Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180112


Dossier : A-116-17

Référence : 2018 CAF 7

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SHIYUAN SHEN

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 1 novembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

 

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20180112


Dossier : A-116-17

Référence : 2018 CAF 7

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SHIYUAN SHEN

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.  Introduction

[1]  L’appelant interjette appel d’une ordonnance rendue par le juge Fothergill de la Cour fédérale en date du 23 mars 2017 [2017 CF 118] accueillant la demande de l’intimé, le procureur général du Canada (la Couronne), présentée en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C., 1985, ch. C‑5 (la LPC), en autorisation de ne pas communiquer des portions de deux documents au motif que leur divulgation porterait préjudice aux relations internationales.

[2]  Les deux documents en cause dans le présent appel sont rédigés par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) et portent sur une évaluation d’interdiction de territoire menée au sujet d’un agent au service du Bureau de la sécurité publique (BSP) en Chine. L’appelant soutient qu’il doit avoir accès aux parties non caviardées des deux documents de l’ASFC parce qu’elles sont pertinentes quant à sa demande d’asile au Canada, ainsi qu’à ses demandes en cours contre la Couronne devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada fondées sur des allégations de manquement à l’obligation de franchise et d’abus de procédure. Il convient de noter que, après l’audience devant la Cour, l’appelant a porté à l’attention de la Cour une décision rendue par la SPR le 31 octobre 2017 dans laquelle la SPR a conclu que la conduite de la Couronne équivalait en fait à un abus de procédure et qu’une grande partie de la preuve que la Couronne souhaitait déposer en provenance de la Chine (y compris le témoignage de l’agent du BSP) était irrecevable (décision de la SPR, le 31 octobre 2017, dossier no VB1‑00704 (paragraphes 5 et 18)). Cette décision rendrait essentiellement sans objet le présent appel puisque les questions en litige ont été tranchées en faveur de l’appelant. Toutefois, la Couronne a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision le 30 novembre 2017 (IMM‑5127‑17) qui est encore pendante. En conséquence, malgré la décision de la SPR du 31 octobre 2017, l’examen de l’ordonnance rendue par le juge Fothergill ayant trait à la demande déposée par la Couronne en vertu de l’article 38 conserve toute sa pertinence.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel, mais vu la conduite de la Couronne dans ces affaires, je n’adjugerais aucuns dépens.

II.  Faits et historique procédural

[4]  Le processus qui a abouti au présent appel est plutôt long et sinueux. La chronologie des événements qui suit vise à donner un aperçu afin de mieux situer les procédures de l’appelant menant au présent appel.

[5]  L’appelant est citoyen chinois. Il a quitté la Chine il y a plus de 15 ans, le 3 février 2002 et il est arrivé aux États‑Unis le ou vers le 22 février 2002 ou vers cette date (dossier d’appel, vol. 1, onglet 5, pièce F, page 220, au paragraphe 10). Peu après son départ de la Chine, le 3 avril 2002, les autorités chinoises ont délivré un mandat d’arrestation pour sa participation présumée à une fraude contractuelle (dossier d’appel, vol. 1, onglet 5, pièce A, page 41, au paragraphe 4). Cinq ans plus tard, le 26 mai 2007, l’appelant est entré au Canada. Lorsqu’il a ensuite demandé ensuite la résidence permanente – à une date inconnue – il a été arrêté.

[6]  Le 9 mars 2011, l’appelant a demandé l’asile au Canada. Sa demande a été rejetée par la SPR le 6 mai 2013. La SPR a rejeté sa demande en vertu de l’alinéa 1Fb) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, le 28 juillet 1951, [1969] Can. T.S. no 6, en raison de sa présumée participation antérieure à un crime grave de droit commun en Chine (dossier d’appel, vol. 1, onglet 5, pièce F, pages 218 à 249).

[7]  L’appelant a demandé un contrôle judiciaire de la décision de la SPR refusant sa demande d’asile en soutenant que la Couronne a porté atteinte à son droit à une divulgation complète. La Couronne a reconnu avoir fait une divulgation insuffisante de renseignements à l’appelant et a consenti à la demande de contrôle judiciaire aux fins d’une nouvelle audience devant la SPR.

[8]  Ensuite, la Couronne a néanmoins refusé de remettre certains documents à l’appelant. Par conséquent, l’appelant a demandé et a obtenu une ordonnance le 15 septembre 2014 rendue par le juge Beaudry de la Cour fédérale (Shen c. Canada (le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), dossier no IMM‑3740‑13) ordonnant la Couronne à:

[...] communiquer intégralement au demandeur [appelant] tous les documents concernant l’affaire du demandeur [appelant] qui sont en possession du défendeur [Couronne], et plus particulièrement lui communiquer intégralement tous les documents reçus du Bureau de la sécurité publique de la Chine relativement aux accusations portées contre le demandeur [appelant].

(Dossier d’appel, vol. 1, onglet 5, pièce H, page 265).

[9]  À la suite de cette ordonnance, la Couronne a communiqué à l’appelant les éléments de preuve qu’elle avait obtenus du BSP chinois – plus de 1 000 pages de documents. Après avoir examiné ces éléments de preuve, l’appelant a constaté que la plus grande partie de ceux‑ci étaient pertinents à son dossier et que certains constituaient une preuve à décharge à son égard. En outre, il était d’avis que ces éléments de preuve – surtout une déclaration faite par sa sœur – avaient probablement été obtenus à l’aide de torture par le BSP chinois. À ce stade de la procédure, la Couronne n’avait pas encore communiqué à l’appelant les deux documents de l’ASFC en cause dans le présent appel et l’appelant n’avait pas non plus été informé de leur existence.

[10]  À la suite de la communication des nouveaux éléments de preuve par la Couronne, l’appelant a déposé deux requêtes devant la SPR. La première requête tendait à l’exclusion de tous les éléments de preuve que la Couronne avait obtenus du BSP chinois au motif qu’ils avaient été obtenus par la torture. La deuxième requête visait la suspension de l’intervention de la Couronne dans la demande d’asile de l’appelant fondée sur l’omission de la Couronne de faire une communication complète et en temps opportun, ce qui équivalait à un manquement à son obligation de franchise et à un abus de procédure.

[11]  La SPR a rejeté ces deux requêtes. En ce qui concerne l’exclusion des éléments de preuve émanant du BSP chinois demandée, la SPR a conclu que l’appelant avait soulevé une présomption selon laquelle les éléments de preuve avaient été obtenus par la torture, mais elle a conclu que la Couronne avait réfuté cette présomption à l’aide du témoignage de l’agent du BSP chinois qu’elle a cité à témoigner. Pour ce qui est de la suspension de l’intervention de la Couronne dans la demande d’asile de l’appelant, la SPR n’a pas retenu la thèse portant que « le défaut [de la Couronne] de divulguer l’ensemble des documents [...] a vicié la procédure à ce point qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes » qui justifie une suspension (2015 CanLII 107868 (C.A. C.I.S.R.), au paragraphe 25). L’appelant a ensuite demandé le contrôle judiciaire de la décision de la SPR relative à ces requêtes devant la Cour fédérale.

[12]  Le 21 janvier 2016, le juge Fothergill de la Cour fédérale, le même juge qui a rendu la décision faisant l’objet du présent appel, a conclu que la demande de contrôle judiciaire de l’appelant devait être accueillie en partie (Shen c. Canada (Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 70 [2016 FC 70]). Il a refusé de modifier la décision de la SPR refusant la demande d’exclusion des éléments de preuve émanant du BSP chinois qui auraient été obtenus par la torture au motif qu’une telle exclusion serait prématurée (2016 CF 70, aux paragraphes 23 et 24). Toutefois, le juge Fothergill a conclu qu’il était nécessaire d’examiner la question de savoir si la Couronne a manqué à son obligation de franchise envers l’appelant, ainsi que, si un abus de procédure a été commis. Le juge Fothergill a donc renvoyé l’affaire au même commissaire de la SPR, lui enjoignant d’entendre les questions relatives à l’obligation de franchise et l’abus de procédure concernant la Couronne et de déterminer la réparation appropriée, au besoin.

[13]  Le 28 octobre 2016, quelques jours avant l’audition du nouvel examen devant la SPR, la Couronne a communiqué à l’avocat de l’appelant les deux documents de l’ASFC en cause dans le présent appel (dossier d’appel, vol. 2, onglet 5, pièce N, pages 482 à 511). Le premier document consiste en une évaluation d’interdiction de territoire menée par l’ASFC concernant l’agent du BSP chinois. Le deuxième document est une note au dossier concernant la même question. Les deux documents étaient caviardés. La Couronne a informé l’avocat de l’appelant qu’elle enlèverait un certain nombre de caviardages pourvu qu’il accepte certaines conditions en matière de confidentialité. La version moins caviardée des deux documents serait également communiquée avec la SPR et le juge de la Cour fédérale, mais non à l’appelant lui‑même. Leur utilisation serait limitée à la procédure relative à la demande d’asile de l’appelant. L’avocat de l’appelant a accepté ces conditions et a donc reçu la version moins caviardée des deux documents de l’ASFC; seules quelques petites sections demeuraient caviardées. Le 16 novembre 2016, la Couronne a déposé une demande devant la Cour fédérale, en vertu de l’article 38 de la LPC, tendant à une ordonnance de préservation de la confidentialité des petites sections caviardées des deux documents de l’ASFC au motif que leur divulgation porterait préjudice aux relations internationales.

[14]  Entre‑temps, vu la nouvelle communication des deux documents de l’ASFC en cause en l’espèce, la requête en abus de procédure de l’appelant a été ajournée par la SPR.

[15]  Étant donné cette nouvelle tournure des événements, l’appelant a déposé une requête devant le juge Fothergill de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 399(2) des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98‑106 pour nouvel examen et modification de son jugement mentionné ci‑dessus en date du 21 janvier 2016 (2016 CF 70). L’appelant a soutenu que l’omission de la Couronne de divulguer les deux documents de l’ASFC – qui avaient été rédigés par l’ASFC en 2012 – ou même leur existence, constituait un manquement évident à l’obligation de franchise et équivalait à un abus de procédure.

[16]  Le 30 janvier 2017, le juge Fothergill a rendu une ordonnance, avec motifs, refusant d’examiner de nouveau et de modifier son jugement (Shen c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 115 [2017 CF 2015]). Il a déclaré que si l’omission de la Couronne de communiquer les deux documents de l’ASFC avait été connue au moment de la demande antérieure, l’issue aurait été la même : renvoyer l’affaire à la SPR pour une nouvelle disposition sur la question de savoir si la Couronne a manqué à son obligation de franchise ou si un abus de procédure a été commis. Néanmoins, la Cour a noté que [traduction] « [l]’explication de la Couronne de son refus de divulguer les [deux] documents de l’ASFC à M. Shen [l’appelant] avant la fin de 2016 est loin d’être satisfaisante » (2017 CF 115, au paragraphe 30). En conséquence, il a accordé les dépens à l’appelant (2017 CF 115, aux paragraphes 35 et 36).

[17]  En ce qui concerne la demande de la Couronne en date du 16 novembre 2016 présentée en vertu de l’article 38 de la LPC, le juge Fothergill (ci‑après appelé le juge) a rendu une ordonnance maintenant la confidentialité des parties caviardées des deux documents de l’ASFC et a produit des motifs confidentiels le 30 janvier 2017. Il a ensuite donné à la Couronne la possibilité de décider si une partie de ses motifs devait être caviardée, et, à la suite d’une audience ex parte tenue le 7 mars 2017, le juge a publié ses motifs – caviardés en partie – le 23 mars 2017 (2017 CF 118). L’appelant interjette appel de cette ordonnance.

III.  L’ordonnance du juge

[18]  En examinant la demande de la Couronne présentée en vertu de l’article 38 de la LPC, le juge a appliqué le test développé par notre Cour dans l’affaire Ribic c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 246, [2005] 1 R.C.F. 33 [Ribic] aux faits de l’espèce. Le juge était donc appelé à répondre aux trois questions suivantes :

  1. Les renseignements caviardés sont‑ils pertinents à la demande d’asile de l’appelant ou à ses arguments concernant l’obligation de franchise ou l’abus de procédure?

  2. La divulgation des renseignements caviardés porterait‑elle préjudice aux relations internationales?

  3. Si la réponse à la question 2 est affirmative, l’intérêt public milite‑t‑il en faveur de la préservation de la confidentialité ou de l’ordonnance de la divulgation publique?

[19]  En ce qui concerne la première question, la Couronne a admis que les renseignements caviardés étaient « susceptibles d’être pertinents » à l’égard des arguments de l’appelant selon lesquels elle avait manqué à son obligation de franchise et avait commis un abus de procédure et que tous les éléments de preuve qu’elle a invoqués peuvent avoir été obtenus par la torture (2017 FC 118, au paragraphe 5). Sur ce fondement, le juge a conclu que le premier volet du critère de l’affaire Ribic était satisfait.

[20]  Le juge a ensuite examiné la deuxième question – c’est à dire le deuxième volet du critère de l’affaire Ribic. À cet égard, l’appelant a cité deux décisions canadiennes – Han c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 432, 147 A.C.W.S. (3e) 1029 [Han]; et Yuan c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CanLII 97787 (C.A.C.I.S.R.) [Yuan] – qui portaient sur l’admissibilité au Canada de représentants du BSP chinois. L’appelant a soutenu que, dans la mesure où les caviardages en cause comprenaient des éléments semblables à ceux contenus dans les décisions Han et Yuan, il était peu probable que leur divulgation porte préjudice aux relations internationales.

[21]  La Couronne a répondu à cet argument au cours d’une audience ex parte à huis clos et M. David Hartman, un haut fonctionnaire d’Affaires mondiales Canada, a produit un affidavit ex parte, ainsi qu’un témoignage de vive voix lors de l’audience ex parte à huis clos. Même si les motifs publics du juge contiennent des caviardages concernant l’affidavit et le témoignage de M. Hartman, ils signalent que M. Hartman « n’était pas au courant des préoccupations exprimées par la Chine » concernant (i) les décisions Han et Yuan; ou (ii) les versions publiques (c’est-à-dire caviardées) des deux documents de l’ASFC qui ont été communiquées dans les procédures en cours (2017 CF 118, au paragraphe 11). Le juge a également observé que « [l]’examen fait par la couronne sur le préjudice aux relations internationales qui résulterait de la divulgation des renseignements protégés et contenus dans les deux documents de l’ASFC doit faire l’objet d’une retenue », mais que la Couronne doit quand même fournir un fondement factuel de sa thèse portant qu’un préjudice aux relations internationales aurait lieu (2017 CF 118, au paragraphe 6).

[22]  Lorsqu’il a examiné le témoignage de M. Hartman, le juge a conclu qu’il était « un témoin crédible et compétent » (2017 CF 118, au paragraphe 13). Le juge a signalé en outre que le témoignage de vive voix par M. Hartman constituait une « élaboration importante » de ses affidavits (tant public qu’ex parte) et que, bien que certains éléments de sa déposition concernant le préjudice aux relations internationales étaient « hypothétiques », son témoignage appelait la déférence puisqu’il se rapportait à la « conduite des affaires étrangères » (2017 CF 118, aux paragraphes 12 et 13). Au final, le juge a reconnu « l’expertise incontestable » de M. Hartman et a conclu qu’il avait fait état « d’exemples concrets » quant au préjudice qui résulterait de la divulgation (2017 CF 118, au paragraphe 14). Cela a convaincu le juge que le deuxième volet du critère de l’affaire Ribic était satisfait.

[23]  En ce qui concerne la troisième question, c’est à dire le troisième volet du critère de l’affaire Ribic, le juge a rappelé que « la vaste majorité des renseignements contenus dans les deux documents de l’ASFC ont été communiqués à M. Shen [l’appelant] sans caviardage. Des versions moins caviardées des deux documents ont été divulguées, sous réserve d’un engagement de confidentialité [...] » (2017 CF 118, au paragraphe 15). En conséquence, l’avocat de l’appelant a été informé de la conclusion de l’évaluation d’interdiction de territoire et qu’il n’y avait « [a]ucun autre fondement factuel à l’appui des points de vue des agents [canadiens] […] dans les parties protégées des deux documents de l’ASFC » (2017 CF 118, au paragraphe 16).

[24]  Lorsqu’il est passé à l’analyse de pondération de l’intérêt public et à l’examen de la question de savoir si l’intérêt public milite en faveur de la préservation de la confidentialité ou de l’ordonnance de la divulgation publique, le juge a conclu (au paragraphe 18 de ses motifs) que les facteurs suivants étaient pertinents :

  • l’étendue du préjudice prévu;

  • l’importance des procédures sous‑jacentes;

  • la pertinence ou l’utilité des renseignements;

  • l’accessibilité des renseignements par d’autres moyens.

[25]  Le juge a conclu que, dans ce cas, l’intérêt public militait en faveur de la protection des renseignements caviardés (2017 CF 118, au paragraphe 18). Le juge a rappelé que les caviardages en cause avaient trait aux observations de l’ASFC et ne seraient de peu d’utilité pour l’appelant. Il a également noté que, sans les parties caviardées des deux documents de l’ASFC, l’appelant était tout de même « bien placé » pour défendre son argument concernant le risque que les éléments de preuve sur lesquels se fonde la Couronne pour faire opposition à la demande d’asile de l’appelant aient été obtenus sous la torture, ainsi que celui concernant l’allégation selon laquelle la Couronne a abusé des procédures et a manqué à son obligation de franchise (2017 CF 118, au paragraphe 19).

IV.  Questions en litige

[26]  Les questions pertinentes à trancher en l’espèce sont les suivantes : Le juge a‑t‑il commis une erreur dans son application du critère de l’affaire Ribic lorsqu’il a conclu que (i) la divulgation des renseignements retenus porterait préjudice aux relations internationales; et (ii) l’intérêt public, dans l’ensemble, milite en faveur de la non‑divulgation.

V.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[27]  L’application du critère de l’affaire Ribic par le juge en l’espèce concernait des questions mixtes de fait et de droit. Ses conclusions sont donc uniquement susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

B.  Le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que la divulgation des renseignements retenus porterait préjudice aux relations internationales?

[28]  L’appelant attaque la conclusion du juge selon laquelle la divulgation des renseignements retenus porterait préjudice aux relations internationales. À cet égard, il soutient que le juge a commis une erreur lorsqu’il a défini le seuil de non‑divulgation et n’a pas tenu compte du fait que les renseignements en cause étaient déjà dans le domaine public. Toutefois, le juge a pris soin de souligner dans ses motifs qu’il n’« entériner[ait] [pas] aveuglément » les demandes de non‑divulgation de la Couronne (2017 CF 118, au paragraphe 6). Même si le juge n’était pas en mesure de faire état d’autres précisions dans ses motifs publics, il a eu la possibilité d’entendre et d’apprécier le témoignage de M. Hartman et il a conclu (i) qu’il était un témoin crédible doté d’une « expertise incontestable »; et (ii) il avait donné des « exemples concrets [...] quant au préjudice qui en résulterait si les renseignements protégés étaient divulgués [...] ». En conséquence, le juge a pesé attentivement les éléments de preuve et s’en est remis à bon droit à l’expertise de M. Hartman dans le domaine des relations entre la Chine et le Canada afin de tirer la conclusion selon laquelle la divulgation aurait une incidence défavorable en matière de relations internationales.

[29]  L’appelant soutient également que la Couronne était tenue d’établir un fondement factuel pour démontrer qu’un préjudice aux relations internationales surviendrait (et non seulement qu’il pourrait survenir) en raison de la divulgation des renseignements caviardés et que le juge n’a pas imposé à la Couronne le respect de cette exigence (mémoire des faits et de droit de l’appelant, au paragraphe 65). Toutefois, le juge n’a pas, comme le soutient l’appelant, mal compris le seuil de non‑divulgation comme exigeant le simple risque de préjudice. L’utilisation des mots « serait » et « résulterait » par le juge au paragraphe 14 de ses motifs me convainc de rejeter l’argument de l’appelant. En effet, il ressort des motifs du juge qu’il était convaincu qu’un préjudice aux relations internationales était susceptible de se produire si les renseignements caviardés étaient communiqués.

[30]  Par ailleurs, l’appelant fait valoir que les renseignements caviardés en cause sont déjà dans le domaine public et qu’il n’y est donc posé aucun risque de préjudice par cette divulgation. Il convient de rappeler que le juge a conclu que « [l]es autres parties protégées des deux documents de l’ASFC renferment des observations faites par les agents de l’ASFC [...] » (2017 CF 118, au paragraphe 16). Selon l’appelant, ces observations étaient semblables aux éléments contenus dans les décisions Han et Yuan et, par conséquent, elles étaient déjà dans le domaine public. Même si les parties caviardées contenaient, comme le suggère l’appelant, des expressions semblables à celles figurant dans les décisions Han et Yuan qu’il a invoquées, cela ne signifie pas nécessairement que les observations précises caviardées dans les deux documents de l’ASFC sont déjà dans le domaine public.

[31]  Il s’ensuit que l’appelant n’a pas démontré que le juge a commis une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a conclu que la divulgation des parties caviardées des deux documents de l’ASFC était susceptible de porter préjudice aux relations internationales. L’argument de l’appelant à cet égard doit donc être rejeté.

C.  Le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que l’intérêt public, dans l’ensemble, militait en faveur de la non‑divulgation?

[32]  L’appelant conteste la conclusion du juge concernant l’intérêt public de ne pas divulguer les renseignements caviardés en cause. À cet égard, l’appelant soutient que le juge a indûment minimisé l’importance des renseignements caviardés, n’a pas tenu compte de l’intérêt public général en matière de divulgation et n’a pas tenu compte de la possibilité d’une solution de rechange, soit la divulgation uniquement à l’avocat de l’appelant.

[33]  En premier lieu, l’appelant soutient qu’il y a deux intérêts publics concurrents en litige en l’espèce : (i) la nécessité de protéger les renseignements confidentiels; et (ii) la nécessité de tenir la Couronne responsable d’une inconduite envers le public (mémoire des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 80). En ce qui concerne l’inconduite de la Couronne en l’espèce, l’appelant fait valoir que la Cour ne doit pas permettre à la Couronne d’invoquer les relations internationales pour se « protéger » contre les critiques ou sa responsabilité et la balance devrait donc pencher fortement en faveur de la divulgation (mémoire des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 85).

[34]  Les arguments de l’appelant sont sans fondement. Dans la présente affaire, la nécessité de tenir la Couronne responsable d’inconduite envers le public ne constitue pas un facteur qui doit militer en faveur de la divulgation. Au contraire, la nécessité de protéger les renseignements confidentiels doit être soupesée en fonction de l’avantage que l’appelant pourrait en tirer dans sa procédure sur le fond concernant sa demande d’asile. En fait, tel que mentionné ci-dessous, le juge a cerné les quatre facteurs qu’il a considérés comme les plus pertinents en l’espèce, à savoir : l’étendue du préjudice prévu; l’importance des procédures sur le fond; la pertinence ou l’utilité des renseignements; et l’accessibilité des renseignements par d’autres moyens (2017 CF 118, au paragraphe 18).

[35]  Le juge a alors mis l’accent principalement sur la pertinence ou l’utilité pour l’appelant des renseignements caviardés. Il était entièrement approprié pour le juge d’aborder la question de la sorte puisque les autres facteurs avaient déjà été examinés dans d’autres parties des motifs du juge. Le juge avait retenu la thèse qu’un préjudice aux relations internationales en résulterait. De même, l’importance des procédures sur le fond pour l’appelant n’était pas controversée. Enfin, la vaste majorité des renseignements avaient été communiqués à l’appelant et il n’y avait que les observations de l’ASFC qui demeuraient protégées.

[36]  En ce qui concerne la pertinence ou l’utilité des autres renseignements caviardés, j’abonde dans le sens de l’appelant : la vraie question n’est pas de savoir si l’appelant était bien placé pour défendre ses arguments sans les renseignements caviardés, mais plutôt la mesure dans laquelle ces renseignements sont pertinents à la procédure de l’appelant devant la SPR. Il ressort d’une lecture attentive des  motifs du juge que ce dernier a examiné la dernière question et a conclu que les renseignements caviardés n’avaient qu’une pertinence limitée parce qu’ils ne conféreraient qu’un avantage limité à l’appelant. Il est vrai que l’appelant n’a pas été en mesure de voir les renseignements et de prendre une décision lui‑même. Toutefois, la réalité est que l’appelant avait accès à l’essentiel des renseignements contenus dans les deux documents de l’ASFC et, par ailleurs, son avocat avait connaissance de la conclusion de l’ASFC concernant l’évaluation d’interdiction de territoire de l’agent du BSP chinois. Puisque tous ces renseignements étaient à la disposition de l’appelant et de son avocat, il était loisible au juge de conclure que la pertinence des renseignements caviardés ne l’emportait pas sur l’intérêt public de préserver son secret en raison de l’incidence de sa divulgation sur les relations internationales.

[37]  En outre, après avoir examiné les éléments de preuve, je suis d’accord avec la Couronne que la vaste majorité des renseignements figurant dans les deux documents de l’ASFC consistent en des extraits de rapports publics d’organismes gouvernementaux et non gouvernementaux. Les autres renseignements non divulgués consistent en de [traduction] « brèves observations et conclusions [...] fondées exclusivement sur les renseignements caviardés » (mémoires des faits et du droit de l’intimé, au paragraphe 36). Il en ressort ainsi que le juge n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a conclu qu’ils ne seraient que d’une pertinence ou d’une utilité limitée pour l’appelant.

[38]  Enfin, en ce qui concerne la thèse de l’appelant selon laquelle le juge n’a pas tenu compte du caractère approprié de la divulgation limitée, à savoir la divulgation de documents complets uniquement à l’avocat de l’appelant, il ressort des observations suivantes puisées dans les motifs du juge qu’il a tenu compte de cette possibilité :

Les renseignements protégés et contenus dans les deux documents de l’ASFC fournissent peu ou pas d’éléments de preuve additionnels sur les questions que M. Shen [l’appelant] souhaite établir devant la SPR ou la Cour [Cour fédérale]. Il était évident durant l’audience publique de la présente demande que, même sans avoir accès aux renseignements protégés, les avocats de M. Shen [l’appelant] sont bien placés pour faire valoir leur argument concernant le risque que la preuve sur laquelle se fonde la couronne pour faire opposition à la demande d’asile de M. Shen [l’appelant] ait été obtenue sous la torture. Ils sont également bien placés pour faire valoir leur argument concernant l’allégation selon laquelle la couronne a manqué à son obligation de franchise et a abusé des procédures, tant devant la [SPR] que devant la Cour [Cour fédérale].

(2017 CF 118, au paragraphe 19)

[39]  Vu le dossier dont il était saisi, le juge n’a commis aucune erreur manifeste et dominante lorsqu’il a conclu que l’intérêt public, dans l’ensemble, militait en faveur de la préservation de la non‑divulgation des parties caviardées des deux documents de l’ASFC.

VI.  Conclusion

[40]  Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel sans dépens.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Wyman W. Webb j.c.a. »

« Je suis d’accord

Mary J.L. Gleason j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑116‑17

 

 

INTITULÉ :

SHIYUAN SHEN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1 NOVEMBRE 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JANVIER 2018

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR L’APPELANT

 

Maria Barrett‑Morris

Andre Seguin

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

pour l’appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.