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Date : 20170307


Dossier : A‑113‑16

Référence : 2017 CAF 45

[traduction française]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

MAPLE LODGE FARMS LTD.

demanderesse

et

L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

défenderesse

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 23 février 2017

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 mars 2017

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20170307

Dossier : A‑113‑16

Référence : 2017 CAF 45

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

MAPLE LODGE FARMS LTD.

demanderesse

et

L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  Maple Lodge Farms sollicite une ordonnance annulant la décision de la Commission de révision agricole du Canada datée du 14 mars 2016 : 2016 CRAC 8.

[2]  La Commission a conclu que Maple Lodge Farms avait « transport[é] ou […]a fai[t] transporter [des] anima[ux] », à savoir des poules de réforme, dans des circonstances où « [les animaux] risqu[aient] […] de souffrir indûment » en raison d’une « exposition indue aux intempéries », en contravention de l’alinéa 143(1)d) du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., ch. 296. Elle lui a imposé une sanction administrative pécuniaire de 6 000 $.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais la demande de Maple Lodge Farms avec dépens.

A.  Les faits essentiels

[4]  Les producteurs d’œufs récoltent et vendent les œufs pondus par des poules. Au terme de leur vie de ponte, les poules – appelées poules de réforme – ne présentent qu’une seule valeur pour les producteurs : la vente de leur viande à des transformateurs de viande.

[5]  En l’espèce, un producteur d’œufs de Chazny, dans l’État de New York, a expédié 7 680 poules de réforme à Maple Lodge Farms, un transformateur de viande. Un matin de janvier froid et venteux, une remorque s’est présentée à 7 h 30 à la ferme pour transporter les poules de réforme à l’usine de Maple Lodge Farms à Brampton, en Ontario. Maple Lodge Farms n’a exercé aucun contrôle sur le transport ou sur les poules de réforme avant leur arrivée à Brampton, vers minuit le même jour.

[6]  Compte tenu de l’âge des poules en question et de leur tendance à se donner des coups de bec en espace clos, il leur manque des plumes, et il peut arriver qu’il leur en reste peu. Comme elles ont passé leur vie à pondre des œufs, un grand nombre d’entre elles présentent une perte musculaire et calcique, et sont fragiles. Elles sont donc vulnérables aux changements environnementaux et au froid.

[7]  De fait, il faisait vraiment froid. Lorsque les poules de réforme étaient à la ferme, la température se situait entre moins 7 et moins 14 degrés Celsius, et le vent soufflait. Lorsque la remorque est arrivée au Québec, la température était de moins 18,1 – moins 27 avec le refroidissement éolien. Lorsqu’elle est arrivée à Brampton, à minuit, il faisait moins 5,9 – moins 8 avec le refroidissement éolien. La remorque a été entreposée dans une grange non chauffée, aux installations de Maple Lodge Farms à Brampton, dont la température était comprise entre moins 2 et moins 4. Des employés ont mesuré régulièrement les températures externes des cageots dans la remorque contenant les poules de réforme – seulement à certains endroits, pas tous – et celles-ci variaient entre à peine plus que le point de congélation (2 degrés) et 12,4 degrés; la température plus à l’intérieur était présumée supérieure.

[8]  À la ferme, les poules de réforme ont passé des heures dans un froid extrême. Il a fallu près de quatre heures dans cette température pour les rassembler, les saisir, les placer dans des tiroirs et les charger. En raison de problèmes mécaniques liés à la fermeture du hayon de la remorque, les poules de réforme sont restées sur place – dans la remorque non chauffée – pendant quatre heures de plus. Celles qui se tenaient proches les unes des autres ont pu se réchauffer, mais pas toutes, en particulier celles qui se trouvaient près de l’extérieur.

[9]  Une fois la remorque partie, il a fallu douze heures pour arriver à Brampton. La remorque non chauffée, qui appartient à Maple Lodge Farms, utilise un système de ventilation passive : l’air extérieur très froid pénètre dans la remorque en mouvement à travers des trous pratiqués dans la bâche. Certaines poules de réforme ont donc été exposées au froid dans la remorque pendant une longue période. Le chauffeur a indiqué qu’un fort vent contraire soufflait pendant tout le trajet, et le Dr Appelt, un expert sur l’opinion duquel la Commission s’est appuyée, a déclaré dans son témoignage que cela aurait fait rentrer encore plus d’air froid dans la remorque.

[10]  Lorsque la remorque est arrivée à Brampton, les installations de Maple Lodge Farms étaient en processus d’assainissement, une pratique obligatoire qui demande beaucoup de temps. Les poules de réforme ne pouvaient donc pas être abattues dès leur arrivée. Elles ont plutôt été entreposées dans une grange non chauffée pendant douze heures. Cette période est appelée l’« attente ». Les parties conviennent qu’il s’agit d’un stade du processus de transport et qu’il relève donc du « transport » aux termes de l’alinéa 143(1)d) du Règlement.

[11]  À son arrivée aux installations de Maple Lodge Farms, le chauffeur a signalé que le chargement comptait 100 poules de réforme mortes. Le personnel de Maple Lodge Farms n’a remarqué que 12 volatiles morts. Douze heures plus tard, une fois la remorque déchargée, 863 oiseaux ont été retrouvés morts, soit environ 12 % du chargement. Conformément à ses obligations, Maple Lodge Farms a signalé ce fait à l’Agence canadienne d’inspection des aliments.

[12]  Compte tenu de ces faits, l’Agence canadienne d’inspection des aliments a délivré un avis de violation à Maple Lodge Farms au titre de l’alinéa 143(1)d) du Règlement et lui a imposé une sanction administrative pécuniaire de 7 800 $.

[13]  Maple Lodge Farms a demandé une révision, et l’affaire a été portée devant la Commission.

[14]  La Commission a tenu audience pendant treize jours. Comme nous le verrons, sa décision reposait en grande partie sur la preuve d’expert qui lui a été présentée, et qui concernait principalement la question de savoir si les poules de réforme avaient souffert indûment en raison d’une exposition indue au froid.

[15]  La Commission a conclu que Maple Lodge Farms était coupable de la violation au titre de l’alinéa 143(1)d) du Règlement, mais a réduit la sanction à 6 000 $.

B.  Le droit fondamental

[16]  Aux termes de l’alinéa 143(1)d) du Règlement, le ministre doit seulement établir, selon la prépondérance des probabilités, que la personne nommée dans l’avis de violation a commis la violation qui y est énoncée, rien de plus. Le contrevenant prétendu ne peut invoquer en défense la diligence raisonnable ou la croyance honnête en certains faits disculpatoires. Voir les articles 18 et 19 de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, L.C. 1995, ch. 40.

[17]  Ce type de responsabilité – souvent imposée par une loi de nature réglementaire afin de garantir l’observation par ceux qui effectuent des activités qui, en l’absence de réglementation, seraient néfastes pour la société – est appelée responsabilité absolue. Celle‑ci exige la « simple preuve que le défendeur a commis l’acte prohibé qui constitue l’actus reus de l’infraction », et « [a]ucun élément moral n’est nécessaire » : R. c. Sault‑Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, à la page 1310. C’est exactement ce qu’il faut établir pour que la responsabilité au titre de l’alinéa 143(1)d) du Règlement soit engagée.

[18]  Il est possible que les dispositions de responsabilité absolue aient leur place pour assurer le respect de la loi de nature réglementaire, mais elles peuvent aussi s’avérer draconiennes. C’est pour cette raison que les tribunaux veillent à ce que des normes relatives à la procédure et au fond soient observées : Canada c. Kabul Farms Inc., 2016 CAF 143; Canada c. Guindon, 2013 CAF 153, 360 D.L.R. (4th) 515, aux paragraphes 54 et 55; Doyon c. Canada, 2009 CAF 152, 312 D.L.R. (4th) 142.

[19]  Par ailleurs, dans l’arrêt Doyon, la Cour a estimé que dans le cadre des instances administratives engageant une responsabilité absolue, comme en l’espèce, le décideur doit se livrer à un examen minutieux et exercer la diligence requise (aux paragraphes 27 et 28) :

En somme, le régime de sanctions administratives pécuniaires a importé les éléments les plus punitifs du droit pénal en prenant soin d’en écarter les moyens de défense utiles et de diminuer le fardeau de preuve du poursuivant. Une responsabilité absolue, découlant d’un actus reus que le poursuivant n’a pas à établir hors de tout doute raisonnable, laisse au contrevenant bien peu de moyens de disculpation.

Aussi, le décideur se doit‑il d’être circonspect dans l’administration et l’analyse de la preuve de même que dans l’analyse des éléments constitutifs de l’infraction et du lien de causalité. Cette circonspection doit se refléter dans les motifs de sa décision, laquelle doit s’appuyer sur une preuve qui repose sur des assises factuelles et non sur de simples conjectures, encore moins de la spéculation, des intuitions, des impressions ou du ouï‑dire.

L’affaire dont nous sommes saisis demande précisément d’examiner la décision de la Commission au regard de ce droit fondamental.

C.  Les questions dont nous sommes saisis et la norme de contrôle

[20]  Maple Lodge Farms a soumis plusieurs observations qui peuvent être regroupées en deux catégories de questions :

  • (1) les conclusions de fait tirées par la Commission, y compris les explications qu’elle a fournies;

  • (2) la manière dont la Commission a compris le concept de responsabilité absolue aux termes de l’alinéa 143(1)d) du Règlement.

[21]  En ce qui concerne la première catégorie de questions, Maple Lodge Farms reconnaît que la norme de contrôle est la décision raisonnable, norme qui exige de faire preuve de retenue. Quant à la seconde catégorie, la norme de contrôle doit être, d’après elle, celle de la décision correcte. La défenderesse souscrit à ces observations.

[22]  Pour les motifs élaborés ci‑après, je souscris aux observations des parties concernant la norme de contrôle. Cependant, comme je l’expliquerai, l’issue de la présente demande ne dépend pas de cette question.

D.  Appréciation de la décision de la Commission

(1)  Les conclusions de fait tirées par la Commission

[23]  Maple Lodge Farms conteste les conclusions de fait générales de la Commission. À son avis, celle-ci n’a pas considéré la preuve dans son ensemble, et notamment certains éléments produits par Maple Lodge Farms. En particulier, la Commission n’a pas examiné la preuve qu’elle lui a soumise selon laquelle les poules de réforme s’étaient probablement remises durant le trajet vers les installations de Maple Lodge Farms à Brampton, et qu’elles avaient continué à se remettre pendant la période d’attente sur place. La demanderesse ajoute qu’en l’espèce, contrairement à l’affaire Doyon, la Commission n’a pas examiné la preuve avec suffisamment de rigueur.

[24]  Je ne suis pas d’accord. La Commission disposait de treize jours de dépositions offertes par les deux parties, elle les a considérées, pondérées et a tiré des conclusions de fait étayées par l’ensemble de la preuve. Compte tenu de la marge d’appréciation à laquelle la Commission avait droit dans des circonstances comme celles-ci, ses conclusions factuelles sont acceptables et défendables, et elles résistent à l’examen au regard du critère du caractère raisonnable. Au moment d’examiner une affaire telle que celle‑ci à la lumière de ce critère, nous ne pondérons pas la preuve à nouveau.

[25]  Maple Lodge Farms soutient par ailleurs que la décision de la Commission ne peut pas être maintenue, parce qu’elle n’a pas expliqué pourquoi elle n’avait pas accordé beaucoup de poids à certains éléments de preuve. Maple Lodge Farms fait également valoir le corollaire de cette observation – à savoir que la Commission a fait abstraction de certains éléments de preuve.

[26]  Compte tenu de l’arrêt rendu par la Cour suprême dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, cette observation ne peut être acceptée. Les fondements de la décision de la Commission se trouvent dans ses motifs écrits, comme l’illustre le dossier, ici volumineux. Dans l’affaire Newfoundland Nurses même, les motifs qui montraient que le décideur administratif « avait bien saisi la question en litige » et permettaient au tribunal de révision d’en apprécier le caractère raisonnable étaient suffisants : au paragraphe 26. La Cour a jugé que les motifs trop succincts d’une décision administrative concernant un dossier et ne jetant aucun éclairage sur une question clé, peuvent empêcher d’en apprécier le caractère raisonnable, ce qui entraînera l’annulation de la décision : Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 R.C.F. 766; Kabul Farms, ci-haut aux paragraphes 33 à 35, citant Paul A. Warchuk, « The Role of Administrative Reasons in Judicial Review: Adequacy and Reasonableness » (2016), 29 C.J.A.L.P. 87, à la page 113. Dans l’affaire qui nous occupe, cette préoccupation n’a pas lieu d’être.

[27]  Par ailleurs, le décideur administratif qui n’a pas cité des éléments de preuve ne peut passer pour en avoir fait abstraction. Tout décideur saisi d’une affaire longue et complexe, comme les treize longues journées d’audition en l’espèce, est en droit de synthétiser et de distiller, et de nombreux détails peuvent se trouver écartés par nécessité: Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286 aux paragraphes 48 à 51. Dans le contexte des motifs rendus par des décideurs administratifs, l’arrêt Newfoundland Nurses énonce ce qui suit au paragraphe 16 :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères [de la décision raisonnable] établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[28]  Cela étant dit, il est important de souligner que l’analyse qui précède n’a trait qu’aux exigences minimales propres à satisfaire à la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Newfoundland Nurses. Les meilleurs décideurs administratifs – ceux qui ont la meilleure réputation et inspirent la confiance du public – vont au‑delà du minimum. Ils s’efforcent de remplir les nombreux et importants objectifs de fond et de procédure des motifs de décision : Administration de l’Aéroport international de Vancouver c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CAF 158; [2011] 4 R.C.F. 425. Ils le font sans rien sacrifier à la rapidité, à l’efficacité, à la concision et au pragmatisme.

[29]  Quoique les motifs de la Commission concernant certaines questions ne soient pas un modèle de clarté, de précision ou de concision, ils ne contreviennent pas aux principes de l’arrêt Newfoundland Nurses. D’ailleurs, la Commission évoque à divers endroits dans sa décision la preuve produite par Maple Lodge Farms, et en fournit la justification : voir les motifs de la Commission aux paragraphes 20 et 23.

[30]  Maple Lodge Farms conteste également la manière dont la Commission a traité la preuve d’experts qui lui a été présentée. Elle met l’accent sur le témoignage de l’expert produit par l’Agence, le Dr Appelt. Elle fait valoir que les bases factuelles de celui-ci étaient trop minces, et même parfois inexistantes, et que ce témoignage aurait donc dû être rejeté, car dépourvu de pertinence. Au lieu de cela, la Commission a accepté le témoignage du Dr Appelt et l’a préféré à celui de l’expert de Maple Lodge Farms, la Dre Ouckama.

[31]  Là encore, je ne suis pas d’accord. La norme de la décision raisonnable autorisait la Commission à juger pertinent le témoignage du DAppelt et à lui accorder beaucoup de poids.

[32]  Le DAppelt est un vétérinaire dont la formation postdoctorale concernait le bien-être et l’élevage des animaux, et plus particulièrement le transport du bétail. Son activité l’a amené à se spécialiser dans le transport sans cruauté des animaux. À ce titre, il élabore des politiques et des procédures regardant le transport des animaux, notamment par remorque. Ses publications comprennent des études sur le transport d’animaux fragilisés, destinés à l’alimentation, comme les poules de réforme, et les défis liés à leur transport.

[33]  Le DAppelt a pris connaissance de la preuve concernant les températures à tous les moments importants, des heures de froid extrême dans la ferme de New York jusqu’à l’arrivée dans la grange, aux installations de Maple Lodge Farms à Brampton. Il en va de même de la preuve relative à la durée de l’exposition des poules à cette température, étant entendu que certaines, en particulier celles qui étaient plus au fond de la remorque, étaient au chaud. Il disposait aussi de certains éléments de preuve se rapportant au régime des vents. Il savait quels étaient la nature et l’état de la remorque, et il a compris que le vent pouvait y pénétrer, notamment lorsqu’elle était en mouvement. Il a également eu accès à un rapport de nécropsie décrivant en détail l’état d’un échantillon de poules de réforme trouvées mortes à l’arrivée.

[34]  C’est en s’appuyant sur ces bases factuelles, sur son expertise et les publications disponibles (voir, par exemple, l’étude et l’analyse qu’il en a faites aux pages 321 et 1123 à 1126 du dossier de la demande), que le DAppelt a fait entendre son opinion d’expert quant à l’impact probable que les conditions infligées aux poules de réforme à divers moments ont eu sur elles.

[35]  Le DAppelt a déclaré dans son témoignage que les poules de réforme auraient subi le choc du froid extrême dès le début du transport, des quatre heures employées à les rassembler et à les saisir aux nombreuses heures d’attente supplémentaires à la ferme, et qu’elles ne se seraient jamais pleinement remises durant le trajet de New York à Brampton : motifs de la Commission, au paragraphe 23. En fait, la température et les forts vents contraires durant le trajet, de même que les problèmes de fermeture du hayon, auraient fait entrer plus d’air dans la remorque, ce qui aurait aggravé les choses pour les poules de réforme : dossier de la demande, aux pages 206, 1203 et 1204. Le DAppelt a également déclaré que celles-ci n’auraient jamais pu se rétablir de leur choc initial, à moins d’être placées dans des installations chauffées : motifs de la Commission, au paragraphe 20, dossier de la demande, aux pages 808 et 809.

[36]  La Commission en a conclu que les poules de réforme, dans ces circonstances particulières, n’auraient jamais dû subir un transport sans chauffage après avoir été traumatisées par le froid : motifs de la Commission, au paragraphe 23. Mais elles l’ont été. Par ailleurs, le DAppelt a déclaré qu’après leur arrivée à Brampton, un grand nombre de poules ont continué à souffrir dans la grange non chauffée, aux installations de Maple Lodge Farms. Il a jugé [traduction] « importantes » la longue période d’attente passée dans cette grange et la chute de la température interne du chargement laissé sur place : dossier de la demande, aux pages 206 et 207. À son avis, cette longue période d’attente [traduction] « augmente le risque que les lésions déjà subies aient des issues négatives » : dossier de la demande, à la page 1183; voir également les pages 1268 à 1271.

[37]  Le DAppelt a été contre-interrogé au sujet de son témoignage et de ses fondements factuels. En fin de compte, après avoir entendu l’ensemble de la preuve et le contre‑interrogatoire, la Commission a accepté son témoignage. Au paragraphe 47, la Commission s’appuie sur l’avis du DAppelt pour parvenir aux conclusions factuelles cruciales suivantes :

Selon le Dr Appelt, à l’instar des humains, une fois que le froid a causé un choc au système, il peut y avoir une certaine amélioration, mais non un rétablissement complet. En appliquant cette preuve au transport dont il est question en l’espèce, la Commission conclut que, selon la prépondérance des probabilités, les oiseaux ont souffert, ou risquaient de souffrir, indûment en raison d’une exposition indue aux intempéries, pendant la période stationnaire qui a suivi le chargement. Selon la prépondérance des probabilités, leur état fragilisé n’aurait pas pu s’améliorer au point de ne plus souffrir indûment au cours du transport ou durant la période d’attente chez Maple Lodge Farms. En raison des quatre heures d’exposition stationnaire à des températures inférieures à zéro, il n’aurait pas fallu déplacer la cargaison. […]

[38]  À mon avis, l’acceptation du témoignage du DAppelt par la Commission se justifiait eu égard au présent dossier de preuve, et appartenait donc aux issues acceptables pouvant se justifier.

(2)  La manière dont la Commission a compris le concept de responsabilité absolue

[39]  Maple Lodge Farms soutient que la Commission a commis une erreur en concluant à une violation de l’alinéa 143(1)d) du Règlement, malgré l’absence de toute culpabilité de sa part. Maple Lodge Farms allègue effectivement que la Commission a mal interprété cette disposition, en y voyant énoncée une responsabilité automatique plutôt qu’une responsabilité absolue. Elle soutient que la Commission a créé une responsabilité automatique ou du fait d’autrui pour les actes du chauffeur sur lesquels elle n’avait aucun contrôle. La Commission aurait plutôt dû exiger que l’Agence prouve que Maple Lodge Farms avait commis elle-même l’actus reus constituant la violation – en l’espèce, faire transporter des animaux qui « risque[nt] de souffrir indûment » en raison « d’une exposition indue aux intempéries ».

[40]  Pour appuyer son observation, Maple Lodge Farms attire notre attention sur les paragraphes 48 et 49 de la décision de la Commission :

Est‑ce que l’arrivée d’une cargaison compromise indépendamment de ce que Maple Lodge Farms savait du degré de compromis signifie que cette dernière a donc commis une violation? La réponse à cette question est oui.

Maple Lodge Farms se trouve dans la situation peu enviable d’être incapable d’éviter de commettre une violation, une fois qu’elle se trouve en possession d’une cargaison compromise, c’est‑à‑dire une cargaison associée à des blessures ou à des souffrances indues, réelles ou possibles, en raison d’une exposition indue aux intempéries. Même l’abattage immédiat de la cargaison ne serait peut-être pas suffisant pour éviter de commettre une violation de responsabilité absolue.

[41]  Elle conteste également le paragraphe 56 de la décision :

En l’espèce, la Commission a conclu que l’Agence a établi, selon la prépondérance des probabilités, que le risque de blessure ou de souffrance indue avait commencé au moment du chargement initial des oiseaux. Cela signifie que Maple Lodge Farms, à partir du moment où elle a assumé le contrôle de la cargaison, est responsable de l’état de cette dernière, quel qu’il soit, à ce moment‑là.

[42]  Comme je l’ai déjà indiqué, je conviens avec les parties que la norme de contrôle de la décision de la Commission sur cette question est la décision correcte. C’est la manière dont la Commission a compris le sens et l’effet de l’alinéa 143(1)d) du Règlement qui nous occupe ici. Il s’agit fondamentalement d’une question d’interprétation législative.

[43]  L’alinéa 143(1)d) est interprété par les tribunaux criminels comme par la Commission : bien que, comme dans la présente affaire, l’alinéa 143(1)d) puisse donner lieu à une instance administrative pécuniaire déclenchée par un avis de violation et instruite par la Commission, il peut également donner lieu à une instance criminelle découlant d’accusations criminelles et instruite par des tribunaux criminels.

[44]  Lorsque des décideurs administratifs et les tribunaux judiciaires interprètent une disposition législative, l’interprétation des premiers est soumise à la norme de la décision correcte : Rogers Communications Inc. c. Société Canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, au paragraphe 15; Société Radio‑Canada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57, [2015] 3 R.C.S. 615.

[45]  En l’espèce, la Commission a adopté et appliqué une norme de responsabilité automatique ou du fait d’autrui, et non de responsabilité absolue. Dans les passages précités, elle a conclu qu’à l’instant où les poules de réforme souffrantes sont arrivées aux installations de Maple Lodge Farms, celle‑ci était responsable de leur avoir causé une souffrance indue. Mais à cet instant, cette souffrance avait été causée par d’autres, non pas par Maple Lodge Farms. La Commission a rendu cette dernière automatiquement responsable sans examiner sa culpabilité au regard de l’actus reus prévu à l’alinéa 143(1)d). Ou, subsidiairement, elle a rendu Maple Lodge Farms responsable des actes ou omissions d’autres personnes, et non des siens propres.

[46]  La Commission a commis une erreur. Mais l’affaire ne s’arrête pas là.

E.  Le pouvoir discrétionnaire de réparation de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire

[47]  L’appréciation d’un contrôle judiciaire par une cour de révision peut comporter jusqu’à trois étapes analytiques : régler les questions préliminaires et procédurales, examiner le bien‑fondé de la décision du décideur administratif quant au fond et à la procédure, et enfin, se demander s’il y a lieu d’accorder des mesures de réparation et, le cas échéant, lesquelles : Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, 473 N.R. 283 aux paragraphes 28 à 30.

[48]  En l’espèce, Maple Lodge Farms nous demande à titre de réparation d’annuler la décision de la Commission et de lui renvoyer l’affaire pour nouvelle décision. Cependant, les mesures de réparation accordées dans le cadre d’un contrôle judiciaire sont discrétionnaires : voir le dernier arrêt de la Cour suprême à ce sujet, dans l’affaire Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6.

[49]  Si les circonstances de la présente affaire exigent que nous exercions notre pouvoir discrétionnaire de manière à ne pas annuler la décision de la Commission et à ne pas lui renvoyer l’affaire pour nouvelle décision, la décision de la Commission sera donc maintenue, et la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[50]  À mon avis, pour les motifs qui suivent, de telles circonstances sont présentes en l’espèce.

[51]  L’arrêt Mines Alerte Canada encourage les cours de révision à se demander entre autres, à l’étape des mesures de réparation, si l’annulation de la décision du décideur administratif et le renvoi de l’affaire au décideur pour nouvelle décision serviraient une fin pratique ou juridique. Lorsque la cour de révision conclut que le décideur administratif devant rendre une nouvelle décision ne saurait raisonnablement parvenir à un résultat différent, compte tenu des faits et du droit, la décision ne doit pas être annulée : Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, 341 D.L.R. (4th) 710; Robbins c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 24. Ce principe bien établi s’accorde avec la nécessité actuelle d’éviter des instances inutiles et d’allouer les ressources décisionnelles à des fins opportunes : Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87.

[52]  À cet égard, les cours de révision doivent faire preuve de prudence et dissiper tout doute en annulant la décision et en renvoyant l’affaire pour nouvelle décision : Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326, à la page 361. La raison en est que la cour de révision saisie d’une demande de contrôle judiciaire n’a pas normalement à examiner le fond de l’affaire, c’est‑à‑dire tirer des conclusions de fait, définir le droit applicable et l’appliquer aux faits. Cette tâche revient plutôt au décideur administratif, en l’occurrence la Commission : Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, 479 N.R. 189 au paragraphe 23; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, 428 N.R. 297 aux paragraphes 16 à 19.

[53]  À mon avis, dans la présente affaire, annuler la décision de la Commission et lui renvoyer l’affaire pour nouvelle décision ne servirait aucune fin.

[54]  Si elle devait rendre une nouvelle décision, la Commission aurait bien à l’esprit la notion juste de responsabilité absolue ainsi que les éléments de l’alinéa 143(1)d). Elle disposerait également de la preuve au dossier et de ses précédentes conclusions de fait.

[55]  Je note ici que les conclusions factuelles antérieures de la Commission sont distinctes de l’erreur juridique qu’elle a commise plus tôt, à savoir l’obligation mal comprise de prouver la responsabilité absolue, et ne sont pas influencées par cette erreur. Ces conclusions de fait ne sont pas entachées par cette incompréhension, et il serait déraisonnable que la Commission s’en écarte en cas de nouvelle décision, alors qu’elle dispose du même dossier de preuve : Centre hospitalier Mont‑Sinaï c. Québec (ministre de la Santé et des Services sociaux), 2001 CSC 41, [2001] 2 R.C.S. 281.

[56]  En appliquant le droit aux faits, la Commission ne pourrait raisonnablement parvenir qu’à une seule conclusion dans une nouvelle décision : Maple Lodge Farms est responsable d’une violation de l’alinéa 143(1)d) du Règlement.

(1)  Interprétation de l’alinéa 143(1)d) du Règlement

[57]  Comme je l’ai déjà mentionné, l’alinéa 143(1)d) du Règlement interdit de « transporter ou de faire transporter  un animal », en l’occurrence des poules de réforme, qui « risque […] de souffrir indûment » en raison « d’une exposition indue aux intempéries ».

[58]  Cette disposition doit être interprétée à la lumière de son libellé, de son contexte et de son objet : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, 154 D.L.R. (4th) 193; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559. Elle « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » : Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, art. 12.

[59]  Il est souvent très utile, pour déterminer l’objet d’une disposition réglementaire, d’examiner la disposition législative qui autorise la prise du règlement.

[60]  En l’espèce, le Règlement a été édicté sous le régime du paragraphe 64(1) de la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21. L’alinéa 64(1)i) autorise expressément la prise d’un règlement visant à « empêcher que les animaux soient maltraités » et « régissant leur garde, y compris les soins à leur donner et les mesures concernant leur disposition », « régissant leur transport tant à l’intérieur qu’à destination ou en provenance du Canada », et « prévoyant le traitement, la destruction ou toute autre forme de disposition des animaux gardés ou transportés dans des conditions inacceptables ». Le préambule de la Loi nous indique qu’elle a été édictée notamment en vue de la « protection des animaux ».

[61]  Un élément de contexte auquel l’alinéa 143(1)d) du Règlement peut être rattaché est que, comme nous l’a bien fait comprendre Maple Lodge Farms, l’abattage sans cruauté des animaux est une activité légale. L’alinéa 143(1)d) concerne les souffrances « ind[ues] », pas toutes les souffrances.

[62]  La Cour a conclu que le mot « indu » dans une disposition antérieure essentiellement analogue à l’alinéa 143(1)d) signifiait « inapproprié », « inopportun », « injustifié », « déraisonnable » : Canada (procureur général) c. Porcherie des Cèdres Inc., 2005 CAF 59, [2005] 3 R.C.F. 539.

[63]  Comme je le mentionne vers le début des présents motifs, les parties conviennent que le temps passé par les poules de réforme dans la grange de Maple Lodge Farms (c.‑à‑d., en attente) faisait partie du « transport » aux fins de l’alinéa 143(1)d).

[64]  D’autre part, l’avocat de Maple Lodge Farms a honnêtement reconnu que la prolongation des souffrances indues durant le temps d’attente pouvait tomber sous le coup de l’alinéa 143(1)d) du Règlement, ce qui est compatible avec le libellé explicite de cette disposition, les objectifs qui la sous-tendent et les observations formulées par la Cour dans une affaire antérieure concernant un ancêtre de l’alinéa 143(1)d) du Règlement essentiellement analogue :

Selon l'intention qui ressort de la disposition, aucun animal ne doit être transporté de telle manière que, eu égard à son état, des souffrances indues lui soient infligées au cours du voyage prévu. En d'autres mots, les animaux blessés ne devraient pas être soumis à des souffrances plus grandes en étant transportés. Si l'on interprète la disposition de la sorte, toute souffrance supplémentaire résultant du transport est indue. Cette interprétation est compatible avec la loi habilitante dont l'objectif vise à empêcher les mauvais traitements infligés aux animaux.

(Agence canadienne d’inspection des aliments c. Samson, 2005 CAF 235, 339 N.R. 264 au paragraphe 12; voir aussi Exceldor Coopérative c. Canada (Agence canadienne d’inspection des aliments), 2014 CRAC 8, aux paragraphes 38 à 40).

[65]  Une autre question d’interprétation est de savoir si la prolongation des souffrances indues suffit en soi à engager la responsabilité ou si elle doit elle aussi comporter une « exposition indue aux intempéries ». Supposons que les poules de réforme souffrent excessivement à cause d’une exposition indue aux intempéries et qu’elles sont transportées chez quelqu’un qui, plutôt que de les achever, les met dans un abri chaud, ce qui n’améliore pas la situation et ne fait que prolonger leurs souffrances. Cette personne est‑elle quitte de sa responsabilité parce qu’elle a placé les animaux dans un abri chaud? Compte tenu des objets de l’alinéa 143(1)d), je ne le pense pas.

[66]  De toute façon, eu égard aux faits de la présente affaire, cette question ne se pose pas. Maple Lodge Farms a mis les poules dans une grange non chauffée où la température était en dessous du point de congélation. En fait, la preuve a démontré que la température interne du chargement lorsque les poules de réforme étaient sur place a diminué d’une manière que le DAppelt a considérée comme [traduction] « importante » : dossier de la demande, aux pages 206 et 207. La Commission a accepté le témoignage de ce dernier voulant que l’exposition continue à des températures en dessous du point de congélation dans la grange ait maintenu le [traduction] « choc ».

[67]  L’alinéa 143(1)d) n’engage‑t‑il la responsabilité qu’à l’égard d’actes positifs ou vise‑t‑il aussi les omissions et les défauts d’agir? À mon avis, l’objet, le contexte et le libellé de cette disposition appuient la seconde hypothèse. Si une partie exerce un contrôle sur les animaux qui, du fait de la conduite d’autres personnes, ont souffert indûment en raison d’une exposition indue aux intempéries et continueront de souffrir ainsi, à moins de faire quelque chose, et si la partie en question peut prévenir d’autres souffrances indues, mais ne fait rien, les souffrances indues s’en trouvent prolongées, et cette partie peut être tenue responsable aux termes de l’alinéa 143(1)d).

(2)  Maple Lodge Farms est‑elle responsable aux termes de l’alinéa 143(1)d)?

[68]  Au vu du dossier, comme l’a conclu la Commission, il est incontestable que les animaux ont connu des souffrances indues prolongées. La Commission a d’ailleurs jugé que l’« état fragilisé [des poules de réforme] n’aurait pas pu s’améliorer au point de ne plus souffrir indûment […] durant la période d’attente chez Maple Lodge Farms » : motifs de la Commission, au paragraphe 47. Lorsqu’elles se trouvaient sous le contrôle de Maple Lodge Farms, les poules de réforme ont continué à souffrir indûment.

[69]  Cependant, Maple Lodge Farms soutient [traduction] « n’avoir commis aucun acte pouvant constituer une violation » : mémoire des faits et du droit, au paragraphe 3. Elle n’a exercé aucun contrôle sur les poules de réforme ou leur transport avant leur arrivée à ses installations de Brampton. La cause des souffrances s’est produite avant que Maple Lodge Farms ne contrôle les poules de réforme à Brampton. Lorsque les volatiles sont arrivés, elle n’a rien pu faire sinon les garder dans la grange non chauffée jusqu’à ce que le processus d’assainissement, qui devait nécessairement prendre des heures, soit complété. Maple Lodge Farms n’aurait donc rien pu faire pour éviter une violation du Règlement. Voir mémoire des faits et du droit, aux paragraphes 3 à 5.

[70]  Cette observation néglige le fait que la responsabilité de Maple Lodge Farms peut être engagée si ses propres omissions ou défauts d’agir sont susceptibles de prolonger les souffrances indues des poules de réforme livrées à son contrôle.

[71]  En l’espèce, lorsque les poules de réforme qui souffraient indûment sont arrivées, l’inaction de Maple Lodge Farms a prolongé ces souffrances : motifs de la Commission, aux paragraphes 23 et 47. Si, véritablement, Maple Lodge Farms ne pouvait rien faire pour éviter la prolongation des souffrances indues, elle ne serait pas responsable. Mais si elle pouvait faire quelque chose et qu’elle ne l’a pas fait, l’élément nécessaire à la culpabilité – la présence de l’actus reus – serait établi. Son inaction – dans des circonstances où des actes auraient pu prévenir une prolongation des souffrances indues – serait la cause de cette prolongation.

[72]  En pratique, cela signifie que dans certains cas, le défaut d’une partie d’améliorer ses opérations et ses pratiques, lorsque c’est possible, peut engager sa responsabilité. En réponse à certaines questions, l’avocat de Maple Lodge Farms a reconnu honnêtement que l’alinéa 143(1)d) pouvait obliger une entreprise à améliorer ses opérations et ses pratiques pour ne pas être tenue responsable.

[73]  La preuve montre que Maple Lodge Farms reçoit parfois des cargaisons comprenant quelques poules de réforme qui souffrent indûment à cause d’une exposition indue à des intempéries. Pour éviter toute responsabilité liée à l’inaction ou à la probabilité consécutive de prolonger les souffrances, et conformément à la bonne interprétation de l’alinéa 143(1)d) du Règlement, Maple Lodge Farms doit anticiper ce cas de figure et se doter de protocoles ou de plans d’urgence pour y faire face. La preuve établit que de tels protocoles ou plans d’urgence peuvent être élaborés.

[74]  La Commission a relevé des lacunes précises dans les opérations et pratiques de Maple Lodge Farms. Premièrement, « [i]l n’y avait en place aucune stratégie de transformation d’urgence, pour s’occuper des cargaisons compromises qui arrivaient au cours du ‘quart de désinfection’ » : motifs de la Commission, au paragraphe 50. Deuxièmement, si Maple Lodge Farms avait été avisée de la « cargaison compromise » (la présence de poules de réforme en souffrance dans le chargement) ou de la très longue période que ces poules avaient passée à la ferme dans un froid extrême, elle « aurait pu refuser la cargaison et suggérer au transporteur d’orienter la cargaison vers le [sic] l’abattoir le plus proche » : motifs de la Commission, au paragraphe 51.

[75]  Selon le dossier, Maple Lodge Farms aurait pu mettre en place d’autres plans ou protocoles et notamment : chauffer la grange lorsque les installations d’abattage sont indisponibles du fait de l’entretien ou de la procédure d’assainissement, afin que les poules de réforme ne soient pas soumises à un « transport supplémentaire non chauffé », ce qui prolonge leurs souffrances indues (motifs de la Commission, au paragraphe 32); utiliser des remorques de meilleure qualité (contre-interrogatoire du DAppelt, dossier de la demande, aux pages 1130 et 1131); retarder les livraisons, afin que les poules de réforme n’arrivent que lorsque les installations d’abattage sont fonctionnelles et, si nécessaire, achever rapidement les volatiles souffrant indûment; revoir ses arrangements contractuels de manière à pouvoir exercer un meilleur contrôle sur le chargement et le transport des poules de réforme, et prévenir ainsi le risque de provocation ou de prolongation de souffrances indues; exiger d’être mieux informée durant le transport, de manière à être prévenue d’éventuels problèmes, par exemple du nombre d’heures que les poules de réforme ont passées à la ferme, immobiles dans un froid extrême, et, si nécessaire, ordonner au chauffeur d’annuler le transport et de garder les poules en sûreté relative à la ferme. En ce qui concerne ce dernier élément, la Commission a spécifiquement remarqué (au paragraphe 56) que, « si Maple Lodge Farms [à titre d’abattoir destinataire] avait été informée des retards subis au moment du chargement ainsi que du transport à des températures inférieures à zéro, elle aurait pu informer l’éleveur de poulets et le transporteur qu’il fallait annuler le transport ».

[76]  Maple Lodge Farms soutient qu’elle prend des mesures pour réduire autant que possible le risque de recevoir une cargaison contenant des poules de réforme souffrant indûment. Elle a fait remarquer que les personnes chargées de transporter ces poules ont instructions de suivre certains codes de pratique énoncés par le Conseil de recherches agroalimentaires du Canada. C’est peut-être le cas, mais comme je l’ai expliqué en détail dans les deux derniers paragraphes, Maple Lodge Farms pouvait prendre d’autres mesures qu’elle n’a pas prises; autrement dit, elle a tout de même commis des omissions coupables. Ces autres mesures auraient empêché la prolongation des souffrances indues des poules lorsqu’elles se trouvaient sous le contrôle de Maple Lodge Farms. Comme le précise le code de pratique du Conseil de recherches concernant le soin et la manipulation des poules de réforme, [traduction] « le transport sans cruauté des volatiles dépend d’une bonne coordination entre toutes les parties concernées » et [traduction] « [l]a durée de confinement doit être aussi courte que possible, en accord avec les principes de la manipulation et du traitement sans cruauté » : dossier de la demande, à la page 136.

[77]  Maple Lodge Farms attire notre attention sur la conclusion de la Commission (au paragraphe 65) suivant laquelle elle a fait preuve de diligence raisonnable lorsque les poules de réforme étaient sous son contrôle. Cependant, cela n’enlève rien au fait que les lacunes dans ses pratiques et sa procédure ont néanmoins prolongé la souffrance indue des poules liée à leur exposition indue aux intempéries. La partie dont les omissions entraînent la violation d’une disposition de responsabilité absolue ne peut opposer comme moyen de défense qu’elle a agi au mieux de ses capacités durant la violation. Comme l’indique clairement le paragraphe 18(1) de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, la défense de la diligence raisonnable ne peut être opposée à une violation de l’alinéa 143(1)d) du Règlement. La diligence raisonnable n’est pas un moyen de défense à l’égard d’une infraction de responsabilité absolue.

[78]  Un comportement positif durant la violation peut mitiger la sanction, mais ne peut exonérer la partie concernée de sa responsabilité absolue. En l’espèce, la Commission a dûment tenu compte du comportement positif de Maple Lodge Farms pour réduire le montant de la sanction : motifs de la Commission, aux paragraphes 65 à 67.

[79]  En conclusion, selon le dossier, la responsabilité de Maple Lodge Farms n’est ni automatique ni celle du fait d’autrui. Une seule conclusion raisonnable est possible en l’espèce : Maple Lodge Farms a gardé des poules de réforme fragilisées dans une aire d’attente non chauffée pendant douze heures dans le cadre de leur transport; alors qu’elles se trouvaient sous son contrôle, les poules de réforme ont subi des souffrances indues en raison de lacunes dans ses pratiques et sa procédure, en contravention de l’alinéa 143(1)d) du Règlement.

[80]  La Commission a calculé la sanction suivant une formule énoncée dans le Règlement : annexe 2 du Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, DORS/2000‑187. Les éléments qui entrent dans le calcul de la sanction en l’espèce sont fixés par la loi. Dans la présente affaire, bien que la Commission n’ait pas indiqué précisément quels éléments de la conduite de Maple Lodge Farms étaient coupables, son calcul de la sanction au titre de l’annexe 2 serait le même. Autrement dit, il n’y a pas de pouvoir discrétionnaire à exercer derechef au chapitre de la sanction. L’avocat de Maple Lodge Farms a convenu que, dans ce cas, le montant de la sanction resterait de 6 000 $.

F.  Post‑scriptum

[81]  La Cour suprême a récemment reconnu que sa jurisprudence relative à la norme de contrôle était incertaine et que de petites modifications ou des révisions allaient probablement avoir lieu : Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770; Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, 402 D.L.R. (4th) 236.

[82]  Plus tôt dans les présents motifs, j’ai accepté l’observation des parties selon laquelle la norme de contrôle relative à l’interprétation adéquate de l’alinéa 143(1)d) du Règlement était la décision correcte, suivant les arrêts Rogers et SODRAC, précités. Si la Cour suprême modifie le droit et que, de ce fait, la norme de contrôle quant à cette question devenait celle de la décision raisonnable, l’issue de la présente demande serait la même.

[83]  Même s’il nous fallait conclure que la décision de la Commission est déraisonnable, nous jouirions malgré tout du pouvoir discrétionnaire de ne pas l’annuler afin de lui renvoyer l’affaire pour nouvelle décision.

[84]  J’exercerais encore mon pouvoir discrétionnaire de réparation de manière à empêcher l’annulation et le renvoi pour nouvelle décision. Cela n’y changerait rien : pour les motifs déjà exposés, la seule conclusion raisonnable à laquelle la Commission peut parvenir en cas de nouvelle décision est que Maple Lodge Farms a contrevenu à l’alinéa 143(1)d) du Règlement.

G.  Décision proposée

[85]  Les parties ont convenu que les dépens devaient être fixés à 5 000 $, tout compris. Par conséquent, je rejetterais la demande en fixant les dépens à ce montant. J’aimerais remercier les avocats pour leurs excellentes observations.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Richard Boivin, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑113‑16

UNE DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DE LA DÉCISION DE LA COMMISSION DE RÉVISION AGRICOLE DU CANADA DATÉE DU 14 MARS 2016, NO DE DOSSIER CART/CRAC‑1728

INTITULÉ :

MAPLE LODGE FARMS LTD. c. L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 FÉVRIER 2017

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

DATE DES MOTIFS :

LE 7 MARS 2017

COMPARUTIONS :

Charles W. Skipper

Ian R. Smith

POUR LA DEMANDERESSE

Laura Tausky

Andrea Bourke

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fogler, Rubinoff LLP

Toronto (Ontario)

Fenton, Smith Barristers

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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