Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20150707


Dossier : A-141-13

Référence : 2015 CAF 160

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

MICHÈLE BERGERON

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 juin 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE WEBB

 


Date : 20150707


Dossier : A-141-13

Référence : 2015 CAF 10

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

MICHÈLE BERGERON

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Mme Bergeron fait appel du jugement rendu le 25 mars 2013 par le juge Zinn de la Cour fédérale : 2013 CF 301.

[2]               Dans ce jugement, la Cour fédérale a statué sur deux demandes de contrôle judiciaire déposées par Mme Bergeron en vue de faire annuler des décisions de la Commission canadienne des droits de la personne. La Commission avait rejeté deux plaintes pour atteinte aux droits de la personne que Mme Bergeron avait présentées sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H‑6, au motif qu’elles avaient déjà été examinées et réglées dans le cadre de deux griefs déposés par Mme Bergeron.

[3]               La Cour fédérale a accueilli l’une des deux demandes de contrôle judiciaire de Mme Bergeron (dossier T-316-12). L’intimé n’a pas interjeté appel devant notre Cour et nous ne sommes donc pas saisis de la décision dans laquelle Mme Bergeron a eu gain de cause.

[4]               La Cour est saisie de l’autre demande de contrôle judiciaire de Mme Bergeron (dossier T-315-12), qui a été rejetée par la Cour fédérale. Mme Bergeron interjette maintenant appel devant notre Cour. Elle allègue que la décision de la Commission doit être annulée parce qu’elle est déraisonnable. Elle ajoute que la décision est le fruit d’une iniquité procédurale parce que la Commission n’a pas mené une enquête suffisamment approfondie.

[5]               À mon avis, la décision de la Commission était à la fois raisonnable et équitable sur le plan procédural. Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

A.                Les faits

(1)               Le départ en congé

[6]               Mme Bergeron a travaillé comme avocate pour le ministère de la Justice de mars 1999 à mai 2001. Elle a développé le syndrome de fatigue chronique. Le ministère lui a accordé un congé de maladie, un congé d’invalidité, puis quelques prolongations de son congé. Pendant qu’elle était en congé, Mme Bergeron touchait des prestations d’invalidité de longue durée.

(2)               Les discussions au sujet d’une reprise du travail

[7]               En 2005, soit environ quatre ans après son départ en congé, Mme Bergeron a évoqué la possibilité d’un retour au travail au ministère. Son gestionnaire a reçu un certificat médical favorable à ce retour au travail.

[8]               Le ministère a alors dirigé Mme Bergeron vers un médecin de Santé Canada en vue d’une évaluation. À partir des données dont il disposait, le médecin a recommandé le retour progressif de Mme Bergeron à un horaire de travail à temps plein sur une période de sept mois.

[9]               Le médecin et le psychiatre de Mme Bergeron ont formulé leurs commentaires au sujet de ce plan de retour au travail. Son médecin a essentiellement approuvé le plan, mais souhaite qu’on intègre des évaluations médicales mensuelles au calendrier de retour au travail. Quant à son psychiatre, il a jugé la recommandation du médecin de Santé Canada [traduction] « tout à fait raisonnable et équitable ».

[10]           Fort de ces appuis, le médecin de Santé Canada a remis au ministère de la Justice sa recommandation finale, dans laquelle il reprenait sa recommandation initiale pour un retour au travail de Mme Bergeron tout en précisant que, si cette dernière était incapable de s’acquitter de ses responsabilités professionnelles ou si de [traduction] « nouveaux problèmes » se présentaient, elle devrait cesser le travail.

[11]           Mme Bergeron avait des réserves concernant ce dernier ajout. Elle a également fait part de ses craintes concernant la date de son retour au travail à temps plein. Son médecin a exprimé les mêmes préoccupations. Son psychiatre, qui avait d’abord jugé la proposition acceptable, a ensuite signalé sa préférence pour un plan plus souple. Le médecin de Santé Canada n’a toutefois pas modifié sa recommandation.

[12]           Les choses en sont restées là jusqu’en 2007. En mars, avril et août 2007, un cadre du ministère a invité Mme Bergeron à venir le rencontrer pour discuter de son retour au travail. Mme Bergeron a refusé ces invitations. Elle avait jugé que l’une des dates proposées était trop rapprochée. Par ailleurs, elle souhaitait qu’une entente soit conclue avant son retour au travail.

[13]           Par la suite, en juillet et août 2007, le gestionnaire a fait parvenir à Mme Bergeron des lettres dans lesquelles il lui proposait des dates de retour au travail. Mme Bergeron a refusé de consentir à quelque date que ce soit, estimant que cela pourrait compromettre sa santé.

(3)               La « dernière » offre du ministère

[14]           En mai 2008, le ministère a présenté à Mme Bergeron une offre de retour au travail basée sur la recommandation du médecin de Santé Canada. Il s’agissait d’une offre finale, en ce sens que le ministère avait prévenu Mme Bergeron qu’en cas de refus de sa part, son poste serait pourvu. Or, comme la suite des événements l’a montré, ce ne fut pas la dernière offre du ministère.

[15]           Dans l’offre de mai 2008, le ministère avait supprimé toutes les mentions d’horaire de travail à temps plein et précisé qu’aucune décision concernant un arrêt de travail ne serait prise avant d’avoir consulté le service des ressources humaines, la compagnie d’assurance et les médecins de Mme Bergeron.

[16]           Mme Bergeron a rejeté cette offre. À la fin de juin 2008, soit après sept années d’absence au travail, le ministère a informé Mme Bergeron de son intention de pourvoir son poste.

(4)               Mme Bergeron engage des poursuites

[17]           Mme Bergeron a réagi à cette annonce en déposant deux griefs au ministère et deux plaintes à la Commission sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Pour les besoins du présent appel, seuls seront décrits le grief et la plainte visée par la décision de la Cour fédérale dont la Cour est saisie en l’espèce, c’est‑à‑dire la plainte du 26 septembre 2008.

(5)               Comparaison entre le grief et la plainte pertinente

[18]           Le grief et la plainte pertinente portent essentiellement sur la même question :

                     Le grief. Mme Bergeron se plaignait de [traduction] « la conduite discriminatoire continue » de son gestionnaire depuis 2005, en particulier son [traduction] « omission constante et persistante de [lui] offrir des mesures d’adaptation en fonction de [ses] capacités ». Elle se plaignait également des mesures prises par le ministère afin de doter son poste. Le grief était fondé [traduction] « sur l’application des dispositions 2, 3, 7, 14(1)c) et 15(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne ». Dans les observations déposées à l’appui du grief, Mme Bergeron a qualifié le défaut du ministère de prendre des mesures d’adaptation permettant son retour au travail et la décision de doter son poste de [traduction] « mesure disciplinaire ». Elle cherchait à obtenir la cessation des démarches du ministère visant à doter son poste, la réintégration à son poste, réintégration qui nécessiterait des discussions en vue de trouver une façon de régler le problème [traduction« qui soit équitable, mutuellement acceptable et dépourvue de discrimination », ainsi que des mesures d’indemnisation.

                     La plainte. Mme Bergeron alléguait que le ministère faisait preuve à son égard de discrimination fondée sur l’incapacité en refusant de répondre à ses besoins et en dotant son poste. En particulier, le ministère ne lui permettait pas de reprendre le travail en suivant le plan qu’elle avait élaboré avec l’aide de son médecin et de son psychiatre. Elle attaquait aussi, pour son caractère jugé discriminatoire, une politique du Conseil du Trésor qui maintenait les personnes handicapées sur une liste de dotation prioritaire pendant seulement un an. Elle invoquait divers articles de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Enfin, elle affirmait qu’en raison de la discrimination dont elle avait été l’objet, elle avait subi une souffrance morale et une aggravation de ses symptômes physiques.

(6)               Les événements consécutifs au lancement des poursuites

[19]           En février 2009, après le dépôt de la plainte et du grief, le ministère a prolongé le congé de Mme Bergeron de deux mois en plus de lui offrir un poste au sein du service dont elle relevait anciennement et un retour au travail en fonction du plan préconisé par son médecin. À cet égard, elle pouvait consulter le médecin de son choix. En échange, le ministère lui demandait d’abandonner les divers recours intentés, mais Mme Bergeron n’a pas accepté cette offre.

(7)               La décision relative au grief

[20]           L’agente des griefs et sous‑ministre adjointe de la Justice a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Malgré cela, elle a accueilli en partie le grief de Mme Bergeron.

[21]           Pour Mme Bergeron, il s’agissait d’une victoire non négligeable. Rappelons qu’elle demandait la cessation des démarches visant à pourvoir son poste et la réintégration à son poste au ministère, réintégration qui nécessiterait des discussions en vue de trouver une façon de régler le problème [traduction] « qui soit équitable, mutuellement acceptable et dépourvue de discrimination ». L’agente des griefs lui a essentiellement accordé cette mesure en prolongeant son congé sans solde de cinq mois pour permettre la tenue de discussions concernant le plan de retour au travail. Elle n’imposait aucune restriction quant à ce que Mme Bergeron pouvait proposer au ministère au sujet du plan de retour au travail.

[22]           Mme Bergeron n’a pas accepté cette décision. Deux jours avant l’expiration de son congé récemment prolongé, elle a exigé du ministère le paiement de dommages‑intérêts et de dépens.

(8)               La décision relative au grief devient définitive

[23]           Le syndicat de Mme Bergeron a choisi de ne pas exercer son droit de soumettre le grief à l’arbitrage conformément à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22.

[24]           Mme Bergeron aurait pu renvoyer elle‑même le grief à l’arbitrage, mais elle ne l’a pas fait. Comme nous l’avons déjà mentionné, Mme Bergeron avait qualifié le défaut du ministère de lui proposer des mesures d’adaptation et sa décision de pourvoir son poste de [traduction] « mesure disciplinaire », voire de [traduction] « mesure disciplinaire déguisée ». Or, un fonctionnaire visé par une mesure disciplinaire n’a pas besoin d’être appuyé ou représenté par son syndicat pour renvoyer à l’arbitrage un grief portant sur cette mesure disciplinaire, dans la mesure où le grief ne soulève pas de questions liées à l’interprétation ou à l’application d’une convention collective ou d’une décision arbitrale : article 209 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Puisque ni le syndicat ni Mme Bergeron n’ont renvoyé le grief à l’arbitrage, la décision de l’agente des griefs est devenue définitive. Mme Bergeron n’a jamais expliqué pourquoi elle avait décidé de ne pas poursuivre son grief.

(9)               Autre offre

[25]           En juin 2010, le ministère a offert à Mme Bergeron de présenter sa démission, de partir à la retraite ou de faire une demande de retraite anticipée pour raisons de santé, options qu’elle a toutes rejetées. En octobre 2010, le ministère a licencié Mme Bergeron.

(10)           L’enquête sur la plainte menée par la Commission

[26]           La Commission a affecté une enquêteuse à l’examen de la plainte de Mme Bergeron. L’enquêteuse a invité les parties à présenter des observations concernant la question de savoir si la procédure de règlement des griefs avait permis de traiter adéquatement les questions soulevées dans la plainte. Le cas échéant, la plainte devenait « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi » au sens de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. L’enquêteuse a demandé aux parties de se pencher sur huit facteurs particuliers.

[27]           Les parties ont envoyé leurs observations. L’enquêteuse en a pris connaissance, puis a déposé un rapport dans lequel elle recommandait le rejet de la plainte en application de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne étant donné que, pour reprendre les mots de la Loi, les allégations de discrimination qui sont formulées ont été examinées dans le cadre d’une procédure qui est « normalement ouvert[e] » à la plaignante.

(11)           Évènements qui ont suivi le dépôt du rapport

[28]           L’enquêteuse a invité les parties à lui faire part de leurs observations au sujet du rapport. Mme Bergeron a déposé deux séries d’observations.

[29]           La Commission a chargé un conciliateur de tenter d’arriver à un règlement de la plainte. La procédure de conciliation n’a pas abouti.

[30]           Après l’échec de la conciliation, Mme Bergeron a demandé l’autorisation de présenter d’autres observations concernant le rapport d’enquête. Les parties avaient déjà échangé leurs observations, mais la Commission a fait droit à la demande de Mme Bergeron, qui a alors déposé dix autres pages d’observations sur le rapport.

(12)           La décision de la Commission

[31]           Le rapport d’enquête, les observations des parties et un certain nombre de documents pertinents ont été transmis à la Commission pour qu’elle rende une décision.

[32]           La Commission, qui a souscrit à l’analyse du rapport d’enquête, a accepté la recommandation de l’enquêteuse et rejeté la plainte en application de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. À son avis, la procédure de règlement des griefs avait permis de traiter de manière adéquate les questions soulevées dans la plainte.

(13)           Le contrôle judiciaire de la décision par la Cour fédérale

[33]           Mme Bergeron s’est adressée à la Cour fédérale pour lui demander d’annuler la décision de la Commission. Elle invoquait comme moyen principal le caractère déraisonnable de la décision de la Commission.

[34]           La Cour fédérale a procédé au contrôle de la décision de la Commission selon la norme de la décision raisonnable. Sur la question de savoir si la décision de la Commission appartenait aux issues acceptables et pouvant se justifier, la Cour fédérale a jugé que la gamme de ce qui pouvait être considéré comme acceptable et justifiable était passablement vaste. Selon ses propres termes, il y a lieu d’accorder à la Commission « une grande marge de manœuvre » lorsqu’elle est appelée à dire si une autre procédure – soit, dans le cas présent, la procédure de règlement des griefs – a traité de manière adéquate les questions soulevées dans la plainte (au paragraphe 39).

[35]           La Cour fédérale a examiné la preuve au dossier et le rapport d’enquête pour conclure que la Commission était arrivée à une issue acceptable qui pouvait se justifier. Selon elle, le dossier « appu[yait] amplement » la décision de la Commission (au paragraphe 41) :

Bien que les motifs de la Commission dans la première décision, formulés uniquement dans la lettre envoyée aux parties, sont loin d’être parfaits, le dossier à sa disposition (en particulier le rapport relatif aux articles 40 et 41 produit pour la première plainte) appuie amplement sa conclusion. Dans son premier grief, Mme Bergeron avait soulevé à peu près les mêmes questions qu’elle a soulevées dans la première plainte; elle avait demandé à peu près les mêmes mesures de redressement; elle avait eu la possibilité de présenter sa position (mais ne s’était pas pleinement prévalue de ce droit); elle avait obtenu une décision comportant une conclusion sur ses allégations concernant le refus de prendre des mesures d’adaptation (mais, dans une large mesure à cause des retards de Mme Bergeron elle-même, ces allégations ont été rejetées); elle avait reçu une autre offre de négociation de son retour au travail, ce qui indiquait que le processus relatif aux mesures d’adaptation était toujours en cours et que, par conséquent, le dépôt de sa plainte était prématuré.

[36]           La Cour fédérale a reconnu que la plainte différait du grief à un égard, en ce qu’elle posait la question de savoir si la politique du Conseil du Trésor consistant à [traduction« maintenir les personnes handicapées sur la liste [prioritaire] pour seulement un an » était discriminatoire. Cette question n’avait pas été soulevée dans le cadre du grief. Cela dit, pour la Cour fédérale, cette différence était sans conséquence (au paragraphe 42) :

[…] dans ses observations en réponse au rapport relatif aux articles 40 et 41 produit pour la première plainte, Mme Bergeron n’a pas donné suite sérieusement à l’argument selon lequel le rejet de sa plainte entraînerait l’examen de la politique du Conseil du Trésor; de plus, Mme Bergeron n’a pas donné suite à cette question dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Ainsi, en plus du fait que la question de savoir si les mêmes questions étaient soulevées dans les deux processus n’est qu’un des facteurs d’une analyse liée à l’alinéa 41(1)d), la question se rapportant à la politique du Conseil du Trésor est d’une importance négligeable dans le cadre du présent contrôle judiciaire visant la décision rendue par la Commission.

[37]           Devant la Cour fédérale, Mme Bergeron soutenait que la procédure de règlement des griefs n’était pas indépendante, puisque l’agente des griefs était la sous-ministre adjointe de la Justice. La Cour fédérale a rejeté cet argument (paragraphe 43) :

De plus, bien que Mme Bergeron ait toujours soutenu que la procédure de règlement des griefs n’était pas indépendante et, par conséquent, ne pouvait pas mener à une résolution adéquate de ses plaintes, rien n’indique que Mme Miller avait un parti pris ou a manqué d’impartialité dans ses décisions sur les griefs; de plus, dans les circonstances, le manque d’indépendance prétendu de la procédure de règlement des griefs ne suffit pas pour conclure que la décision de la Commission était déraisonnable : les lacunes alléguées sont hypothétiques et, encore une fois, n’ont trait qu’à un des facteurs dans la liste signalée ci-dessus. La plupart, sinon la totalité, des autres facteurs militaient en faveur du rejet de la plainte.

[38]           La Cour fédérale a conclu que la décision de la Commission appartenait aux issues acceptables et pouvant se justifier et qu’elle était raisonnable. Elle a donc rejeté la demande de contrôle judiciaire de Mme Bergeron.

[39]           Mme Bergeron interjette maintenant appel devant notre Cour. Elle soutient :

(1)               que la décision de la Commission était déraisonnable sur le fond;

(2)               que la Commission n’a pas agi dans le respect de l’équité procédurale parce que la plainte n’a pas fait l’objet d’une enquête approfondie.

B.        Analyse

(1)        Le caractère raisonnable de la décision de la Commission quant au fond

[40]           En appel, il nous faut d’abord déterminer si la Cour fédérale a eu raison de procéder au contrôle en appliquant la norme de la décision raisonnable : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Préparation civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47.

[41]           Les parties estiment toutes deux que la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle qui s’imposait. Je suis du même avis. La décision de la Commission consistait en un examen préalable, à savoir une décision discrétionnaire fondée sur les faits et faisant appel à une expertise et à certaines connaissances spécialisées. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin lorsqu’il sera question de la marge de manœuvre, ou latitude, à laquelle la Commission a droit. Pour l’heure, mentionnons simplement le fait que les décisions de cette nature sont présumées être assujetties à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 51 et 53. Je note par ailleurs que, dans un arrêt relativement récent, la Cour suprême a aussi jugé qu’il convenait d’appliquer la norme du caractère raisonnable au contrôle d’une décision rendue par une commission provinciale des droits de la personne à l’issue d’un examen préalable : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364.

[42]           Après avoir conclu que la Cour fédérale avait choisi la bonne norme de contrôle — à savoir celle de la décision raisonnable —, nous devons maintenant déterminer si elle a eu raison de conclure que la décision de la Commission était raisonnable. Autrement dit, nous devons nous mettre à la place de la Cour fédérale et procéder nous-mêmes au contrôle de la décision selon la norme de la décision raisonnable afin de voir si nous sommes d’accord avec le résultat : arrêt Agraira, précité, aux paragraphes 45 à 47.

[43]           Il est aujourd’hui bien établi que l’examen du caractère raisonnable exige de déterminer si la décision à laquelle est arrivé le décideur administratif, en l’occurrence la Commission, appartient aux issues acceptables et pouvant se justifier : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47.

[44]           Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a exposé l’idée d’une gamme d’issues acceptables et pouvant se justifier, sans toutefois en préciser la nature. Par définition, une gamme peut être vaste ou limitée. Dans des décisions ultérieures, toutefois, la Cour suprême a confirmé que l’étendue de cette « gamme » variait en fonction des circonstances : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 37 à 41.

[45]           Dans l’affaire qui nous occupe, cette gamme — ou, selon les termes employés dans certains jugements, la latitude ou marge de manœuvre dont dispose la Commission — est assez vaste en raison de la tâche confiée à la Commission, qui exige que cette dernière se fonde sur des considérations factuelles et politiques : Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, 455 N.R. 157, aux paragraphes 90 à 99. La Cour fédérale a déclaré à juste titre (au paragraphe 39) que les cours de révision devaient accorder à la Commission une « grande marge de manœuvre » lors du contrôle de décisions de cette nature. C’est exactement ce qu’a dit notre Cour dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 C.F. 392, au paragraphe 38, c’est-à-dire qu’une cour de révision doit « faire preuve de beaucoup de déférence » lors du contrôle d’une décision rendue à l’issue de l’examen préalable prévu à l’article 41.

[46]           Comme on peut le constater dans le rapport d’enquête, la Commission a eu à tenir compte de plusieurs facteurs pertinents. Ceux‑ci concernent essentiellement des questions de fait ou des questions mixtes de fait et de droit où les faits dominent :

                     De quelle nature était l’autre mécanisme de recours qui a été utilisé?

                     Y a-t-il eu tenue d’une audience consacrée aux questions soulevées par la plainte?

                     La plaignante a-t-elle eu la possibilité de présenter sa position?

                     La décideuse était-elle indépendante?

                     Quelle décision a-t-elle rendue?

                     La décision aborde-t-elle toutes les questions relatives aux droits de la personne soulevées dans la plainte?

                     Quelles étaient les mesures de redressement demandées dans le cadre de la procédure de règlement du grief ou de l’autre mécanisme de recours?

                     Si la plaignante a eu gain de cause (en tout ou en partie) dans le cadre de cet autre mécanisme de recours, quelles mesures de redressement lui a‑t-on accordées?

Point important, Mme Bergeron ne conteste pas qu’il était raisonnable de la part de la Commission d’inclure ces facteurs dans son évaluation.

[47]           De plus, concernant l’examen de l’étendue de la latitude à laquelle a droit la Commission, je remarque que la tâche de la Commission au regard de l’alinéa 41(1)d) consiste à écarter les plaintes pour lesquelles une réparation adéquate a déjà été accordée devant un autre forum. La question du caractère adéquat est dans une large mesure affaire de jugement et de faits, et doit notamment être examinée au regard du principe selon lequel la Commission doit se garder de consacrer les rares ressources disponibles à des affaires qui ont été examinées au fond par une autre instance, ou qui auraient pu l’être. Sur ce dernier point, précisons que l’alinéa 41(1)d) permet d’invoquer le cas où le plaignant a omis d’exercer un autre recours adéquat ou ne l’a pas exercé jusqu’au bout.

[48]           En l’espèce, la Commission a rendu une décision qui respectait tout à fait la marge d’appréciation dont elle disposait, et cette décision ne peut être annulée. Comme le note la Cour fédérale, la conclusion de la Commission portant que la procédure de règlement des griefs constituait un recours adéquat trouve appui dans le dossier et, par conséquent, elle était acceptable et pouvait se justifier. Voici ce que je constate :

                     Le grief et la plainte sont essentiellement les mêmes (voir le paragraphe 18 des présents motifs).

                     La procédure de règlement des griefs permettait la tenue de plus amples discussions, que Mme Bergeron a toutefois refusé d’engager; celles‑ci auraient pu aboutir à un plan de retour au travail et à d’autres mesures d’adaptation.

                     L’agente des griefs a examiné les allégations de discrimination, lesquelles sont sensiblement les mêmes que celles exposées dans la plainte. Celle‑ci renferme toutefois un élément supplémentaire, la politique du Conseil du Trésor, mais cette différence n’a aucune importance pour les raisons données par la Cour fédérale au paragraphe 42.

                     Aucune preuve ne permet de penser que l’agente des griefs avait un parti pris ou qu’elle n’a pas statué sur les griefs de manière impartiale. À cet égard, je fais mien le raisonnement exposé par la Cour fédérale au paragraphe 43.

                     Le seul élément de preuve offert par Mme Bergeron à l’appui de son affirmation que l’agente des griefs manquait d’indépendance est la charge de sous‑ministre adjointe de cette dernière. Or, les décisions des hauts fonctionnaires ne sont pas viciées du seul fait de leur statut au sein d’un ministère : Vaughan c. Canada, 2005 CSC 11, [2005] 1 R.C.S. 146, au paragraphe 37.

                     Si réellement l’agente des griefs n’avait pas toute l’indépendance voulue parce qu’elle occupait un poste de haut fonctionnaire au ministère, Mme Bergeron pouvait se tourner vers un décideur indépendant en renvoyant la décision de l’agente des griefs à l’arbitrage en application de l’article 209 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique : voir le paragraphe 24 des présents motifs. S’il était important pour elle que l’affaire soit tranchée par un arbitre indépendant, elle aurait pu entreprendre une démarche en ce sens. Or, elle ne l’a pas fait.

                     L’indépendance de l’agente des griefs n’est qu’un facteur parmi ceux que la Commission était tenue d’évaluer et de pondérer au regard des faits. En l’absence de considérations inhabituelles, les cours de révision accordent aux décideurs administratifs une importante latitude en ce qui concerne l’appréciation et la pondération des faits.

[49]           La liste des facteurs examinés par la Commission — laquelle est reproduite au paragraphe 46 des présents motifs — est un autre élément permettant d’affirmer que la décision de la Commission était raisonnable, car cette liste cadre tout à fait avec les facteurs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Worker’s Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422.

[50]           Dans l’arrêt Figliola, la Cour suprême a relevé trois facteurs à prendre en compte pour déterminer si un autre décideur a déjà statué de manière appropriée sur une plainte en matière de droits de la personne (au paragraphe 37) :

                     Existait-il une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne?

                     La question juridique tranchée dans l’autre forum était-elle essentiellement la même que celle soulevée dans la plainte pour atteinte aux droits de la personne?

                     Le plaignant a-t-il eu la possibilité de connaître les éléments invoqués contre lui et de les réfuter?

[51]           La décision rendue par la Commission respecte ces exigences. L’agente des griefs avait compétence pour statuer sur les questions de droit de la personne en vertu du paragraphe 208(2) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique. Elle avait le pouvoir d’accorder les mesures de réparation qui s’imposaient. Les questions soulevées dans le grief étaient essentiellement les mêmes que celles soulevées dans la plainte. Par ailleurs, Mme Bergeron a eu la possibilité de connaître les éléments invoqués contre elle et de les réfuter. Comme le montre le résumé des faits effectué précédemment, elle a été autorisée à présenter des observations à de multiples occasions.

[52]           À l’appui des arguments qu’elle a fait valoir sur la question du caractère raisonnable, Mme Bergeron fait remarquer que l’agente des griefs n’était pas une spécialiste des droits de la personne. Elle ajoute que l’enquêteuse a erronément déclaré dans son rapport que l’agente des griefs était l’experte du ministère en matière de droits de la personne.

[53]           S’il est vrai que le rapport était erroné sur ce point, rien ne permet d’affirmer que l’agente des griefs ne s’y connaissait pas suffisamment pour traiter les questions de droits de la personne qui se posaient dans le cadre du grief. En fait, l’examen des motifs de l’agente des griefs ne nous autorise pas à croire qu’elle était inapte à travailler, bien au contraire. De plus, la loi n’exige pas que les questions de droits de la personne soient uniquement soumises aux experts en la matière, en particulier les membres des commissions et tribunaux des droits de la personne. Ainsi, les autres décideurs administratifs sont eux aussi autorisés à se prononcer sur les questions de cette nature. Cette approche s’inscrit dans la réalisation de l’objectif de développement d’une culture générale de respect des droits de la personne dans le système de justice administrative. Voir, de façon générale, l’arrêt Figliola, au paragraphe 37.

[54]           Mme Bergeron invoque également la décision Berberi c. Canada (P.G.), 2013 CF 99, à titre de précédent à suivre. Comme en l’espèce, la Commission avait refusé dans la décision Berberi d’examiner certaines plaintes en matière de droits de la personne parce qu’elles faisaient l’objet d’une procédure de règlement des griefs. Dans l’affaire Berberi, les griefs avaient été retirés par le syndicat de la plaignante au troisième niveau. La Cour fédérale a annulé la décision de la Commission parce qu’elle n’avait pas cherché à savoir si la procédure de règlement des griefs était adéquate.

[55]           À mon avis, il faut écarter la décision Berberi parce qu’elle porte sur des faits différents. En l’espèce, la Commission disposait d’un rapport d’enquête, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Berberi. Qui plus est, dans ce rapport, l’enquêteuse avait cherché à savoir, au regard de certains facteurs, si la plainte avait été examinée dans le cadre de la procédure de règlement des griefs. Par ailleurs, dans l’affaire Berberi, la procédure de règlement des griefs n’avait pas abouti à une décision, alors qu’en l’espèce, il y a eu décision. Dans la présente affaire, l’agente des griefs a procédé à un examen au fond des plaintes de Mme Bergeron en matière de droits de la personne — le présumé défaut de prendre des mesures d’adaptation, le traitement de la question du plan de retour au travail et la dotation de son poste — et a statué sur ces plaintes en accordant à la plaignante certaines mesures de réparation. Contrairement à la voie qu’elle avait suivie dans l’affaire Berberi, la Commission s’est acquittée en l’espèce des obligations que lui impose la loi en examinant la décision rendue à l’égard du grief et ses motifs et en évaluant si la procédure était adéquate.

[56]           Mme Bergeron soutient par ailleurs que les motifs de la Commission étaient insuffisants. Elle se plaint du fait que la Commission a rendu une décision de seulement trois pages dans laquelle elle a repris des passages du rapport de l’enquêteuse, se contentant de déclarer [traduction] « sur un ton laconique » qu’elle avait tenu compte des observations de la plaignante. Ses motifs ne répondent pas à tous les points que Mme Bergeron a soulevés dans ses observations.

[57]           Comme il est bien établi en droit, l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule d’écarter la décision d’un tribunal administratif; cette question doit plutôt être prise en considération dans le cadre de l’analyse relative au caractère raisonnable : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 14.

[58]           De plus, en pareilles circonstances, ce genre de décideur administratif n’est pas tenu de traiter toutes les questions qui lui ont été adressées :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

(arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 16; voir aussi l’arrêt Construction Labour Relations c. Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, [2012] 3 R.C.S. 405, au paragraphe 3)

[59]           Par ailleurs, dans le cadre de l’analyse relative au caractère raisonnable, le rôle de la cour de révision ne consiste pas uniquement à déterminer si les motifs de la décision sont acceptables et justifiables. La cour doit également chercher à savoir si le résultat obtenu, c’est‑à‑dire la décision même, est acceptable et peut se justifier : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 48. Autrement dit, elle doit évaluer « si la décision attaquée, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable » : arrêt Construction Labour Relations, précité, au paragraphe 3; arrêt Newfoundland Nurses, précité, au paragraphe 15. Cela dit, elle doit aussi s’acquitter de ce rôle dans le respect de certaines limites. Ainsi, la Cour ne peut pas faire en sorte d’arriver à un résultat auquel la Commission ne serait pas elle‑même parvenue : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 54 et 55; Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, 372 D.L.R. (4th) 567, aux paragraphes 27 à 38.

[60]           En fait, « [l]orsque la Commission adopte les recommandations de l’enquêteur et qu’elle ne présente aucun motif ou qu’elle fournit des motifs très succincts », la cour de révision peut considérer que « le rapport d’enquête constitu[e] les motifs de la Commission » aux fins de la prise d’une décision à l’étape de l’examen préalable prévu par la Loi canadienne sur les droits de la personne : arrêt Sketchley, précité, au paragraphe 37. Dans l’affaire qui nous occupe, la Commission est allée encore plus loin dans ses motifs. Elle a fait siennes la recommandation de l’enquêteuse et la section relative à l’analyse du rapport de cette dernière.

[61]           Au vu du dossier, les motifs de la Commission ne sont pas insuffisants au point que la Cour se trouve dans l’impossibilité de procéder à un examen du caractère raisonnable de la décision : Leahy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227, [2014] 1 C.F. 766. En fait, comme le démontre l’analyse exposée précédemment concernant le caractère raisonnable, les motifs de la Commission n’ont pas fait obstacle à cet examen.

[62]           Le fait d’examiner les motifs de la Commission à la lumière du dossier permet de confirmer le caractère raisonnable de sa décision. Il ne s’agit pas d’un cas comme celui examiné dans l’arrêt Lemus, précité, où le caractère raisonnable de la décision était sérieusement remis en doute en raison de la teneur des motifs rédigés par le décideur, et la Cour a estimé dans cette affaire qu’elle ne pouvait s’engager dans un examen du dossier pour faire en sorte d’arriver au résultat obtenu. La situation est différente en l’espèce : les motifs de la Commission ne soulèvent en soi aucune inquiétude particulière et le dossier confirme nettement la décision à laquelle est arrivée la Commission. Pour reprendre les termes de la Cour fédérale (au paragraphe 41), le dossier « appuie amplement » la conclusion.

[63]           La brièveté des motifs en cause en l’espèce ne nous amène pas à douter de leur transparence ou de leur intelligibilité : arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47. Les motifs, surtout s’ils sont considérés à la lumière du dossier et du rapport de l’enquêteuse, sont suffisamment étoffés pour que Mme Bergeron puisse comprendre comment la Commission est arrivée à sa décision : English-Baker c. Canada (Procureur général), 2009 CF 1253, au paragraphe 28.

[64]           Pour les motifs qui précèdent et ceux que la Cour fédérale a exposés aux paragraphes 41 à 43 de sa décision, je conclus que rien ne justifie l’annulation de la décision de la Commission sur le fondement de la norme du caractère raisonnable.

(2)               La question de l’équité procédurale : le caractère rigoureux ou exhaustif de l’enquête

[65]           Mme Bergeron soutient que l’enquête de la Commission n’était pas suffisamment approfondie. Elle affirme qu’il s’agit d’une question d’équité procédurale susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, et ce point de vue trouve un certain appui dans la jurisprudence. Elle ajoute qu’elle a présenté des arguments sur les déficiences de l’enquête à la Cour fédérale, mais que celle‑ci ne les a pas examinés. L’intimé conteste ces affirmations.

[66]           Les motifs de la Cour fédérale ne renferment aucune analyse particulière de la question de l’exhaustivité de l’enquête. Je me propose donc de reprendre complètement cette question.

[67]           Le droit n’est pas encore fixé en ce qui concerne la norme de contrôle à appliquer aux questions d’équité procédurale, comme en témoigne un arrêt récent de la Cour suprême, Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, qui portait précisément sur un cas de manquement à l’équité procédurale. Dans cet arrêt, la Cour suprême a déclaré, sans autres précisions, que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte, mais à peine dix paragraphes plus loin, elle a conclu qu’il fallait faire preuve d’une certaine déférence envers le décideur administratif par rapport à certains éléments de la décision touchant à la procédure : aux paragraphes 79 et 89.

[68]           Notre Cour a rendu certains jugements qui se sont concentrés sur ce choix de la norme de la décision correcte arrêté par la Cour suprême dans l’arrêt Khela, tout en faisant abstraction de l’appel ultérieur à une certaine déférence : voir par exemple Air Canada c. Greenglass, 2014 CAF 288, 468 N.R. 184, au paragraphe 26. Dans ces décisions, on n’a pas renvoyé à d’autres arrêts de notre Cour qui indiquaient que la norme applicable ne correspond pas entièrement à celle de la décision correcte et qu’une certaine retenue peut être de mise.

[69]           Par exemple, notre Cour parle de procéder selon la norme de la décision correcte « en se montrant respectueux [des] choix [du décideur] » et en faisant preuve d’un « degré de retenue » : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42. Notre Cour a aussi confirmé l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable, mais en renvoyant à une marge d’appréciation variable accordée au décideur (comme nous l’avons expliqué plus haut). En effet, cette latitude peut parfois être importante, et d’autres fois, tout simplement inexistante : Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, 465 N.R. 152; il s’agit d’ailleurs d’une thèse que je défends dans des motifs dissidents rédigés dans l’arrêt Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, 373 D.L.R. (4th) 167. Dans un contexte identique où se posait la question de savoir s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale du fait du manque de rigueur de l’enquête effectuée sous le régime de la Loi canadienne sur les droits de la personne, une décision indique que le caractère factuel des décisions de la Commission commande la retenue judiciaire : Slattery c. Canada (Commission des droits de la personne), [1994] 2 C.F. 574, 73 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 55 et 56, conf. par (1996), 205 N.R. 383 (C.A.).

[70]           Parallèlement, il est permis de douter du fait que le défaut de procéder à une enquête approfondie dans le cadre de la Loi constitue un vice de procédure entraînant l’application de la norme de contrôle réservée aux questions procédurales, quelle que soit cette norme. En effet, la décision fondée sur une enquête déficiente peut très bien être qualifiée d’inacceptable ou d’injustifiable sur le fond parce qu’elle repose sur une information incomplète, ce qui devrait dès lors entraîner l’application de la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt Dunsmuir, précité, relativement aux vices de fond. Comme l’illustre l’affaire examinée dans l’arrêt Forest Ethics, précité, il n’est pas toujours simple de départager les préoccupations de fond de celles qui concernent la procédure. La Cour avait alors expliqué que de nombreuses raisons militaient en faveur de l’application d’une même norme de contrôle — celle de la décision raisonnable, assortie d’une marge de manœuvre variable selon les circonstances (comme nous l’avons vu plus tôt dans les présents motifs) — à l’ensemble des décisions administratives.

[71]           Nous sommes donc en présence d’une jurisprudence confuse, qu’il n’est actuellement pas opportun de tenter de clarifier. En effet, d’une part, les parties ne nous ont pas présenté d’observations sur la question et, d’autre part, le nombre de décisions contradictoires est tel que seule une décision raisonnée de la Cour suprême pourra vraisemblablement apporter des éclaircissements.

[72]           Quoi qu’il en soit, nous verrons qu’il ne nous est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce. Au vu du dossier, rien ne justifie de modifier la décision de la Commission pour manquement à l’équité procédurale, même en appliquant la norme de la décision correcte.

[73]           Mme Bergeron soutient que la Commission a commis une erreur de nature procédurale en n’enquêtant pas sur l’affaire de manière approfondie. Elle s’appuie sur des décisions de la Cour fédérale qui semblent laisser entendre que la Commission doit procéder à une enquête « approfondie » et « complète », voire à l’enquête « la plus complète possible » : Gravelle c. Canada (Procureur général), 2006 CF 251, 60 Admin. L.R. (4th) 179, aux paragraphes 36 et 38; Société Radio‑Canada c. Syndicat des communications de Radio-Canada, 2005 CF 466, 272 F.T.R. 116, au paragraphe 37.

[74]           À mon sens, il n’y a pas lieu de se fonder sur ces bribes de décisions de la Cour fédérale — décisions qui ne nous lient par ailleurs pas — comme si elles prescrivaient des exigences applicables à toute enquête, indépendamment du contexte. Considérées hors contexte, ces décisions peuvent induire en erreur. S’il est vrai qu’une enquête se doit d’être approfondie, l’enquêteur n’est pas tenu d’examiner l’affaire sous tous les angles possibles et imaginables :

                     La mesure dans laquelle l’enquête doit être approfondie dépend des circonstances propres à chaque affaire. Dans certains cas, il suffit d’un seul fait, voire de quelques‑uns, pour régler la question faisant l’objet de l’enquête de façon satisfaisante aux yeux de l’enquêteur, ce qui rend la poursuite de l’enquête inutile.

                     Par ailleurs, la rigueur d’une enquête est aussi modulée par l’intérêt qu’il y a à disposer, pour l’application de la Loi, d’un système d’examen des plaintes qui fonctionne et qui soit efficace sur le plan administratif : décision Slattery (C.F. 1re inst.), précitée, au paragraphe 55, conf. par l’arrêt de la Cour d’appel, précité; Shaw c. Gendarmerie royale du Canada, 2013 CF 711, 435 F.T.R. 176, au paragraphe 31. Dans certains cas, passé un certain stade, l’enquête cesse d’avoir une quelconque utilité.

                     Seules les « questions fondamentales » exigent une enquête de façon à ce que les plaignants puissent être informés des « motifs généraux » de la preuve produite contre eux. Autrement dit, on conclura à l’existence d’une lacune justifiant l’octroi d’une mesure réparatrice que s’il y a eu une « omission déraisonnable » dans l’enquête ou si l’enquête est « manifestement déficiente » : décision Slattery (C.F. 1re inst.), précitée, aux paragraphes 56 et 67 à 69, conf. par l’arrêt de la Cour d’appel, précité. Par exemple, le défaut d’examiner une preuve manifestement importante entraînera une conclusion de manquement à l’équité procédurale s’il y a eu une omission que la présentation d’observations supplémentaires ne peut compenser : arrêt Sketchley, précité.

                     Dans une affaire relevant de l’article 41, la portée de l’enquête est limitée. L’enquêteur n’a pas à apprécier la preuve. Son rôle consiste plutôt à rechercher les faits qui sont pertinents quant aux questions visées par l’article 41. Voir, de façon générale, l’arrêt McIlvenna c. Banque de Nouvelle‑Écosse, 2014 CAF 203, 466 N.R. 195.

[75]           La Commission a examiné les observations de Mme Bergeron, y compris celles que cette dernière lui a soumises après le dépôt du rapport d’enquête. Ces observations complémentaires reprennent dans une large mesure l’information qu’elle avait déjà communiquée à l’enquêteuse. Le rapport lui‑même traite d’un certain nombre d’observations et de documents fournis par Mme Bergeron : rapport, alinéa 16d) à h) et paragraphes 18 à 21.

[76]           D’une certaine façon, Mme Bergeron se plaint dans ses observations du fait que le rapport de l’enquêteuse ne mentionne pas tous les points qu’elle a soulevés. Or, l’enquêteuse n’est pas tenue de tout mentionner : décision Shaw, précitée, au paragraphe 27; Anderson c. Canada (Procureur général), 2013 CF 1040, 71 Admin. L.R. (5th) 1, au paragraphe 55. Le critère énoncé dans la décision Slattery (C.F. 1re inst.), précitée, conf. par C.A., précité, est celui de la présence d’une « omission déraisonnable » dans l’enquête, ou de l’enquête « manifestement déficiente ». Le rapport de l’enquêteuse n’a pas à être un compendium de tous les points soulevés. L’accent doit être mis sur ce sur quoi reposent les conclusions de l’enquêteuse et non sur des questions de forme.

[77]           Le processus suivi dans la présente affaire a été équitable. L’enquêteuse a fait preuve de neutralité et son enquête était suffisamment approfondie pour les besoins de la question qui lui était posée, à savoir si la procédure de règlement des griefs constituait un recours adéquat. Elle a sollicité des observations à de nombreuses reprises. Mme Bergeron a même été autorisée à présenter des observations supplémentaires longtemps après la clôture officielle de la procédure écrite, à la suite de l’échec de la conciliation. L’enquêteuse a produit un rapport dans lequel elle expose les questions en litige, les thèses des parties, les facteurs à prendre en compte et les renseignements obtenus des parties. La Commission a fondé sa décision sur ce rapport et a fait sienne une partie de l’analyse qu’il renferme.

[78]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que rien ne justifie l’annulation de la décision de la Commission pour manquement à l’équité procédurale.

C.        Dispositif proposé

[79]           À l’instar de la Cour fédérale, je ne suis pas convaincu que l’annulation de la décision de la Commission était justifiée. Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Trudel, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-141-13

APPEL D’UN JUGEMENT RENDU PAR MONSIEUR LE JUGE ZINN LE 25 MARS 2013 DANS LES DOSSIERS T-315-12 ET T-316-12

INTITULÉ :

MICHÈLE BERGERON c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

ottawa (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 JUIN 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

David Yazbeck

 

POUR L’appelante

 

Anne McConville

 

POUR L’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’appelante

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’intimé

 

 

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