Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20171207


Dossier : A-51-17

Référence : 2017 CAF 241

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

ALEXION PHARMACEUTICALS INC.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 1er novembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

 


Date : 20171207


Dossier : A-51-17

Référence : 2017 CAF 241

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

ALEXION PHARMACEUTICALS INC.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LASKIN

I.  Aperçu

[1]  L’appelante, Alexion Pharmaceuticals Inc., est partie à une procédure devant le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés en ce qui concerne le prix de son médicament Soliris. Alexion souhaite contester la validité constitutionnelle des dispositions de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, qui habilite le Conseil à rendre des ordonnances réparatrices lorsqu’il estime que le titulaire d’un brevet d’invention relatif à un médicament vend ou a vendu le médicament breveté à un prix qu’il juge excessif. Il peut notamment ordonner au breveté de baisser le prix de vente au Canada et de payer à Sa Majesté du chef du Canada le montant précisé dans l’ordonnance. Alexion affirme que ces dispositions constituent un régime de contrôle des prix qui outrepasse la compétence que le paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867 (« Les brevets d’invention et de découverte ») confère au Parlement et qu’elles empiètent indûment sur la compétence provinciale prévue au paragraphe 92(13) (« La propriété et les droits civils dans la province »).

[2]  Plutôt que de soulever cette question devant le Conseil, Alexion a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, dans laquelle elle sollicite une déclaration d’inconstitutionnalité et une ordonnance interdisant au Conseil de tenir une audience.

[3]  Pour sa part, le procureur général du Canada a sollicité une ordonnance rejetant sommairement la demande de contrôle judiciaire au motif qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie. Le protonotaire Aalto a accueilli la requête sur le fondement de la doctrine du stare decisis (2016 CF 716). Il a reconnu qu’il faut atteindre un seuil élevé pour obtenir sur requête le rejet d’une demande, mais il a conclu que notre Cour avait tranché la question constitutionnelle soulevée en l’espèce dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Sandoz Canada Inc., 2015 CAF 249, et que cet arrêt faisait autorité à cet égard. L’appel d’Alexion devant la Cour fédérale a été rejeté (2017 CF 22) : la juge Simpson a d’abord convenu que la question constitutionnelle avait été tranchée dans l’arrêt Sandoz, puis que cet arrêt avait valeur de précédent et que rien ne justifiait de le reconsidérer. Ni le procureur général ni la Cour fédérale, que ce soit dans le contexte de la requête ou de l’appel, n’ont remis en question l’opportunité d’avoir soulevé la question constitutionnelle directement devant la Cour fédérale sans l’avoir d’abord soulevée devant le Conseil.

[4]  Alexion interjette maintenant appel devant notre Cour. Elle fait valoir que, dans l’arrêt Sandoz, notre Cour n’a pas tranché la question constitutionnelle qu’elle soulève dans la présente instance et que les commentaires que notre Cour a formulés dans cet arrêt n’étaient que des remarques incidentes non contraignantes. Elle affirme également que sa demande, par contraste avec les demandes ayant donné lieu à l’arrêt Sandoz, repose sur un dossier factuel exhaustif dont la Cour fédérale disposerait et devrait disposer pour se prononcer sur la question constitutionnelle.

[5]  Je suis d’avis de rejeter l’appel. Alexion devait d’abord soulever la question constitutionnelle devant le Conseil. Comme elle ne l’a pas fait, elle n’était pas en droit de soulever la question devant la Cour fédérale. En tout état de cause, la Cour fédérale avait raison de conclure que l’arrêt Sandoz rendu par notre Cour tranchait définitivement la question.

II.  L’instance devant le Conseil

[6]  Alexion vend au Canada le médicament révolutionnaire Soliris, utilisé pour traiter deux affections mettant en danger la vie du malade.

[7]  En janvier 2015, des membres du personnel du Conseil ont déposé un exposé des allégations indiquant que le médicament Soliris avait été vendu à un prix excessif entre 2012 et 2014, et dans lequel ils sollicitaient une ordonnance du Conseil visant à obliger Alexion, entre autres choses, à baisser le prix du Soliris et à payer 5,6 millions de dollars pour compenser les recettes excessives accumulées.

[8]  Après la délivrance d’un avis d’audience par le Conseil et après une longue série de requêtes interlocutoires, une audience de 20 jours a été tenue entre les mois de janvier et d’avril 2017 afin de déterminer si Alexion vend ou a vendu Soliris à un prix excessif et, le cas échéant, quelles ordonnances devaient être rendues.

[9]  En septembre 2015, après la délivrance de l’avis d’audience, mais avant que l’audience débute, Alexion a déposé à la Cour fédérale la demande de contrôle judiciaire qui fait l’objet du présent appel.

[10]  Le Conseil a rendu sa décision sur le fond en septembre 2017, après les décisions de la Cour fédérale et peu de temps avant que le présent appel soit instruit. Le Conseil a conclu que le prix du Soliris était et demeure excessif. Il a ordonné à Alexion de baisser le prix demandé et de payer à Sa Majesté du chef du Canada le montant approuvé par le Conseil, à être calculé par des membres du personnel de ce dernier et par Alexion, selon les paramètres établis par le Conseil. La décision du Conseil fait maintenant l’objet d’une demande distincte de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

III.  La question constitutionnelle

[11]  Dans sa demande de contrôle judiciaire qui a mené au présent appel, Alexion a sollicité un jugement déclaratoire contre le procureur général ainsi qu’un bref de prohibition interdisant au Conseil de tenir une audience ou de rendre une ordonnance sur le prix auquel Alexion vend ou a vendu Soliris sur le marché canadien.

[12]  Le jugement déclaratoire demandé par Alexion visait les articles 83 et 86 de la Loi sur les brevets et les mots « en application [de l’article] 83 » figurant au paragraphe 87(1) de la Loi. Dans son avis de demande, Alexion demandait qu’il soit déclaré que ces dispositions outrepassent les pouvoirs du Parlement du Canada

[traduction] en ce que le régime de réglementation des prix créé par les dispositions contestées excède les pouvoirs conférés au Parlement en vertu du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867 ou d’autres pouvoirs fédéraux reconnus par ladite loi, et elle empiète indûment sur la compétence provinciale à l’égard de la propriété et des droits civils dans la province prévue au paragraphe 92(1) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[13]  Alexion n’a pas soulevé la question constitutionnelle susmentionnée devant le Conseil.

[14]  À l’appui de sa demande, Alexion a déposé deux affidavits et le [traduction] « mémoire sur l’historique législatif de la demanderesse ». L’un des affidavits a été établi sous serment par Lionel Bently, professeur en droit de la propriété intellectuelle de la chaire Herchel‑Smith, à la faculté de droit de l’Université de Cambridge, en Angleterre. Comme il l’a lui-même indiqué, son affidavit portait sur [traduction] « l’objet et l’effet des régimes de brevets et les relations, s’il en est, entre la réglementation des brevets et le contrôle des prix des produits brevetés, en particulier dans le domaine des produits pharmaceutiques ». L’autre affidavit a été établi sous serment par Jonathan D. Putnam, un expert en économie internationale en matière de propriété intellectuelle. Il a fourni ce que l’avocat d’Alexion a décrit comme une [traduction] « analyse économique […] portant sur l’objet et l’effet des dispositions contestées dans le cadre administratif de la Loi sur les brevets ».

[15]  Le mémoire sur l’historique législatif comportait un avis rédigé à l’intention de l’Association canadienne du médicament générique en 1992 par James C. MacPherson, alors doyen de la faculté de droit Osgoode Hall, et maintenant juge à la Cour d’appel de l’Ontario. Dans son avis, il concluait que, si les dispositions – contestées dans la présente instance – étaient adoptées, leur constitutionnalité soulèverait un [traduction] « doute sérieux ».

IV.  Les dispositions contestées

[16]  Les dispositions dont Alexion conteste la constitutionnalité dans sa demande de contrôle judiciaire ont été ajoutées à la Loi en 1993 (Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets, L.C. 1993, ch. 2, article 7) et figurent sous l’intitulé « Prix excessifs ». Elles suivent les dispositions de la Loi qui permettent au Conseil d’enjoindre au breveté d’un médicament de lui fournir des renseignements pour qu’il puisse faire enquête sur le prix de vente – antérieur ou actuel – du médicament.

[17]  L’article 83 permet au Conseil, lorsqu’il estime que le breveté vend sur un marché canadien le médicament à un prix qu’il juge être excessif, de rendre une ordonnance enjoignant au breveté de baisser le prix de vente. Lorsque le Conseil estime que le breveté a vendu le médicament à un prix qu’il juge être excessif, il peut, par ordonnance, enjoindre au breveté de prendre l’une ou plusieurs des mesures suivantes pour compenser l’excédent que lui a procuré la vente du médicament : 1) baisser le prix de vente du médicament; 2) baisser le prix de vente d’un autre médicament lié à une invention brevetée du titulaire du brevet; 3) payer à Sa Majesté du chef du Canada le montant précisé dans l’ordonnance. Le Conseil peut également enjoindre à un ancien breveté de prendre ces deux dernières mesures ou l’une ou l’autre d’entre elles. S’il estime que le breveté ou l’ancien breveté s’est livré à une politique de vente du médicament à un prix excessif, le Conseil peut ordonner au breveté ou à l’ancien breveté de prendre une ou plusieurs des mesures susmentionnées de façon à réduire les recettes d’un montant représentant au plus le double de l’excédent procuré par la vente au prix excessif. Aucune ordonnance ne peut être rendue en vertu de l’article 83 sans avoir au préalable donné au breveté ou à l’ancien breveté la possibilité de présenter ses observations.

[18]  Les articles 84 à 86 de la Loi établissent les délais à l’intérieur desquels les ordonnances doivent être rendues, précisent les facteurs que le Conseil doit prendre en compte pour décider si un prix est excessif et régissent certains aspects de l’audience. Le paragraphe 87(1) emploie les mots « en application [de l’article] 83 » lorsqu’il dispose que certains renseignements et documents fournis au Conseil sont protégés et ne doivent pas être divulgués.

V.  La version antérieure de la Loi

[19]  De 1923 jusqu’à l’entrée en vigueur des modifications de 1993, la Loi contenait des dispositions prévoyant l’octroi de licences obligatoires pour les brevets de médicaments. À compter de 1987, des dispositions autorisant le Conseil à surveiller les prix des médicaments et à accorder des réparations s’il concluait que les prix étaient excessifs y figurent également. Un résumé utile de ces dispositions et de leur évolution figure dans l’arrêt de notre Cour ICN Pharmaceuticals, Inc. c. Canada (Personnel du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés), [1997] 1 C.F. 32, aux paragraphes 3 à 12, 68 C.P.R. (3e) 417, aux pages 423 à 425; voir également Manitoba Society of Seniors Inc. c. Canada (Attorney General) (1991), 77 D.L.R. (4e) 485, aux pages 487 à 489, 35 C.P.R. (3e) 66 (B.R. Man.), confirmée par (1992), 96 D.L.R. (4e) 606, 45 C.P.R. (3e) 194 (C.A. Man.).

[20]  La Loi, dans sa version en vigueur entre 1987 et l’adoption des modifications de 1993, prévoyait toujours l’octroi de licences obligatoires pour les médicaments, mais elle accordait aux brevetés une période d’exclusivité en interdisant aux titulaires de licence d’exercer les droits obtenus en vertu d’une licence obligatoire pour des périodes variant de sept à dix ans. Pour apaiser les craintes que les prix puissent être excessifs du point de vue des consommateurs durant la période d’exclusivité, la Loi prévoyait la création du Conseil pour surveiller et examiner le prix des médicaments brevetés. Si le Conseil estimait qu’un médicament était vendu à un prix excessif, il pouvait mettre fin à l’exclusivité en levant l’interdiction à laquelle les titulaires de licence étaient assujettis. Il pouvait également lever l’interdiction visant les titulaires de licence relative à un autre brevet ou ordonner au breveté de baisser le prix du médicament. Les modifications de 1993 ont aboli le régime des licences obligatoires et donné au Conseil ses pouvoirs actuels.

VI.  Contestation de la version antérieure de la Loi

[21]  Les modifications de 1987 ont été contestées sur le plan constitutionnel dans l’affaire Manitoba Society of Seniors, précitée. La contestation était fondée sur des motifs très semblables à ceux qu’Alexion souhaite maintenant invoquer, à savoir que les modifications constituaient de par leur caractère véritable un régime de réglementation des prix et qu’elles outrepassaient donc la compétence fédérale en ce qui concerne les brevets et qu’elles empiétaient sur la compétence provinciale relative à la propriété et aux droits civils.

[22]  La Cour du Banc de la Reine du Manitoba a rejeté cet argument. Elle a fait remarquer (à la page 489) que le régime réglementaire administré par le Conseil avait été mis en place en raison de [traduction] « craintes légitimes […] de la part des consommateurs que les prix augmentent à des niveaux inacceptables pendant la période d’exclusivité ». Elle a conclu (à la page 492) que les modifications constituaient de par leur caractère véritable des mesures législatives relatives aux brevets :

[traduction] Comme la loi rétablit l’exclusivité des médicaments brevetés dans une mesure qui n’existait pas depuis 1931, le Parlement a également prévu un mécanisme pour aborder les prix excessifs qui pourraient découler des monopoles créés.

[23]  La Cour d’appel du Manitoba a confirmé la décision de la Cour du Banc de la Reine. Dans des motifs concis, elle a reconnu que les modifications, de par leur caractère véritable, concernaient les brevets.

VII.  L’arrêt de notre Cour dans l’affaire Sandoz

[24]  L’arrêt de notre Cour dans l’affaire Sandoz découle de procédures devant le Conseil qui visaient deux sociétés pharmaceutiques, Sandoz et ratiopharm (les sociétés). Les deux sociétés vendaient des versions génériques de médicaments brevetés dans le cadre d’arrangements qui ne leur accordaient aucun droit de propriété sur les brevets. Le Conseil avait rendu une ordonnance enjoignant à ratiopharm de verser environ 65,9 millions de dollars pour compenser les recettes excessives. La procédure contre Sandoz était à un stade moins avancé : le Conseil avait ordonné à Sandoz de lui fournir des renseignements sur ses prix.

[25]  Les sociétés avaient fait valoir devant le Conseil qu’elles n’étaient pas des « brevetées » au sens du paragraphe 79(1) de la Loi et que le Conseil n’avait donc pas compétence à leur égard. Le paragraphe 79(1) définit un « breveté » pour l’application des articles 79 à 103; la définition vise, en plus de la personne ayant pour le moment « droit à l’avantage d’un brevet » pour une invention liée à un médicament, quiconque « exerce ou a exercé les droits d’un titulaire dans un cadre autre qu’une licence prorogée en vertu du paragraphe 11(1) de la Loi de 1992 modifiant la Loi sur les brevets ».

[26]  Les sociétés ont également soutenu devant le Conseil que les articles 79 à 103 de la Loi outrepassaient la compétence constitutionnelle fédérale en ce qui concerne les brevets. Sandoz a ajouté que la loi était inconstitutionnelle « tout au moins en ce qui concerne les produits pharmaceutiques génériques » (Sandoz, précité, par. 110 (souligné dans l’original)). Après le rejet de ces arguments par le Conseil, les sociétés ont présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

[27]  La Cour fédérale a accueilli les demandes des sociétés et elle a conclu qu’elles n’étaient pas des « breveté[e]s » au sens du paragraphe 79(1) (Sandoz Canada Inc c. Canada (Procureur général), 2014 CF 501; Ratiopharm Inc. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 502). Elle a néanmoins examiné la question constitutionnelle. Elle a estimé que les modifications apportées en 1993 augmentaient les pouvoirs de réparation du Conseil plutôt que de modifier l’objet des dispositions législatives. Elle n’a pas retenu l’argument selon lequel les modifications apportées en 1993 justifiaient de déroger à la conclusion à laquelle la Cour était parvenue dans la décision Manitoba Society of Seniors, et elle a conclu que les dispositions découlaient de l’exercice constitutionnel par le Parlement de sa compétence en matière de brevets.

[28]  Le procureur général a interjeté appel des deux jugements devant notre Cour; les deux appels ont été entendus ensemble.

[29]  Dès le début de l’audience, l’avocat d’Alexion a demandé de déposer un [traduction] « mémoire relatif aux documents produits en appel dans l’affaire Sandoz/ratiopharm (maintenant Teva Canada limitée) », comportant des copies des avis de question constitutionnelle déposés devant la Cour dans l’affaire Sandoz ainsi que les réponses du procureur général et les répliques à ses réponses. L’avocat du procureur général s’est opposé au dépôt du mémoire au motif qu’il ne dressait pas un portrait complet du dossier dont disposait la Cour dans l’affaire Sandoz et qu’il serait peu utile à la Cour. La Cour a conclu que les documents pouvaient être déposés, peu importe l’utilité qu’ils pouvaient avoir; en effet, il est loisible à la Cour de prendre connaissance d’office du contenu de ses propres dossiers (Canada c. Olumide, 2017 CAF 42, par. 11; Craven c. Smith (1869), L.R. 4 Ex. 146). Je reviendrai sur la question dont la Cour était saisie dans l’affaire Sandoz plus loin dans les présents motifs.

[30]  Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Sandoz (par. 110), et comme le « mémoire » le confirme, les avis de question constitutionnelle déposés par Sandoz et ratiopharm englobaient les articles 79 à 103 de la Loi et reprenaient la thèse selon laquelle ces dispositions étaient « un prolongement inconstitutionnel du pouvoir du Parlement en ce qui concerne les brevets, tout au moins en ce qui concerne les produits pharmaceutiques génériques ». Les avis reconnaissaient également qu’il faudrait que la Cour se prononce sur la question constitutionnelle si elle concluait que Sandoz et ratiopharm étaient des « brevetées ». Sandoz et ratiopharm étaient d’avis qu’il y aurait lieu dans ce cas de renvoyer la question constitutionnelle à la Cour fédérale pour décision, mais les deux sociétés de même que le procureur général ont néanmoins débattu de manière approfondie du bien‑fondé de la question.

[31]  La Cour a estimé que la « question centrale » en appel dans l’affaire Sandoz était celle de savoir si la Cour fédérale avait eu raison d’annuler la conclusion du Conseil selon laquelle Sandoz et ratiopharm étaient des « breveté[e]s » ou des « titulaires d’un brevet » au sens du paragraphe 79(1) même si elles n’étaient pas des propriétaires de brevet (par. 2), et elle a consacré la majeure partie de ses motifs à cette question. Toutefois, elle a également reconnu que, si la réponse à cette question était négative, il faudrait qu’elle se prononce sur la validité constitutionnelle du paragraphe 79(1) (par. 54).

[32]  La Cour a effectivement répondu à la question d’interprétation par la négative : elle a conclu que la décision du Conseil selon laquelle Sandoz et ratiopharm étaient des « breveté[e]s » ou des « titulaires de brevet » au sens de la définition prévue au paragraphe 79(1) était raisonnable et qu’il n’existait aucun motif de la modifier.

[33]  La Cour s’est ensuite penchée sur la question constitutionnelle. Elle a d’abord examiné la question de savoir si les articles 79 à 103 de la Loi étaient valides sur le plan constitutionnel dans la mesure où ils visaient les titulaires et les propriétaires de brevets et ensuite celle de savoir si l’application du régime à d’autres personnes que les titulaires ou les propriétaires de brevets les rendait inconstitutionnels.

[34]  Dans l’examen du premier point, la Cour a rejeté (par. 115) l’allégation de Sandoz et de ratiopharm selon laquelle le pouvoir du Conseil, en vertu des modifications apportées en 1987, de lever l’exclusivité accordée au propriétaire d’un brevet s’il concluait que le prix était excessif, était au cœur de la décision Manitoba Society of Seniors, de sorte que l’élimination de ce pouvoir par suite des modifications apportées à la Loi en 1993 rendait ces dispositions inconstitutionnelles. La Cour a déclaré que, du point de vue constitutionnel, la modification visant à éliminer le pouvoir de lever l’exclusivité des brevets était sans conséquence; le contrôle des prix est demeuré – comme il l’était au moment où la décision dans Manitoba Society of Seniors a été rendue – une partie intégrante du régime.

[35]  La Cour a ensuite (par. 116) confirmé le caractère constitutionnel du régime dans la mesure où il s’applique aux titulaires et aux propriétaires de brevets :

Selon moi, le juge de la Cour fédérale, et le Conseil avant lui, ont conclu avec raison que le contrôle des prix demandés pour les médicaments brevetés faisait partie des compétences du Parlement en matière de brevets en vertu du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867 lorsqu’il s’applique à un propriétaire ou à un titulaire de brevet.

La Cour a souligné que, de fait, Sandoz et ratiopharm avaient accepté cette proposition lorsqu’elles ont soutenu que l’interprétation du terme « breveté » par la Cour fédérale (qu’elles ont défendue en appel) maintenait le lien nécessaire avec la compétence fédérale.

[36]  La Cour a ensuite examiné (par. 117) la « dernière question à trancher […] à savoir si ce régime de contrôle des prix demeure constitutionnel lorsqu’il s’applique à d’autres personnes que les titulaires ou les propriétaires de brevets ». La Cour a conclu par l’affirmative.

[37]  Sur la base de la définition de « breveté » existante au moment où la décision Manitoba Society of Seniors a été rendue, la Cour a interprété les conclusions dans cette affaire comme sanctionnant la validité du régime lorsqu’il s’applique à d’autres personnes que les titulaires de brevets (par. 119). De plus, elle a conclu que l’argument selon lequel « le lien avec le brevet cesse d’être suffisant pour répondre à l’exigence constitutionnelle lorsque la personne ciblée est titulaire d’une licence l’autorisant à vendre un médicament breveté sans être titulaire du brevet » était sans fondement (par. 121). Elle a expliqué que « le méfait que la Loi vise à empêcher découle de l’existence du brevet lié aux médicaments vendus [...], de sorte que rien ne repose sur le fait que la personne exerçant les droits de vente n’est pas elle‑même titulaire du brevet » (par. 121).

[38]  La Cour formule sa conclusion en ces termes : « Je conclus donc que le Conseil a eu raison d’affirmer qu’inclure au paragraphe 79(1) de la Loi les personnes qui exercent des droits de vente en vertu d’un brevet n’a pas pour conséquence de retirer cette disposition du champ du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle [1867]. » (par. 122)

[39]  Sandoz et ratiopharm ont déposé une requête en autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada. La requête a toutefois été abandonnée dans le cadre d’un règlement amiable.

VIII.  La requête du procureur général en rejet de la demande de contrôle judiciaire d’Alexion

[40]  Le procureur général a demandé à la Cour fédérale de rendre une ordonnance rejetant sommairement la demande d’Alexion au motif qu’elle est dépourvue de toute chance de succès parce que la Cour a déjà examiné et rejeté récemment les mêmes arguments constitutionnels dans l’arrêt Sandoz.

[41]  Le protonotaire a accueilli la requête. Il a reconnu qu’un lourd fardeau incombe à la partie qui dépose une requête en radiation, mais il a conclu que la décision de notre Cour dans l’arrêt Sandoz suffisait pour trancher la requête : « La conclusion de la Cour est définitive et, [...] la doctrine du stare decisis s’applique. » (2016 CF 716, par. 44)

[42]  La juge de la Cour fédérale a rejeté l’appel d’Alexion. Elle a affirmé que la « seule question consiste à savoir si le protonotaire avait raison lorsqu’il a radié la [demande] parce qu’elle est dépourvue de toute chance de succès, parce que la décision Sandoz est une jurisprudence impérative » (2017 CF 22, par. 18). Elle a conclu que l’arrêt Sandoz avait valeur de précédent et que le protonotaire avait raison.

[43]  Comme il est indiqué ci‑dessus, ni le protonotaire ni la juge de la Cour fédérale n’ont évoqué la possibilité de refuser d’entendre la demande au motif qu’il était inapproprié pour Alexion de contourner le Conseil et de soulever sa contestation constitutionnelle pour la première fois devant la Cour fédérale. Le procureur général n’a pas soulevé cette question non plus. Cela est particulièrement surprenant compte tenu du fait qu’une autre demande de contrôle judiciaire déposée par Alexion en lien avec une procédure dont était saisi le Conseil, fondée en partie sur des motifs constitutionnels, a été radiée par la Cour fédérale comme étant prématurée (Alexion Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Procureur général), 2017 CF 21).

IX.  Appel d’Alexion devant notre Cour

[44]  L’appel d’Alexion est très circonscrit. Au paragraphe 29 de son mémoire, elle déclare que [traduction] « [l]a seule question que la Cour doit trancher consiste à savoir si la juge Simpson a conclu à bon droit que l’arrêt Sandoz constituait une “jurisprudence impérative” qui tranche les questions constitutionnelles soulevées par Alexion dans la demande ». Elle a aussi fait valoir ce point au début de sa plaidoirie. Au cours de celle‑ci, elle a aussi reconnu qu’elle n’aurait pas gain de cause en appel si la Cour devait juger que sa conclusion dans l’arrêt Sandoz, selon laquelle le régime de contrôle des prix est valide lorsqu’il s’applique aux propriétaires et aux titulaires de brevets, était un élément central de la décision.

[45]  Alexion, dans sa réponse à la requête déposée par le procureur général, n’a pas soulevé l’argument subsidiaire possible selon lequel, malgré son effet déterminant s’il n’est pas infirmé, la Cour devrait déroger à l’arrêt Sandoz sur le fondement des critères établis dans l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, aux paragraphes 8 à 10. Elle n’a pas soutenu non plus subsidiairement que, puisque l’arrêt Sandoz ne lierait évidemment pas la Cour suprême du Canada, il devrait être permis à Alexion, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, de constituer un dossier en vue d’un éventuel examen par la Cour suprême et de tenter de convaincre notre Cour de conclure que l’arrêt Sandoz pose problème sur le plan juridique (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, par. 41 à 45, [2013] 3 R.C.S. 1101; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, par. 18 à 22, [2012] 2 R.C.S. 489; R. c. Déry, 2017 CACM 2, par. 31 et 32, les juges Cournoyer et Gleason).

[46]  Je ne ferai donc aucun commentaire au sujet de la viabilité des autres arguments possibles et je vais m’en tenir à me prononcer sur (1) la question telle qu’elle a été formulée par Alexion, qui consiste à savoir si l’arrêt Sandoz a valeur de précédent et (2) la question, soulevée d’office par la Cour lors des plaidoiries, qui consiste à savoir si Alexion avait le droit de contourner le Conseil et de présenter sa contestation constitutionnelle directement à la Cour fédérale dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Je trancherai d’abord la dernière question.

X.  Était‑il approprié de contourner le Conseil?

[47]  En principe, les parties à une instance administrative ne peuvent s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui leur sont ouvertes dans le cadre du processus administratif. Cela signifie qu’habituellement une partie à une procédure administrative doit présenter au décideur administratif tous les arguments à l’égard desquels il a compétence et qu’elle doit obtenir sa décision avant de déposer une demande de contrôle judiciaire (Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, par. 30 et 31, [2011] 2 R.C.F. 332; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, par. 35 et 37, [2012] 1 R.C.S. 364).

[48]  La règle s’applique aux questions constitutionnelles de la même manière qu’elle s’applique à toute autre question. Si le décideur administratif a compétence pour entendre des arguments constitutionnels, ces arguments doivent lui être présentés en première instance (Okwuobi c. Commission scolaire Lester B.‑Pearson; Casimir c. Québec (Procureur général); Zorrilla c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 16, par. 38 à 55, [2005] 1 R.C.S. 257). Le décideur administratif a compétence pour entendre des arguments constitutionnels lorsqu’il a le pouvoir de trancher des questions de droit (Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504). Comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Sandoz (par. 57 à 64), le Conseil en l’espèce a le pouvoir de trancher des questions de droit. Il l’a fait, par exemple, lorsqu’il a interprété la Loi et tranché les questions constitutionnelles en première instance dans l’affaire Sandoz et lorsqu’il s’est prononcé sur la portée de la compétence que lui confère la Loi, conformément aux enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3.

[49]  Plusieurs des raisons qui justifient cette règle et démontrent qu’elle est dans l’intérêt public sont résumées dans l’arrêt C.B. Powell, précité, au paragraphe 32. Parmi celles‑ci il y a l’opportunité d’éviter la multiplicité des procédures et le gaspillage des ressources que suppose la présentation de demandes de contrôle judiciaire interlocutoires lorsque le demandeur pourrait de toute façon obtenir gain de cause à l’issue du processus administratif ainsi que l’opportunité de veiller à ce que la cour de révision bénéficie des conclusions du décideur administratif et la nécessité pour les cours de justice de respecter la décision du législateur d’octroyer à des organismes administratifs un pouvoir décisionnel. Lorsque la question est de nature constitutionnelle, on risque aussi en s’adressant en premier lieu à une cour de justice de priver la cour du point de vue du décideur administratif en ce qui concerne « des appréciations factuelles, des éclairages attribuables à sa spécialisation, résultant de nombreuses années à statuer sur une myriade d’affaires complexes, et toute considération pertinente sur le plan des politiques » (Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, par. 42 et 45, [2015] 4 R.C.F. 75). Le fait qu’elle soit fréquemment invoquée à l’appui des requêtes en radiation (Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, par. 32 et 33, [2015] 4 R.C.F. 467) et qu’il soit permis à la Cour de la soulever d’office (Forest Ethics, précité, par. 22) témoignent de la vigueur de la règle en question et des principes qui la sous‑tendent.

[50]  Les exceptions à la règle sont rares; parmi elles il y a l’urgence (Okwuobi, précité, par. 50) et l’existence de circonstances véritablement exceptionnelles (C.B. Powell, précité, par. 33). Plusieurs de ces circonstances exceptionnelles correspondent à celles donnant ouverture à un bref de prohibition (Forner c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2016 CAF 35, par. 15).

[51]  En l’espèce, la Cour a soulevé d’office la règle. Alexion a soutenu en réponse qu’il aurait été inutile de soulever la question constitutionnelle devant le Conseil étant donné ses décisions dans l’affaire Sandoz. Elle a également fait valoir que le fait que le Conseil ne puisse prononcer une déclaration d’invalidité – alors qu’une cour de justice est habilitée à le faire – constituait un motif valable de contourner le Conseil.

[52]  Je suis d’avis que ni l’un ni l’autre de ces motifs ne justifient une exception à la règle. La formation du Conseil qui a été saisie de la présente affaire n’est pas la même que celle qui a statué sur les contestations de Sandoz et de ratiopharm. Elle aurait fort bien pu fournir d’autres enseignements. La Cour suprême a confirmé que le pouvoir d’un décideur administratif de refuser d’appliquer une disposition qu’il juge être incompatible avec la Constitution constitue une réparation appropriée au niveau administratif et que la nature de ce pouvoir ne constitue pas un motif suffisant pour contourner sa compétence (Okwuobi, précité, par. 44 et 45).

[53]  De plus, Alexion a sollicité un bref de prohibition dans sa demande, mais ses chances de l’obtenir auraient été très minces. La Cour suprême, citant C.B. Powell, ainsi que d’autres décisions, a demandé aux tribunaux de faire preuve de retenue avant de prononcer une ordonnance d’interdiction ayant pour effet de « court‑circuiter » le rôle décisionnel d’un tribunal (Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), précité, par. 35 à 37). La décision de la Cour dans l’arrêt C.B. Powell (par. 33) indique clairement qu’un argument constitutionnel, sans plus, ne constitue pas une circonstance urgente ou exceptionnelle qui justifie de recourir sans tarder aux cours de justice et d’ainsi contourner le décideur administratif.

[54]  Le procureur général aurait pu s’opposer à ce qu’Alexion présente la question constitutionnelle directement à la Cour fédérale, mais il ne l’a pas fait. À l’audience devant notre Cour, l’avocat du procureur général a expliqué qu’aucune objection n’a été formulée parce que l’intimé estimait avoir de solides arguments pour repousser, sur le fond, l’attaque constitutionnelle d’Alexion. La Cour fédérale n’a pas soulevé la question d’office. À l’avenir, dans des circonstances semblables, il serait souhaitable que l’intimé manifeste son opposition ou, au besoin, que la cour soulève la question d’office, de sorte qu’elle soit en mesure, à la première occasion, de déterminer si la règle et les principes judiciaires sous‑jacents s’appliquent.

[55]  Selon moi cette règle ainsi que ces principes judiciaires s’appliquent à l’évidence en l’espèce. Plusieurs raisons d’ordre pratique et juridique justifient que le Conseil examine et tranche la question constitutionnelle en première instance. Entre autres, la présente instance a donné lieu à une multiplicité de procédures, notamment une procédure relative à la question constitutionnelle et une demande de contrôle judiciaire distincte, dont la Cour fédérale est présentement saisie, à l’encontre de la décision du Conseil sur le fond. Comme elle a eu pour effet de contourner le Conseil, la demande de contrôle judiciaire a miné le rôle du Conseil en tant que tribunal de première instance appelé à se prononcer sur des questions de fait et de droit relevant de son mandat et privé la cour chargée du contrôle du point de vue du Conseil en ce qui concerne l’objet et l’application des dispositions contestées.

[56]  Il n’est pas trop tard pour donner effet à la règle. Je l’appliquerais d’office et je rejetterais l’appel pour ce seul motif.

[57]  Puisque l’appel a été pleinement débattu sur le fond, et pour éviter le gaspillage des ressources judiciaires, je vais néanmoins me prononcer sur la question soulevée par Alexion. En fin de compte, peu importe les autres points de vue que le Conseil pourrait avoir concernant cette question, la décision de notre Cour dans l’arrêt Sandoz règle la question constitutionnelle.

XI.  L’arrêt Sandoz a‑t‑il force de précédent?

A.  Norme de contrôle

[58]  La portée et l’application de la doctrine du stare decisis est une question de droit (Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., 2014 CAF 250, par. 62, autorisation d’appel refusée, 2015 CanLII 20821). Il s’ensuit que la décision du protonotaire de même que celle de la juge de la Cour fédérale concernant la question constitutionnelle était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, par. 66, 69, 72, 79 et 83, [2017] 1 R.C.F. 331).

B.  Décision dans l’arrêt Sandoz

[59]  La mesure dans laquelle un arrêt de notre Cour fait autorité en vertu de la doctrine du stare decisis dépend de la question que la Cour a effectivement tranchée (R. c. Henry, 2005 CSC 76, par. 53 à 57, [2005] 3 R.C.S. 609). À tout le moins, un jugement d’appel a valeur de précédent quant à sa propre ratio decidendi ou à l’égard du « raisonnement [...] qui a permis à la Cour d’aboutir à une conclusion à l’égard des questions qu’elle était appelée à trancher » (Apotex Inc. c. Pfizer Canada Inc., précité, par. 114). Je suis d’avis que la Cour fédérale a eu raison de conclure que la Cour a effectivement conclu dans l’arrêt Sandoz que les dispositions de la Loi qu’Alexion cherche maintenant à contester ont été adoptées valablement par le Parlement.

[60]  Dans l’arrêt Sandoz, la Cour a examiné les articles 79 à 103. Les dispositions qu’Alexion cherche à attaquer constituent un sous‑ensemble de cette série de dispositions. Après avoir conclu dans l’arrêt Sandoz que, suivant les principes d’interprétation des lois, le régime s’appliquait à d’autres personnes que les titulaires et les propriétaires de brevets, la Cour devait trancher la question constitutionnelle soulevée par Sandoz et ratiopharm, qui consistait à savoir si, dans la mesure où il s’appliquait à d’autres personnes que les titulaires et les propriétaires de brevets, le régime était constitutionnel. Comme je l’ai expliqué dans mon analyse de l’arrêt Sandoz, la Cour a dans un premier temps examiné la constitutionnalité du régime dans la mesure où il s’appliquait aux titulaires et aux propriétaires de brevets et, dans un deuxième temps, la question de savoir si sur le plan constitutionnel il pouvait validement s’appliquer à d’autres personnes que les titulaires et les propriétaires de brevets.

[61]  La Cour ne pouvait être plus explicite lorsqu’elle a décidé, en ce qui concerne la première question, que le régime était constitutionnel. Comme on l’a vu précédemment, elle a conclu ainsi (par. 116) :

Selon moi, le juge de la Cour fédérale, et le Conseil avant lui, ont conclu avec raison que le contrôle des prix demandés pour les médicaments brevetés faisait partie des compétences du Parlement en matière de brevets en vertu du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867 lorsqu’il s’applique à un propriétaire ou à un titulaire de brevet.

[62]  Elle a ensuite examiné la « dernière question à trancher », à savoir « si ce régime de contrôle des prix demeure constitutionnel lorsqu’il s’applique à d’autres personnes que les titulaires ou les propriétaires de brevets » (non souligné dans l’original) (par. 117). Là encore, elle a répondu par l’affirmative, en indiquant entre autres que « l’argument selon lequel le lien avec le brevet cesse d’être suffisant pour répondre à l’exigence constitutionnelle lorsque la personne ciblée est titulaire d’une licence l’autorisant à vendre un médicament breveté sans être titulaire du brevet est sans fondement » (non souligné dans l’original) (par. 121).

[63]  Je suis d’avis qu’il est donc évident que la Cour a « effectivement » décidé dans l’arrêt Sandoz que le régime de contrôle des prix dans son ensemble est constitutionnel. Sa conclusion concernant cette question était un élément essentiel à sa décision concernant l’appel. Pour utiliser la distinction établie par la Cour suprême dans l’arrêt Henry, précité (par. 57), sa conclusion quant à la question constitutionnelle faisait partie de la « ratio decidendi » de la décision plutôt que de simplement s’inscrire dans un « cadre d’analyse plus large ».

C.  Autres arguments d’Alexion

[64]  Dans ses observations écrites et orales, Alexion a soulevé une série d’arguments connexes qui, selon moi, n’ont aucune incidence sur la conclusion qui précède. Je vais examiner tour à tour chacun des principaux arguments.

(1)  Portée de l’analyse constitutionnelle

[65]  En premier lieu, Alexion a soutenu que dans l’arrêt Sandoz la Cour n’a pas procédé à une analyse « exhaustive » au regard de la doctrine du caractère véritable ou des pouvoirs accessoires. Une analyse du caractère véritable exige que le tribunal examine l’objet et l’effet de la loi pour déterminer le chef de compétence dont elle relève (Kitkatla Band c. Colombie‑Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, par. 52 et 53, [2002] 2 R.C.S. 146). L’analyse reposant sur la doctrine des pouvoirs accessoires s’intéresse à la question de savoir si les dispositions législatives qui pourraient par ailleurs échapper à la compétence du gouvernement qui les a adoptées sont constitutionnelles parce qu’elles sont suffisamment intégrées à un régime législatif valide (Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61, par. 126, [2010] 3 R.C.S. 457).

[66]  Il ne fait aucun doute que dans l’arrêt Sandoz la Cour a examiné la question du caractère véritable (par. 115 à 121). Certes, elle s’est fondée sur l’analyse effectuée dans la décision Manitoba Society of Seniors, mais il n’y a rien d’inhabituel à se fonder sur des précédents pertinents. De plus, elle a spécifiquement considéré (par. 114 et 115) les arguments qui lui ont été présentés sur la doctrine des pouvoirs accessoires et elle était d’accord avec le Conseil et la Cour fédérale pour dire que le contrôle des prix fait partie intégrante du régime législatif. Le fait que la Cour ait estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner en détail ces questions ne signifie pas que son analyse n’était pas « exhaustive ». Quoi qu’il en soit, le « caractère exhaustif » de l’analyse effectuée par un tribunal n’est pas un élément déterminant de sa décision.

[67]  Dans le même ordre d’idées, Alexion a également soutenu que, dans l’arrêt Sandoz, la Cour n’a pas examiné la jurisprudence concernant les limites du pouvoir fédéral de réglementer les prix en l’absence d’urgence mentionnée dans l’ouvrage de référence sur le droit constitutionnel du professeur Hogg (Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, Toronto, Carswell, 2007 (édition à feuilles mobiles révisée 2015-1), pages 15‑47, 17‑22, 17‑25, 21‑9 et 21‑10). Toutefois, peu importe que la Cour ait ou non mentionné expressément l’ouvrage du professeur Hogg ou chacune des décisions susceptibles de s’appliquer dont il est question dans cet ouvrage, la Cour a clairement reconnu (par. 113) que Sandoz et ratiopharm soutenaient que « le régime ne vise plus les brevets, mais le prix des médicaments, et donc fait intrusion dans la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils ». La Cour n’était tout simplement pas de cet avis.

(2)  Nature spoliatrice du régime

[68]  En deuxième lieu, Alexion a soutenu que dans l’arrêt Sandoz la Cour n’aborde pas ou n’examine pas la nature spoliatrice du régime de contrôle des prix, démontrée par le pouvoir que l’article 83 confère au Conseil d’exiger qu’une somme d’argent soit remise à Sa Majesté la Reine du chef du Canada. Toutefois, dans l’arrêt Sandoz, la Cour a expressément fait mention (par. 55 et 123) de l’ordonnance du Conseil selon laquelle ratiopharm devait verser une somme d’environ 65,9 millions de dollars pour rembourser les recettes excessives. La Cour était très consciente des pouvoirs que le législateur a conférés au Conseil. On ne peut dire qu’elle a fait abstraction de ces pouvoirs lorsqu’elle a statué sur la constitutionnalité du régime législatif.

(3)  Admission relative à la question constitutionnelle

[69]  En troisième lieu, Alexion a soutenu, devant notre Cour, que dans l’affaire Sandoz il avait été essentiellement admis que le régime législatif tel qu’il s’applique aux propriétaires et aux titulaires de brevets était constitutionnel, de sorte que la question n’a jamais réellement été tranchée. Elle s’est plus particulièrement appuyée sur la deuxième phrase du paragraphe 116 des motifs de la Cour (reproduit ci-dessous et dont la première phrase a déjà été citée ci‑dessus) :

Selon moi, le juge de la Cour fédérale, et le Conseil avant lui, ont conclu avec raison que le contrôle des prix demandés pour les médicaments brevetés faisait partie des compétences du Parlement en matière de brevets en vertu du paragraphe 91(22) de la Loi constitutionnelle de 1867 lorsqu’il s’applique à un propriétaire ou à un titulaire de brevet. Les intimées le reconnaissent lorsqu’elles disent que l’interprétation du mot « breveté » donnée par le juge de la Cour fédérale maintient le lien avec la compétence fédérale, si bien que le raisonnement de l’affaire Manitoba Society reste intact (réplique de chacune des intimées à la réponse du procureur général du Canada à l’avis de question constitutionnelle (répliques des intimées), aux [sic] paragraphe 46).

[70]  On semble avoir apporté des nuances aux arguments présentés à la Cour dans l’affaire Sandoz à de nombreux égards. Entre autres, la thèse de Sandoz et de ratiopharm (dont il est question au paragraphe 110) selon laquelle le régime était inconstitutionnel « tout au moins en ce qui concerne les produits pharmaceutiques génériques » posait problème à certains égards tant pour les intimées que pour la Cour : la Cour a indiqué (par. 111) que Sandoz et ratiopharm semblaient réaliser que « leur argument, s’il [était] accepté, pourrait provoquer l’écroulement de tout le régime conçu par le Parlement ».

[71]  Toutefois, ces nuances n’ont pas d’incidence sur la portée de la décision de la Cour. Comme il a déjà été mentionné, la Cour a estimé que pour se prononcer sur les arguments de Sandoz et de ratiopharm, visant à établir que le régime était invalide lorsqu’il s’applique à d’autres personnes que les propriétaires et les titulaires de brevets, elle devait d’abord se prononcer sur la validité du régime lorsqu’il s’applique aux propriétaires et aux titulaires de brevets. C’est ce qu’elle a fait. Elle a conclu que le régime était constitutionnel tant lorsqu’il s’applique aux propriétaires et aux titulaires de brevets que lorsqu’il s’applique à d’autres personnes que les propriétaires et titulaires de brevets. Je suis d’avis qu’il n’existe aucun motif de conclure que la question de la validité du régime n’a pas été tranchée.

(4)  Différences entre les deux dossiers

[72]  Enfin, Alexion a soutenu qu’en raison des différences que comportait le dossier dont la Cour était saisie dans l’affaire Sandoz et le dossier présenté en l’espèce il fallait conclure que l’arrêt Sandoz ne faisait pas autorité. À l’appui de cette proposition, elle a invoqué l’arrêt LJP Sales Agency Inc. c. Canada (Revenu national), 2007 CAF 114, dans lequel la Cour a rejeté l’appel d’une décision d’un juge de la Cour fédérale confirmant la radiation d’une demande de contrôle judiciaire parce qu’elle était dépourvue de toute chance de succès à la lumière de la décision faisant autorité en la matière. Ce faisant, elle s’est exprimée en ces termes (par. 8) :

Premièrement, la requête en radiation présentée par le ministre n’était pas inappropriée même si, dans l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [...], la Cour d’appel a statué qu’en raison du caractère sommaire de la procédure, les requêtes en radiation des demandes de contrôle judiciaire doivent être réservées aux circonstances exceptionnelles. Toutefois, l’existence d’un précédent allant directement à l’encontre de la thèse sur laquelle repose la demande de contrôle judiciaire peut être considérée comme une circonstance exceptionnelle si la demande en question n’invoque aucun fait nouveau.

[73]  Alexion soutient qu’en l’espèce la demande « invoque […] un fait nouveau ». Au paragraphe 35 de son mémoire des faits et du droit, Alexion est allée jusqu’à soutenir que, dans l’affaire Sandoz, [traduction] « la contestation constitutionnelle ne reposait sur aucun dossier factuel » (non souligné dans l’original). Dans sa plaidoirie, elle a reconnu qu’il y avait un dossier factuel dans l’affaire Sandoz, mais lorsqu’elle a été questionnée à ce sujet elle n’a pas été en mesure de nous dire en quoi ce dossier était différent du dossier en l’espèce. Elle a néanmoins insisté sur l’importance particulière que revêtent les témoignages du professeur Bently, de M. Putnam et du juge MacPherson (alors doyen de la faculté de droit Osgoode Hall). Or, au cours de la plaidoirie, les parties se sont entendues pour dire que le dossier dont était saisie la Cour dans l’affaire Sandoz comprenait un affidavit de M. Putnam et l’avis du juge MacPherson. Il ressort d’un examen rapide de l’affidavit de M. Putnam produit dans l’affaire Sandoz qu’il s’apparente fortement à son affidavit déposé en l’espèce.

[74]  Même si une comparaison entre le dossier en l’espèce et le dossier dans l’affaire Sandoz était utile pour déterminer si l’arrêt Sandoz fait autorité, je suis d’avis qu’il serait nécessaire, avant que la Cour ne puisse examiner ce facteur, que les parties lui présentent une comparaison beaucoup plus rigoureuse que celle qui nous a été présentée en l’espèce. Il ne revient pas à la Cour d’examiner les dossiers constitués dans des affaires antérieures pour évaluer l’exhaustivité de la preuve étayant une décision qui, à première vue, fait autorité. Quoi qu’il en soit, il me semble que l’existence d’éléments de preuve nouveaux ou n’ayant pas été à ce jour examinés est un facteur plus pertinent lorsqu’une partie demande à la Cour de constituer un dossier du type mentionné dans l’arrêt Bedford, précité. Aucune demande de cette nature n’a été présentée en l’espèce.

Décision

[75]  Pour ces motifs, je rejetterais l’appel. Conformément à l’entente des parties, j’ordonnerais qu’Alexion verse au procureur général des dépens d’un montant global de 5 000 $.

« J. B. Laskin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

David Stratas, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J. Woods, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-51-17

APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MADAME LA JUGE SIMPSON DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉE DU 28 DÉCEMBRE 2016, NO DE DOSSIER T-1537-15.

INTITULÉ :

ALEXION PHARMACEUTICALS INC. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 1er novembre 2017

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE LASKIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

DATE DES MOTIFS :

LE 7 DÉCEMBRE 2017

COMPARUTIONS :

Malcolm N. Ruby

David T. Woodfield

Adam Bazak

Pour l’appelante

Joseph Cheng

Jon Bricker

Pour l’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour l’appelante

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Pour l’INTIMÉ

 

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