l’a soutenu la SOCAN, que la catégorie visant les « Autres sites » doit être considérée comme un tarif autonome et donc que la Commission a refusé d’homologuer ce tarif, je conclurais, pour les motifs déjà exposés, que la Commission était bien fondée à refuser de l’homologuer. Il n’était certainement pas dans l’intention du législateur que la Commission homologue un tarif non approuvé et non approuvable.

[117]  En l’espèce, la décision de la Commission de ne pas homologuer un des éléments d’un tarif était‑elle déraisonnable? Il faut selon moi répondre par la négative. La Commission a validement exercé son pouvoir discrétionnaire pour conclure comme elle l’a fait. À cet égard, je souscris à l’explication et à l’analyse proposées par les défendeurs, autres que la Colombie‑Britannique, dans leur mémoire (aux paragraphes 56 à 59) :

[traduction]

Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, la Commission a refusé d’homologuer la partie du deuxième tarif [d’Access Copyright] relative aux copies numériques parce qu’elle a conclu qu’[Access Copyright] ne pouvait pas, légalement, « délivrer une licence pour la réalisation de copies numériques, en l’absence d’une disposition relative à la suppression […] ». Par conséquent, la Commission a conclu que « la création de copies numériques n’est pas un acte qui sera permis sous le régime du Tarif, et elle ne donnera donc pas droit à rémunération pour les besoins de l’établissement [du] taux de[s] redevances » payables à [Access Copyright] [décision de la Commission, au paragraphe 167].

Dans sa décision, la Commission du droit d’auteur a expliqué très clairement pourquoi elle a décidé de ne pas inclure la disposition relative à la suppression dans le second Tarif. Parmi les raisons ayant motivé sa décision, il y avait les suivantes : il était vraisemblable que le Consortium et la Colombie‑Britannique ne puissent se conformer de manière satisfaisante à la disposition relative à la suppression, la disposition aurait l’« effet […] indésirable » de « faire naître l’obligation de supprimer les copies numériques » créées sous le régime du Tarif après son expiration, et elle pourrait éventuellement priver un titulaire de licence du droit d’utiliser ou de posséder une copie numérique d’une œuvre protégée, réalisée de manière licite, après l’expiration de la licence, même si cet usage ou cette possession ne constitue pas une violation du droit d’auteur au sens de la Loi [décision du Conseil, aux paragraphes 156 à 158].

Après avoir décidé de ne pas inclure la disposition relative à la suppression dans le second Tarif et donné les motifs à l’appui de cette décision, la Commission devait répondre à la preuve présentée par [Access Copyright] elle‑même selon laquelle, sur le plan juridique, elle n’avait pas le droit d’octroyer une licence permettant la réalisation de copies numériques sans l’assujettir à cette condition. Autrement dit, la présence de la disposition relative à la suppression était une condition à l’octroi des droits reçus par [Access Copyright] des titulaires de droits sous‑jacents en ce qui a trait à la copie numérique.

Comme cela a été le cas dans la décision [SOCAN (2010)] eu égard aux faits de cette affaire, pour arriver à sa décision, la Commission n’a pas conclu [qu’Access Copyright] ne serait jamais en mesure de présenter avec succès un tarif relatif à la réalisation de copies numériques. En fait, la Commission a simplement affirmé qu’elle ne pouvait pas homologuer un tarif pour la réalisation de copies numériques sur la base des éléments de preuve dont elle disposait. Parce que la preuve démontrait [qu’Access Copyright] ne pouvait pas octroyer des licences relatives à la réalisation de copies numériques sans la disposition relative à la suppression, en refusant d’inclure cette disposition à titre de « modalité » du second Tarif, la Commission a conclu à juste titre [qu’Access Copyright] ne détenait pas les droits nécessaires à l’octroi de licences relatives à la réalisation de copies numériques dans le contexte de la procédure devant elle. De plus, en expliquant pourquoi elle ne pouvait pas homologuer un tarif pour la création de copies numériques, la Commission a exprimé le désir que « ces questions soient traitées de manière plus approfondie lors du prochain examen de la Commission concernant un tarif déposé par [Access Copyright] » [décision de la Commission, au paragraphe 170].

[118]  Par conséquent, je conclus que la décision de la Commission sur ce point était raisonnable.

  (ii)  Le caractère raisonnable de l’évaluation par la Commission de ce qui constitue une « partie importante » de l’œuvre au sens de l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur

[119]  Le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur dispose que le droit d’auteur comporte le droit exclusif de reproduire, d’exécuter ou de représenter en public ou, si l’œuvre n’est pas publiée, de publier la totalité ou une « partie importante » d’une œuvre protégée sous une forme matérielle quelconque.

[120]  L’expression « partie importante » n’est pas définie dans la Loi sur le droit d’auteur. Cependant, la Cour suprême a déclaré que « l’analyse de l’aspect qualitatif [de la partie reproduite] est […] un élément essentiel de l’analyse du par. 3 (1) » : Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain, 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, aux paragraphes 142 à 144.

[121]  De plus, dans l’arrêt Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 R.C.S. 1168, aux paragraphes 25 à 28, la Cour suprême a déclaré que, pour déterminer ce qui constitue une « partie importante » d’une œuvre, il faut notamment considérer l’originalité de l’œuvre qui doit être protégée par la Loi sur le droit d’auteur. Selon ses propres termes (au paragraphe 26), « [e]n règle générale, une partie importante d’une œuvre est une partie qui représente une part importante du talent et du jugement de l’auteur exprimés dans l’œuvre ».

[122]  Access Copyright soutient que, bien que la Commission ait correctement énoncé le droit applicable, elle ne l’a pas appliqué : voir les paragraphes 203 à 209 de la décision de la Commission.

[123]  Elle fait valoir que la Commission a commis deux erreurs :

  • La Commission a affirmé qu’elle ne pouvait pas se livrer à une analyse qualitative des œuvres copiées faute de preuve : au paragraphe 204. Or, selon Access Copyright, la Commission disposait d’éléments de preuve : dossier de demande, à la page 525; dossier de demande supplémentaire d’Access Copyright, à la page 1226.

  • La Commission a adopté une règle de démarcation très nette, exclusivement quantitative, pour déterminer ce qui constitue une « partie importante » d’une œuvre : aux paragraphes 204 et 205. Elle a conclu que tous les cas de copie représentant moins de 2,5 % d’une œuvre ne constituaient pas une « partie importante » de l’œuvre. Access Copyright affirme que, de fait, la Commission a déterminé que dans tous les cas 2,5 % de l’œuvre n’est pas protégée par le droit d’auteur. Cela fait fi de l’obligation qui incombe à la Commission de tenir compte de l’aspect qualitatif pour déterminer si une partie importante d’une œuvre a été reproduite.

[124]  J’estime que l’arrêt Robinson peut se distinguer de l’espèce. Il concerne une action pour violation du droit d’auteur. Dans cette affaire, il s’agissait d’une reproduction non littérale : le matériel initial n’avait pas été reproduit directement et littéralement. Il avait plutôt été transformé en une nouvelle œuvre comportant des similarités et des différences avec l’œuvre originale. La tâche consistait à comparer l’œuvre originale et la nouvelle œuvre afin de déterminer quelles parties de la nouvelle œuvre étaient essentiellement semblables à l’original et si des parties similaires de l’œuvre originale pouvaient bénéficier de la protection du droit d’auteur. L’accent a porté sur une œuvre précise et les facteurs devant être pris en compte étaient propres à l’œuvre en question et au titulaire de droits sur l’œuvre.

[125]  En l’espèce, la reproduction, qui consistait principalement en des photocopies d’extraits de revues, de journaux et de livres, était entièrement directe et littérale. La Commission devait établir un tarif, sur le fondement de décisions juridiques concernant ce qui se fait habituellement au sein de toute une industrie ciblée par un tarif, à la lumière d’éléments de preuve provenant d’une enquête sur le comportement des utilisateurs. Elle devait fixer un taux de redevances applicable à l’utilisation des œuvres faisant partie du répertoire d’Access Copyright par des fonctionnaires provinciaux et territoriaux. La Commission devait, sur la base des éléments de preuve dont elle disposait, déterminer combien de copies constituant une partie importante d’une œuvre et combien de copies n’en constituant pas une partie importante sont habituellement effectuées par les fonctionnaires provinciaux ou territoriaux au cours d’une année type. Sa méthodologie consistait à examiner les résultats d’une enquête de volume – celle dont il a été question précédemment – effectuée sur une période de deux semaines. À partir des résultats de l’enquête de volume, la Commission a fait des estimations par extrapolation pour chaque année visée par les projets de tarifs.

[126]  Dans l’arrêt Robinson, la Cour devait comparer les œuvres faisant l’objet du différend afin de déterminer quels éléments étaient protégés par le droit d’auteur et quelle part du talent et du jugement de l’auteur original avait été reproduite, tout cela en vue de déterminer si une partie importante de l’œuvre originale avait été reproduite. Bien entendu, il s’agit avant tout d’une analyse qualitative. Cela diffère de l’exercice auquel la Commission devait se livrer dans la présente affaire. La Commission est partie de la prémisse que des œuvres originales sous‑jacentes avaient été reproduites. Par conséquent, il n’était pas nécessaire de procéder à une comparaison qualitative de chaque copie avec l’œuvre originale, du type de celle qui a été effectuée dans l’arrêt Robinson. La Commission s’est plutôt fondée sur le fait qu’en ce qui concerne cet aspect particulier et, pour les besoins du tarif examiné, la meilleure méthode pour déterminer l’importance de la partie copiée consistait à prendre en compte l’ampleur de la copie sur le plan quantitatif.

[127]  Access Copyright conteste plus particulièrement la « règle claire » de la Commission selon laquelle la reproduction d’une à deux pages d’une œuvre publiée ne constituant pas plus de 2,5 % de l’œuvre entière est « une estimation raisonnable pour établir le caractère non important de la partie copiée » : décision de la Commission, au paragraphe 204. Cependant, en l’espèce, il est difficile de voir comment la Commission aurait pu procéder autrement. Elle ne disposait pas d’éléments de preuve qualitatifs concernant le degré de talent et de jugement exercés pour créer la partie de l’œuvre ayant été copiée par les fonctionnaires. Et même si elle avait disposé de tels éléments de preuve, il est difficile de voir comment la Commission aurait pu analyser chacun des cas de copie, susceptibles de donner droit à rémunération, relevés dans l’enquête de volume.

[128]  Bien des raisons militent en faveur de l’adoption d’une règle claire par la Commission. Elle indique aux fonctionnaires ce qui peut être copié parce qu’il ne s’agit pas d’une partie importante d’une œuvre. Les défendeurs autres que la Colombie‑Britannique font valoir le point de vue suivant, auquel je souscris, au paragraphe 107 de leur mémoire :

[traduction] En l’absence de la règle claire adoptée par la Commission, il est évident que les fonctionnaires tireraient des conclusions très différentes quant à ce qui constitue ou non une partie importante d’une œuvre publiée. Par exemple, un fonctionnaire pourrait considérer que 1 % d’une œuvre constitue une partie importante de celle‑ci, alors qu’un autre fixerait le seuil à 5 % de l’œuvre publiée. Ainsi, pour éviter des interprétations différentes et possiblement contradictoires du terme « important », [nous sommes d’avis] que la règle claire établie par la Commission est tout à fait raisonnable.

[129]  Eu égard à la norme de la décision raisonnable, la Commission jouit d’une grande marge d’appréciation pour ce qui est de déterminer la méthode appropriée pour établir le tarif. Compte tenu de ce qui précède, je ne peux conclure que la Commission a procédé d’une manière inacceptable ou indéfendable.

  (iii)  Le caractère raisonnable de l’évaluation de la question de l’utilisation équitable par la Commission

[130]  Dans leurs observations relatives aux redevances qu’Access Copyright devrait être en droit de percevoir, les défendeurs ont invoqué l’utilisation équitable.

[131]  Access Copyright soutient que la Commission a commis plusieurs erreurs dans le cadre de l’examen de la question de l’utilisation équitable :

  • La Commission a explicitement refusé d’examiner la question de savoir à qui incombait le fardeau de la preuve en ce qui concerne les allégations des défendeurs relatives à l’utilisation équitable : voir les motifs de la Commission, au paragraphe 222. La Commission a conclu qu’elle ne disposait pas de suffisamment de renseignements ou d’éléments de preuve, ou que les thèses des parties à cet égard s’équilibraient : voir les motifs de la Commission, aux paragraphes 278, 318, 319, 321, 338 et 392. Si la Commission avait correctement appliqué la règle du fardeau de la preuve, les défendeurs n’auraient pas eu gain de cause en ce qui concerne l’utilisation équitable. De fait, la Commission a obligé Access Copyright à réfuter les allégations relatives à l’utilisation équitable des défendeurs.

  • Dans l’appréciation de leur caractère équitable, la Commission n’a pas examiné les utilisations dans leur ensemble, compte tenu de l’impression laissée par l’examen global de tous les facteurs et de tous les faits. Elle a plutôt considéré isolément chacun des facteurs relatifs au caractère équitable : voir, par exemple, les paragraphes 297, 298, 300, 301, et 309 à 314 des motifs de la Commission.

  • Pour décider du caractère équitable des utilisations, la Commission devait tenir compte « [t]ant [de] l’ampleur de l’utilisation que [de] l’importance de l’œuvre qui aurait fait l’objet d’une reproduction illicite » : CCH c. Barreau du Haut‑Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 56. La Commission a uniquement tenu compte de la quantité de copies et non de l’importance qualitative des œuvres reproduites : au paragraphe 325. En fait, la Commission a affirmé que « la mesure dans laquelle l’aspect qualitatif de l’ampleur de l’utilisation a été considéré dans l’appréciation du facteur de “l’ampleur de l’utilisation” ne ressort pas clairement […] » : au paragraphe 320. En l’espèce, la Commission devait déterminer si l’extrait représentait une partie importante de l’œuvre. Si la preuve à cet égard est insuffisante, vu le fardeau de la preuve, c’est le défendeur qui devrait en subir les conséquences.

  • Pour déterminer la « nature d’une utilisation », la Commission doit « examiner la manière dont l’œuvre a été utilisée » ainsi que le nombre total de pages reproduites dans le cadre de l’utilisation que l’on prétend équitable : CCH, précité, au paragraphe 55; Alberta c. Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CSC 37, [2012] 2 R.C.S. 345. La Commission n’a pas tenu compte de ces éléments.

[132]  Les observations d’Access Copyright au sujet du fardeau de la preuve sont mal fondées. S’il s’agissait d’une action pour violation du droit d’auteur, la question du fardeau de la preuve serait peut‑être pertinente. Or, en l’espèce, il est question de l’établissement d’un tarif – un exercice d’évaluation économique concernant diverses utilisations protégées par le droit d’auteur – et non d’un examen juridique visant à déterminer si un acte précis constituant une violation du droit d’auteur a été commis à l’égard d’une œuvre identifiable protégée par le droit d’auteur. Une instance devant la Commission en vue d’établir un tarif n’est simplement pas la même chose qu’une affaire de violation de droit d’auteur.

[133]  La Commission elle‑même a reconnu ce qui précède (au paragraphe 215), en faisant siens les propos suivants :

[traduction] [L]es tarifs de la Commission du droit d’auteur sont homologués sur une base prospective, en tenant compte de l’utilisation future. Un tarif ne peut pas raisonnablement, ni même concrètement, être traité comme une poursuite pour violation du droit d’auteur. Access Copyright ne peut pas prouver la violation future et les opposants ne peuvent pas se défendre à l’encontre d’une réclamation hypothétique.

[134]  Je constate que, depuis 2004, la Cour suprême a traité de la question de l’utilisation équitable dans les circonstances particulières de trois affaires : CCH (bibliothèque de droit); Alberta (salle de classe); Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada, 2012 CSC 36, [2012] 2 R.C.S. 326 (vente en ligne d’enregistrements musicaux). Dans aucun de ces arrêts, la Cour n’a eu recours à l’approche axée sur le fardeau de la preuve qu’Access Copyright reproche à la Commission de ne pas avoir utilisée pour apprécier le caractère équitable des utilisations.

[135]  Dans l’analyse des cas de copie, donnant potentiellement droit à rémunération, relevé dans l’enquête sur le volume, il n’était pas nécessaire que la Commission détermine si chacun d’eux constituait une violation du droit d’auteur. Elle devait plutôt déterminer, dans le calcul de la quantité totale de copies réalisées, effectué en vue d’établir les taux de redevance dans les projets de tarifs, si chacun des cas de copie donnait droit à rémunération.

[136]  Dans les arrêts CCH (au paragraphe 52) et Alberta (au paragraphe 37), la Cour suprême a souligné que l’utilisation équitable est une « question d’impression ». Je ne souscris pas à l’observation d’Access Copyright selon laquelle la Commission n’a pas tenu compte de l’« impression » générale. Dans la présente affaire, la Commission s’est fait une idée générale concernant l’utilisation après avoir examiné en détail un grand nombre de cas de copie.

[137]  Je rejette également l’observation d’Access Copyright selon laquelle la Commission a commis une erreur en examinant séparément les six différents facteurs relatifs au caractère « équitable » de l’arrêt CCH. La Commission a effectué une analyse analogue à celle à laquelle la Cour suprême s’est livrée dans les arrêts CCH, Alberta et Bell. Les différents facteurs doivent dans une certaine mesure être examinés séparément pour éviter une double prise en compte ou qu’on les confonde. La Commission a expliqué de manière très détaillée quelles utilisations étaient équitables et lesquelles ne l’étaient pas, et compte tenu de la déférence à laquelle la Commission a droit dans le cadre d’un examen selon la norme de la décision raisonnable, je ne suis pas convaincu qu’il existe des motifs d’intervenir.

[138]  Access Copyright soutient que, suivant l’arrêt CCH, la Commission est tenue de déterminer si l’extrait reproduit représente une partie importante de l’œuvre. La Commission a passé en revue les arrêts de la Cour suprême dans les affaires CCH, Alberta et Bell et elle a constaté que la Cour suprême a apprécié l’ampleur de l’utilisation uniquement en fonction de la quantité d’œuvres protégées par le droit d’auteur ayant été copiées. Elle a fait remarquer (au paragraphe 320) que « la mesure dans laquelle l’aspect qualitatif de l’ampleur de l’utilisation  doit être considéré dans l’appréciation du facteur de l’ampleur de l’utilisation ne ressort pas clairement […] ». La Commission a indiqué (au paragraphe 321) qu’il était permis de croire que, dans les arrêts Alberta et Bell la Cour suprême a adopté une approche purement quantitative en raison du fait que « dans ces affaires, il était question d’un nombre considérable d’utilisations de nombreuses œuvres et qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve au sujet des aspects qualitatifs des extraits en question ». Autrement dit, en l’absence d’éléments de preuve au sujet des aspects qualitatifs de « l’importance » d’une œuvre donnée, la Commission n’avait d’autre choix que d’évaluer l’ampleur de l’utilisation sur une base purement quantitative. Là encore, compte tenu de la déférence à laquelle la Commission a droit dans le cadre d’un examen selon la norme de la décision raisonnable, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de modifier sa décision sur ce fondement.

[139]  J’ajoute que l’enquête de volume, soigneusement négociée entre les parties, était la seule source d’information sur l’ampleur de l’utilisation dont disposait la Commission. L’étude ne portait aucunement sur l’aspect qualitatif des copies réalisées par les fonctionnaires. La participation d’Access Copyright dans la conception de l’enquête de volume fait en sorte qu’il est à présent difficile pour elle de se plaindre du fait que la Commission n’ait pas tenu compte du facteur qualitatif dans l’évaluation de l’« importance » des œuvres reproduites.

[140]  Access Copyright conteste la conclusion de la Commission selon laquelle le nombre total de copies réalisées n’était pas une considération pertinente pour apprécier la « nature de l’utilisation ». Elle affirme que les arrêts CCH et Alberta exigent que la Commission tienne compte du nombre total de copies réalisées lorsqu’elle évalue ce facteur.

[141]  Or, dans son analyse, la Commission a tenu compte du nombre total de copies réalisées. Elle a simplement déclaré (au paragraphe 287) qu’au vu des faits qui lui avaient été présentés, pour apprécier le caractère équitable d’une utilisation en fonction de ce facteur, il ne convient pas de prendre en compte le « nombre total de copies diffusées de toutes les œuvres » copiées par l’ensemble des fonctionnaires. Elle a conclu que le nombre total de copies réalisées par tous les fonctionnaires ne devient pertinent dans l’application de ce facteur que lorsqu’il s’agit d’apprécier le caractère équitable au regard des politiques ou des pratiques d’une personne ou d’une institution.

[142]  Les éléments de preuve consistaient en de nombreux cas de copie par des employés occupant divers postes dans des bureaux un peu partout au Canada. La Commission a conclu que, dans le cadre d’une procédure relative à l’établissement d’un tarif, l’ensemble des utilisations par les titulaires de licences ne constitue pas une mesure valide de la nature des utilisations individuelles étant donné qu’une utilisation individuelle ne révèle pas la nature globale des utilisations examinées. La Commission s’est exprimée en ces termes (aux paragraphes 289 à 291) :

Même lorsque, en moyenne, la diffusion peut être large, cela ne veut pas dire que toutes les utilisations individuelles doivent automatiquement être considérées comme des utilisations à large diffusion.

[…]

De plus, cette approche signifierait que les utilisations qui sont individuellement équitables pourraient devenir inéquitables après le fait, même si elles sont le fruit de personnes différentes, en raison simplement de leur nombre total.

[143]  Je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de modifier la décision de la Commission sur ce fondement.

[144]  De façon générale, il convient de rappeler, en ce qui concerne la question de l’utilisation équitable et celle de savoir si les cas de copies relevés dans l’enquête de volume sont des cas ne donnant pas droit à rémunération aux fins des calculs liés à l’établissement du tarif, que la Cour suprême a fait observer que la question de savoir si une utilisation est équitable est « […] une question de fait qui doit être tranchée à partir des circonstances de l’espèce » : CCH, au paragraphe 52.

[145]  Aussi, « l’application de ces éléments aux faits par la Commission […] appelle la déférence » : Alberta, au paragraphe 40. En présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à des considérations de politique, ou lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme plus déférente de la décision raisonnable s’applique généralement : Dunsmuir, aux paragraphes 47, 51 et 53. Seules les pures questions de droit sur lesquelles les tribunaux ainsi que la Commission peuvent avoir à se prononcer sont assujetties à la norme de la décision correcte : Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S 283. Ce volet de la décision de la Commission est factuel; il ne porte pas sur une pure question de droit puisqu’il est imprégné de son appréciation du dossier.

[146]  À mon avis, dans son appréciation de l’utilisation équitable, la Commission a appliqué fidèlement les enseignements de la Cour suprême aux éléments de preuve propres à la présente affaire, et elle a déterminé le poids devant leur être accordé comme elle est en droit de le faire. Elle est parvenue à une conclusion acceptable et défendable.

[147]  De manière générale, pour les motifs qui précèdent, l’homologation des tarifs par la Commission se fondait sur une appréciation acceptable et défendable du droit applicable et des éléments de preuve dont elle disposait. Sa décision était raisonnable.

(2)  L’équité procédurale

[148]  La Commission a‑t‑elle manqué à des obligations d’équité procédurale?

[149]  Access Copyright soulève de nombreuses préoccupations en matière d’équité procédurale. De manière générale, ses préoccupations sont liées à des décisions rendues par la Commission au sujet de la présentation d’observations et de nouveaux éléments de preuve.

[150]  Le degré d’équité procédurale dont doit faire preuve un décideur administratif est une considération pertinente à l’analyse de cette question. Pour ce faire, il faut prendre en compte les facteurs énumérés dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] 2 R.C.S. 817, 174 DLR (4e) 193.

[151]  La jurisprudence de notre Cour n’est pas fixée sur la question de la norme de contrôle applicable aux décisions procédurales – ou ayant une incidence à cet égard – des décideurs administratifs : voir les quatre positions divergentes résumées par notre Cour dans des motifs unanimes dans l’arrêt Bergeron c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, 474 N.R. 366, aux paragraphes 67 à 71, qui est un arrêt postérieur à celui que la Cour suprême a rendu sur cette question dans l’affaire Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502. Nul ne saurait mettre en doute que nous sommes nombreux à être en désaccord à ce sujet : notre jurisprudence le démontre clairement. Cependant, la question de savoir si nous devons maintenant résoudre ce désaccord est une toute autre question.

[152]  Heureusement, ce n’est pas nécessaire en l’espèce. Comme nous le verrons, aucune des questions d’équité procédurale soulevées par Access Copyright n’est fondée en droit. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de déterminer la norme de contrôle applicable à cette question ni de définir en détail le degré précis d’équité procédurale dont la Commission doit faire preuve à l’égard des parties devant elle.

[153]  Access Copyright fait observer que la Commission a exclu cinq cas de copie ainsi que le volume annualisé pondéré des copies représentées par ces cas de la catégorie des cas de copie donnant droit à rémunération parce que la quantité de copies effectuées par les employés dépassait les limites permises dans le projet de tarif : voir les motifs, au paragraphe 175 et le Tableau 2, « Non visés par le Tarif », dossier du demandeur, à la page 170. Elle se plaint du fait que ni la Commission ni les défendeurs n’ont à quelque moment que ce soit soulevé cette question à ce jour. Elle ajoute qu’elle n’a appris que la Commission avait procédé de cette façon que lorsqu’elle a pris connaissance de la décision de la Commission.

[154]  Access Copyright soutient qu’elle a ainsi été privée du droit de présenter des observations et des éléments de preuve sur cette question. Elle affirme que si cette possibilité lui avait été offerte, elle aurait présenté des éléments de preuve et des observations à la Commission sur les raisons justifiant de prendre en compte la totalité ou une large part du volume de copies exclu dans la méthode de calcul du taux de redevances adoptée par la Commission.

[155]  Je ne suis pas de cet avis.

[156]  Le résumé de la procédure, figurant aux paragraphes 14 à 33, ci‑dessus, est utile pour procéder à l’analyse de ce point. Il ressort de ce résumé qu’Access Copyright a eu amplement l’occasion de présenter des observations sur toutes les questions en litige, y compris celles liées à la disposition relative à la suppression.

[157]  Les données relatives au volume et au nombre total de pages de chacune des œuvres dont il est fait état dans l’enquête de volume étaient à la disposition de toutes les parties, et Access Copyright aurait pu faire des commentaires à ce sujet l’une des fois où des observations ont été recueillies sur la question de savoir comment il convenait de traiter les cas de copie excédant la limite de reproduction de 10 % dans le cadre de l’examen fait par la Commission. Access Copyright a eu la possibilité de présenter des observations à ce sujet, et c’est là tout ce qu’exige l’équité procédurale.

[158]  Par ailleurs, je ne suis pas persuadé qu’il aurait fallu que la Commission invite expressément les parties à présenter des observations au sujet des cinq cas. Les parties avaient connaissance de ces cinq cas et auraient pu faire part de leurs observations à ce sujet si elles le souhaitaient. Les données relatives au type d’œuvres copiées dans les cinq cas, au nombre de pages que les œuvres copiées comportaient et au nombre de pages copiées faisaient partie des copies générées par l’enquête de volume fournie aux parties. Ces cas de copie ne donnaient pas droit à rémunération par application directe du tarif et la Commission donne des explications sur son approche aux paragraphes 173 à 176. Je relève également qu’il est légitime que la Commission tienne à ce que ses décisions soient rendues en temps opportun et de manière efficace et, si elle devait inviter les parties à présenter des observations particulières sur toutes les questions en litige imaginables, la procédure devant elle s’en trouverait paralysée de manière inadmissible. Access Copyright ne m’a pas convaincu que la façon dont la Commission a procédé à cet égard était inéquitable.

[159]  Access Copyright conteste également l’équité sur le plan procédural de la décision de la Commission de ne pas inclure la disposition relative à la suppression dans le second projet de tarif.

[160]  La décision de la Commission de ne pas inclure la disposition relative à la suppression dans le second projet de tarif, ayant fait en sorte que les copies numériques ne donnent pas droit à rémunération, découle des éléments de preuve et des observations juridiques présentés par Access Copyright elle‑même. Les ententes d’affiliation conclues par Access Copyright elle‑même déposées devant la Commission en même temps que son mémoire du 4 mai 2012, ont établi que, du point de vue juridique, elle n’était pas autorisée à octroyer des licences assorties de la disposition relative à la suppression à l’égard des copies numériques. Access Copyright a su dès le début que la Colombie‑Britannique s’opposait à la disposition relative à la suppression dans son opposition du 6 juillet 2009. La Colombie‑Britannique a soulevé ce point dans son exposé de la cause, un témoin s’est opposé dans son témoignage à l’inclusion de la disposition relative à la suppression et les défendeurs ont présenté des commentaires détaillés à ce sujet à l’étape des observations sur les dispositions du tarif, présenté après l’audience.

[161]  De plus, la Commission a permis à Access Copyright de présenter un certain nombre d’observations sur la question des copies numériques ainsi que sur la disposition relative à la suppression, et cette dernière s’est prévalue de cette possibilité. Plus particulièrement, la question du caractère approprié de la disposition relative à la suppression, en tant que disposition administrative dans le second projet de tarif d’Access Copyright, a été soulevée dans l’avis de la Commission du 26 novembre 2012 et dans son ordonnance du 6 mai 2014.

[162]  Le 18 janvier 2013, après avoir été invitée par la Commission à présenter des observations, Access Copyright a fait valoir que la disposition relative à la suppression était appropriée et nécessaire. Elle a soutenu que la disposition relative à la suppression était une condition à laquelle étaient assujettis les droits que les titulaires de droits d’auteur lui avaient octroyés.

[163]  Le 26 avril 2013, après que la Commission eût de nouveau sollicité des observations, Access Copyright a encore une fois soutenu que la disposition relative à la suppression était une condition à laquelle étaient assujettis les droits octroyés par les titulaires de droits d’auteur à Access Copyright. Access Copyright a déclaré qu’elle [traduction« ne consent pas (ni ne peut) accepter » le retrait de la disposition relative à la suppression.

[164]  Le 6 mai 2014, la Commission a rendu une ordonnance dans laquelle elle indiquait de manière préliminaire son intention de ne pas inclure la disposition relative à la suppression dans le tarif homologué et elle demandait aux parties de répondre à un certain nombre de questions. L’une d’elles était celle de savoir « quel effet la non‑inclusion de cette condition aurait sur le caractère rémunérable des copies numériques » et notamment si Access Copyright pouvait « délivrer une licence en lien avec les copies numériques créées dans les cas mentionnés dans l’enquête ».

[165]  En réponse, le 6 juin 2014, Access Copyright a répété son point de vue. Toutefois, elle a ajouté que son conseil d’administration lui avait donné la permission d’autoriser l’octroi de licences n’incluant pas la disposition relative à la suppression, et qu’elle était sur le point de demander l’autorisation aux titulaires des droits d’auteur d’octroyer des licences ne comportant pas cette disposition.

[166]  Le 13 juin 2014, Access Copyright a répondu aux observations présentées par les autres parties le 6 juin 2014. Elle a repris ses observations du 6 juin 2014.

[167]  Le 21 juillet 2014, la Commission a rendu une ordonnance énonçant ses conclusions préliminaires sur les 26 cas de copie qui, d’après elle, donnaient droit à rémunération. La Commission n’a pas demandé aux parties de présenter d’autres observations ni mentionné la disposition relative à la suppression. Elle a plutôt demandé aux parties de faire quelques opérations mathématiques. Néanmoins, le 28 août 2014, Access Copyright a écrit à la Commission pour contester ses conclusions préliminaires et présenter de nouveaux éléments de preuve. Plus tard, après avoir reçu des observations, la Commission a conclu que la lettre du 28 août ne pouvait être prise en compte.

[168]  En somme, la Commission a permis à quatre reprises aux parties de présenter des observations juridiques portant sur la disposition relative à la suppression, deux fois avant que la Commission ne conclue de manière préliminaire qu’elle n’insérerait pas la disposition relative à la suppression dans le tarif homologué, et deux autres fois après avoir fait connaître sa conclusion préliminaire.

[169]  À mon avis, Access Copyright était au courant des questions en jeu devant la Commission et elle a amplement eu la possibilité de présenter des observations sur celles‑ci, de sorte que les exigences de l’équité procédurale ont été remplies : Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504, au paragraphe 42. D’ailleurs, il est même arrivé qu’Access Copyright se sente libre de présenter des observations sans avoir été invitée à le faire.

[170]  Access Copyright se plaint également du fait que, le 11 septembre 2014, la Commission l’a empêchée à tort de déposer de nouveaux éléments de preuve (lettre susmentionnée du 28 août 2014) montrant que la majorité de ses éditeurs affiliés avait convenu de renoncer à l’exigence relative à l’inclusion de la disposition relative à la suppression dans le tarif homologué. Access Copyright a tenté de présenter ces éléments de preuve à la Commission le 28 août 2014. La Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser de les admettre, relevant que la question des copies numériques [traduction« faisait l’objet de débats depuis le début des procédures sur le tarif 2010‑2014 » et qu’Access Copyright avait sollicité une dérogation à leur égard à la toute dernière minute [traduction« en tentant de modifier la portée de son pouvoir d’octroyer des licences relatives aux utilisations numériques » : dossier des défendeurs, à la page 468.

[171]  Access Copyright ne m’a pas convaincu de la nécessité d’annuler cette décision de la Commission prise dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire. La Commission est maîtresse de sa propre procédure (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, 69 D.L.R. (4e) 489), elle a intérêt à mener ses procédures de manière efficace et diligente et elle avait des motifs clairs et valables de conclure comme elle l’a fait. Même dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte, je serais réticent à intervenir. De plus, les nouveaux éléments de preuve n’étaient pas pertinents, car ils n’établissaient aucun lien entre les copies numériques spécifiques relevées dans l’enquête de volume et la renonciation rétroactive partielle. De plus, il est permis de penser qu’il aurait été déraisonnable d’assujettir de manière rétroactive l’enquête de volume aux modalités d’un accord tardif, et d’ainsi modifier les redevances payables pendant toute la période couverte par le tarif.

[172]  Par conséquent, je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale de la part de la Commission.

E.  Dispositif proposé

[173]  Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.


LE JUGE RENNIE (motifs concordants)

[174]  Je souscris au dispositif proposé par mon collègue le juge Stratas. Ce faisant, je ne voudrais pas que l’on pense que j’estime que, comme on l’a laissé entendre, les questions de compétence n’existent pas, ou que, dans l’arrêt Guérin, la Cour suprême a écarté l’application de la norme de la décision correcte en ce qui concerne les questions de compétence. Dans l’arrêt Guérin, les juges majoritaires ont appliqué la norme de la décision raisonnable parce qu’ils ont estimé que la question en jeu n’était pas une véritable question de compétence, et non par suite d’une conclusion que les questions de compétence ne sont pas assujetties à la norme de la décision correcte ou que les véritables questions de compétence n’existent pas (Guérin, aux para. 32 à 36).

[175]  Je ne souscris pas non plus à l’idée que le droit n’est pas fixé en ce qui concerne le rôle des cours de révision en matière d’équité procédurale. Au contraire, il est bien établi, et ce, tant dans la jurisprudence de la Cour suprême du Canada que celle de notre Cour (voir l’arrêt Khela, aux para. 79 et 80; Wsáneć Schcool Board c. Colombie‑Britannique, 2017 CAF 210, au para. 23; Maritime Broadcasting, au para. 79, le juge Webb).

[176]  Certaines remarques formulées dans les paragraphes 54 à 81 des motifs de mon collègue vont au‑delà de ce qui est nécessaire pour répondre à la question dont nous sommes saisis. Je m’en tiendrai donc à quelques observations succinctes.

[177]  Pour revenir à la question de compétence, il ne fait aucun doute que la Cour suprême a mis au rancart la théorie de la condition préalable. Cela a mis fin au « test axé sur la “compétence”, à la fois artificiel et très formaliste » qui a été remplacé par un « test fortement contextuel axé sur le caractère fonctionnel » (Dunsmuir, aux para. 35, 36 et 43; Bibeault, aux pages 1088 à 1090). Depuis l’arrêt Dunsmuir, la présomption – réfutable lorsqu’il s’agit d’une véritable question de compétence – que l’interprétation que fait un tribunal administratif de sa loi constitutive est habituellement susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable a prévalu.

[178]  À mon sens, pareille évolution du droit ne signifie pas que les questions de compétence n’existent pas, mais plutôt que les tribunaux doivent se garder de « spontanément qualifi[er] » un point de question de compétence (Halifax, au para. 34). De plus, bien qu’elle se soit récemment demandé si la catégorie des véritables questions de compétence existe et qu’elle ait assujetti la reconnaissance de telles questions à des critères stricts, la Cour suprême a confirmé à plusieurs reprises qu’il est permis de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable en présence d’une question touchant à la compétence (Alberta Teachers’ Association, au para. 34; McLean, au paragraphe 25; Guérin, au para. 32). L’arrêt Dunsmuir lui‑même ne constitue pas moins une autorité à cet effet. Au paragraphe 59, la Cour a indiqué :

Un organisme administratif doit également statuer correctement sur une question touchant véritablement à la compétence ou à la constitutionnalité. […] [U]ne véritable question de compétence se pose lorsque le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question. […]

[179]  La jurisprudence de la Cour suprême de la décennie qui a suivi l’arrêt Dunsmuir est constante. Dans l’arrêt Guérin, au paragraphe 32, la Cour a confirmé le critère relatif aux questions de compétence énoncé dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 59, à savoir que ces questions doivent être correctement interprétées. Plus récemment, dans l’arrêt Caron, aux paragraphes 80 et 81, deux membres de la Cour suprême ont estimé que le refus par un tribunal d’appliquer la loi soulevait une question de compétence assujettie à la norme de la décision correcte.

[180]  Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour a fait une distinction claire entre les questions de compétence, la règle de droit et la responsabilité constitutionnelle des tribunaux de veiller à ce que les décideurs administratifs n’outrepassent pas les limites de la compétence que la loi leur confère (Dunsmuir, aux para. 27 à 31). Étant donné que la Cour suprême a récemment justifié l’existence des questions de compétence et énoncé le critère relatif à ces questions – récemment appliqué par certains juges –, j’hésite à conclure que le concept des questions de compétence n’est pas fondé sur des principes et est mal fondé sur le plan théorique.

[181]  Toutefois, ces points de divergence ne portent pas à conséquence. Même au regard de la façon dont Access Copyright qualifie le sort que la Commission réserve à la disposition relative à la suppression, on ne saurait conclure à l’existence d’une question de compétence suivant la jurisprudence établie. La question de la norme de contrôle applicable en matière d’équité procédurale, en supposant qu’il s’agit d’une considération pertinente, n’a pas non plus d’incidence sur le résultat. Comme le démontrent hors de tout doute les motifs de mon collègue,
Access Copyright était au courant des questions soulevées devant la Commission, et elle a eu plusieurs occasions de répondre aux arguments défavorables à sa thèse.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑293‑15

CONTRÔLE JUDICIAIRE DE LA DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT D’AUTEUR DATÉE DU 22 MAI 2015.

INTITULÉ :

CANADIAN COPYRIGHT LICENSING AGENCY

FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM ACCESS COPYRIGHT c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE LA PROVINCE DE L’ALBERTA ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 juin 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

MOTIFS concordants :

LE JUGE RENNIE

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :

Le 22 mars 2018

 

COMPARUTIONS :

Arthur B. Renaud

Erin Finlay

Jessica Zagar

 

Pour la demanderesse

 

Bruce M. Green

 

Pour LA DÉFENDERESSE, Sa MajestÉ la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique

 

Wanda Noel

J. Aidan O’Neill

Ariel Thomas

POUR TOUTES LES AUTRES parties défenderesses

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Canadian Copyright Licensing Agency, faisant affaire sous le nom Access Copyright

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Oyen Wiggs Green & Mutala LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour LA DÉFENDERESSE, Sa MajestÉ la Reine du chef de la province de la Colombie‑Britannique

 

Wando Noel

Ottawa (Ontario)

Fasken Martineau DuMoulin, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR TOUTES LES AUTRES parties défenderesses

 

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